Une tourmente de neige/Chapitre 6

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 228-249).


VI


Images et souvenirs défilaient rapidement devant moi.

« Le conseiller, qui crie toujours du second traîneau, quel moujik doit-ce être ?… Il doit être roux, fort, les jambes courtes, pensé-je, et semblable à Fédor Philippitch, notre vieux sommelier… »

Et je revois aussitôt l’escalier de notre grande maison, et cinq dvorovi qui, marchant péniblement, traînent un piano avec des serviettes. Je revois Fédor Philippitch qui, ayant retroussé les manches de son veston en nankin, porte une pédale, court en avant, ouvre les portes, pousse, tire par la serviette, se faufile entre les jambes, gêne tout le monde et, d’une voix affairée, ne cesse de crier :

— Tirez de votre côté, les premiers ! C’est bien cela, la queue en l’air… en l’air ; passe-la donc dans la porte, c’est cela !…

— Mais permettez, Fédor Philippitch… remarque timidement le jardinier, écrasé contre la rampe, tout rouge d’efforts, usant ses dernières forces à soutenir un coin du piano.

Mais Fédor Philippitch n’en continue pas moins son manège.

« Quoi ! me dis-je, se croit-il donc utile, indispensable à l’œuvre commune, ou bien est-il tout simplement heureux que Dieu lui ait fait don d’une faconde hardie et tranchante qu’il a plaisir à étaler ? C’est probablement cela. »

Puis, je ne sais comment, un étang m’apparaît. Les dvorovi, fatigués, dans l’eau jusqu’aux genoux, tirent un filet. Fédor Philippitch est encore là ; un arrosoir à la main, criant après chacun, il court sur le bord ; parfois il s’approche pour saisir dans le filet les carassins[1] d’or pour vider l’eau trouble et puiser de l’eau fraîche…

Mais voici qu’il est midi, au mois de juillet. Sur l’herbe qu’on vient de faucher dans le jardin, sous les rayons brûlants et droits du soleil, je vais sans but. Je suis encore très jeune ; il me manque quelque chose, et je désire quelque chose. Je me dirige du côté de l’étang, vers ma place favorite, entre le parterre bordé d’églantiers et l’allée de sapins, et je me couche…

Je me rappelle mes impressions, alors qu’étendu là j’apercevais, à travers les tiges rouges et épineuses des églantiers, la terre sèche et noire, le miroir bleu tendre de l’étang. C’était un sentiment de satisfaction naïve mêlée de mélancolie. Autour de moi, tout était beau ; cette beauté agissait si vivement sur moi, qu’il me semblait que j’étais beau moi-même. Une seule chose me chagrinait, c’était que nul ne s’émerveillât de me voir ainsi.

Il fait chaud. J’essaie de m’endormir pour me soulager, mais les mouches, les insupportables mouches ne me laissent pas, même ici, une minute de répit. Elles accourent en foule, s’obstinent contre moi, et me sautent du front sur les mains avec un bruit de petits os. Les abeilles bourdonnent, pas loin de moi, juste au plus fort de la chaleur ; des papillons aux ailes jaunes, comme fanés, voltigent d’une herbe à l’autre.

Je regarde en haut : les yeux me font mal, le soleil brille trop ; à travers le feuillage clairsemé du bouleau frisé qui doucement balance dans l’air ses branches au-dessus de moi, le soleil paraît plus chaud encore. Je me couvre la figure d’un mouchoir. Le temps est lourd, les mouches semblent collées à ma main toute moite.

Dans la profondeur d’un églantier, deux moineaux ont remué. L’un d’eux saute par terre, à une archine de moi, fait semblant de piquer deux fois le sol avec force, puis s’envole, frôlant les branches, et poussant un joyeux cri. L’autre saute aussi sur la terre, remue sa petite queue, regarde autour de lui, et, prompt comme une flèche, rejoint en piaillant son compagnon.

Sur l’étang, retentissent des coups de battoir sur le linge humide, et ces coups vont s’épandant au ras de l’eau sur la surface de l’étang. On entend des rires et des voix et le clapotement des baigneurs. Un coup de vent secoue la cime des bouleaux, là-bas, au loin ; puis il se rapproche, il courbe l’herbe, et voilà que sur leurs branches remuent et tremblent les feuilles des églantiers.

Jusqu’à moi arrive le courant d’air frais, il soulève les coins de mon mouchoir, et chatouille délicieusement mon visage en sueur. Par l’ouverture du mouchoir soulevé s’insinue une mouche qui volette, effrayée, auprès de ma bouche humide. Des branches sèches me font mal au dos. Non, je ne puis plus rester ici. Il faut que j’aille me baigner.

Voilà que tout près de la haie, j’entends des pas précipités et des cris de femmes épouvantées.

— Ah ! mes petits pères ! mais qu’est-ce donc ? Et pas un homme !

— Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? demandai-je, en quittant mon abri, à la femme dvorovi qui, toute sanglotante, passe en courant auprès de moi.

Pour toute réponse elle se retourne, agite ses mains, puis continue sa course. Retenant de la main son fichu qui tombait de sa tête, sautillant et traînant son pied chaussé d’un bas de coton, la vieille Matréna, une femme de cent cinq ans, court aussi vers l’étang. Et je vois encore courir deux petites filles qui se tiennent l’une l’autre, et derrière elles, accroché à leurs jupons, un gamin de dix ans, affublé du veston de son père.

— Qu’est-il arrivé ? demandai-je.

— Un moujik s’est noyé.

— Où ?

— Dans l’étang.

— Quel moujik ? Un des nôtres ?

— Non, un passant.

Le coutcher[2] Ivan, traînant ses grandes bottes dans l’herbe fauchée, et l’épais gérant Iakov, soufflant péniblement, se hâtent vers l’étang. Moi je les suis.

Je me souviens qu’une voix intérieure me disait : « Voilà, jette-toi à l’eau, retire le moujik, sauve-le, et tout le monde t’admirera. » Être admiré, c’est tout ce que je désirais.

— Où donc ? Où ? demandé-je à la foule des dvorovi qui se sont rassemblés sur le bord.

— Là, au milieu, près de l’autre rive, presque à côté du bain, dit une blanchisseuse en entassant le linge humide sur sa palanche. Je le vois qui pique une tête ; il se montre, et de nouveau s’enfonce ; il reparaît encore et tout à coup s’écrie : « Je me noie, mes frères ! » Puis de nouveau il disparaît. On ne voyait que de petites bulles. Alors je m’aperçois qu’un moujik est en train de se noyer, et je me mets à crier : « Mes petits pères, un moujik se noie ! »

Et la blanchisseuse, chargeant la palanche sur son épaule et se balançant sur ses hanches, prit le sentier qui s’éloignait de l’étang.

— Vois-tu quel péché ? disait, avec désespoir, Yakov Ivanov, le gérant ; je vais avoir maille à partir avec la justice du bailli. Ça n’en finira plus.

Un moujik tenant une faux se fraye un passage à travers la foule des babas, des enfants et des vieillards groupés sur l’autre rive. Il suspend sa faux à une branche et se déshabille lentement.

— Où, où donc s’est-il noyé ? insisté-je, désireux de me jeter à l’eau et d’accomplir quelque chose d’extraordinaire.

Mais on me montre la surface tout unie de l’étang que frôle, par moments, le vent qui passe. Je n’arrive pas à comprendre comment il s’est noyé. L’eau s’est refermée sur lui, aussi uniforme, aussi belle, aussi indifférente, et toute pailletée d’étincelles d’or par le soleil de midi. Et il me semble que je ne peux rien faire, que je n’étonnerai personne, d’autant plus que je nage mal et que le moujik retire déjà sa chemise pour se précipiter.

Tous le regardent avec un espoir mêlé d’angoisse ; mais, à peine entré dans l’eau jusqu’aux épaules, le moujik s’en retourne lentement et remet sa chemise, il ne sait pas nager.

Les gens ne cessent d’accourir ; la foule augmente de plus en plus, mais personne ne vient au secours du noyé. Les derniers arrivés prodiguent des conseils, poussent des ah ! portent sur leur visage une expression d’effroi et de désespoir, tandis que les autres s’asseyent, fatigués de rester debout sur le bord, ou prennent le parti de s’en aller.

La vieille Matréna demande à sa fille si elle a bien fermé le poêle ; le gamin revêtu du veston de son père s’applique consciencieusement à jeter des pierres dans l’eau.

Mais voici qu’aboyant et se retournant avec étonnement derrière lui, accourt de la maison Trésorka, le chien de Fédor Philippitch. Son maître descend lui-même la colline, on l’entend crier, bientôt il apparaît derrière la haie d’églantiers.

— Que faites-vous donc ? crie-t-il en ôtant sa veste sans cesser de courir. Un homme se noie, et ils restent plantés là ! Donne-moi une corde.

Tous regardent avec une expression d’espoir et d’effroi Fédor Philippitch, pendant qu’appuyé sur l’épaule d’un dvorovi il déchausse avec la pointe d’un pied le talon de l’autre.

— C’est là, à l’endroit où la foule est amassée ; là, un peu à droite du cytise, Fédor Philippitch ! Voilà, c’est là ! disait quelqu’un.

— Je le sais, répond-il, avec un froncement de sourcils occasionné sans doute par les gestes de pudeur effarouchée des babas.

Il ôte sa chemise, sa petite croix qu’il donne à l’apprenti jardinier debout devant lui dans une attitude de respect, puis, marchant vivement sur l’herbe fauchée, il s’approche de l’étang.

Trésorka, surpris de la vivacité des mouvements de son maître, s’arrête et, tout en mâchant quelques petites herbes de la rive, il l’interroge du regard : tout à coup il jappe joyeusement et s’élance dans l’eau avec lui.

Au premier moment, on ne voit rien que de l’écume et des gouttes d’eau qui rejaillissent jusqu’à nous. Mais bientôt Fédor Philippitch, envoyant les mains avec grâce, élevant et abaissant son dos en cadence, nage vers l’autre bord, rapidement, à grandes brassées, tandis que Trésorka, ayant bu un coup, s’en retourne à la hâte ; il s’égoutte près de la foule et se roule dans l’herbe. Comme Fédor Philippitch approche de la rive opposée, deux coutchers apparaissent auprès du cytise avec un grand filet emmanché d’un bâton.

Le nageur lève, je ne sais pourquoi, ses mains en l’air, plonge une fois, deux fois, trois fois, rejetant de l’eau par la bouche après chaque plongeon et secouant élégamment ses cheveux sans répondre aux questions qu’on lui adresse de tous les côtés. Enfin il prend pied sur la rive et, autant que je puis le voir, donne des ordres pour dérouler le filet.

On retire le filet, mais on n’y trouve rien que de la vase et quelques petits carassins qui frétillent. Comme on jette de nouveau le filet, je fais le tour de l’autre côté.

On n’entend que la voix de Fédor Philippitch donnant ses ordres, le clapotement dans l’eau de la corde mouillée et des soupirs de terreur. Le filet ruisselant, noué à son aile droite, de plus en plus sort de l’eau, plus chargé d’herbes à mesure.

— Maintenant, tirez tous ensemble ! crie la voix de Fédor Philippitch. Le filet apparaît tout humide.

— Il vient quelque chose de lourd, frères ! dit quelqu’un.

Déjà, mouillant et froissant le gazon, les mailles où frétillent des carassins se traînent sur le bord.

Et voici qu’à travers l’eau troublée et remuée, on distingue dans le filet quelque chose de blanc : faible, mais très distinct dans le grand silence de mort, un soupir de terreur s’élève de la foule.

— Tire… ensemble… sur le sec… tire ! fait la voix résolue de Fédor Philippitch.

Et le noyé est tiré jusqu’auprès du cytise.

Puis je vois ma bonne vieille tante en robe de soie, avec une ombrelle lilas à franges qui, je ne sais pourquoi, jure terriblement avec ce simple tableau de mort ; elle est tout près de pleurer. Je me rappelle son expression de désenchantement en voyant que tout remède est inutile ; je me rappelle la tristesse nuancée de malaise que j’éprouvai lorsque, avec le naïf égoïsme de la tendresse, elle me dit :

— Viens, mon ami. Oh ! c’est affreux ! Et toi qui te baignes et qui nages toujours seul !

Je me rappelle comment le soleil ardent et clair brûlait la terre sèche et poudroyante sous les pieds, comment il se jouait sur le miroir de l’étang. De grandes carpes se battaient près du bord ; au milieu, des bandes de petits poissons agitaient la surface de l’eau ; en haut, tout en haut dans le ciel, un milan tournoyait au-dessus de canards qui clapotaient et s’ébattaient dans les joncs. Des nuages blancs, des nuages échevelés d’orage se massaient à l’horizon ; la vase ramenée sur le bord par le filet s’écoulait goutte à goutte. Et de nouveau j’entends les coups de battoir qui s’égrènent au loin sur l’étang.

Mais ce battoir retentit comme retentiraient deux battoirs accordés dans une tierce, et ces sons me tourmentent, m’oppressent, d’autant plus que ce battoir est une cloche, et que Fédor Philippitch ne le fera pas taire. Et ce battoir comme un instrument de torture, serre mon pied qui gèle…

Je m’endors.

Je fus réveillé, à ce qu’il me sembla, par la vitesse de notre course. Deux voix causaient tout près de moi.

— Entends-tu, Ignat ! Eh ! Ignat ! disait la voix de mon yamchtchik, prends mon voyageur ; tu dois, dans tous les cas, faire le voyage ; moi, pourquoi fatiguer inutilement mes chevaux ? Prends-le !

La voix d’Ignat répondit presque à mes côtés :

— Et quel intérêt ai-je à me charger de ton voyageur ?… M’offres-tu un demi-chtof[3] ?

— Oh ! un demi-chtof !… Un verre, encore !

— Vois-tu ? Un verre ! crie un autre. Fatiguer des chevaux pour un verre !

J’ouvre les yeux ; toujours la même neige insupportable qui tourbillonne et danse devant les yeux, les mêmes yamchtchiks, les mêmes chevaux. Mais cette fois j’aperçois un traîneau à mes côtés. Mon yamchtchik a rejoint Ignat, et, pendant assez longtemps, nous marchons de front. Malgré la voix qui, de l’autre traîneau, conseille de ne pas prendre moins d’un demi-chtof, Ignat arrête tout à coup la troïka.

— Transborde, soit ! Tu as de la chance. Demain, à notre retour, tu m’offriras un verre. As-tu beaucoup de bagages ?

Mon yamchtchik, avec une vivacité qui n’était pas dans sa nature, saute sur la neige, me salue, et me prie de me transporter dans le traîneau d’Ignat. Moi j’y consens ; mais on voit que le petit moujik de Dieu est si content qu’il voudrait déverser sur quelqu’un l’excès de sa joie reconnaissante. Il salue et remercie Aliochka et Ignachka.

— Eh bien ! grâce à Dieu, voilà qui est bien. Car autrement que serait-ce donc, Dieu ! petit père ? Nous marchons pendant tout une demi-nuit sans savoir nous-mêmes où nous allons. Lui il vous mènera au but, petit père barine, sans compter que mes chevaux ne peuvent pas aller plus loin.

Et il se mit à sortir mes bagages du traîneau avec une activité fiévreuse.

Pendant qu’on transbordait mes effets, moi, résistant au vent qui me soulevait presque, je m’accrochai au second traîneau. Ce traîneau, surtout du côté du vent, contre lequel les yamchtchiks s’abritaient de leurs caftans, était aux trois-quarts couvert de neige, tandis que derrière les caftans on se sentait plus à son aise.

Le petit vieillard était étendu, les jambes allongées, et le conteur poursuivait son récit : « Dans ce même temps, lorsque le général, au nom du roi, c’est-à-dire, venait, c’est-à-dire, voir Marie dans sa prison, Marie lui dit : Général, je n’ai pas besoin de toi, et je ne puis pas t’aimer ; et… c’est-à-dire, tu n’es pas un amoureux pour moi ; mon amoureux, c’est le prince. »

— Au même moment… allait-il continuer.

Mais, en m’apercevant, il se tut pour l’instant, et se mit à activer le fourneau de sa pipe.

— Quoi, barine ! vous êtes venu écouter notre petit conte ? dit celui que j’appelais le conseilleur.

— Mais il fait bon chez vous, dis-je.

— Que voulez-vous ? on ne s’ennuie pas, on oublie ses pensées, au moins !

— Eh bien ! savez-vous où nous sommes maintenant ? Cette question semble déplaire aux yamchtchiks.

— Eh ! qui le sait, où nous sommes ? Peut-être sommes-nous chez les Kalmouks ! répondit le conseilleur.

— Et que ferons-nous alors ? demandai-je.

— Et que faire ? Voilà, nous allons ; peut-être nous en sortirons-nous, fit-il d’un ton mécontent.

— Eh bien ! si nous ne nous en sortons pas, et si les chevaux s’arrêtent en pleine tourmente, que faire alors ?

— Et que faire ? Rien.

— Mais nous gèlerons !

— Mais certainement ! Car on ne voit même pas de meules, maintenant. C’est que nous sommes tout à fait chez les Kalmouks. L’important, c’est de s’orienter d’après la neige.

— Et tu as peur de geler, barine ? dit le petit vieux d’une voix qui tremblait.

Quoiqu’il eût tout l’air de me railler un peu, on voyait aisément qu’il était glacé jusqu’aux moelles.

— Oui, il fait rudement froid, dis-je.

— Eh ! barine ! fais comme moi. Cours un peu, et tu te réchaufferas.

— Cours derrière le traîneau, c’est l’essentiel, fit le conseilleur.

  1. Nom vulgaire du poisson dit cyprinus carassius.
  2. Cocher.
  3. Un chtof est une mesure d'eau-de-vie qui vaut à peu près un litre et demi.