Une tourmente de neige/Chapitre 1

Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 189-197).


I


Vers sept heures du soir, après avoir bu du thé, je quittai le relais. J’ai oublié son nom, mais c’était, je m’en souviens, dans le territoire des Kosaks du Don, près de Novotcherkask.

Il commençait déjà à faire nuit lorsque, me serrant dans ma chouba et m’abritant sous le tablier, je m’assis à côté d’Aliochka dans le traîneau. Derrière la maison du relais, il semblait qu’il fît doux et calme. Quoiqu’on ne vît pas tomber la neige, pas une étoile n’apparaissait, et le ciel bas pesait, rendu plus noir par le contraste, sur la plaine blanche de neige qui s’étendait devant nous.

À peine avions-nous dépassé les indécises silhouettes de moulins dont l’un battait gauchement de ses grandes ailes, et quitté le village, je remarquai que la route devenait de plus en plus malaisée et obstruée de neige. Le vent se mit à souffler plus fort à ma gauche, éclaboussant les flancs, la queue et la crinière des chevaux, soulevant sans répit et éparpillant la neige déchirée par les patins du traîneau et foulée par les sabots de nos bêtes.

Leurs clochettes se moururent. Un petit courant d’air froid, s’insinuant par quelque ouverture de la manche, me glaça le dos, et je me rappelais le conseil que le maître de poste m’avait donné de ne point partir encore, de peur d’errer toute la nuit et de geler en route.

— N’allons-nous pas nous perdre ? dis-je au yamchtchik.

Ne recevant pas de réponse, je lui posai une question plus catégorique :

— Yamchtchik, arriverons-nous jusqu’au prochain relais ? Ne nous égarerons-nous pas ?

— Dieu le sait ! me répondit-il sans tourner la tête. Vois comme la tourmente fait rage ! On ne voit plus la route. Dieu ! petit père !

— Mais dis-moi nettement si, oui ou non, tu espères me conduire au prochain relais, repris-je ; y arriverons-nous ?

— Nous devons y arriver… dit le yamchtchik. Il ajouta quelques paroles que le vent m’empêche d’entendre. Retourner, je ne le voulais pas ; mais, d’un autre côté, errer toute la nuit, par un froid à geler, en pleine tourmente de neige, dans une steppe dénudée comme l’était cette partie du territoire des Kosaks du Don, cela manquait de gaieté. De plus, quoique, dans cette obscurité, je ne pusse pas bien examiner le yamchtchik, je ne sais pourquoi il me déplaisait et ne m’inspirait pas la moindre confiance. Il était assis au milieu du traîneau ; sa taille était trop haute, sa voix trop nonchalante, son bonnet, un grand bonnet dont le sommet ballottait, n’était point d’un yamchtchik ; il stimulait ses chevaux, non point à la manière usitée, mais en tenant les guides dans les deux mains et comme un laquais qui aurait pris la place du cocher ; et surtout ses oreilles qu’il cachait sous un foulard… Bref, il ne me plaisait guère, et ce dos rébarbatif et voûté que je voyais devant moi ne me présageait rien de bon.

— Pour moi, dit Aliochka, il vaudrait mieux retourner ; il n’y a rien d’amusant à s’égarer.

— Dieu ! Petit père ! vois-tu quelle tourmente ? On ne voit plus trace de route. Ça vous aveugle les yeux… Dieu ! Petit père ! grognait le yamchtchik.

Un quart d’heure ne s’était pas encore écoulé, lorsque le yamchtchik arrêta ses chevaux, confia les guides à Aliochka, retira gauchement ses jambes de son siège, et, faisant craquer la neige sous ses grandes bottes, se mit en quête de la route.

— Eh bien ! où vas-tu ? Nous nous sommes donc perdus ? lui criai-je.

Mais le yamchtchik ne me répondit pas ; il détourna son visage pour l’abriter du vent qui lui frappait dans les yeux, et s’en alla à la découverte.

— Eh bien ! quoi ? as-tu trouvé ? lui dis-je, lorsqu’il fut de retour.

— Rien ! me répondit-il brusquement, avec une impatience nuancée de dépit, comme s’il avait perdu la route par ma faute.

Et, glissant lentement ses grandes jambes dans sa chancelière, il disposa les guides dans ses moufles gelées.

— Qu’allons-nous faire, maintenant ? demandai-je lorsque nous nous fûmes remis en route.

— Et que faire ? Allons où Dieu nous poussera. Nous recommençâmes à courir du même petit trot, tantôt sur la croûte glacée qui craquait, tantôt sur la neige qui s’éparpillait et qui, en dépit du froid, fondait presque aussitôt sur le cou. Le tourbillon d’en bas allait toujours en augmentant, et d’en haut commençait à tomber une neige rare et sèche.

Il était clair que nous allions Dieu savait où, car, après un quart d’heure de marche, nous n’avions pas rencontré une seule borne de verste.

— Eh bien ! qu’en penses-tu ? fis-je au yamchtchik. Arriverons-nous jusqu’au relais ?

— Auquel ? Nous regagnerons celui que nous venons de quitter, si nous laissons les chevaux libres ; ils nous ramèneront. Quant à l’autre, c’est peu probable, et nous risquons de nous perdre.

— Eh bien ! retournons alors, dis-je, puisque…

— Retourner, alors ? répéta le yamchtchik.

— Mais oui ! mais oui ! retourner. Il rendit les brides, et les chevaux coururent plus vite. Quoique je n’eusse point senti le traîneau tourner, le vent changea ; bientôt, à travers la neige, nous aperçûmes des moulins.

Le yamchtchik recouvra un peu d’énergie et se mit à causer.

— Il n’y a pas longtemps, disait-il, c’était aussi par une tourmente, ils venaient de l’autre relais, et ils se virent obligés de coucher dans les meules… Ils ne furent rendus que le matin… Il est heureux encore qu’ils aient trouvé des meules, car autrement ils se seraient tous gelés : il faisait un froid !… Songez que, malgré les meules, un d’eux s’est gelé les pieds et qu’il est mort en trois semaines.

— Mais à présent, le froid est supportable, il fait plus doux, fis-je : on pourrait peut-être aller.

— Doux, oui, il fait doux, mais la tourmente !… Maintenant que nous lui tournons le dos, elle nous semble moins terrible, mais elle fait rage toujours. On pourrait l’affronter avec un coullier[1] ou quelque autre, parti à ses risques et périls ; car ce n’est pas peu de chose que de geler son voyageur : comment pourrais-je répondre de Votre Honneur ?

  1. Pour courrier.