Une muse, Mme Louise Colet


La Revue hebdomadaireannée 19, tome 3, n° 10 (p. 138-163).

UNE MUSE


Mme LOUISE COLET[1]


Dans la pléiade des femmes auteurs qui, stimulées, dit-on, par la réputation de George Sand, fleurirent en France sous Louis-Philippe et le Second Empire, l’une d’elles, à son essor, dépassa toutes ses sœurs, non en talent, mais en notoriété. Elle n’exagérera que de peu, quand, arrivée au seuil de la vieillesse, elle évoquera son passé en ces termes : « Aucune des grandes voix du siècle ne m’a manqué. Chateaubriand et Béranger m’ont dit les premiers : « Vous êtes poète. » Lamartine n’a pas dédaigné mes chants de jeune fille ; Balzac et Humboldt m’ont applaudie un soir ; Vigny, Alexandre Dumas, Deschamps et Alfred de Musset m’ont serré la main comme celle d’une sœur ; Victor Hugo, de la terre d’exil, me répète sans cesse : « Persévérez. » Fières consolations, qui m’ont empêchée de mourir ! » Nous verrons tout à l’heure qu’à ces différents témoignages il faut ajouter ceux, plus rares, et par suite plus flatteurs, de Flaubert et de Louis Bouilhet. L’Académie française consacrait ces jugements, en décernant à Louise Colet, dans quatre concours successifs, le prix de poésie. Sans doute dirait-on aujourd’hui qu’elle détient le « record » des récompenses académiques.

C’est cette même femme, dont, une vingtaine d’années plus tard, Barbey d’Aurevilly écrit : « Ce n’est pas un bas-bleu, c’est le bas-bleu lui-même ; elle s’élève jusqu’à l’abstraction », et qu’il qualifie cruellement de produit monstrueux de Trissotin et d’une Gorgone. Encore quelques années, l’invective fait place au silence, ce silence écrasant qu’elle craignait plus que tout au monde, auquel elle eût cent fois préféré les outrages. Maintenant, à peine quelques lettrés se rappellent-ils son nom ; personne ne lit plus ses écrits.

Dans l’histoire littéraire, elle ne fut donc qu’un météore, moins qu’un météore, une fusée, et, aujourd’hui, c’est une fusée éteinte, c’est-à-dire moins que rien. Mais il se trouve que cette fusée alluma quelques incendies, dont les victimes s’appelèrent Victor Cousin, Gustave Flaubert et Alfred de Musset. Le reflet de ces feux préserve sa mémoire d’entrer tout à fait dans la nuit. Dans tous les cas, c’est mon excuse pour essayer quelques instants de raviver devant vous une figure qui, d’ailleurs, par ses défauts mêmes, ses outrances et ses ridicules, est assez représentative de la race des muses romantiques : comme une caricature, exagérant les traits distinctifs d’un visage, révèle parfois, mieux qu’un portrait sérieux, le caractère réel de la physionomie.

Ainsi que d’autres romantiques, et non des moins illustres, Mme Colet se composa plus tard une généalogie brillante. Descendante d’une « famille de preux », née dans un « palais provençal », que lui rappelaient les plus somptueuses demeures des patriciens de Gênes, ruinée par un procès qui l’a réduite à vivre de sa lyre, ainsi décrit-elle son enfance. En fait, elle était née à Aix, le 15 septembre 1810, la septième fille d’un directeur des postes, Antoine Révoil, dont la femme, il est vrai, avait quelques prétentions nobiliaires. C’est dans la famille de celle-ci, au château de Servannes, que se passa une grande partie de son adolescence. Elle semble avoir reçu une bonne culture, avoir étudié sérieusement l’histoire et la littérature française, et appris assez de latin pour lire couramment les classiques. Le pays même où elle vivait, semé à chaque pas des souvenirs de la domination romaine, exalta de bonne heure son imagination, imprégna son cerveau des visions de l’antiquité. Il faut l’entendre raconter ses impressions d’enfance sur le théâtre d’Arles ou les arènes de Nîmes : « Que de fois je me suis assise sur les gradins de cette belle ruine, tandis qu’un soleil couchant, aussi splendide que le soleil qui éclaira les grands jours d’Athènes ou de Rome, projetait ses teintes pourpres sur le fronton brisé du monument. Là, s’animaient pour moi les scènes de ce monde de l’Attique… » Je vous fais grâce du reste. Certain jour, lisant dans Plutarque comment la comédie des Nuées avait pu contribuer à la mort de Socrate, elle maudissait Aristophane, le traitait d’« assassin » et le vouait aux dieux infernaux.

Inutile d’ajouter qu’elle exprimait déjà ces sentiments en vers. Elle rimait dès l’âge de dix ans ; à quinze, ses manuscrits eussent composé un fort volume. Ces pièces ne sont pas venues jusqu’à nous ; il est permis de se consoler de cette perte. Selon toute apparence, ce n’était guère pire ni meilleur que ce qu’elle a publié plus tard. En littérature, comme en tout, elle avait du tempérament, mais elle ne fut jamais artiste. C’est ce que son ami Bouilhet insinuera sous cette forme polie : « Vous avez la facilité méridionale ; vous écrivez aussi vite que vous pensez. Cela est merveilleux ; mais cette improvisation, si elle fait jaillir çà et là des vers sublimes, ne constitue que rarement un ensemble irréprochable. » Et c’est ce que Barbey d’Aurevilly reconnaît à son tour en termes moins aimables : « Elle avait reçu dans l’esprit cette espèce de coup de tampon que donnent le ciel et la mer du Midi aux imaginations même vulgaires. Elle avait ce que j’appellerai la poésie marseillaise. »

Le meilleur atout de son jeu, fût-ce en littérature, était son incontestable beauté. Dans son roman de Lui, où elle se met en scène, elle se dépeint ainsi, sans modestie, mais avec ressemblance : « La taille svelte, le cou d’un blanc de marbre, une belle tête expressive couronnée d’une abondante chevelure d’un blond doré, des bras d’un modelé parfait et d’une blancheur éblouissante », ces bras dont elle disait un jour : « Vous savez qu’on a retrouvé les bras de la Vénus de Milo ? — Où donc ? — Dans les manches de ma robe. » Ce témoignage est confirmé par tous ceux qui l’ont approchée, depuis Musset, qui admire « ses yeux d’antilope », depuis Banville, qui compare les richesses de son corps superbe à un « Rubens ivre de roses », jusqu’à Cousin qui, ayant à décrire la duchesse de Longueville, prend Mme Colet pour modèle, et nous représente sous ses traits l’héroïne de la Fronde. Sans doute, avec le temps, elle s’alourdit un peu ; Diane se transforma en Junon. Elle garda longtemps, néanmoins, le galbé sculptural, le front altier, la bouche exquise, les yeux tantôt veloutés, tantôt voluptueux et brûlants, qui affolèrent tant de grands hommes et leur firent croire à son génie.

C’est à quinze ans, sur le pont qui relie Tarascon à Beaucaire, que Mlle Révoil fit sa première conquête. Elle a, dans un poème, célébré cette rencontre :

… C’est là que m’apparut un jour,
Debout près de la première arche,
Un jeune homme triste et pensif.
Incertaine était sa démarche,
Son front pâle, son regard vif.
Les cheveux de sa tête frêle
Se hérissaient sous le mistral ;
Flottant autour de son corps grêle,
Son pauvre habit l’habillait mal.

Ce soupirant n’était pas un haut personnage : un petit greffier de province, sans fortune et fort laid. Coquette et attisant sa flamme, elle fit languir sept ans le pauvre hère. « Il portait mes couleurs », dit-elle, c’est-à-dire des cravates « du bleu de ciel le plus tendre ». D’après le même récit, il mourut de chagrin, quand elle quitta le séjour de Provence. Il lui léguait par testament :

Deux orangers de Gênes
Dignes de la serre d’un roi,
Que, durant ses longs jours de peines,
Il avait cultivés pour moi.

Plus tard, au fort de sa vie orageuse, en évoquant cet épisode : « Qui sait, soupirait-elle, si ce n’aurait pas été le bonheur ? » Mais, au fond, elle n’en croyait rien, se sentant faite, selon son expression, non pour « les eaux stagnantes », mais pour « les grandes mers tourmentées ».

Louise Révoil avait vingt-cinq ans lorsque, à la mort de sa mère, elle vint s’établir à Paris. Ses ressources étaient minces, et le palais « digne des doges de Gênes » avait fait place à un petit logement au quatrième étage d’une maison enfumée. Elle n’en rêvait pas moins de conquérir le monde. Elle s’assura tout d’abord d’un mari : ce fut un compositeur de musique, professeur au Conservatoire, du nom d’Hippolyte Colet, homme doux, discret, timide, sachant s’effacer à propos, juste l’homme qu’il fallait pour tenir l’emploi délicat de compagnon d’une muse glorieuse et d’une beauté célèbre. Munie de ce porte-respect, elle se lança dans la mêlée. Elle n’avait encore publié que de simples essais, signés d’un pseudonyme, dans de petites feuilles de province. Elle recueillit quelques-unes de ces pièces éparses, y ajouta quelques poèmes nouveaux, et elle porta le tout chez l’éditeur Dumont. Le succès ne fut pas très vif, assez toutefois pour que le nom de Louise Colet se répandît assez promptement dans les cénacles littéraires, si nombreux en ce temps, où l’on était en pleine bataille entre classiques et romantiques. Dans lequel des deux camps se rangerait la nouvelle venue, elle-même alors eût eu peine à le dire. Mais personne ne songeait à lui en demander si long. Lorsqu’elle entrait dans un salon, dans un bureau de rédaction, avec sa « démarche de reine », son fier visage et ses splendides épaules, qu’elle déroulait un petit cahier parfumé et récitait ses strophes d’une voix sonore, chantante, avec des allures d’inspirée, l’assistance était fascinée, l’enthousiasme éclatait en acclamations frénétiques. Après une de ces auditions, Ricourt, directeur de l’Artiste, lui déclara tout net qu’elle possédait « le souffle lyrique d’Hugo, avec une forme plus pure ». Émile de Girardin offrait l’hospitalité dans la Presse à son premier roman ; elle rencontrait le même accueil dans les bureaux du Constitutionnel, du Journal des Débats, de la Revue de Paris. Un périodique en vogue, Paris-Illustration, publiait ses poèmes à côté de morceaux signés Chateaubriand, Villemain et Jules Janin. C’est à ces surprenants débuts que, bien longtemps après, elle fait allusion en ces termes : « Il y avait à cette époque des directeurs de journaux intelligents, polis, lettrés et hommes de goût. »

L’année 1839 marqua dans la vie de la nouvelle Muse par deux faits importants : elle rencontra Cousin, et elle fut, pour la première fois, couronnée par l’Académie. Il n’est pas, comme on pourrait croire, de corrélation à chercher entre ces événements. Il est prouvé qu’elle ne connaissait pas Cousin quand, le 30 mai 1839, elle se vit décerner le prix de poésie. Le sujet proposé était le Musée de Versailles ; elle en fut instruite par hasard, cinq jours avant la clôture du concours, composa la pièce d’un seul jet, et fut la lire à Népomucène Lemercier, qui, dans le camp classique, jouait une manière de personnage. Le vieux poète s’enflamma pour les vers, et surtout pour la poétesse. Le jour où l’on discuta les poèmes, il plaida pour sa jeune amie avec une si chaude éloquence, qu’il emporta pour elle le prix et obtint même, par une faveur spéciale, que la somme fût doublée. À quelques jours de là, il présenta la lauréate à ceux de ses confrères qui avaient embrassé sa cause, Royer-Collard d’abord, ensuite Victor Cousin. De cette visite date la liaison fameuse, qui fut aussi profitable à la Muse que dommageable au philosophe.

Cousin était alors dans toute la force du talent comme dans tout l’éclat de sa gloire. De la Sorbonne, où la jeunesse révérait son enseignement, son prestige s’étendait jusqu’à l’Académie, où il faisait, assurait-on, « la pluie et le beau temps ». Son visage, son allure répondaient à l’admiration que soulevait, parmi ses élèves, sa parole éloquente. « Ce large front, écrit l’un d’eux, ces cheveux flottants, ce regard tout de feu, cette taille élevée, ces gestes étranges et impérieux, cette voix sonore et pénétrante, c’était là l’extérieur d’un homme de génie, s’il en fut jamais ! » À quarante-sept ans révolus, il gardait un cœur jeune, que la beauté de Louise Colet embrasa d’une ardeur subite. Au premier entretien, il la nomma « sa sœur » ; au second, il l’appela « la fille de Michel-Ange » ; au troisième… il ne fut question ni de fraternité ni de paternité.

Que, chez Cousin, la passion fût sincère, il n’est sur ce point aucun doute. Qu’il ait été aimé, la chose, après tout, est possible. Mais ce qu’on ne peut nier, c’est le côté pratique et fâcheusement utilitaire de cette intimité. Nous en avons des témoignages écrits. Mme Colet était l’auteur d’une petite comédie en vers sur la Jeunesse de Goethe, qui, jouée sans grand succès au théâtre de la Renaissance, n’y avait guère tenu l’affiche. Le 16 juillet 1839, un mois après la visite à Cousin, le directeur de ce théâtre, Anténor Joly, recevait cet hypocrite petit billet du commentateur de Platon :

« Monsieur, je veux vous remercier de la bonté que vous avez eue de me donner mes entrées à la Renaissance. J’y suis allé entendre plusieurs pièces qui m’ont fait plaisir, surtout une charmante pièce appelée la Jeunesse de Goethe. J’y suis allé avec quelques-uns de mes confrères de l’Académie, MM. Lemercier, Mignet et Pongerville, et je puis vous dire que cette pièce nous a fort intéressés. L’auteur est un de nos lauréats de l’Académie. Mme Colet nous intéresse au plus haut degré, et je crois être l’interprète de beaucoup de mes confrères en vous exprimant le vœu que cette pièce soit un peu plus souvent représentée… Notre amour-propre d’académiciens ne nous permet pas d’être indifférents au sujet de l’aimable auteur…, etc. » Cela était signé : « Le pair de France, Victor Cousin. »

Presque dans le même temps, par l’intermédiaire de Villemain, le protecteur faisait accorder à la Muse une pension officielle. L’année d’après, lettre du philosophe à Sainte-Beuve, avec en-tête, cette fois, du ministère de l’Instruction publique. Cousin venait d’entrer dans le cabinet libéral formé par M. Thiers. Le style en est impératif, comme il convient à un homme au pouvoir : « Mon cher ami, voulez-vous remettre ceci (ceci, bien entendu, c’est un poème de Louise Colet) à M. Buloz ou à M. Bonnaire, pour qu’il l’imprime soit dans la Revue de Paris, soit dans la Revue des Deux Mondes. On m’enverra les épreuves à la Sorbonne, où je vais coucher ce soir. » Sainte-Beuve remplissait sa mission et recevait ces mots par retour du courrier : « Mille fois merci, mon cher Sainte-Beuve. Un lien de plus est entre nous ! »

Ces services effectifs s’agrémentaient d’attentions, de prévenances, un peu trop affichées. « Durant le court passage de M. Cousin au pouvoir, confessera plus tard Louise Colet, j’eus l’imprudence de me montrer quelquefois au spectacle avec lui. » Le vrai est qu’elle ne bougeait guère de la loge du ministre, l’accompagnait parfois dans les réceptions officielles et se promenait dans son carrosse. Vers ce même temps, comme le Ciel bénissait une union trop longtemps stérile et qu’elle se préparait, selon l’expression d’un gazetier, à « mettre au monde autre chose qu’un alexandrin », on vit le philosophe se rendre en personne à Nanterre, pour se mettre en quête d’une nourrice. On colportait aussi la mésaventure de Cousin sortant un soir de chez la dame et ne trouvant pas de voiture à cause du mauvais temps ; le concierge s’offrait à lui en chercher une ; Cousin, en attendant, promettait de garder la loge ; la recherche était longue, et les locataires, en rentrant, voyaient avec stupeur le Grand maître de l’Université mal caché derrière un rideau et tirant gravement le cordon.

Ces anecdotes faisaient jaser, et les suppositions n’étaient pas toujours bienveillantes. Alphonse Karr, dans ses Guêpes, ne craignit pas de conter tout haut ces histoires, en y joignant d’indiscrets commentaires. Le procédé, sans doute, était peu délicat ; il aurait pu émouvoir l’opinion en faveur de la femme qui en était victime, si elle n’eût, par sa violence, réussi à gâter sa cause.

L’épisode qui va suivre a été tour à tour narré par chacun des intéressés ; entre les deux récits, la seule différence essentielle est qu’Alphonse Karr est persifleur, Mme Colet tragique. « En lisant les Guêpes, écrit-elle, je fus d’abord prise de vertige, puis je poussai un cri terrible… N’importe par qui, il me fallait la mort de cet homme ! » Elle vole chez son mari, réclame de lui le sang de l’insulteur ; Hippolyte reste froid et ne veut rien entendre ; elle jure alors de se venger elle-même : « Je pris pour arme un couteau de cuisine. Me procurer une arme élégante m’aurait paru théâtral ; je ne songeai qu’à agir avec simplicité, comme il convient à une grande douleur. » Elle court chez son ennemi, le trouve sur le seuil de sa porte : « Je ne lui dis que ces mots : « J’ai à vous parler. » Il m’engagea à entrer chez lui, et, comme il se penchait vers la loge de son portier, je le frappai dans les reins. Quelques gouttes de sang jaillirent, le couteau avait glissé !… » Alphonse Karr fit preuve de sang-froid : la désarmer, s’emparer du couteau ne fut pour lui qu’un jeu ; puis, s’adressant à sa portière : « Marie, dit-il, vous laisserez sortir librement madame, et vous, madame, vous m’excuserez de ne pas prolonger cette petite conversation. » À son ami Léon Gatayes, qui arriva sur l’entrefaite : « Ces femmes de lettres, observa-t-il, sont de bien mauvaises femmes de ménage. En voilà une qui vient de dépareiller une douzaine de couteaux. »

Il recevait le lendemain deux visites, l’une d’un homme de police, auquel il déclara qu’il ne déposerait aucune plainte, et l’autre de Sainte-Beuve, venant de la part de Cousin pour savoir ce qu’il comptait faire : « Rien de sérieux, répondit-il, l’affaire restera ce qu’elle est, quelque chose de ridicule. » Qui ne connaît l’épilogue de l’histoire, le couteau encadré et accroché à la glace d’Alphonse Karr, avec cette inscription au bas : « Offert par Mme Louise Colet… dans le dos. »

Cette aventure aurait perdu tout autre ; mais la beauté, la poésie, l’amitié d’un grand homme triomphèrent finalement de la malignité publique. À dix-huit mois de là, nous trouvons Louise Colet au faîte de sa gloire reconquise. C’était l’époque où un admirateur, demeuré longtemps mystérieux, publiait à ses frais une splendide édition des œuvres de la poétesse, tirée à vingt-cinq exemplaires et envoyée seulement au Roi, aux princes du sang, à l’Académie française, et à quelques personnages fameux, Chateaubriand, Lamartine, Lamennais, Silvio Pellico. Certains chiffres cabalistiques placés à la fin du volume étaient la seule indication livrée à la curiosité publique. On fit bien des suppositions, et le nom de Cousin fut souvent prononcé. C’est de nos jours seulement que l’on a découvert le généreux Mécène : il avait nom Quesneville, et c’était un vieux pharmacien.

Dans ce même temps aussi, elle se lia avec Béranger, avec lequel, plusieurs années durant, elle entretint un commerce de lettres, sur lequel, si piquant qu’il soit, l’espace dont je dispose ne me permet pas de m’étendre. Et c’est encore dans cette période qu’elle gagna l’amitié de Mme Récamier. Mme Dupin, une amie de Cousin, à la prière de celui-ci, présenta la jeune femme à l’Abbaye-au-Bois. Son succès y fut vif ; les habitués firent fête à la nouvelle recrue, dont la radieuse beauté galvanisa les illustres vieillards qui avaient nom Ampère, Chateaubriand, Ballanche, Mathieu de Montmorency. La maîtresse de maison n’en conçut aucune jalousie, ne s’offusqua même pas lorsque Mme Colet s’installa rue de Sèvres, en face de l’Abbaye-au-Bois, et ouvrit un salon qui rivalisa un moment avec celui de l’incomparable Juliette. On y voyait parmi les assidus Villemain, Patin, Vigny, Pradier, Michel de Bourges, Émile de Girardin, Victor Hugo de loin en loin, sans compter quelques femmes, la plupart, il est vrai, de condition modeste et de moyenne vertu. Mme Colet y récitait ses œuvres au milieu d’un grand enthousiasme, et on les y chantait parfois, car Hippolyte, ce modèle des époux, mettait les vers de sa femme en musique. L’activité mondaine ne nuisait pas à la production littéraire. Jamais, tout au contraire, la Muse ne fut aussi féconde. Elle publie coup sur coup romans, nouvelles, poésies de tout genre, dont l’une, sur le Monument de Molière, recueillit pour la seconde fois les suffrages de l’Académie, hymnes à la Pologne, à l’empereur de Russie, drames en prose ou en vers, jusqu’à des traductions de poètes italiens. Les grandes revues se disputaient sa collaboration. Malgré ses idées avancées, le Roi l’accueillait aux Tuileries, et faisait augmenter la pension que lui servait le ministère de l’Instruction publique.

Ces nuages d’encens étaient faits pour troubler les plus fortes cervelles. Aussi est-ce de ce temps que datent, chez Louise Colet, ces explosions d’orgueil, ces crises de violence, qui toucheront bientôt au délire. Une de ses premières victimes fut l’excellente Mme Dupin, qui l’avait introduite chez Mme Récamier. Elle reçut, pour une bagatelle, une bordée d’invectives dont elle eut peine à se remettre : « Ah ! cette scène de domestiques ! écrit-elle à Cousin. Je vivrais des milliers d’années que j’entendrais cette voix. Non, rien ne peut vous donner une idée de mon impression ! » Un journaliste obscur, ayant hasardé une critique sur un des poèmes de la dame, était par elle assailli en pleine rue et vigoureusement souffleté. Pour avoir risqué, certain jour, une déclaration un peu brusque, Villemain, secrétaire perpétuel de l’Académie, était l’objet d’une scène atroce, qui le laissait plein de stupeur au sujet d’une vertu qu’il n’aurait pas crue si farouche. Il n’est jusqu’à Cousin lui-même, qui, malgré sa docilité, ne pouvait s’empêcher de regimber parfois contre le joug de cette Muse impérieuse. Ne sent-on pas comme une sourde exaspération dans cette boutade, contre les femmes auteurs, qui éclate sans raison dans sa Jacqueline Pascal : « Quoi ? la femme, qui, grâce à Dieu, n’a pas de cause publique à défendre, s’élance sur la place publique, et sa pudeur ne se révolte pas à l’idée de découvrir à tous les yeux, de mettre en vente au plus offrant ses beautés les plus secrètes, ses charmes les plus mystérieux et les plus touchants, son âme, ses sentiments, ses souffrances, ses luttes intérieures ! Voilà ce que nous avons beau voir tous les jours, ce qu’il nous sera éternellement impossible de comprendre ! » L’allusion était claire, et tant d’audace effraya Béranger : « Quelle bizarre idée avez-vous eue, mande-t-il au philosophe, de tomber sur les femmes qui écrivent, dans votre Jacqueline Pascal ? »

Parmi les lieux où Louise Colet, à cette période de son histoire, tenait le plus volontiers ses assises, était l’atelier de Pradier, le célèbre sculpteur. Tous deux étaient en coquetterie réglée ; elle le nommait mon cher Phidias, il ripostait ma chère Sapho ! et personne ne souriait de ces appellations. C’est chez Pradier qu’elle rencontra, en juin 1846, un jeune géant, de robuste encolure, auquel ses longues moustaches tombantes donnaient la mine d’un chef gaulois. Pradier le lui présenta en ces termes : « Vous voyez bien ce grand garçon-là ; il veut faire de la littérature ; vous devriez lui donner des conseils. » Gustave Flaubert — car c’était lui — n’avait encore rien publié, bien qu’il fût déjà regardé, dans le petit cercle d’amis qui connaissaient ses œuvres, comme un homme supérieur et un futur grand écrivain. Ce provincial de vingt-cinq ans, assez naïf, un peu sauvage, échappé pour deux jours de sa solitude de Croisset, fut ainsi mis brusquement en présence d’une des célébrités les plus acclamées de Paris. Vêtue de blanc, les pieds dans des mules de satin, soutenant, en sa pose habituelle, de son bras nu, d’une éclatante blancheur, sa tête blonde aux cheveux bouclés, tenant de la main restée libre un mouchoir imprégné de senteurs pénétrantes, elle éblouit, fascina, enivra le débutant de lettres. Il n’eut que peu d’efforts à faire pour lui découvrir du génie, « Je suis fier de toi, écrira-t-il quelques semaines plus tard. Je me dis : c’est elle pourtant qui t’aime ! Est-il possible ? C’est celle-là ! »

Qu’il l’ait, du premier jour, ardemment convoitée, la chose s’explique d’elle-même : mais qu’il s’en soit suivi une aussi durable liaison, il faut, pour le comprendre, songer aux conditions spéciales où se trouvait Flaubert et aux contradictions de sa nature étrange. D’âme passionnée et de tempérament fougueux, il n’avait, semble-t-il, jamais encore eu de maîtresse. Si l’on néglige les faciles aventures de sa vie d’étudiant, une seule femme jusqu’alors avait troublé son cœur, une femme rencontrée à Trouville lorsqu’il avait quinze ans et pour laquelle, toute son adolescence, il avait brûlé en secret d’une flamme d’autant plus violente qu’elle ne s’était point déclarée. « C’était, a-t-il écrit, tout le charme du rêve, avec toutes les jouissances du vrai. » Avec quelle promptitude allait se dissiper ce rêve devant les réalités de l’amour ! D’autre part, ce sensuel, ce réaliste, ce sauvage, avec ses accès de colère, ses nervosités maladives et ses brutalités de mots, était au fond un être bon, compatissant, sensible. « Je ne sais pas, confessait-il, envoyer promener les gens qui me parlent avec un visage triste et des larmes dans les yeux. Je suis faible comme un enfant, et je cède. » Et il dira aussi un jour : « Sans l’amour de la forme, j’aurais peut-être été un grand mystique. » Ardeur contenue, besoin d’aimer, culte de la beauté plastique, plus tard pitié pour un être qui souffre, qui pleure et qui supplie, de tous ces éléments divers est tissé le lien résistant qui va, pendant huit ans, l’enchaîner à la femme la moins faite pour fixer son esprit et son cœur.

Les premiers temps de cette liaison ne furent qu’un enchantement. Les lettres quasi quotidiennes qu’à chaque séparation Flaubert adresse à sa maîtresse sont pleines de ces enfantillages, ordinaires chez les amoureux, mais qui surprennent néanmoins sous sa plume : « Adieu, ma sultane. N’avoir pas seulement une cassolette de vermeil pour faire brûler des parfums quand tu vas venir ! » Puis il énumère les « reliques » qu’il sort de son tiroir pour évoquer le souvenir de la bien-aimée : un mouchoir, un sachet, une boucle de cheveux, et jusqu’à « une pantoufle ». Il voudrait, pour lui plaire, être beau comme un dieu, avec le col d’ivoire et les cheveux bouclés d’un adolescent grec : « Si tu m’avais connu il y a dix ans ! J’étais frais, embaumant, j’exhalais la vie et l’amour ! » Dans ce verbiage un peu comique, çà et là des accents d’une passion sincère, mais d’une passion surtout physique : « Je rêve à ton visage, à tes épaules, à ton cou blanc, à ton sourire, à ta voix passionnée, violente et douce à la fois, comme un cri d’amour… Tu donnerais de l’amour à un mort ! »

Les réponses de la Muse ne sont pas venues jusqu’à nous ; mais le roman autobiographique dont j’ai parlé plus haut montre combien elle répondait aux vives ardeurs qu’elle avait inspirées. Certains passages des lettres de Flaubert viennent confirmer ce témoignage. « Ne m’aime pas tant, lui écrit-il un jour, tu me fais mal ! Tu ne sais donc pas qu’aimer trop, ça porte malheur à tous deux ! » Elle ne se plaignait que d’une chose, la rareté de leurs rendez-vous, car Flaubert, absorbé par son labeur de forçat littéraire, continuait d’habiter Croisset et ne venait que de loin en loin à Paris. « L’homme que j’aimais, lit-on dans Lui, vivait à la campagne, travaillant en fanatique à un grand livre, disait-il… Chaque jour, ses lettres m’arrivaient, et tous les deux mois, quand une partie de sa tâche était accomplie, je redevenais sa récompense adorée, sa joie radieuse, la frénésie passagère de son cœur. »

Elle n’avait pourtant pas rompu entièrement tout commerce avec Victor Cousin, mais elle ne lui gardait qu’une affection distraite et communiquait cruellement ses lettres à Flaubert. « Merci, s’écriait ce dernier, de l’envoi de la lettre de Platon. J’ai compris le sens de cet envoi… Tu me donnes tout, pauvre ange, ta gloire, ton passé, ton cœur, l’amour des gens qui te convoitent ! »

La dissemblance de leurs natures était cependant trop complète pour que le désaccord ne vînt pas assez vite. La première ivresse dissipée, Flaubert aurait voulu trouver dans cette intimité des joies intellectuelles plutôt que de fougueux transports : « Je voudrais faire de toi, disait-il, quelque chose de tout à fait à part, ni amie, ni maîtresse… On n’aime pas assez son amie, on est trop bête avec sa maîtresse. » Et volontiers, sur ce principe, il oubliait la femme pour ne plus penser qu’à la Muse. Or c’est là justement, c’est sur le terrain littéraire qu’il leur était le plus difficile de s’entendre. Comment le styliste impeccable, l’artiste impersonnel, amoureux de la forme, épris de l’art pour l’art, aurait-il admis l’esthétique d’une femme sentimentale, ne sachant que chanter l’amour, que livrer son âme au public, en des vers d’une facture lâchée, imprégnés, comme disait Flaubert, de « tendromanie féminine » ? Il lui reconnaissait cependant certains dons, de la force dans l’expression, une entente instinctive de la couleur et du relief, et le sentiment dramatique. « La nature, lui écrivait-il, s’est trompée en faisant de toi une femme, tu es du côté des mâles. » Aussi s’efforçait-il de la convertir graduellement aux idées qui lui étaient chères, et ses lettres, de plus en plus, au lieu de tendres effusions n’étaient remplies que de dissertations, de conseils littéraires, quelquefois aussi de critiques.

Ce n’était, en aucune façon, l’affaire de Louise Colet :

« Tu me dis : aime l’art, il vaut mieux que l’amour », lui reproche-t-elle dans un de ses poèmes, et elle s’efforce, à grand renfort d’alexandrins, de réfuter cette thèse, sans parvenir à le convaincre. De ce malentendu naissent leurs premières querelles. La femme déçue ne peut maîtriser son dépit ; son caractère s’aigrit, la jalousie l’affole, et ce sont des scènes continuelles, qui tantôt impatientent Flaubert et tantôt le bouleversent. « Moi qui m’attendais, gémit-il, que tu allais m’embrasser, pour l’idée que j’ai eue de notre voyage à Mantes. Ah ! bien oui, tu me reproches déjà d’avance de n’y pas rester plus longtemps ! » Une autre fois : « Est-il possible que tu me reproches jusqu’à l’innocente affection que j’ai pour mon fauteuil ? Si je te parlais de mes bottes, je crois que tu en serais jalouse ! » Il en vient rapidement à ne plus oser l’avertir quand il se rend pour affaires à Paris. Dans l’espoir de la dépister, il abandonne sa chambre accoutumée dans l’hôtel du Bon Lafontaine pour une petite pension de la rue du Helder, et ne se risque dans les rues qu’en fiacre, stores baissés, par crainte d’une périlleuse rencontre. Certain jour où elle l’aperçut, elle lui fit, dans la gare de l’Ouest, une si terrible scène, qu’il fallut, pour le dégager, l’intervention des employés. Une autre fois, ayant appris qu’il était en train de dîner en cabinet particulier au restaurant des Frères provençaux, elle fait irruption dans la pièce, folle de colère, prête à tuer sa rivale… et trouve le coupable attablé avec Bouilhet, Cormenin et Maxime du Camp.

Au cours même de leurs rendez-vous, les hyperboles de sa maîtresse, ses outrances de langage, provoquaient souvent chez Flaubert l’énervement et le haussement d’épaules. Après une de ces entrevues, elle lui décochait un poème, où elle l’appelait « buffle indompté des déserts d’Amérique ».

— Je fais un pauvre buffle, va ! répliquait Flaubert le lendemain.

Après trois ans d’une liaison cahotée, on ne s’étonnera pas qu’il survînt une première rupture, une séparation sans éclat et sans explication, ou, pour mieux dire, une fugue subreptice de Flaubert, ennemi, comme il le dit, de toutes « les choses solennelles » et surtout des scènes féminines. Au mois d’octobre 1849, il partait pour l’Orient et, avant le départ, il négligeait de revoir sa maîtresse, « Si je n’ai pas été te dire adieu, expliquera-t-il plus tard avec franchise, c’est que j’avais déjà du sentiment par-dessus les oreilles. Il m’était resté de toi une grande aigreur ; tu m’avais longuement irrité ; j’aimais mieux ne pas te revoir. » Pendant ses dix-huit mois d’absence, il ne lui écrivit pas une fois.

Diverses préoccupations, d’ordre très différent, semblent avoir distrait « la Muse » du dépit de se voir lâchée avec cette belle désinvolture. La seconde république battait alors son plein ; les utopies sociales des hommes de février, les agitations de la rue passionnaient au plus haut degré la fougueuse citoyenne ; elle rêvait de jouer un grand rôle dans la cité future dont elle entrevoyait l’aurore. D’autre part, son ménage lui donnait des soucis. La débonnaire complaisance d’Hippolyte n’avait pu résister à toutes les épreuves infligées à sa longue patience conjugale. C’était maintenant un homme atrabilaire, le teint jaune, voûté avant l’âge, récriminant, geignant sans cesse. Leur intérieur devenait un enfer. Les bons conseils de Béranger ne purent prévenir une séparation à l’amiable, qui fut d’ailleurs de brève durée, car la santé chancelante du compositeur de musique donna bientôt les plus graves inquiétudes. Lorsque sa femme le vit perdu, elle lui offrit de le reprendre ; il accepta ; elle alla le chercher, le ramena au logis ; deux heures après, il était mort. Ce fut pour sa veuve l’occasion d’écrire une élégie :

Oh ! comme le destin aurait pu nous sourire,
L’un sur l’autre appuyés, si tu l’avais voulu.
Tu le sais, maintenant que la mort t’a fait lire
Dans mon cœur où, vivant, tu n’as jamais bien lu.

Quand Flaubert revint de voyage, il retrouva sa Muse dans une passe difficile, à court d’argent, isolée et découragée. La politique l’avait déçue ; ses poèmes ne se vendaient guère ; Cousin espaçait ses visites. Tout porte à croire qu’elle fit les premières avances ; Flaubert n’était pas homme à lui tenir longtemps rigueur. Les lettres qu’il lui écrivit à son retour d’Orient sont significatives. Dans les premières, il ne montre qu’une vague tendresse, fortement teintée de pitié : « J’aurais dû déjà répondre à votre longue et douce lettre, qui m’a ému, pauvre chère femme. » Un peu après : « Oui, je voudrais que vous ne m’aimiez pas et que vous ne m’eussiez jamais connu…, comme je voudrais ne pas être aimé de ma mère. » Deux mois plus tard, le 1er janvier 1852 : « À vous, qui m’aimez, comme un arbre aime le vent, à toi, pauvre femme que je fais tant pleurer, et que je voudrais tant faire sourire… » Et encore : « Quand je m’éveille, je pense à toi. Ô mon pauvre amour triste, reste-moi, je suis si vide ! » Nul doute, c’est le raccommodement. Toutefois, dans le cœur de Flaubert, Louise Colet a maintenant une terrible rivale, en la personne de Mme Bovary, qui obsède son cerveau, accapare ses pensées, hante ses jours et ses nuits. Et Flaubert ne cache pas que cette dernière a toutes ses préférences. On se représente de quel air l’orgueilleuse Muse accueille des confidences dans le genre de celle-ci : « Si je te voyais tous les jours, peut-être t’aimerais-je moins. Tu vis dans l’arrière-boutique de mon cœur, et tu sors le dimanche. »

Du moins, avec une belle conscience, persiste-t-il à demeurer son guide, son professeur et son rude censeur littéraire. Elle composait alors un conte en vers, la Paysanne, dont Flaubert voulait faire le chef-d’œuvre de son amie. Il corrigeait le manuscrit, l’épluchait vers par vers. Bouilhet l’aidait dans cette besogne, et tous les deux notaient, selon leur expression, « avec une fureur de cannibales », toutes les épithètes faibles, toutes les expressions défectueuses. Ils crurent que le succès avait couronné leur effort. « La Paysanne m’a remué profondément ; c’est superbe ! » écrivait Bouilhet. Et Flaubert reprenait : « La certitude d’avoir contribué à rendre très bon ce qui l’était à peu près m’a donné de la joie. » Pour moi, j’ai lu la Paysanne avec une patience méritoire ; j’aurais voulu en citer ici des passages ; je suis contraint d’avouer que je n’ai pas trouvé deux vers qui supportassent la lecture à haute voix. C’est plat, diffus, lamentablement ennuyeux.

La languissante liaison qui se traînait depuis six ans fut coupée par un intermède dont le héros fut Alfred de Musset. Mme Colet l’avait jadis rencontré chez Nodier, dans le salon de l’Arsenal ; elle le revit douze ans après au Théâtre-Français, où l’on jouait un de ses proverbes. Elle le trouva changé sans doute, mais toujours séduisant, comme en témoigne le portrait qu’elle a tracé de lui : « Son corps amaigri avait peut-être plus de distinction encore, et la pâleur mortelle de sa tête en augmentait l’expression idéale… Ses yeux caves brillaient d’un feu étrange, ses lèvres étaient presque blanches… Son front seul était resté pur, harmonieux et sans rides ; sa chevelure jeune et frisée l’ombrageait mollement. » Ils causèrent ; en se séparant, elle lui annonça sa visite ; mais le poète la devança ; dès le lendemain, il sonnait à sa porte.

Mme Colet, dans son roman de Lui, a publiquement divulgué l’aventure, dépeint la passion de Musset, ses incartades et ses caprices, et profité de l’occasion pour attaquer Flaubert, qui, au courant de tout, supporta stoïquement, dit-elle, cette infidélité, et se borna, pour toute vengeance, à quelques critiques littéraires sur les œuvres de son rival. Le récit semble assez exact, dramatisé toutefois, selon la coutume de l’auteur. J’en donnerai pour exemple l’épisode du Jardin des Plantes. En s’y promenant avec Musset, tous deux, raconte Mme Colet, s’arrêtent un jour devant la cage des fauves ; un « lion du Sahara », débarqué depuis peu, d’une stature colossale, excite chez eux une vive admiration. Elle a la fantaisie de lui caresser la crinière ; le lion bondit en rugissant ; Musset y fait écho par un cri de terreur : « Malheureuse ! me dit-il avec une exaltation effrayante, vous voulez donc mourir ! Vous voulez que je vous voie là, sanglante, en lambeaux, la tête ouverte !… » En parlant ainsi, il m’avait saisie dans ses bras, et m’emportait en courant, hors de la galerie…

Adèle Colin, gouvernante de Musset, qui, le même jour, sut l’anecdote de la bouche du poète, remet les choses au point. Ce fut Musset, dit-elle, qui encouragea son amie à caresser le lion ; elle se contenta, par prudence, de le toucher du bout de son ombrelle ; il rugit, elle n’insista pas. Musset en rit beaucoup, mais il n’en fit pas moins, le soir, ce beau sonnet, qui ne figure pas dans ses œuvres :

Sous ces arbres chéris ou j’allais, à mon tour,
Pour cueillir en passant, seul, in brin de verveine,
Sous ces arbres charmants, où votre fraîche haleine
Disputait au printemps tous les parfums du jour,

Des enfants étaient là, qui jouaient alentour ;
Et moi, pensant à vous, j’allais traînant ma peine,
Et si de mon chagrin vous êtes incertaine,
Vous ne pouvez pas l’être au moins de mon amour.

Mais qui saura jamais le mal qui me tourmente ?
Les fleurs des bois, dit-on, jadis ont deviné.
Antilope aux yeux noirs, dis quelle est mon amante ?

Ô lion, tu le sais, toi, mon noble enchaîné,
Toi qui m’as vu pâlir, lorsque sa main charmante
Se baissa doucement vers ton front incliné.

L’intimité dura six mois. Musset, malade et affaibli, fut promptement fatigué de cette Muse emportée. Il n’alla plus la voir qu’à de rares intervalles, puis il n’y alla plus du tout. Alors elle vint chez lui. Quelles scènes il dut subir, on peut l’imaginer d’après le trait suivant : Mme Colet, au fort de la liaison, avait donné son portrait au poète ; il le plaça chez son concierge, avec cette recommandation : « Chaque fois que cette personne viendra me demander, vous répondrez que je suis à la campagne. » Mais, un matin, elle monta tout droit chez Musset : « Qu’as-tu fait de mon portrait ? » Et puis des cris, des injures, des menaces, un épouvantable ouragan… Elle s’en alla enfin, faisant claquer les portes et le laissant anéanti. Elle ne revint qu’au lendemain de sa mort, pour offrir ses services, qu’on se garda bien d’accepter. Et tout finit par un poème, où elle célébrait leurs amours, dont peu de gens, à cette époque, avaient eu connaissance.

Elle retomba de nouveau sur Flaubert, d’un poids toujours plus lourd. Les lettres du grand écrivain, dans ce lent crépuscule d’une liaison au déclin, dénotent un énervement douloureux, qui souvent touche à la colère : « Toujours sauvage ! Toujours féroce ! Toujours indomptable et passionnée ! Quelle étrange créature tu fais ! » Dans un billet qui date du printemps de l’année 1854, il décrit ainsi leurs rapports : « Je crois que nous vieillissons, rancissons ; nous aigrissons et confondons mutuellement nos vinaigres. » Dans une des dernières lettres, on lit cette phrase bizarre : « J’ai toujours essayé de faire de toi un hermaphrodite sublime. »

Chaque entrevue n’est plus qu’une longue bataille. Un jour où elle l’invectivait avec une fureur acharnée, Flaubert, assis au coin du feu, la tête baissée, ne disait mot ; ses regards tombèrent tout à coup sur une grosse bûche, debout près de la cheminée ; une lueur de sang passa devant ses yeux ; il prit la bûche, et déjà il marchait sur elle, lorsqu’il eut la brusque vision du meurtre et de ses suites : « Oui, oui, racontait-il plus tard, j’ai entendu craquer sous moi les bancs de la cour d’assises ! »

C’est en janvier 1855, après une scène où Louise Colet était allée le relancer jusqu’en sa retraite de Croisset et dans le salon de sa mère, que Flaubert prit enfin congé de cette terrible amie, par un court billet de dix lignes, où il l’avertissait qu’il ne la reverrait jamais plus. Il tint parole : à trois années de là, quand le succès de Salammbo apporta la gloire à Flaubert, elle tenta de forcer sa porte ; il refusa de lui ouvrir. Il est vrai qu’entre temps, elle avait déclaré, dans un sonnet sur Madame Bovary, que ce roman était écrit en style de « commis voyageur », et que dans Lui, ce livre que Philarète Chasles disait être « pétri de sang, de larmes et de bile », elle l’avait dépeint de telle sorte, que Flaubert, après la lecture, écrivait à Feydeau : « J’en ressors blanc comme neige, mais comme un homme insensible, avare, en somme comme un sombre imbécile. Voilà ce que c’est que d’avoir aimé des Muses ! J’en ai ri à me rompre les côtes. »

Il semble que, pour Louise Colet, cette rupture ait donné le signal de la décadence. Déjà s’étaient détachés d’elle nombre de ses anciens amis. C’était d’abord Sainte-Beuve, qu’elle prétendait contraindre à rendre compte de ses poèmes, et qui, excédé de ses plaintes, répondait à ses sommations avec une cruelle ironie : « Je ne demande qu’une seule chose, c’est de vous admirer en silence… Je vous supplie encore une fois de m’accorder la paix que je n’ai jamais violée à votre égard, et de me permettre d’être un critique silencieux et un admirateur de société pour vos œuvres. » C’était Cousin lui-même, qui, craignant un éclat, chargeait prudemment Béranger d’une mission délicate : faire accepter l’idée d’un éloignement temporaire, moyennant un dédommagement qu’elle fixerait elle-même. Béranger, sur le premier point, réussit mieux qu’il n’espérait, mais, sur l’indemnité, le négociateur échoua, malgré toutes ses instances. La délaissée fit preuve de dignité, n’accepta rien, sous aucune forme. Parmi tant de faiblesses, elle avait du moins cette fierté de ne vouloir demander qu’à sa plume la subsistance pour elle et pour les siens. Le testament du philosophe est muet sur celle qui, pendant si longtemps, joua le premier rôle dans sa vie.

Alors commencent les années douloureuses. Avec les succès de la femme s’évanouit peu à peu la vogue de l’écrivain. Journaux, revues, libraires se dérobent à l’envi devant ses poèmes ou sa prose. Pour vivre, il faut-descendre aux humiliantes besognes, faire de la littérature commerciale. Il vint un jour où celle qu’Hugo avait appelée ma sœur dut rédiger, dans les journaux spéciaux, des articles de mode, vanter des corsets, des chaussures, célébrer les eaux de toilette, les crèmes pour le visage et les poudres de riz. Plus d’une fois, assure-t-on, on la vit pleurer à chaudes larmes, tout en corrigeant ses épreuves.

Chose singulière, c’est en ce temps qu’elle composa, je crois, sa meilleure pièce de vers, ce sonnet, d’un accent sincère et d’un charme mélancolique, adressé à sa fille :

Tu t’élèves, et je m’efface,
Tu brilles, et je m’obscurcis,
Tu fleuris, ma jeunesse passe,
L’amour nous regarde, indécis.

Prends pour toi le charme et la grâce,
Laisse-moi langueurs et soucis.
Sois heureuse, enfant, prends ma place ;
Mes regrets seront adoucis.


Prends tout ce qui fait qu’on nous aime.
Ton destin, c’est mon destin même ;
Vivre en toi, c’est vivre toujours.

Succède à ta mère ravie.
Pour les ajouter à ta vie,
Ô mon sang, prends mes derniers jours !


Plus que jamais maintenant — peut-être par rancune contre cette société qui a méconnu son génie — elle se lance dans la politique, prêche la révolution, sociale, universelle. Dans le dernier de ses ouvrages qui ait fait quelque bruit, l’Italie des Italiens, elle a relaté ses rapports avec les chefs du mouvement révolutionnaire de ce temps et publié ses entretiens avec Garibaldi et avec Mazzini, qu’elle y peint comme des demi-dieux. Il est vrai que, trois pages plus loin, elle se vante également d’avoir fait la conquête du jeune duc de Bordeaux, qui a brigué l’honneur de lui serrer la main, du cardinal Antonelli, qui a causé politique avec elle, assis sur le même canapé et si près, assure-t-elle, que la robe couvrait la soutane. Dix ans plus tard, quand M. de Lesseps organise de grandes fêtes à Suez, pour inaugurer le canal, elle suit le célèbre voyage entrepris par l’Impératrice en compagnie des plus hauts personnages. Mais le récit qu’elle fait de cette expédition est empreint d’amertume. Journalistes et hommes d’État, gens de Cour ou d’opposition, tous, se plaint-elle, la traitent avec froideur, semblent à peine remarquer sa présence, et elle dénonce avec aigreur l’égoïsme, l’indifférence, l’impolitesse de la génération nouvelle. Si, d’un regard sincère, elle eût consulté son miroir, sans doute lui eût-il expliqué ce fléchissement de la vieille galanterie française. Mais il ne semble pas qu’elle ait eu cette idée.

Les dernières années de sa vie furent plus lamentables encore. Les événements de la guerre et du siège ne pouvaient qu’ajouter à son exaltation. On la vit présidente d’un comité de femmes patriotes révolutionnaires ; on la vit, à la tête d’une bande hurlante de citoyennes, promener des drapeaux dans les rues, déclamer dans les réunions, exercer le triste métier d’excitatrice des passions populaires. Ensuite, c’est l’effacement, l’oubli, la pauvreté. Sa mort même, survenue le 9 mars 1876, ne put rappeler l’attention sur son nom. On emporta son cercueil en province, dans la petite ville de Verneuil, où ses obsèques, qu’elle avait exigées civiles, eurent lieu sans pompe, sans discours, sans éclat. Et j’éprouve aujourd’hui une sorte de remords de m’être tant appesanti sur une figure qui tient si peu de place dans la galerie de l’histoire littéraire.

Peut-être cependant, à l’heure où quelques femmes, dans la poésie ou la prose, sont vraiment la parure et le charmant honneur de nos lettres françaises, et où tant d’autres, sur leurs traces, brûlent d’acquérir une renommée pareille, peut-être, dis-je, n’est-il pas inutile de rappeler à certaines l’erreur d’une de leurs devancières, qui, fière de ses premiers succès, grisée de louanges hyperboliques et persuadée que les dons naturels dispensent d’effort et de travail, confondit, trente années durant, l’abondance avec la richesse, la facilité avec le génie, le bruit avec la gloire.


Marquis de SÉGUR.
  1. Conférence prononcée à la Société des Conférences le 14 février 1910.