Une idylle normande
III
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Le lendemain, le premier rayon du soleil levant tomba sur la palette de Georges, installé déjà sur le pont d’une arche attenant au vieux moulin de la Sinope. Il était revenu seul au bord de la petite rivière où ils étaient deux la veille. Condamné à partir le jour d’après, il n’avait pas voulu quitter sa chère vallée sans lui dire un dernier adieu, et il tenait à emporter dans son bagage d’artiste un vivant souvenir de cette promenade où pour la première fois son amour avait discrètement parlé.

Le comte, qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit, était parti de grand matin pour les dunes de Ravenoville, espérant qu’une longue course à cheval dans les brumes de la Manche lui rafraîchirait le sang, et que l’agitation du corps endormirait un peu la tempête morale ; mais il eut beau longer les grèves et lancer son coureur au ras du flot, jusque dans la haute et folle écume des lames, rien ne put calmer sa fièvre, et il eut grand’peine à patienter jusqu’à l’heure habituelle où Marie descendait au jardin.

Elle n’avait pas dormi non plus, et, pour elle surtout, cette nuit fut terrible. Pour échapper aux tourments de son insomnie, elle essaya de lire, mais nos plus grands écrivains, prosateurs et poètes, étaient fades près du roman de son cœur. Elle jeta un rapide coup d’œil sur sa vie… que devait clore bientôt l’union projetée avec Henri de Morsalines. Ce mariage, qui lui avait presque souri le mois précédent, lui semblait aujourd’hui sérieux comme une prise de voile ; mais elle était résolue au grand sacrifice, se regardant comme engagée par sa promesse antérieure et comme indissolublement liée au grave gentilhomme qui avait si courtoisement aspiré à l’honneur de cette union. Le jour de sa demande, elle avait, sans arrière-pensée, mis franchement sa main dans la sienne, et, ce jour-là, très certainement, sa petite main n’avait pas menti.

Elle descendit à dix heures, comme d’habitude. A sa vue, le comte, pour la première fois, fut troublé comme un enfant ; il lui sembla que toute son énergie s’en allait. Il était planté, tout songeur, derrière une grosse touffe de lilas, confus d’abord et presque hésitant. Elle ne l’avait pas encore aperçu.

Cette fois, elle ne fit pas attention aux grandes corolles de ses magnolias, à peine accorda-t-elle un regard distrait aux myosotis des sources acclimatés dans l’eau de son jardin ; mais en passant près d’une plate-bande de sable, elle se baissa vivement pour cueillir une jacinthe orientale, puis quelques brins d’hysope aux fleurettes bleues qui, ce jour-là peut-être, lui disaient quelque chose de l’Égypte et de Jérusalem. Elle était vêtue de blanc, un simple ruban mauve nouait sa chevelure. Tout en froissant les fleurettes parfumées dans ses doigts, elle marchait avec lenteur et recueillement. Henri la contemplait. De vagues ressouvenirs de poésie sacrée, d’Esther et de Saint-Cyr, lui revenaient en mémoire avec des fraîcheurs d’aurore, et jamais il n’avait eu pour elle une si religieuse admiration. Dès qu’elle put apercevoir le comte, elle vint à lui, qui semblait se trouver là comme par hasard, tandis qu’en réalité il attendait depuis deux mortelles heures. Quand les yeux de Marie répondirent aux siens, ce clair regard apaisa comme un enchantement tous les tumultes de son cœur. Il se demanda comment il avait pu douter d’elle un seul instant ; mais, décidé d’avance à lui parler le matin même, il entama l’entretien d’un ton qui n’était ni trop intime ni trop solennel mais avec une certaine gravité dans la voix :

« Marie, dit-il en forme d’exorde, je suis vraiment heureux de pouvoir causer avec vous quelques instants ce matin ; si vous le permettez, je tiendrais à votre assentiment sur quelques points en litige dans mon for intérieur, et serais très désireux de connaître votre manière de voir et de penser sur une question qui me donne à réfléchir… »

Sans témoigner trop de surprise à ce grave début, Marie fit signe qu’elle écoutait ; il continua :

« Je dois vous avouer en toute franchise qu’il m’est venu des scrupules, puérils peut-être, qui assurément ne pèsent pas sur ma conscience comme des remords, mais qui me préoccupent néanmoins, et même assez sérieusement pour que je prenne la liberté de vous en faire part : je me suis demandé parfois si, malgré de belles apparences qui plaident en ma faveur, je ne serais pas au fond un très grand égoïste ? »

Marie répondit par un geste de dénégation, en essayant de le détromper ; elle commençait à comprendre où il voulait en venir.

« Je songeais, ce matin même, dit le comte, à un gentleman farmer, pas très vieux encore, c’est possible, mais un peu mûr déjà, ayant passé la trentaine, d’habitudes rustiques, presque sauvages, aimant la chasse à courre, le son des trompes, sa meute aux longs abois et même le hennissement de ses chevaux, et je me demandais si ce gentilhomme campagnard, confiné dans son manoir féodal comme un seigneur du temps jadis, a bien le droit d’enchaîner à son existence monotone la vie d’une femme jeune, belle, intelligente, faite pour s’épanouir en pleine lumière dans les bals ou les salons de Paris, qui seuls peuvent apprécier dignement ses éclairs de jeunesse, l’aristocratie de sa beauté, toutes les fleurs de son esprit charmant et même (pourquoi ne pas le dire ?) le grand style de ses toilettes vraiment incomparables !

— Vous vous calomniez, monsieur le comte, répondit-elle avec un demi-sourire.

— Certes, non ; mais, en réalité, est-ce une perspective bien attrayante que cet éternel horizon de prés, de bois et de grèves, aux fenêtres d’un vieux château perdu dans un fond de province, où trop souvent l’ennui doit tomber des plafonds ? Enterrer de gaieté de cœur la jeunesse d’une femme et ses plus belles années dans une pareille solitude, n’est-ce pas aussi cruel que de prendre de beaux papillons de jour, encore tout frémissants de la sainte lumière du soleil, pour les clouer vivants dans les ténèbres ?

— Vos comparaisons ne sont-elles pas un peu outrées et ne représentez-vous pas sous des couleurs bien sombres quelques scènes tranquilles de villégiature ? Arrivez au but simplement.

— Pardonnez-moi, reprit-il avec animation, si je n’ai pas dit précisément ce que je voulais dire, et permettez-moi d’expliquer plus clairement ma pensée. »

Et mettant dans ses paroles un respect absolu et les nuances de la plus discrète réserve, mais avec un tremblement nerveux dans la voix :

« Marie, dit-il, le jour où, n’écoutant que mes vœux personnels, je vous ai demandé votre main, ce jour-là peut-être vous êtes-vous crue liée à mon égard par des sentiments de gratitude exagérée, que j’apprécie sans doute et qui vous font, à mes yeux, le plus grand honneur ; mais si je n’avais rien dit encore, si je vous adressais aujourd’hui cette demande pour la première fois, votre réponse serait-elle absolument la même, en toute liberté d’esprit, en pleine indépendance de cœur ?

— Oui, monsieur le comte, » dit-elle à voix basse et les yeux gravement baissés.

Le comte respira. Il y eut un long silence, et quand ils se levèrent tous deux, avec son intuition de femme, Marie ajouta :

« Saviez-vous que M. Fontan veut absolument nous quitter demain ? Sa résolution est inébranlable. Il paraît que ce voyage au Nord lui tient décidément à cœur.

— Et moi qui jusqu’alors avais regardé ce nouveau pèlerinage comme un simple prétexte ! C’est donc réellement sérieux ?

— Très sérieux, » répondit-elle.

S’il restait encore des nuages dans la pensée du comte, ils furent promptement dissipés.

Le paysagiste, bon marcheur, rentra à l’heure militaire, rapportant l’esquisse de la Sinope, que le comte trouva fort belle et que Marie Alvarès ne put voir sans être émue profondément.

« Hier, dit Georges à Henri, je t’ai fait cadeau de mon Avenue des Hêtres ; aujourd’hui, si tu le permets, je garde pour moi ce coin de vallée comme un souvenir du pays. »

En déjeunant, on avait parlé, pour l’après-midi, d’une excursion à Saint-Waast-de-la-Hougue. On attela Sélim, alezan brûlé à crinière et queue flottantes, un arabe très doux, de onze ans déjà, âge fort respectable pour un cheval ; néanmoins, Mlle Marthe, qui, cette fois, n’était pas sollicitée par une œuvre de charité, préféra rester à la maison. Ils étaient donc trois pour ce voyage : Georges et Henri sur le devant de la voiture (Henri conduisait), Marie seule dans le fond, où sa longue robe pouvait à l’aise épanouir son ampleur. Par la vitre, baissée, il lui était facile, du reste, de renouer l’entretien interrompu, quand, de temps à autre, il lui en prenait fantaisie. Tout alla fort bien jusqu’à la croix des routes de Montebourg à Quinéville ; mais, un peu plus loin, en vue des hautes ruines de Saint-Michel, où commence une côte rapide, qui descend en droite ligne, Sélim fut quelque peu effarouché par de longs nuages emportés au vent de mer et qui, passant entre soleil et terre, barraient la route par intervalles de leurs grandes ombres fuyantes ; ce n’eût rien été, mais un troupeau de moutons poudreux se jeta dans les roues ; on coupa le troupeau. Pour surcroît d’embarras (c’était ce jour-là foire de Quettehou, près Saint-Waast, on n’y avait pas songé), une bande indisciplinée de gros bétail, bœufs, taureaux, vaches et bouvillons, descendait la pente opposée et venait rapidement à leur rencontre. (Les bêtes se rangent moins volontiers que les hommes.)

Il y avait surtout dans le nombre un petit taureau noir sauvage, aux regards de travers, qui faisait blanc de son œil et à qui, sans doute, la robe alezan de Sélim ne revenait pas. Il se rua sur lui en droite ligne et se campa sur ses quatre pieds en baissant la tête comme s’il voulait éventrer le cheval et mettre à néant l’équipage. Sélim fit un bond de côté, se cabra, partit à fond de train sans qu’on pût l’arrêter et vint s’abattre au bas de la côte, sur la borne kilométrique. Georges et Henri furent jetés à terre violemment, Georges sur le gros tas de pierre des cantonniers, Henri au revers du fossé. Marie Alvarès, à part quelques éclats de vitre, n’eut aucun mal. Elle s’échappa comme un éclair de la voiture renversée, et quand elle aperçut Georges étendu sans mouvement, pâle et la tête en sang, elle ne fut plus maîtresse d’elle-même, et courut à lui d’abord : la rivière étant là tout près, elle y descendit en hâte pour mouiller une grande plaie ouverte à la tempe ; son mouchoir, son foulard de cou, ses manches de batiste y passèrent, et pour assujettir le bandeau improvisé, elle noua convulsivement sur le tout la coiffure en grosse cotonnade bleue de la petite bergère aux moutons, qui se trouvait là. Georges revint à lui :

« Merci, Marie, ce n’est rien, » dit-il à voix basse.

Pour le comte, brusquement étourdi de sa chute, quand il rouvrit les yeux, il eût préféré ne jamais les rouvrir. Il avait tout vu dans l’empressement affolé de Marie près de Georges, et désormais il n’était que trop éclairé. Sous le coup rapide de cette commotion morale qui le frappait si rudement en plein cœur, il retomba dans un long évanouissement réel, et, quand il reprit conscience de la vie, Georges, Marie et la petite bergère lui jetaient encore de l’eau froide au visage.

La voiture étant brisée et le pauvre Sélim couronné, ils revinrent dans une longue charrette de paysan, que son conducteur ramenait à vide. Au retour, on coucha l’artiste, pris de fièvre ; mais le médecin déclara son état sans danger (deux ou trois jours de repos devaient suffire), et Mlle Marthe s’installa au chevet du malade en vraie sœur hospitalière.

Le comte n’avait aucune blessure sérieuse apparente. Sa détermination était prise. Il s’était dit :

« Je comprends tout maintenant de Marie Alvarès. Rien ne prévaudra contre son opiniâtre et inflexible volonté. Georges serait parti demain ; c’est elle qui a dû hâter son départ. Elle en a eu le courage. Je la connais bien : esclave d’une première parole donnée, elle aurait mis sa main dans la mienne sans hypocrisie, et elle aurait suivi jusqu’au bout la ligne rigoureuse du devoir. J’en suis sûr. Il est des femmes que leur dignité sauvegarde, qui, d’instinct, ont horreur d’une tache, comme l’hermine de la boue ; mais elle en serait morte. Et moi, d’ailleurs, aurais-je pu étouffer ses pensées, renverser d’un souffle les images de ses rêves, écraser ses lèvres, qui, peut-être, dans la franche illusion du sommeil, auraient prononcé à haute voix le seul nom qui lui reste au cœur ! aurais-je eu la force d’assister froidement à cette longue agonie ? non, ce viol me révolte. Il faut une victime, je disparaîtrai. »

De toute la soirée, le comte ne laissa rien voir de son agitation, il resta impassible. Marie put croire même que son empressement de folle près de Georges, blessé, n’avait pas été aperçu. Avant de rentrer chez lui, le comte de Morsalines vint s’informer de la santé de l’artiste, qui sommeillait, et, quand il prit congé de Marie, il lui souhaita le bonsoir affectueusement, mais simplement, comme s’il devait la revoir le lendemain ; pourtant elle remarqua quelque chose de singulier dans son regard, un peu fixe ce soir-là, mais affable toujours.

Le comte de Morsalines ne se coucha pas de la nuit, et voulut partir sans phrases, sans récriminations banales, sans faux attendrissements sur lui-même. Il écrivit trois lettres, dont deux très courtes, à Georges et à Marie ; la troisième à son notaire, sous le couvert de Mlle Marthe. Voici les deux premières :


« MARIE,

« J’ai compris le secret de votre héroïque mensonge, mais je n’accepte pas le sacrifice. Vous êtes libre. Je me suis toujours fait une joie d’obéir à vos moindres volontés, je désire que, pour une fois, les miennes soient exécutées. J’ai prié Mlle Marthe de vous les exprimer. »


La seconde lettre était ainsi conçue :


« GEORGES,

« La vie est semée de singuliers inattendus. Nos deux rôles sont changés. Aujourd’hui, c’est moi qui voyage, et pour revenir, Dieu sait quand ? J’ai toujours eu l’envie de connaître la flore de l’Himalaya. »

En post-scriptum, il avait ajouté : « Reste. Ton départ l’aurait tuée. »


Dans la troisième lettre, destinée à son notaire, le comte, voulant que Marie qui, après tout, était de sa famille, figurât au contrat avec un apport convenable, lui donnait le château du Haut-Mesnil, où elle se trouvait, et toutes ses dépendances.

Il descendit les grands escaliers bien avant l’aube, sur la pointe du pied, à pas furtifs, pour n’éveiller personne. Dans la cour, un gros chien de chasse lui mit en silence ses deux pattes sur la poitrine comme s’il comprenait. Le comte embrassa sa fine tête de bonne race, et s’esquiva en toute hâte. Son coupé l’attendait, à quelques minutes de là, au village de Fontenay.

Par une amère ironie de sa destinée, une heure après, il rencontra sur la route, dans la pleine lumière du soleil levant, deux personnages de sa connaissance, des enfants de ses fermiers, qu’il avait mariés la semaine passée : François Corbin et Guillette Mauger. Guillette avait sur l’épaule la grosse canne de cuivre où chaque fille du pays porte son lait ; François, en guise de collier sur sa blouse neuve, le talbot de sa vache et les enferges de sa Grise. A leur salut, le comte fit arrêter :

« Eh bien, mes enfants, leur dit-il, vous voilà bien heureux, n’est-ce pas ! Il ne vous manque rien ? »

François affirma naïvement que ses vœux étaient comblés.

« Et toi, Guillette ? dit Henri.

— Dame, répondit la petite Normande à la mine éveillée… il y aurait bien le pré de la Gervaise attenant à la maison… mais, faute de cinq cents francs.

— Voici le pré de la Gervaise, dit le comte en lui glissant un billet dans la main. Adieu, mes enfants. »

Il arriva à Valognes quelques minutes avant l’arrêt du train. Le chef de gare, qui le connaissait, le salua avec les marques du plus profond respect, lui ouvrit le wagon, sa casquette à la main, et quand il eut refermé la portière, au sifflet de vapeur, il remarqua, avec surprise, deux grosses larmes dans les yeux du gentilhomme qui n’avait jamais pleuré.

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