Éditions Prima (Collection gauloise ; no 84p. 8-12).

III

Zine se pose là

Il était six heures et demie lorsque l’atelier se dispersa. Zine pria deux de ses amies de l’attendre et qu’on allait rigoler. Ensuite elle alla supplier à la caisse pour qu’on lui fît une petite avance à cause de son père qui était malade et des remèdes qu’il lui fallait acheter avant de rentrer.

On lui donna un peu d’argent, et, triomphale, elle rattrapa les deux fillettes qui l’attendaient.

Elle montra sa fortune.

— Hein, tu parles si je vais rentrer chez ma vieille avec tout ce pèze.

— On va d’abord aller prendre un glass.

Et toutes trois entrèrent hautainement dans un bar.

Elles goûtaient avec des airs friands un apéritif écarlate, quand un jeune homme en passant frotta Zine de trop près à son gré.

Elle toisa d’un air dégoûté le personnage audacieux, puis dit à haute voix :

— Il y a des types pleins de culot qui vous pelotent à l’œil, faute de bulle. Moi, je vais les dresser ces gonses-là.

Le nouveau venu tint tête et sérieusement répondit :

— Si c’est pour moi, ma petite, votre vanne, pas besoin de se fâcher. Vous pourrez me dresser tant que vous voudrez. J’adore ça !

Les deux compagnes de Zine, lâchement, se mirent à rire, elle les injuria :

— Dites donc, vous, il en faut peu pour vous mettre à la rigolade. La première face d’oie qui renifle suffit. Oh ! là là !…

La brune amoureuse rétorqua :

— Dame ! tu voulais le dresser, il ne demande que ça.

— Ta gueule ! grogna Zine, il y a dresser et dresser. Comme il veut dire, à part les rombières de cent piges, personne ne voudrait s’y salir.

L’homme furieux, riposta.

— Regardez-moi cette crâneuse, ça veut étaler et c’est encore au biberon. Je parie qu’elle a encore son pucelage.

Zine rougit. La riposte était dure. De fait, elle voulait étourdir tout un chacun de ses paroles audacieuses, et, au fond, ce n’était qu’une pauvre petite pucelle de rien du tout. Les essais fréquents qu’elle avait faits de son corps, depuis ses dix ans, n’avaient jamais abouti à un résultat certain et visible.

Elle dit à voix basse :

— Je l’aurai, ce type-là.

Et renvoyant sa vengeance à l’avenir, écarlate de rage et plus raide, parmi les buveurs narquois, qu’une reine visitant ses sujets, elle paya la tournée et sortit devant ses compagnes étonnées.

— On va en boire un autre ! dit-elle.

— Et comment ! ripostèrent ensemble ses deux amies.

Cette fois, elles choisirent un café plus majestueux et dont la terrasse encombrée avait vraiment bonne figure. Une table était vide, elles s’y précipitèrent :

— Là, on va être bien ! dit Zine avec satisfaction, et ça frime…

Elles burent de nouveaux apéritifs, avec de la glace, de l’eau de seltz et des pailles. C’était le grand luxe.


Elle burent de nouveaux apéritifs.

— Regarde, dit l’une, cette môme, si elle est un peu là !

C’était une petite gosse de leur âge, mais qui portait deux choses ahurissantes pour ces gamines, une canne et une serviette d’avocat.

Toutes trois la dévisagèrent avec nargue. Impassible, la fillette, très droite, affectant une dignité quadragénaire passait parmi les regards étonnés.

À côté des trois arpètes un jeune homme grasseyant, expliquait :

— Je suis sûr que c’est un tapin. Elle porte sa serviette d’avocat simplement pour épater les bours. C’est marle tout de même, on n’oserait pas la grouper. Elle a le chic des filles du grand monde.

— Tu crois, demanda Zine à la petite brune, plus avancée qu’elle dans la connaissance des humains, tu crois que les filles riches sont comme ça ?

— Oui, répondit l’autre, mais avec des jupes plus courtes et montrant encore plus leurs nichons, tu comprends !

— Ah ! conclut Zine, faudra que j’achète une canne aussi.

Et elle suivit d’un œil plus amical la fillette qui s’en allait rigide et hautaine sans regarder personne.

— Gaffe la vieille poule !

À l’exclamation de l’amie brune, Zine éclata de rire devant une femme aux appâts croulants et non étayés, vêtue d’une robe collante, posée visiblement à même sur la peau, et qui passait, orgueilleuse, avec un regard mouillé vers les hommes jeunes.

— Mate… mate aussi le bossu.

Et toutes les trente secondes, elles se montraient quelque curiosité, un garçon chauve, une femme boiteuse, un homme-sandwich, un curé, un officier, un beau gars, une dame du trottoir aux seins exubérants, au regard appuyé, à la démarche saccadée, qui faisait sauter à chaque pas sa poitrine dans le corsage étroit.

Et ce fut encore une jolie femme, admirablement habillée, qui fit ricaner les trois fillettes jalouses, puis un homme grisonnant, à la face belle et lasse, qui, en passant, appuya sur les trois jeunes buveuses un regard si déshabilleur et si salace qu’elles en sentirent une gêne et une inquiétude confuse. Leur conversation s’en arrêta net. Elle reprit devant une grande bringue au masque chevalin, parlant haut en anglais avec un gaillard à mâchoires excessives, sans chapeau, et vêtu simplement d’un pantalon et d’un pull-over polychrome.

Ensuite passa un journaliste âgé et ricanant, qui causait avec un confrère plus jeune. Il disait :

— Parfaitement, moi je descends tous les soirs sur le tas.

Les enfants que l’alcool enhardissait se mirent à rire au nez du brave homme qui répondit par un signe amical :

— Dire, murmura-t-il à son compagnon, que ces trois gosses-là viendront m’y retrouver…

— Hormis, lui répondit l’autre qu’elles n’auront ni votre villa à Nice ni votre propriété à La Garenne.

— Elles auront des châteaux ! riposta le vieillard.

— Et la vérole…

— Quelles andouilles ! méprisa Zine qui avait à demi suivi la conversation.

Et, payant vite, elle se leva :

— Au revoir, les gosses, à demain soir ici, je me fais le patatrot.