Une poignée de vérités/La lutte. (4) Les Irlandais

Imprimerie Gagnon, éditeur (p. 40-44).



4 — LES IRLANDAIS.


Un autre ennemi de la race canadienne-française, c’est, (chose incompréhensible au premier abord,) l’Irlandais catholique.

Disons comment la plupart des Irlandais sont venus au Canada et aux États-Unis. À la suite d’un soulèvement en Irlande, la reine Victoria, avait promis aux Irlandais qui se soumettraient à l’autorité britannique, des concessions de terrains au Canada. Elle avait généreusement assuré le transport gratuit de ces Irlandais sur des bateaux de l’État.

Un grand nombre acceptèrent cette offre si avantageuse pour eux : ils s’embarquèrent.

Malheureusement, pendant la traversée, une épidémie se déclara chez ces émigrants. Ils arrivèrent au Canada, presque tous malades, fiévreux, avec très peu de ressources et sans secours.

Les Canadiens-français, en présence du malheur de ces pauvres gens, catholiques comme eux, se dévouèrent tant qu’ils le purent. Ils les accueillirent, les soignèrent et s’imposèrent tous les sacrifices commandés par la charité chrétienne.

Peu à peu, les Irlandais recouvrèrent la santé et purent commencer leurs travaux d’établissement. Se trouvant bien du régime canadien, ils firent venir leurs parents et leurs amis. C’est ainsi que la race irlandaise se développa en Amérique.

Cette race, n’ayant pas au même degré que les Canadiens-français l’amour de la tradition, ne tarda pas à s’angliciser et à s’américaniser. Si bien qu’aujourd’hui les Irlandais du Canada et des États-Unis ont en majorité oublié leurs coutumes. Bien plus, ils mettent une certaine coquetterie à se prétendre de purs Yankees, de purs Anglais. Malgré le grand nombre de défections, ils sont en majorité restés catholiques, mais d’un catholicisme un peu différent du nôtre et qui me paraît, à tort ou à raison, moins solide. Comme ils sont très ambitieux, leur but est de se rendre les grands maîtres de cette religion sur tout le continent. On dirait que pour eux la race passe avant la foi.

Cette perspective les séduit d’autant plus qu’ils se sentent encouragés, d’une part, par les anglicisateurs du Canada ; d’autre part, par les américanisateurs des États-Unis. On comprend très bien que si, à la tête des paroisses catholiques françaises on place des curés parlant peu ou pas du tout le français, ces curés ne pourront communiquer avec leurs fidèles qu’en anglais. Or, ces fidèles, Canadiens-français sachant tous l’anglais, comprendront très bien les sermons de leur pasteur, ils subiront peut-être son ascendant et ils abandonneront finalement leur langue maternelle.

Hélas ! c’est bien ce qui est arrivé dans quelques endroits. J’ai pu voir aux États-Unis des paroisses entières de Canadiens-français où tout le monde ne parlait qu’anglais. De sorte qu’on en arrive à cette conclusion navrante, que les plus grands ennemis des Canadiens-français, qui sont tous catholiques, sont précisément les catholiques irlandais. Vous voyez, qu’en vous disant au début, que la situation de nos frères d’Amérique est extraordinairement complexe, je n’exagérais pas.

Les choses humaines sont parfois bien tristes : ainsi c’est par la pitié, par le dévouement, les sacrifices sans nombre des Canadiens-français que la race irlandaise a été sauvée au Canada. Or qui fait le plus de mal aux Canadiens-français ? les Irlandais. On dirait que non contents d’avoir laissé se perdre la belle langue de leurs aïeux, ils sont jaloux de ceux qui ont si vaillamment conservé la leur.

Il ne faudrait cependant pas pousser trop au noir ce tableau : il y a des exceptions, comme toujours. Je sais des Irlandais qui sont d’excellents amis pour les Canadiens-français. Il existe des familles canado-irlandaises où les traditions des deux races sont scrupuleusement respectées. Cela prouve qu’il s’agit dans cette lutte des Irlandais et des Canadiens-français, non pas d’un conflit d’intérêts individuels, mais d’intérêts absolument généraux. Les Irlandais catholiques veulent avoir la suprématie sur les Canadiens-français également catholiques : les Irlandais, ennemis de l’Angleterre parlent l’anglais parce qu’ils ont oublié leur propre langue. Ils trouvent désagréable de voir les Canadiens-français leur donner tous les jours une leçon de courage et d’endurance : c’est le fond de la querelle.

Intérêt général et amour-propre, cela suffit à faire deux ennemis de deux peuples qui devraient être frères.

Il y a cependant une lueur d’espoir : en ce moment, l’Irlande fait un suprême effort pour recouvrer son ancienne indépendance. Cette campagne patriotique peut avoir son contre-coup en Amérique. Les Irlandais du Nouveau Monde tiendront à montrer à leurs frères d’Europe que les coutumes et les traditions de la mère-patrie leur sont également chères. Que se passera-t-il alors ? Canadiens français et Irlandais luttant pour la même cause pourront-ils demeurer d’implacables adversaires ? Ayons foi dans l’avenir. Espérons qu’une ère de conciliation suivra cette période tourmentée, pleine de luttes, de rancunes, d’ambitions mesquines indignes d’un peuple chrétien comme le peuple d’Irlande.