Une horrible aventure/Partie II/Chapitre XVI

Journal L’Événement (p. 113-116).

XVI


Pendant que ce noir complot s’ourdissait à quelques pas de lui, notre estimable compatriote, rentré depuis peu, se promenait fiévreusement dans sa mansarde.

Il est, dans la vie de tout homme, des heures solennelles où chaque minute laisse sur le cœur la trace indélébile de son passage, où l’aiguille du temps, en glissant sur le souvenir, y creuse un sillon qui ne se referme jamais.

Et, parmi ces heures critiques dont nous gardons la mémoire jusqu’au tombeau, il faut placer en tête celles où le cœur s’ouvre pour la première fois à l’amour.

Nous nous plaisons toujours à évoquer ce coquet fantôme de notre premier amour ; et, chose étrange, plus les années nous en éloignent, plus les nuages du temps s’interposent entre lui et nous, plus il grandit, plus ses contours se dessinent hardiment au milieu des nuages roses de notre adolescence…

C’est qu’alors, en nous, toute est flamme qui brille et feu qui consume. Nos illusions sont intactes, et notre cœur n’a pas plutôt entrebâillé sa porte, qu’elles prennent leur volée, comme une nichée de jeunes hirondelles, rendues à la liberté.

Nous entourons la femme aimée d’un nimbe de grâces enchanteresses, et c’est d’une main assurée que nous lui badigeonnons une auréole de vertu… qui s’évanouit trop souvent et trop tôt, hélas !

Rien n’égale les ardeurs et les enthousiasmes de cette phase dorée de la vie humaine ! rien ne vaut ces premiers battements de notre cœur !

Georges en était là !

Jamais encore il n’avait aimé ; jamais un regard de femme ne l’avait fait frissonner sous ses brûlantes effluves ; jamais même — nous faut-il avouer cela ? — il n’avait poussé l’audace jusqu’à regarder une fille d’Ève dans le blanc des yeux…

Il était tout flambant neuf.

Aussi, l’expérience — avec ses enseignements et ses désillusions — ne pouvant lui venir en aide et mettre un frein salutaire aux juvéniles élans de son cœur, il fallait voir comme notre ami en tirait des bordées, toutes voiles dehors, sur la mer de l’idéal et en prenait de furieux ébats dans les domaines ombreux de l’amour !…

Dans ce chassé-croisé de folles rêveries et de romanesques désirs, le baroque coudoyait le fantastique, le chevaleresque donnait la main au donquichotisme.

Tout de même, elles passèrent comme les autres, ces heures de fièvre.

La nuit vint à son temps ordinaire — et quelle nuit, cadédis !

Une succession d’enchantements, un défilé de songes féeriques, une procession de cauchemars délicieux : des reines, des princesses, de simples bergères, vêtues de robes roses et étincelantes de séraphique beauté !

Jamais l’héroïne des Mille et une Nuits — Shéhérazade, la plus charmante des conteuses n’en fit tant voir au sultan des Indes !

Lorsqu’il s’éveilla, Labrosse était littéralement ahuri. Toutes les belles choses qu’il avait entrevues pendant son sommeil lui tourbillonnaient sous le crâne, dans une valse échevelée.

Mais un gai rayon de soleil, qui se glissait entre les rideaux de sa fenêtre et venait se jouer jusque sur sa figure, le rappela bien vite à la réalité et le jeta hors du lit.

Ce fut avec un soin méticuleux que le jeune homme procéda à sa toilette. Les grands événements se préparaient, en effet, ce jour-là, et notre ami n’avait pas trop de toutes ses séductions pour les affronter.

Enfin, onze heures sonnèrent, et Georges, conformément aux arrangements pris la veille avec Pauline, se dirigea vers le jardin du Luxembourg, où devait être déposée la réponse de la princesse Calamaki.

Le voilà arrivé près du banc où s’est passée la scène d’hier !… Encore quelques pas, et la racine qui abrite la missive tant convoitée sera en vue !… La voici… Oh ! comme le front de notre compatriote est pâle et comme le cœur lui tape dur dans la poitrine !… C’est égal ; il se baisse ; il introduit une main tremblante sous un anneau du serpent végétal… Il l’en retire aussitôt, comme si une tarentule l’eût piquée… mais il s’agit bien de cela !… Il tient, au contraire, dans ses doigts crispés, un joli petit billet dont le papier satiné miroite au soleil et d’où s’exhale un parfum non équivoque d’aristocratie !…

George ne s’amuse pas à humer cet arôme délectable, mais il cache bien vite le mystérieux billet dans sa poche et reprend en toute hâte le chemin de sa rue des Grès chérie.

Le digne garçon mettait de la pudeur jusque dans sa joie. Il ne voulait pas donner ses émotions en spectacle aux badauds qui promenaient dans les allées du Luxembourg leur personne ennuyée.