Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 195-234).

Il était quatre heures du matin, quand Pierre Hautefeuille se retrouva dans sa cabine, après la veillée extatique de cette inoubliable nuit. Il éprouvait, non pas cette tristesse après le plaisir, dont parle un proverbe trop souvent cité, mais cette exaltation presque grave, cette ardeur de joie attendrie qui est la gratitude enivrée de l’absolu bonheur, et le signe le plus sûr pour une femme qu’elle est véritablement aimée. En vain essaya-t-il de dormir. Une vibration de félicité le tenait éveillé, comme si son être intime avait eu peur de perdre dans le sommeil la conscience de cette réalité si complètement égale à son rêve, si exaltante, si passionnée qu’elle déconcertait presque sa raison. Quand la première aube du jour blanchit la vitre du hublot, il se leva et il monta sur le pont. Dickie Marsh y était déjà, qui regardait le ciel et l’eau avec l’attention d’un vieux marin :

— « Pour un Français, vous m’étonnez, » dit-il au jeune homme, « J’en ai promené beaucoup sur la Jenny. Vous êtes le premier que je vois levé à l’heure qui est pourtant la plus agréable en mer… Respirez cette brise qui vient du large. On travaille dix heures de suite sans fatigue, après s’être mis de cet oxygène dans les poumons… Je suis un peu inquiet de ce ciel, » ajouta-t-il. « Nous sommes allés trop loin. Nous ne pourrons arriver à Gênes qu’à huit heures, et la Jenny a le temps de danser d’ici là… Je n’ai jamais compris les yachtmen qui invitent des amis à ces fêtes de la cuvette et du canapé… Nous aurions pu aller de Cannes à Gênes en quatre heures ; mais j’ai pensé qu’il valait mieux vous faire dormir loin des fracas du port. Le baromètre était très haut. Je l’ai rarement vu descendre aussi vite… »

Le dôme du ciel, en effet, si pur toute la journée et toute la nuit précédentes, s’était peu à peu comme bosselé de gros nuages gris en forme de rochers. D’autres nuages s’allongeaient à l’horizon, pareils à des lignes mobiles qui se fuyaient les unes les autres. Ce rideau de vapeurs grises laissait transparaître un soleil pâle. La mer s’étalait toujours, mais moins immobile et moins lisse. L’eau était de la couleur du plomb, opaque, lourde, menaçante. La brise fraîchissait, et bientôt un large souffle de vent courut sur cette nappe morte de l’eau. Il y éveilla un immense frissonnement d’abord, puis des milliers de rides de plus en plus creusées, enfin d’innombrables petites vagues, droites et courtes, écroulées en flocons blancs :

— « Êtes-vous bon marin ? » demanda Marsh à Hautefeuille. « D’ailleurs, je me trompais tout à l’heure : la Jenny ne roulera pas plus de quarante à cinquante minutes. Nous avons le vent arrière, et nous allons être abrités par la côte. Tenez, voici le phare de Porto-Fino. Une fois le cap doublé, nous n’aurons plus rien à craindre. »

L’éparpillement de l’écume couvrait maintenant toute la mer d’une masse bouillonnante sur laquelle le yacht courait, sans tanguer, mais en s’inclinant à droite et à gauche comme un nageur qui trompe la lame. Une pointe de terre s’avançait avec un phare tout blanc, à son extrémité, près d’un couvent ruiné. Une végétation pâlissante d’oliviers, entre lesquels riaient des villas peintes, mettait comme une toison à ce promontoire dont la base rocheuse se découpait en une suite indéfinie de petites criques. C’était le cap de Porto-Fino, célèbre par la captivité de François Ier après Pavie. Le yacht contourna ce promontoire de si près qu’Hautefeuille put entendre pendant le temps que dura cette manœuvre, le bruit des lames brisées contre les rochers. Au delà, ce fut de nouveau la même nappe morte que tout à l’heure, avec la longue ligne de la côte Ligurienne qui, de Chiappa et de Camogli, par Recco, par Nervi, par Quinto, dévale jusqu’à Gênes. Etagées les unes sur les autres, les collines qui forment le contrefort de l’Apennin montraient leurs ravines plantées de figuiers et de châtaigniers, leurs villages aux hautes maisons coloriées, jusqu’à la mince bande de terre qui court au bord des vagues. Cela faisait une nature à la fois sauvage et riante, que l’homme d’affaires et l’amoureux sentirent très différemment, car le premier dit avec mépris :

— « Ils n’ont même pas su établir un chemin de fer à double voie sur cette côte. C’est de l’ouvrage trop difficile pour des gens d’ici. Moi, de Marionville à Dulutb, ma ligne a quatre voies, et il y avait de bien autres tunnels à creuser ! … »

— « Mais, c’est déjà trop de ceci, » dit Hautefeuille en montrant une locomotive qui, lentement, cheminait le long de cette plage et poussait un panache de fumée. « À quoi bon les inventions modernes dans les vieux pays ? … Comment pouvez-vous rêver dans ce décor, sur cette Riviera comme sur l’autre, une existence de luttes et d’âpres efforts ? C’est une oasis à côté de vos usines que la Provence et que l’Italie. Respectez-les. Il faut bien un coin pour les amoureux et les poètes, pour ceux qui veulent se composer une vie d’émotions heureuses et inoffensives, et dont tout le rêve est une solitude à deux dans des paysages de nature et d’art. Ah ! ce matin, comme celui-ci est doux et apaisé ! … »

Cette exaltation, grâce à laquelle l’amant heureux répondait des phrases lyriques aux remarques positives de l’Américain, sans même sentir le comique de ce contraste, devait durer tout le jour. Elle s’accrut avec l’heure avançante, lorsque les passagers de la Jenny remontèrent sur le pont les uns après les autres, et quand Mme de Carlsberg lui apparut de nouveau, un peu pâlie, un peu lassée. Elle avait dans les yeux cette tendresse mélangée d’anxiété qui rend si touchant le regard d’une femme amoureuse au lendemain de la première possession. Quel trouble en elle, à l’approche de cette rencontre, où elle va lire le sort de son bonheur dans l’expression du visage de celui qu’elle aime ! En se donnant, ne lui a-t-elle pas donné la plus irréparable des preuves d’amour, celle aussi que la brutalité de l’homme convoite le plus et respecte le moins ? S’il allait être déjà fatigué d’elle, pour qui ce dernier, ce suprême abandon de sa personne est le commencement d’un rêve, l’entrée dans le mystérieux univers de la passion partagée ? S’il allait l’estimer moins des pudeurs qu’elle lui a sacrifiées, de la volupté même qu’elle a goûtée dans ses bras ? S’il allait ne lui montrer que la joie de l’orgueil masculin satisfait de sa victoire, quand elle arrive, elle, avec tous les mercis dans le cœur et dans les yeux, toutes les soumissions dans la voix ? Et quel réchauffement, quel renouveau de délices pour elle, quand elle reconnaît, comme Ely de Carlsberg, au premier regard, que son amant vibre à l’unisson de ses troubles intimes, qu’il est aussi délicat, aussi tendre, aussi amoureux que la veille ! Cette simultanéité dans l’émotion fut pour la charmante femme une douceur si profonde, si pénétrante, qu’elle aurait voulu se mettre à genoux devant Pierre, tant elle l’adorait d’être pareil à son désir, et elle lui disait, assis tous deux comme la veille, à côté l’un de l’autre, et regardant le golfe se développer et Gênes la Superbe surgir des flots : — « Es-tu comme moi ? … Avais-tu peur à la fois et besoin de me revoir, comme j’avais peur et besoin de te revoir ? Avais-tu une autre peur, comme moi, celle d’expier bientôt tant de bonheur ? Sentais-tu l’appréhension d’une catastrophe ? Lorsque je me suis réveillée, et que j’ai aperçu le ciel voilé, la mer grise, j’ai eu un frisson, un pressentiment. J’ai pensé que tout était fini, puisque tu n’étais plus mon prince Beau-Temps… » Elle appelait Pierre de ce tendre surnom, prétendant que le ciel s’était fait bleu chaque fois qu’elle lui avait donné un rendez-vous de promenade, et elle continuait, caressante, enveloppante, irrésistible : « Quel délice d’avoir tremblé ainsi et de te retrouver, toi, comme je t’ai laissé hier, non, pas hier, ce matin… »

Elle eut, pour rappeler qu’ils s’étaient quittés peu d’heures auparavant, un sourire si mêlé de langueur et de finesse, de grâce et de volupté, que le jeune homme prit le bord du manteau dont elle était enveloppée, une cape écossaise, avec une longue pèlerine qui flottait au vent, et il y mit un baiser, au risque d’être aperçu par les Chésy et par Dickie Marsh qui s’approchaient. Heureusement, l’Américain et ses deux interlocuteurs n’avaient de regards que pour l’admirable ville, de plus en plus voisine et distincte. Elle érigeait maintenant dans son cirque de montagnes, par delà ses deux ports et la forêt de vergues des mâtures, ses innombrables maisons, démesurées, toutes en hauteur, pressées, serrées les unes contre les autres. De petites rues étroites, presque des ruelles, en pentes brusques, coupaient ces masses par angles droits, et ces maisons peintes en couleurs jadis vives, délavées par les pluies, mangées par le soleil, n’en donnaient pas moins l’idée d’une cité de luxe et de fantaisie. Des terrasses de palais se détachaient, couvertes d’arbustes rares et de statues ; et des villas se répandaient, s’égrenaient le long de la côte, indéfiniment, ici réunies en hameau et formant un faubourg en dehors des faubourgs, là isolées parmi les verdures de leurs jardins. Palais, villas, faubourgs, Marsh les reconnaissait, les uns après les autres, au moyen d’une simple jumelle, qu’il passait ensuite à Yvonne et à son mari :

— « Voici San Pier d’Arena, » disait-il, « Cornigliano, Sestri, à gauche ; à droite, San Francesco d’Albaro, Quarto, Quinto, San Mario Ligure, la villa Gropallo, la villa Serra, la villa Croce… »

— « Mais, commodore, ça vous fait un métier de plus pour le jour de la grande dèche ! » répondait Mme de Chésy en riant. « Vous vous établirez cicérone de mer… »

— « Que voulez-vous ? » reprenait Marsh. « Quand je vois un endroit et que je ne puis ni le situer ni le nommer, c’est exactement comme si je ne voyais rien. »

— « Ah ! que nous ne nous ressemblons guère ! » s’écria Chésy. « Je n’ai jamais pu comprendre une carte de géographie, tel que me voilà ; ce qui ne m’a pas empêché de m’amuser beaucoup dans mes voyages… Croyez-moi, mon cher Dick, nous sommes dans le vrai, nous autres : on a des marins sur mer et des cochers sur terre pour ces besognes… »

Tandis qu’à l’avant du bateau s’échangeaient ainsi les propos d’amour et les phrases de caractère, Florence Marsh était à l’arrière, occupée à rendre un peu de courage à Andriana Bonaccorsi. La future vicomtesse de Corancez tournait le dos à la ville, les yeux fixés obstinément sur le sillage :

— « J’ai la conviction, maintenant, » soupirait-elle, « que cette Gênes me sera fatale : Genova prende e non rende, comme on dit chez nous… »

— « Elle te prendra le nom de Bonaccorsi, et elle ne te le rendra pas, voilà tout, » répondait Florence, « et le proverbe sera justifié ! … Nous avons un autre proverbe, nous, aux États, que le président Lincoln citait toujours. Tu ferais bien de te l’appliquer une fois pour toutes, et tu te guérirais de tes ennuis. Il n’est pas très, très joli, surtout quand il s’agit d’un mariage, mais il est expressif : Don’t trouble how to cross a mud-creek, before you get there. Ne vous inquiétez pas de savoir comment franchir une mare de crotte avant d’y être arrivé… »

— « Mais si lord Herbert a changé d’idée et si la Dalila est dans le port avec mon frère ? Si les Chésy nous demandent à nous accompagner ? Si, au dernier moment, le vieux prince Fregoso refuse sa chapelle, après l’avoir promise ? … »

— « Et si Corancez dit non, à l’autel ? » interrompit Florence, « et s’il y a un tremblement de terre qui nous engloutit tous ? … Va ! la Dalila est bien tranquillement à l’ancre dans la rade de Calvi ou dans celle de Bastia. Les Chésy et mon oncle ont à visiter cinq ou six yachts d’Américains et d’Anglais ; et supposer qu’ils sacrifieront ce plaisir à une tournée comme celle que nous sommes censés faire, dans des musées et dans des églises, c’est fou ! … Le vieux prince ayant répondu oui à dom Fortunato, pourquoi veux-tu qu’il change d’avis, surtout si l’abbé et lui ont été compagnons de prison en 1859 ? Entre vous autres Italiens, tout ce qui touche au Risorgi-mento est sacré. Tu le sais mieux que moi… Je n’ai qu’une inquiétude, » ajouta-t-elle avec son rire gai, « c’est que ce Fregoso n’ait vendu à quelqu’un de mes compatriotes les plus belles toiles de sa galerie et ses plus beaux marbres. Ils raflent tout, ces corsaires. Leur excuse, c’est qu’ils n’ont pas seulement de l’argent : ils ont du goût et ils s’y connaissent. Croirais-tu qu’à Marionville, au collège, la maîtresse d’archéologie nous enseignait l’histoire de l’art grec avant Phidias avec des photographies de cette collection Fregoso ? … »

— « Eh bien ! » disait de nouveau Florence Marsh à son amie, deux heures plus tard, « avais-je raison ? As-tu rencontré le mud-creek ? »

Le débarquement s’était effectué dans les conditions annoncées. Les Chésy et Dickie Marsh étaient allés de leur côté rendre visite à la flottille des yachts de plaisance amarrés près du môle. Une dépêche de Navagero adressée à sa sœur et reçue à bord, avait annoncé l’arrivée de la Dalila dans les eaux corses. Et maintenant un landau de louage emportait l’amoureuse marquise, en compagnie de Florence elle-même, de Mme de Carlsberg et de Pierre Hautefeuille, vers le palais Génois ou les attendait Corancez. La voiture allait, escaladant les rues étroites, passant devant les façades peintes des antiques maisons dont les colonnades en marbre attestent partout dans cette ville la fastueuse opulence de ses commerçants, demi-grands seigneurs, demi-pirates. Et c’était dans ces rues, dans ces couloirs plutôt qui dévalaient, qui dégringolaient vers le port, sous le pavoisement d’innombrables haillons multicolores, pendus à des cordes, accrochés à des volets, tendus à des balcons, un grouillement de tout un peuple alerte, crieur, gesticulateur. Quoique la bise fût âpre maintenant, les trois femmes avaient voulu que la voiture restât ouverte, afin de jouir de cette foule, de ces façades effritées et splendides, du pittoresque des costumes. Quand miss Marsh eut dit à la marquise sa phrase d’encouragement, celle-ci eut un sourire ému encore, mais heureux, et elle répondit :

— « C’est vrai, je n’ai plus peur, et je commence à croire que je ne rêve pas… Si l’on m’avait dit pourtant qu’un jour, je passerais avec vous trois sur la Piazza delle Fontane Morose, et pour aller faire ce que je vais faire ? … Ah ! Jésus, Maria ! voici Corancez ! Comme il est imprudent ! … »

C’était bien le Provençal qui se tenait à l’angle formé parla célèbre place et par cette antique Via &Çuova, aujourd’hui Via Garibaldi, où l’élève de Michel-Ange, Galéas Alessi, a dressé l’un après l’autre les palais Cambiaso, Serra, Spinola, Doria, Brignole-Sale et Fregoso, chefs-d’œuvre d’architecture grandiose à justifier seuls ce surnom de Superbe donné à Gênes par ses orgueilleux citoyens. Quoiqu’il y eût bien quelque imprudence à se montrer dans les rues au risque d’y rencontrer un voyageur français de connaissance, le sire de Corancez n’avait pu y tenir. Il jouait une partie si considérable que la nervosité avait, pour une fois, primé la raison dans ce Méridional plus avisé d’ordinaire, plus pénétré de cette vertu de patience, pour laquelle ces mêmes Génois ont inventé ce dicton familier : « Qui a de la patience achète les grives grasses à un liard l’une ! … » Il avait su, par un émissaire, l’entrée de la Jenny, et il était sorti du palais, son asile sûr, pour bien se convaincre que sa fiancée lui arrivait vraiment. Quand il eut reconnu dans le landau les beaux cheveux blonds de Mme Bonaccorsi, un flot de sang plus chaud courut dans ses veines, et, gaiement, enfantinement, sans attendre l’arrêt de la voiture, il sauta sur le marchepied. Le temps de baiser la main de sa fiancée, de souhaiter par un mot la bienvenue à Mme de Carlsberg et a miss Florence, de dire un bonjour et un merci à Hautefeuille, et il commençait de raconter ses deux semaines d’exil, avec sa verve habituelle :

— « Nous sommes déjà une paire d’amis intimes, » disait-il, « dom Fortunato Lagumina et moi… Vous verrez le drôle de petit bonhomme que c’est, avec ses culottes et son haut chapeau. N’est-ce pas, marquise ? … Je suis devenu Figlio mio… Il a une adoration pour vous, Andriana. Il vous a écrit un épithalame en cinquante-huit strophes… Pourtant, ce mariage religieux sans mariage civil, ah ! ça lui coûte ! … Qu’aurait dit le comte Camille Cavour, dont il garde pieusement la canne et le portrait chez lui ? … Son Cavour et sa marquise ! Sa marquise et son Cavour ! … Entre les deux, il a choisi sa marquise… Je le comprends. Mais il n’osera plus regarder le portrait et la canne, jusqu’à ce que nous soyons en règle avec la loi Italienne… Je lui ai juré que c’était un retard de quelques jours peut-être ; et puis le prince Paolo l’a rassuré… Un autre type, celui-là. Vous verrez son musée, et dans son musée ce qu’il préfère ! … Mais nous sommes arrivés… »

Le landau venait de s’arrêter devant la haute porte d’un palais à péristyle de marbre, comme ses voisins, et peint comme eux de couleurs vives. Un énorme blason sculpté, sur les balustres du balcon, au premier étage, montrait les trois étoiles des Fregosi, très connues autrefois dans toute la Méditerranée, quand les vaisseaux de la République tenaient la mer contre les Pisans, les Vénitiens, les Catalans, les Turcs et les Français. Un concierge vêtu d’une longue livrée à boutons armoriés, couverte de taches, et qui manœuvrait une canne colossale à pomme d’argent, introduisit les arrivants sous la voûte d’un vestibule d’où partait un escalier énorme. Au fond verdoyait un jardin intérieur, planté d’orangers. Les fruits mûrs brillaient dans le feuillage sombre qui laissait voir une grotte artificielle, peuplée de gigantesques divinités. Plusieurs sarcophages décoraient cette entrée où se respirait l’air de magnificence et de délabrement habituel aux vieilles demeures d’Italie. Sur les marches usées de l’escalier, combien de générations avaient passé, depuis que le caprice d’un décorateur génial avait dessiné les moulures blanches sur fond jaune dont s’ornaient les caissons ! Combien de visiteurs avaient débarqué ici des colonies lointaines avec lesquelles commerçait la grande République ! Mais aucun défilé depuis trois siècles n’avait été plus singulier que celui de cette grande dame Vénitienne venue de Cannes sur le yacht d’un Américain, pour épouser un gentillâtre ruiné de Barbentane, assistée d’une jeune fille Américaine et d’une Autrichienne, archiduchesse morganatique, accompagnée elle-même de son amant, un Français de la plus simple, de la plus provinciale tradition française !

— « Ce n’est pas une noce banale que ma noce, tu l’avoueras… » dit Corancez à Hautefeuille, en suivant du regard les trois femmes derrière lesquelles son ami et lui s’attardaient. Ils ne s’étaient plus revus depuis la matinée de Cannes où ils avaient visité ensemble la Jenny. Le fin Méridional, dès ces quelques minutes de leur nouvelle rencontre, avait senti une vague gêne dans la poignée de main et dans le regard de Pierre. L’amoureux n’avait pas, une seule fois, sur le bateau, été troublé dans son bonheur par la présence de miss Marsh et de la marquise, bien qu’il ne pût pas douter qu’elles savaient son sentiment ; mais il devinait qu’elles le respectaient. Au lieu de cela, de rencontrer les yeux de Corancez lui avait infligé un immédiat malaise, « C’est fait, » avait pensé le Provençal, et, avec un facile instinct de complicité galante, il avait été heureux du bonheur de son ami dans son propre bonheur, joyeux de sa joie dans sa propre joie. Maintenant il flattait, il caressait Hautefeuille, pour fondre le rien de défiance que son tact infaillible avait deviné, « Oui, » lui disait-il, « cet escalier est un peu plus chic qu’un escalier de mairie, et c’est vraiment cordial d’avoir avec soi un témoin comme toi. Je ne sais pas ce que la vie nous réserve, et je n’abuse pas des protestations. Rappelle-toi que tu peux tout me demander après la preuve d’affection que tu me donnes.,. Mais oui, mais oui, Je te connais bien. Il y a des tas de choses qui ont dû te choquer dans cette expédition. Et tu as passé par-dessus pour ton vieil ami, qui n’est cependant pas Olivier Du Prat… N’est-ce pas que ma fiancée est délicieusement jolie ce matin ? » continuait-il. « Mais chut ! Voici le vieux prince en personne, et avec lui dom Fortunato… »

En haut de l’escalier, à la porte d’une haute galerie vitrée, deux vieillards se tenaient en effet, que l’on aurait pu croire échappés l’un et l’autre de quelqu’une des toiles où Longhi a fixé d’un pinceau si léger, si juste, le pittoresque jovial de la vieille Italie. L’un était l’abbé Lagumina, tout grêle, tout petit, avec de pauvres jambes d’une maigreur de squelette, prises dans des culottes et des bas qui flottaient autour. Son torse de demi-bossu se drapait dans une longue redingote ecclésiastique. Il frottait ses mains l’une contre l’autre, indéfiniment, par timidité, en saluant de la tête, et sa physionomie était si fine, si pétrie d’intelligence, que l’on oubliait la laideur du nez démesuré et de la bouche édentée pour ne plus voir que cette expression. L’autre était le prince Paul Fregoso, le plus célèbre descendant de cette illustre lignée dont les hauts faits sont inscrits au livre d’or des guerres étrangères et au livre d’airain, hélas ! des guerres civiles de Gênes. Le prince devait ce nom de Paul, héréditaire dans sa famille, au souvenir légendaire du célèbre cardinal Fregoso qui, chassé de la ville, tint longtemps la mer comme pirate. Le dernier petit-neveu de cet étrange héros était un géant aux larges traits, aux beaux yeux noirs brûlants, mais dont les pieds et les mains étaient déformés par la goutte. Presque plié en deux sur une canne à bout de caoutchouc, sordidement vêtu d’une jaquette délabrée, le prince Paul révélait par sa haute mine le descendant des doges. Il parlait de cette voix profonde, ample, caverneuse, où se reconnaît la vigueur dans un âge très avancé. Il avait soixante-quatorze ans.

— « Mesdames, » disait-il, « vous voudrez bien m’excuser de n’avoir pu descendre ce diabolique escalier pour aller à votre rencontre, comme c’était mon devoir, et vous ne croirez pas à l’épigramme que nos ennemis de Toscane ont répandue contre nous : « À Gênes, air sans oiseaux, mer sans poissons, montagnes sans bois, hommes sans respect… » Vous voyez nos oiseaux, » et il montra, par la fenêtre, des mouettes qui planaient au-dessus du port en quête de quelque proie. « J’espère, si vous me faites l’honneur de déjeuner avec moi, vous prouver que nos rougets valent ceux de Livourne… Et, vous permettez ? Nous allons passer tout de suite dans une autre galerie, où il y a une cheminée, et, dans cette cheminée, du bois qui vient de ma villa, derrière la porte Romaine. Par cette tramontane, il nous faut, à nous, du feu, beaucoup de feu, dans ces grandes salles ou nos pères vivaient avec un scaldino… Le premier respect, c’est celui de la santé de ses hôtes ! Madame la baronne, madame la marquise, miss Marsh… » Il saluait chacune des trois dames, avec un mélange inexprimable d’aisance et de cérémonie… « L’abbé va vous montrer le chemin… Moi je vous suivrai comme un malheureux gancio di mare… C’est cette difforme et pauvre bête que vous appelez en français un crabe, messieurs, » conclut-il en s’adressant à Corancez et à Hautefèuille, qu’il fit passer devant lui, pour se traîner, de son pauvre pas d’infirme, jusque dans un salon un peu moins grand que la galerie. Un misérable feu de fagots humides brûlait, avec force fumée, dans une cheminée mal construite. Mais une mosaïque de marbres précieux formait le pavé, et toute la voûte était décorée de stucs coloriés et de fresques qui représentaient l’arrivée de Ganymède au festin des dieux. C’était une peinture légère et heureuse, d’un éclat jeune encore, avec de beaux longs corps élégants, des. caprices exquis de paysage et d’architecture, enfin toute la grâce païenne et délicate des élèves immédiats de Raphaël. Au-dessous étaient appendus quelques portraits. La touche aristocratique de Van Dyck s’y reconnaissait au premier regard. Devant les grandes toiles, sur le parquet, des statues antiques étaient rangées. Des tabourets, jadis dorés, en forme d’X et sans dossiers, achevaient de donner à ce salon une physionomie de musée, qui arracha aux trois femmes cette exclamation :

— « Mais comme c’est beau ! Que de merveilles ! … »

— « Regarde le prince, comme il est dégoûté de leur enthousiasme, » dit tout bas Corancez à Pierre. « Tu es aux premières loges pour une comédie que je te recommande. Moi, je te quitte pour aller faire ma cour… Regarde et écoute… Ça vaut la peine… »

— « Vous trouvez cela beau, mesdames ? » disait le prince à la baronne Ely et à miss Marsh, debout à côté de lui, tandis que Mm* Bonaccorsi et Corancez causaient dans un coin. « Oui, le plafond n’est pas mal… dans son genre. C’est Jean d’Udine qui l’a peint. Le Fregoso de ce temps-là, le cardinal Paolo, mon parrain d’il y a trois cents ans, lequel fit de la piraterie, s’il vous plaît, — avant le chapeau, s’entend, — fut jaloux des Pierino del Vaga du palais Doria. Il fit venir un autre élève de Raphaël, celui qui avait aidé le maître au Vatican… Tous ces dieux ont leur histoire. Ce Bacchus, c’est le cardinal lui même, et cet Apollon sans autre vêtement que sa lyre, son coadjuteur… Ne vous scandalisez pas trop, dom Fortunato… Mais il est parti pour aller se préparer à sa messe : meno male… Ces Van Dyck non plus ne sont pas mal, dans leur genre… Ils ont leur histoire aussi. Regardez cette belle dame, avec son sourire si fin, si mystérieux. Elle tient un œillet rouge à la main sur une robe verte et, si vous pouviez lire les lettres entrelacées sur sa ceinture, vous y liriez cette devise : Ora e sempre, — maintenant et toujours… À présent regardez ce jeune homme, avec le même sourire, la même étoffe verte de son pourpoint, le même œillet et le même chiffre à la ganse de sa toque posée sur la table. Ils se sont fait peindre ainsi, dans le même costume, parce qu’ils s’aimaient. Le jeune homme était un Fregoso, la dame une Alfani, donna Maria Alfani… Cela se passait pendant l’absence du mari, prisonnier chez les Algériens ; tous les deux croyaient bien qu’il ne reviendrait jamais… Chi non muore, si revede, disait volontiers le cardinal… Qui ne meurt pas se revoit toujours… Le mari est revenu et les a tués… On cachait leurs portraits dans la famille. Moi, je les ai mis là… »

Les deux grandes toiles, conservées fraîches par un long exil loin de la lumière, souriaient aux visiteurs, de ce sourire énigmatique dont avait parlé le vieux collectionneur. Une grâce voluptueuse et coupable flottait dans les prunelles de donna Maria Alfani, autour de ses lèvres pourpres, de ses joues pâles, de ses cheveux sombres. Ce délicat visage, souple, subtil, dans les raideurs de la haute fraise verte, gardait un dangereux attrait fascinateur. L’orgueil passionné d’un adultère hardi illuminait les yeux noirs du jeune homme. Cette identité dans les couleurs du costume, dans la nuance des œillets que l’un et l’autre personnage tenaient à la main, dans la pose des corps, cette audace de la devise arborée sur la ceinture de la jeune femme et sur la toque du jeune homme semblaient prolonger après la mort leur criminelle liaison. C’était un défi au vengeur qui avait bien pu les tuer, mais non pas les séparer, puisqu’ils étaient là, sur le même panneau du même mur, proclamant leur audacieuse intimité, glorifiés en elle par la magie de l’art, se regardant, se parlant, s’aimant… Ely et Pierre ne purent se retenir d’échanger ce regard des amants vivants qui rencontrent les reliques des amants d’autrefois et qui sentent d’une façon poignante, au contact d’un passé pour toujours évanoui, la fragilité de leur bonheur présent. Pour Ely, cette émotion était plus vive encore : le menaçant adage du cardinal-pirate, ce chi non muore, si rivede, avait fait de nouveau passer sur elle ce frisson qu’elle avait senti sur le bateau, à la plus douce minute de son heure la plus douce. Mais comment ne pas s’éveiller de ce frisson et de cette mélancolie, ainsi que d’un mauvais rêve, en entendant miss Marsh répondre au commentaire du prince Génois :

— « Voilà deux portrait » que mon oncle paierait bien cher. Il aime tant à rapporter des bibelots de ce genre lorsqu’il revient du Vieux Monde. C’est ce qu’il appelle ses scalps… Mais vous y tenez sans doute beaucoup, mon prince ? Ce sont de si admirables œuvres d’art ! … »

— « J’y tiens, parce qu’elles me viennent de ma famille, » répondit Fregoso. « Mais ne profanez pas ce grand mot d’art, » ajouta-t-il solennellement. « Ici et là, » et il montra la voûte et les tableaux, « c’est tout ce que vous voudrez : de la brillante décoration, de l’histoire intéressante, de l’anecdote curieuse, de la peinture de mœurs exacte, de la psychologie instructive, comme on dit aujourd’hui. Ce n’est pas de l’art… Il n’y a jamais eu d’art ailleurs qu’en Grèce, souvenez-vous de cela, mademoiselle, et, parmi les modernes, une fois : chez Dante Alighieri… »

— « Alors vous préférez ces marbres à ces tableaux ? » dit Mme de Carlsberg, que l’accent de cette sortie avait amusée.

— « Ces marbres-ci ? » répliqua le collectionneur. Il regarda autour de lui les blanches statues rangées le long des murs, et les grandes lignes de son puissant visage se contractèrent en une mimique de mépris. « Ceux qui les ont achetés ne soupçonnaient même pas ce que c’est que l’art Grec. Ils en étaient juste au même point que les ignorants qui ont ramassé les médiocrités de la Tribune ou du Vatican… »

— « Comment ? » interrompit Mme de Carlsberg, « mais à la Tribune il y a la Vénus de Médicis, et au Vatican l’Apollon et l’Ariane… »

— « La Vénus de Médicis, » s’écria Fregoso avec colère. « Ne me parlez pas de la Vénus de Médicis ! … Tenez, » et il montra de ses vieux doigts goutteux une des statues : « la reconnaissez-vous, votre Vénus ? C’est le même corps frêle et maniéré, le même geste des bras, le même petit Amour à ses pieds qui chevauche un dauphin joueur, et c’est, comme l’autre, une basse copie, faite au goût de l’époque Romaine, du chef-d’œuvre de Praxitèle… Est-ce que vous voudriez, chez vous, d’une de ces reproductions de la Nuit qui peuplent les boutiques des marbriers Toscans ? … Des copies, je vous le répète, des copies, encore des copies, — et faites par quels manœuvres ! — voilà ce que vous admirez, à Florence, à Rome, à Naples… Tous ces empereurs et ces patriciens Romains, qui peuplaient leurs villas avec des reproductions des chefs-d’œuvre Grecs, étaient des barbares, et ils vous ont légué l’ombre d’une ombre, une parodie de ce que fut la Grèce, la vraie, celle que Pausanias a pu visiter… Cette Vénus, mais c’est une jolie baigneuse, qui se sauve pour mieux se faire désirer. Elle est coquette. Elle est lascive… Qu’a-t-elle de commun avec l’Anadyomène, avec cette Aphrodite qui incarnait en elle toutes les énergies aimantes du monde, et dont le temple était interdit aux hommes, avec la Déesse qu’on appelait aussi l’apostrophia, la préservatrice ? … Et on lui demandait la force de résister aux désirs déréglés, le courage d’arracher l’Amour à la souillure des sens… Et votre Apollon ? Regardez son sosie… N’est-ce pas qu’il rappelle, à les confondre, celui du Belvédère que Winckelmann admirait tant ? … C’est encore la copie Romaine d’un marbre de Scopas… Mais quel rapport y a-t-il entre ce bellâtre académique et le terrible Dieu de l’Iliade, tel que nous le montre le fronton d’Olympie ? … Là-bas, c’est l’incarnation de la lumière terrible, meurtrière, tragique. On y sent le voisinage de l’Orient et de l’Egypte, les puissances dévoratrices du Soleil, le souffle torride du désert. Ici ? C’est le beau jeune homme destiné à charmer les loisirs d’une grande dame dépravée, dans une chambre secrète, un venereo, comme il y en a par centaines dans les maisons de Pompéi… Et pas un coup de ciseau original sur ces marbres, rien qui révèle la main de l’artiste, derrière la main l’œil, derrière l’œil l’âme, et. derrière l’âme la cité, la race, toutes les vertus qui font de l’art une chose auguste et sacrée, la fleur divine de la vie humaine ! … »

Le vieillard avait parlé avec une exaltation singulière. La noble manie intellectuelle transfigurait en ce moment son visage flétri. Soudain le bonhomme un peu comique et familier qui était en lui prit sa revanche. Sa bouche aux lèvres trop longues fit une lippe bouffonne, et, menaçant de son doigt noueux une des statues, une Diane reconnaissante à son carquois et dont le visage, blanc sur certaines parties, jaunâtre sur les autres, trahissait la restauration :

— « Et les gueuses ne sont pas même intactes ! … Ce sont des copies et des copies réparées. Voyez-moi plutôt celle-ci ? … Ah ! coquine, si tu en valais la peine, tu ne garderais pas ce nez-là ! Bon ! » ajouta-t-il comme un domestique ouvrait la double porte qui terminait la galerie, « cheval de race n’a pas besoin d’éperon : dom Fortunato est déjà prêt. » Et, s’avançant vers Andriana Bonaccorsi : « Madame la marquise me fera-t-elle l’honneur d’accepter mon bras pour aller à l’autel ? Mon âge me donne le droit de jouer le rôle de père, et si je ne marche pas vite, il faut m’excuser : le poids des années est le plus lourd de ceux que l’homme peut avoir à porter. Je vais vous servir de bedeau, » ajouta-t-il en se tournant vers Corancez et esquissant le geste de frapper sur le sol avec sa canne. Puis, revenant à sa compagne dont il sentait tressaillir le bras : « Voyons, ne soyez pas si émue, » fit l’excellent homme à voix basse, « J’ai bien étudié votre Corancez depuis quelques jours : c’est un cœur d’or et si loyal ! … »

— « Eh bien ! » disait l’heureux fiancé lui-même à Mmo de Carlsberg, en lui offrant le bras de son côté, tandis que Florence Marsh prenait celui d’Hauteféuille, « vous moquerez-vous toujours de la chiromancie et de ma ligne de chance ? J’aurai eu avec moi dans mon cortège de noces la baronne Ely ! Est-ce une chance, cela ? Et en est-ce une autre, qu’elle ait eu pour la divertir durant cette corvée un original comme notre hôte ? »

— « Ce n’est pas une corvée, » répondit la baronne en riant ; « mais c’est bien vrai que vous avez de la chance d’épouser Andriana. Elle est bien belle aujourd’hui, et elle vous adore ! … Et c’est vrai aussi que le prince ne ressemble à personne. Cela réchauffe de trouver cette chaleur d’enthousiasme dans un homme de cet âge. Quand ces Italiens partent pour une idée, ils l’aiment comme ils aimeraient une femme, passionnément, dévotement… Ils ont refait leur pays avec ces ferveurs-là… »

— « Vous ne pouvez pas comprendre cela, » disait miss Marsh à Hautefeuille, « vous qui êtes d’un vîeux pays… Mais pour moi qui suis d’une ville à peine plus âgée que moi-même, c’est un ravissement que ces visites dans des palais comme celui-ci où tout parle d’un très ancien passé. »

— « Hélas ! mademoiselle, » répondait Hautefeuille, « il y a quelque chose de plus pénible que d’habiter un pays trop neuf, c’est d’en habiter un qui veut se faire neuf à tout prix, quand il était plein de ces reliques du passé, d’un glorieux passé, un pays où l’on s’acharne à tout détruire ! C’est la folie de la France depuis cent ans… »

— « Hé ! c’est aussi la folie de l’Italie depuis vingt-cinq, » reprit l’Américaine ; « mais nous sommes là, » ajouta-t-elle gaiement, « pour tout acheter et tout sauver… Oh ! l’adorable chapelle, regardez… Eh bien ! je parie que ces fresques finiront à Marionville ou à Chicago. »

Et elle montrait à Pierre les peintures murales de l’oratoire où était entré le cortège. Cette petite pièce, où le cardinal-pirate avait sans doute officié, était décorée, de la base à la voûte, par une vaste composition symbolique, œuvre d’un de ces maîtres inconnus comme il s’en rencontre à chaque pas en Italie. Partout ailleurs ils seraient célèbres. Mais là, comme le disaient les soldats de la fameuse charge, ils sont trop ! Ce peintre, influencé par les merveilleuses fresques dont Lorenzo Lotto a paré la chapelle Suardi à Bergame, avait représenté au-dessus de l’autel un Christ debout, ouvrant ses mains. De l’extrémité de chacun des doigts du Sauveur partait un sarment de vigne qui s’étalait, qui s’allongeait jusqu’à la voûte, chargé de raisins. Ces sarments se recourbaient tous en lunettes pour encadrer, d’un côté, cinq figures de saints, et, de l’autre, cinq figures de saintes. Au-dessus de la tête du Christ, cette inscription : « Ego sum vitis, vos palmites… — Je suis la vigne, vous êtes les rameaux, » donnait à cette fantaisie décorative sa justification évangélique. Sur les murs et dans des compartiments dessinés par des colonnades se voyaient les épisodes principaux de la légende de saint Laurent, le patron de la cathédrale de Gênes : — Decius égorgeant l’empereur Philippe dans sa tente ; — le jeune fils de l’empereur mort donnant à Sixte les trésors de son père, pour être distribués aux pauvres ; — Sixte conduit au martyre et suivi par Laurent qui lui criait : « Où vas-tu, père, sans ton fils ? Où vas-tu, prêtre, sans ton diacre ? » — Laurent lui-même recevant les trésors à son tour et les confiant à la pauvre veuve ; — puis Laurent emprisonné et convertissant l’officier de garde ; — Laurent dans les jardins de Salluste, y réunissant les pauvres, les aveugles et les boiteux, et disant à Decius : « Voici les trésors de l’Église ; » — Laurent parmi les flammes sur une couche de feu… Le pittoresque des costumes, le caprice des architectures, l’opulence du paysage, l’ampleur du dessin et la chaleur du coloris révélaient l’influence Vénitienne, mais atténuée, adoucie par l’usure du temps qui avait effacé le trop vif éclat, estompé les ardeurs trop chaudes de cette peinture. Elle avait pris des tons légers de tapisserie qui achevaient de donner à ce mariage, célébré dans le vieil oratoire de ce vieux palais, chez un vieux prince Génois, par un vieux prêtre un peu gallophobe, le caractère d’une fantaisie à la fois délicieuse et falote. L’ultra-moderne Corancez, agenouillé à côté de l’héritière des doges, avec dom Fortunato pour les bénir, dans ce décor du xvie siècle, c’était un de ces paradoxes comme la réalité seule ose en fournir, à ne pas y croire. Et à ne pas y croire non plus, la naïveté de l’abbé, cet admirateur passionné du comte Camille, débitant aux fiancés, avant de les unir, un petit discours en Français, — il avait tenu, malgré ses rancunes politiques, à faire cette gracieuseté à l’étranger qu’il mariait à sa chère marquise :

— « Noble dame, noble seigneur, je ne vous dirai que peu de mots. Oiseau qui ne chante pas ne donne pas d’augure. Vous allez, noble dame, épouser devant Dieu ce noble seigneur. Noble seigneur, vous allez épouser devant Dieu cette noble dame. Il me semble qu’en consacrant l’union d’un grand nom Vénitien et d’un grand nom Français, j’appelle une fois de plus la faveur de Celui qui peut mut sur l’accord de ces deux pays qui devraient n’en faire qu’un par le cœur : notre chère Italie, noble dame, votre belle France, noble seigneur… L’Italie, elle est semblable à cette figure qu’un maître de génie a peinte sur le mur de cette chapelle. C’est d’elle que sont sortis, comme d’une vigne féconde, ces deux jeunes rameaux de la race Latine, la fière Espagne et la brillante France. La même sève vigoureuse soutient ces trois nations. Puissent-elles être unies un jour, comme une mère est unie avec ses deux filles, comme elles sont déjà unies par la parenté des langues, par la communauté de la religion, unies comme vous allez l’être, noble dame et noble seigneur, d’un lien d’amour que rien ne saura jamais briser. Ainsi soit-il. »

— « Tu l’as entendu ? … » disait une heure plus tard Corancez à Hautefèuillle. L’Ite Missa est avait été prononcé, les « oui » solennels échangés, et le déjeuner, où figuraient les rougets meilleurs qu’à Livourne, s’était achevé parmi des toasts, des rires et la lecture de l’épithalame, œuvre patiente de dom Fortunato. Toute la compagnie prenait maintenant le café dans la galerie, et les deux jeunes gens bavardaient contre un angle de fenêtre, auprès de l’Artemis au nez réparé.

— « Tu l’as entendu. Il m’adore, ce bon abbé… Il m’adore même trop, car je suis noble, mais pas si noble que ça ! … En consentant à ce mariage secret, il a donné à Andriana une preuve d’affection incalculable. Il est intelligent comme on ne l’est pas. Voici longtemps qu’il avait jugé le Navagero et qu’il prévoyait, pour ma femme, le plus sinistre avenir, si elle n’échappait pas à cet esclavage. Fin diplomate avec cela, puisqu’il a décidé son ancien compagnon de carcere duro à nous prêter sa petite chapelle. Eh bien ! intelligence, diplomatie, amitié, rien ne tient pour une âme Italienne devant l’orgueil du droit d’aînesse. Il a fallu qu’en sa qualité d’ami du comte Camille, l’abbé nous fît bien sentir que nous sommes, nous autres Français, les cadets de la grande famille Latine. Mais les cadets, dans la circonstance, ont été plus fins que les aînés ! Aussi ai-je pardonné son outrecuidance à dom Fortunato en pensant à la figure que fera mon beau-frère, tout Italien qu’il est, quand on lui exhibera le petit papier où tu viens de signer ton nom à côté de celui du prince… Et veux-tu la voir, la chance de Corancez ? Regarde… » Il montrait par la fenêtre à Pierre Hautefeuille le ciel couvert de nuages noirs, et la rue, au pied du palais, balayée par la brise, avec les passants qui s’embossaient dans leurs manteaux. « Tu ne comprends pas ? » reprit-il. « Vous ne repartirez plus en mer par ce mauvais temps. Ces dames coucheront à l’hôtel. Ne trouves-tu pas que c’est délicieux d’avoir pour le soir de ses noces légitimes un rendez-vous clandestin comme s’il était coupable ? »

Le Provençal avait eu, pour faire cette confidence, plus libertine que conjugale, un sourire de demi-complicité. Il disait à Hautefeuille, ce sourire : « C’est une nuit d’amour qui se prépare, pour toi aussi. » Corancez vit son ami rougir comme peut rougir une jeune femme qu’un parent trop familier plaisante au lendemain de son mariage. Mais la nouvelle vicomtesse vint heureusement rompre ce tête-à-tête en s’approchant, appuyée sur le bras de Mme de Carlsberg. C’était le commentaire vivant du propos voluptueux de Corancez, que ces deux belles jeunes femmes si fines, si élégantes, si éprises, s’avançant vers les deux beaux jeunes hommes ; et l’air de paganisme qui se respire involontairement dans un décor d’Italie est si pénétrant, si prenant, que le frisson de pudeur éprouvé par Pierre s’apaisa sous le regard des yeux bruns de sa maîtresse, éclairés du même feu tendre que les yeux bleus de la Vénitienne avaient en contemplant son mari.

— « Vous venez nous chercher de la part du prince ? » fit Corancez. « Je le connais ! Il n’aura de cesse que lorsqu’il vous aura montré son trésor. »

— « En effet, il vous réclame, » dit Andriana ; « mais nous venons vous chercher pour nous, d’abord. Un mari qui abandonne sa femme après une heure de mariage, c’est un peu tôt. »

— « Oui, c’est un peu tôt, » répéta Ely ; et la signification que revêtaient ces mots, adressés en réalité à Hautefeuille, fut douce au jeune homme ainsi qu’un baiser.

— « Contentons le prince… et la princesse, » dit-il en osant porter à ses lèvres la main de sa chère maîtresse, comme par un badinage de galanterie, « et allons voir le trésor. Tu le connais déjà, toi ? » demanda-t-il à son ami.

— « Si je le connais ! » répondit l’autre, « je n’étais pas ici depuis une demi-heure que j’avais déjà dû subir le boniment. Vous savez ? » Il désigna de la main le vieux Fregoso qui, escorté de miss Marsh et de dom Fortunato, sortait de la galerie ; puis, se frappant la tête : « Il a son coup de marteau, notre hôte… Mais vous en jugerez. »

Toute la noce donc — pour employer la bourgeoise expression du Méridional qualifié de « grand nom de France » par l’abbé Lagumina — s’était engagée à la suite de Fregoso dans un escalier plus étroit, qui menait à l’appartement privé du collectionneur. Il marchait le premier maintenant, jaloux de montrer la route. Comme il arrive dans ces grandes demeures Italiennes, les pièces d’habitation étaient aussi petites que les salles de réception étaient vastes et magnifiques. Le prince vivait ainsi, lorsqu’il était seul, dans quatre chambres étriquées et dont le mobilier sommaire attestait le stoïcisme physique du vieillard, grisé de chimères, indifférent au bien-être comme à la vanité. Mais sur les murs étaient placés les quelques fragments qui composaient son vrai musée, — vingt ou vingt-cinq, pas plus. — Au premier regard, cette collection Fregoso, célèbre dans les deux mondes, était constituée par des débris informes et d’une rudesse de facture qui devait produire sur tout ignorant l’impression qu’ils avaient produite sur Corancez. À force d’étudier l’art antique, Fregoso en était arrivé à n’aimer plus que les marbres d’avant Phidias, ces reliques du vie siècle, où palpite, où se révèle toute la Grèce primitive et héroïque, celle qui arrêta l’invasion d’Asie par la seule vertu de l’élite, de la race supérieure, mise en présence des races inférieures et de leurs hordes innombrables. Devenu le plus passionné des archéologues, après avoir été le plus actif des conspirateurs, le grand seigneur Génois habitait parmi les dieux et les héros de cette Hellade lointaine, comme s’il eût été un contemporain du célèbre soldat sculpté sur la stèle d’Aristion. À peine le dernier de ses invités eut-il passé le seuil de la première pièce qui lui servait d’ordinaire de fumoir, il sembla que, par miracle, le podagre se fût soudain rajeuni. Sa taille s’était redressée, ses pieds ne traînaient plus sur le parquet un poids aussi lourd. Son démon, comme eussent dit ses chers Athéniens, s’était emparé de lui, et il commençait d’expliquer son musée avec une flamme dont il était impossible de sourire. Sous sa parole ardente, le marbre mutilé s’animait, vivait. Il le voyait dans toute sa fraîcheur d’il y a deux mille quatre cents ans, et, par un irrésistible hypnotisme, sa vision se communiquait aux plus sceptiques de ses auditeurs :

— « Voilà, » disait-il, « les plus vénérables des images… Ce sont trois statues d’Héra, trois Junons, sous leur forme primitive : l’idole de bois, copiée en pierre par un ciseau qui hésite encore. »

— « Le xoanon, » fit Florence Marsh.

— « Vous connaissez le xoanon ! » s’écria Fregoso, qui dès lors ne s’adressa plus qu’à la jeune Américaine. « Alors, mademoiselle, vous êtes digne de comprendre la beauté de ces trois exemplaires. Ils sont uniques. Ni celui de Délos, ni celui de Samos, ni celui de l’Acropole ne les valent… Regardez-les tous trois. C’est la vie que vous voyez naître… Ici, le corps est dans sa gaine encore, et quelle gaine ! Rude comme le feutre des grossiers lainages. Il respire pourtant : les seins sont là, les hanches, les jambes… Puis cette étoffe se fait souple, c’est un tissu délicat de laine fine, une longue chemisette fendue qui se prête aux mouvements. La statue s’anime. Elle marche… Admirez l’ampleur de ce torse sous le péplos, cette tunique collante étalée en plis verticaux sur ce côté, en éventail sur l’autre, cette pose de la déesse sur sa jambe droite, la gauche en avant… Elle marche, elle vit… O Beauté ! … Et ces Apollons ! … »

Il montrait, maintenant, sans pouvoir parler, tant la fièvre de son enthousiasme l’exaltait, trois torses d’une pierre devenue roussâtre à force d’avoir séjourné dans quelque terrain ferrugineux, sans tête ni bras, montés sur des jambes dont il ne restait que des moignons.

— « Est-ce que ce n’est pas le type de ceux d’Orchomène, de Théra et de Ténéa ? » demanda miss Marsh.

— « Justement ! » reprit le prince avec une joie qui ne se contenait plus. « Ce sont des images funéraires, la statue d’un mort divinisé en Apollon… Et dire qu’il y a des barbares pour prétendre que les Grecs sont allés chercher leur art en Égypte et en Mésopotamie ! Est-ce que jamais un Égyptien, un Asiatique ont eu l’idée de cette cambrure, de ce tour du torse et des reins ? Ils n’ont jamais bien fait que l’homme assis, l’idole hiératique et collée au mur… Et ces cuisses ! Homère prétend qu’Achille sautait cinquante pieds. J’ai fait des recherches exactes : c’est le maximum du saut d’un tigre. Cela nous paraît incroyable. Eh bien ! voilà les outils pour des sauts pareils. Il y faut ces muscles. Tout l’art est là : de beaux membres capables de beaux mouvements. I moti divini, disait Leonardo. Mettez cette énergie au service de la cité, et cette cité elle-même, représentez-la par des dieux, par ses dieux : vous avez la Grèce… »

— « Et vous avez Venise, vous avez Florence, vous avez Sienne, vous avez Gênes, toute l’Italie ! » interrompit dom Fortunato… — « L’Italie est l’humble élève de la Grèce, » dit solennellement Fregoso : « elle a quelques touches de la grande Beauté, mais elle n’est pas la grande Beauté… » Puis, mystérieusement : « Ah ! cette fois, il faut fermer les volets et abaisser les rideaux. Dom Fortunato, voulez-vous m’aider ? … »

Quand la nuit fut ainsi produite, le vieillard mit aux mains de l’abbé la bougie allumée, il lui fit signe de le suivre, et, s’avançant vers une tête de marbre, posée sur un piédouche, il dit d’une voix troublée par l’émotion :

— « La Niobé de Phidias ! … »

Les trois femmes et les deux jeunes gens aperçurent alors, à la lueur de la petite flamme, un morceau de marbre réellement informe. Le nez avait été brisé, écrasé. La place des yeux était à peine reconnaissable. Toute une partie de la chevelure manquait. Le hasard de cette épouvantable destruction avait pourtant épargné la lèvre inférieure et le menton. C’est sur cette bouche mutilée et sur ce menton que dom Fortunato, habitué à l’enfantine mise en scène de l’archéologue, fit tomber la lumière :

— « Est-elle admirable de vie et de douleur, cette bouche ! » s’écria Fregoso ; « et ce menton, est-il puissant ! … Exprime-t-il assez la volonté, l’orgueil, toutes les énergies de la reine qui défia Latone ! … Et ces lèvres, entendez-vous le cri qui les traverse ? Suivez cette joue : à ce qu’il en reste, on la retrouve… Et le nez ! Quelle noble forme l’artiste avait su lui donner ! … Regardez ! … » Il saisit la tête, la mit sous un certain angle, tira son mouchoir, en prit un morceau entre ses deux mains, et il le tendit au bas du front de la statue, à la place où il n’y avait plus qu’une plaie béante dans la pierre. « La voici, cette ligne du nez ! … je la vois… Je vois les larmes qui coulent, tenez, là… » Et il mit la tête sous un autre angle, « Je les vois… Allons ! » conclut-il, après un silence et un soupir, « il faut rentrer dans la vie. Relevons les rideaux et rouvrons les volets… » Et, lorsque la lumière du jour fut revenue jouer sur l’informe débris, Fregoso poussa un nouveau soupir ; puis, avisant une autre tête moins complètement ruinée, il la prit, et, s’inclinant devant miss Marsh, dont les connaissances techniques et l’attention avaient flatté délicieusement sa manie :

— « Mademoiselle, » dit-il, « vous méritez de posséder un fragment d’une statue qui ornait l’Acropole… Permettez-moi de vous offrir cette tête, découverte dans les dernières fouilles… Regardez le sourire. » Et la tête, élevée dans les mains du vieillard, souriait, en effet, d’un sourire des joues, inquiétant, à la fois sensuel et mystérieux.

— « C’est le sourire Éginétique, n’est-ce pas ? » dit l’Américaine.

— « Les archéologues le nomment ainsi, » répondit le prince, « à cause des marbres du célèbre fronton. Pour moi, c’est le sourire Élyséen, l’extase qui doit flotter à jamais sur la bouche de ceux qui goûtent l’éternel bonheur, et les dieux et les déesses le révèlent à l’avance à leurs dévots… Rappelez-vous le vers d’Eschyle sur Hélène, mademoiselle. Ce sourire y tient tout entier : Âme sereine comme le calme des mers… »

Lorsque les trois femmes et Hautefeuille se retrouvèrent, au sortir de ce fantastique mariage et de cette plus fantastique visite, dans le landau qui les ramenait du côté du port, vers les trois heures de l’après-midi, tous les quatre se regardèrent avec un étonnement d’être de nouveau là, au milieu d’une rue pleine de peuple, entre des maisons au rez-de-chaussée desquelles s’ouvraient des boutiques, devant des murs décorés d’affiches, en plein tapage de la vie contemporaine.

C’est l’impression que l’on éprouve lorsqu’on vient d’assister à une représentation de jour, et qu’on se réveille sur le trottoir, à la clarté du soleil. Cette hallucination du théâtre, subie deux heures durant sous la flamme du gaz, vous rend presque douloureux le sursaut du retour à la vie réelle. Andriana fut la première à exprimer tout haut cette sensation déconcertante :

— « Si je n’avais pas là l’épithalame de cet excellent dom Fortunato, » dit-elle, et elle montra une petite brochure qu’elle tenait à la main, « je croirais que j’ai rêvé… Il vient de me la remettre avec grande cérémonie, en m’annonçant que ce poème est imprimé à quatre exemplaires chez l’imprimeur qui travaillait pour les proclamations de Manin, notre dernier doge. Il y en a un pour Corancez, un pour Fregoso, un pour l’abbé lui-même, et celui-ci… Oui, je croirais que j’ai rêvé… »

— « Et moi de même, » dit Florence Marsh, « si cette tête de marbre n’était pas si lourde, » et elle soupesa de ses petites mains l’étrange cadeau dont l’avait honorée l’archéologue… « Mon Dieu, que je voudrais visiter ce musée sans le prince ! J’ai l’idée qu’il nous a tous hypnotisés et que s’il n’était pas là nous ne verrions plus rien… Tenez, le sourire de cette tête, nous l’avons vu tout à l’heure, quand Fregoso nous le montrait ? … Maintenant, je n’en trouve plus trace. Et vous ? »

— « Ni moi… Ni moi… Ni moi… » s’écrièrent ensemble Ely de Carlsberg, Andriana et Hautefeuille.

— « Il est certain, » dit celui-ci en riant, « que j’ai vu pleurer la Niobé, qui n’avait pas d’yeux et pas de joues. »

— « Et moi, » dit Mme de Carlsberg, « courir l’Apollon, qui n’avait pas de jambes. »

— « Et moi, » dit Andriana, « respirer la Junon, qui n’avait pas de poitrine. »

— « Corancez m’avait prévenu, » fit Hautefeuille. « Quand Fregoso n’est pas là, son musée devient un simple tas de pierres. Quand il vous le montre, c’est l’Olympe. »

— « C’est un croyant et un amoureux, » reprit la baronne Ely. « Ces quelques heures avec lui m’en ont plus appris sur la Grèce que toutes mes promenades au Vatican, au Capitole et aux Offices. Cela me console de n’avoir pu vous montrer le Palais Rouge, » ajouta-t-elle en s’adressant à Hautefeuille, « et ses Van Dyck. Ils sont adorables. »

— « Vous aurez tout le temps demain, » dit miss Marsh. « Mon oncle partira ce soir, je le connais. Mais il nous laissera tous à terre : la Jenny va danser terriblement ; et il n’admet pas qu’on soit malade sur son bateau. Regardez comme l’eau clapote déjà dans le port. En mer, c’est la tempête. »

Le landau était arrivé sur le quai, à la place où la chaloupe du yacht attendait les voyageurs. De petites vagues se brisaient en effet contre la pierre ; et c’était, dans toute la rade, sous la bise maintenant déchaînée, un hérissement de flots menus, trop faibles pour ébranler les paquebots solides sur leurs ancres, mais qui balançaient les barques de promenade et de pêche. Quelle différence entre ce frisson de la houle grise, sensible même dans ce port fermé de ses deux môles, et le miroir uni de saphir immobile qu’étalait la veille, à cette heure, la baie ouverte de Cannes ! Entre ce ciel tendu de nuages et l’azur du départ, entre l’âcreté de ce vent du Nord et le souffle parfumé de la brise d’hier, quel contraste ! … Mais qui songeait à s’en apercevoir ? Ce n’était pas Florence Marsh, heureuse malgré tout du scalp archaïque qu’elle allait emporter à bord. Ce n’était pas Andriana, à qui la perspective d’une nuit passée à terre promettait une trop douce certitude : elle avait un rendez-vous avec son mari comme avec un amant, et, Corancez ne s’y était pas trompé, le piquant de ce rendez-vous clandestin et légitime après un mariage de roman, achevait d’affoler cette femme amoureuse qui, pour la première fois depuis des années, avait totalement oublié son redoutable frère. Ce n’étaient pas Hautefeuille et sa maîtresse, qui avaient aussi ces longues heures de nuit à passer ensemble. Aussi le jeune homme, resté en arrière avec Ely de Carlsberg, lui disait gaiement et tendrement, comme ils marchaient vers la chaloupe de la Jenny, dont le pavillon, blanc, noir et rouge, claquait sous la bise :

— « Je commence à croire que ce charmant Corancez a raison, avec sa ligne de chance ! … Et il paraît que c’est contagieux… »

À cet instant même, et comme Ely répondait par un sourire de langueur et de promesse, un des matelots debout sur le quai auprès de la barque tendait à miss Marsh un grand portefeuille. C’était le courrier du bord, qu’il était allé chercher à la poste, et la jeune Américaine commença le tri de ces quinze à vingt lettres :

— « Voilà une dépêche pour vous, Hautefeuille, » dit-elle.

— « Vous allez voir, » fit celui-ci qui continuait la plaisanterie, « c’est une bonne nouvelle… » Il déchira le papier jaune. Son visage s’éclaira d’un beau sourire, et il tendit le télégramme à Mme de Carlsberg en ajoutant : « Qu’est-ce que je vous disais ? » Et cette dépêche était ainsi conçue :

— « Quitte le Caire aujourd’hui, serai Cannes dimanche, lundi, au plus tard. Recevras nouvelle dépêche. Si heureux te revoir. OLIVIER DU PRAT. »