Une petite gerbe de billets inédits : Beaumarchais, sa femme, Mme Campan
(p. 8-10).

V

Au citoyen l’Épine
Horloger
Place des Victoires-Nationales, à Paris


Citoyen,

En 1789, voyant que la dépense et les voyages du citoyen Campan mon mari[1], devoient finir par déranger ses affaires, et mon revenu en places et en pension suffisant à la modération de mes désirs je demandai et j’obtins ma séparation des biens. En 1791, feu M. Campan, sécretaire (sic)[2] du cabinet de la ci-devant Reine auquel on supposoit une grande fortune mourut insolvable, son fils renonça à sa succession, et moi ayant eu par foiblesse la condescendance d’endosser pour mon beau-père pour 24,000 fr. d’effets, je me suis trouvée nonseulement ruinée par la ruine du père et du fils, mais chargée pour faire honneur à ma signature du payement de 24,000 fr. dans un temps où je restois sans aucune ressource, la journée du 10 aoust m’ayant fait perdre à la fois, pensions, appointements, logement et mobilier, car je fus pillée. M. Campan laissa sa succession en déficit de plus de deux cent mille livres, ses amis, ses anciens domestiques, ses enfans enfin ont tous payé la mauvaise administration de ses biens. Mais vous devez bien penser que les dettes de M. Campan me sont étrangères sauf celles qui pour mon malheur m’étoient devenues personnelles par mon acceptation, c’est-à-dire ma signature. Je vois donc avec regret, Monsieur, que vous êtes rangé dans les nombreux créanciers qu’il a laissés, mais je ne conçois pas que M. Auguie ait pu vous dire de m’adresser la notte de ce qui vous est du, car il sait bien que je ne payerai jamais une seule dette de mon beau-père, et que ni l’honneur ni les loix ne peuvent ni me déterminer, ni me contraindre à les payer[3]. Je vous prie, Monsieur, d’être persuadé

que j’ai appris avec bien de la douleur les pertes cruelles que vous avez eu à supporter et qui laissent dans une âme sensible des regrets bien plus douloureux que la perte de la fortune. Pour moi je vis et je fais élever mon fils du produit d’un travail peinible (sic)[4] et de la confiance que mes foibles talens ont seu inspirer aux parens des enfans qui me sont confiés[5].

J’ai l’honneur d’être votre concitoyenne,

Genet-Campan.

Ce 13 geriminal, an 7.


  1. Jeanne-Louise-Henriette Genet avait épousé, étant lectrice de Madame Victoire, M. Campan dont le père était secrétaire du cabinet de la reine. F. Barrière, auteur de la meilleure notice qui existe sur Madame Campan (en tête des Mémoires sur la vie de Marie-Antoinette, Paris, Didot, 1855), dit (p. 20) : « MM. Campas, originaires de la vallée de Campan, dans le Béarn, en avaient pris le surnom. Leur nom véritable était Berthollet. Le célèbre chimiste que les sciences ont perdu en 1822 était leur parent. »
  2. Pour une institutrice, pour une surintendante de la maison d’Écouen, l’accent est bizarrement placé sur la première syllabe du mot secrétaire. On ne sera pas moins étonné, un peu plus loin, de la forme donnée au mot pénible, forme que je ne retrouve dans aucun de nos auteurs.
  3. Ces détails autobiographiques complètent ce que l’on a écrit sur Madame Campan et tout ce qu’elle en a écrit elle-même. Rappelons qu’au moment où Madame Campan se plaignait ainsi, elle approchait de la cinquantaine.
  4. Citons ici un passage de la notice de Barrière « Elle ne vivait que pour son fils ; pour lui seul elle aurait ambitionné la faveur ou les richesses : il était sa consolation, son bien, son espoir ; elle avait rassemblé sur lui tous les penchants d’un cœur trop souvent déçu dans ses affections. M. Campan fils méritait la tendresse de sa mère. Aucun sacrifice n’avait été négligé pour son éducation. Son esprit était orné ; il avait du goût, et faisait des vers agréables. Après avoir suivi la carrière qui a fourni, sous l’empire, des hommes d’un mérite éminent, il attendait du temps et des circonstances une occasion de consacrer ses services à son pays. Quoique sa santé fût languissante, rien n’annonçait une fin rapide et prématurée : en quelques jours cependant il fut ravi à sa famille. »
  5. La signature de Madame Campan donne raison à Barrière qui écrit Genet et non Genest, comme on l’a imprimé dans la Biographie Michaud (article de V. Parisot) et aussi dans la Nouvelle Biographie générale (article tiré de l’Encyclopédie des gens du monde), et enfin dans la plupart de nos dictionnaires historiques, fils plus ou moins ressemblants des deux grands recueils que je viens de nommer. Tout récemment la véracité des Mémoires de Madame Campan a été très vivement contestée par deux savants de grande autorité, M. J. Flammermont (Études sur les sources de l’histoire du XVIIIe siècle, travail que j’ai eu le plaisir de beaucoup louer dans la Revue critique), et M. P. de Nolhac (Le château de Versailles au temps de Marie-Antoinette, 1889, p. 64, note 1). Voir sur ce dernier travail mes Petites notes bibliographiques (livraison du Bulletin du Bibliophile de septembre-octobre 1889, p. 476-478).