Une horrible aventure/Partie I/Chapitre IV

Journal L’Événement (p. 16-20).

IV


L’oncle de notre ami Labrosse était un vieux notaire en retraite.

Les solennelles fonctions avaient déteint sur son physique et son moral.

Il était long, maigre et parcheminé comme une obligation avec cautionnement, prolixe et minutieux comme les réserves d’un donateur — où, à côté de la maîtrise figure invariablement la vache immortelle et la mère moutonne qui ne meurt pas ; ennuyeux et aride comme une formule d’acte ; enfin, sévère et lugubre comme le style d’un testament !

Cette armure de glace qui défendait l’imagination et le cœur de l’incorruptible notaire n’aurait peut-être pas résisté aux chauds rayonnements des regards d’une femme… Mais, hélas ! le vieil homme était célibataire : — jamais fille d’Ève n’avait pu amollir cette âpre nature !

Seule — parmi les créatures de Dieu portant cotillon et mantelet — la vieille Marguerite, sa gouvernante, avait pris place dans ses habitudes. Il faisait grand cas de ses observations et l’affectionnait beaucoup… presque à l’égal de ses minutes et de ses statuts — ce qui n’est pas peu dire !

Cette vieille fille était à son service depuis plus de vingt ans et avait, par conséquent, des droits imprescriptibles à la reconnaissance du bonhomme. Plus de cent fois, elle avait, par des soins intelligents et des précautions infinies, empêché sa goutte de remonter ; en maintes circonstances, elle l’avait préservé d’épidémies dangereuses, au moyen du confinement absolu et d’un régime diététique savant. En outre, c’est elle qui, pendant des années et des années, avait frictionné de liniments anodins, les membres rhumatisants du souffreteux notaire, et corrigé, par des pilules désobstruantes, ses voies digestives en état de délabrement. La digestion et la macération ne l’embarrassaient pas plus que l’infusion et la décoction. Elle s’était arrangé un petit laboratoire et composé une superbe collection d’herbages bienfaisants. Ils étaient beaux à voir ses richissimes amas de verge d’or, de chicorée, de chiendent, de coquelicot, de centaurée, de camomille, de mauve, de dent-de-lion, de bardane, de douce-amère, de sauge, de menthe, de sang-dragon, de sureau blanc, de graine de lin, pissenlit… et que savons-nous encore ! Elles étaient appétissantes à contempler, dans leurs coquettes petites boîtes, les nombreuses pilules purgatives et apéritives, dont la prévoyante Marguerite avait en outre enrichi sa pharmacie !

Il y avait là de quoi purger un régiment entier de montagnards écossais, depuis le colonel jusqu’au dernier fantassin.

Mais de semblables aubaines étant rares et messieurs les militaires buvant d’habitude assez d’ale et de porter pour n’avoir point à redouter d’encombrement intestinal, disons de suite que toutes ces médecines, patentées ou non, était accumulées là pour l’usage exclusif du vieux notaire.

Marguerite — qui, comme feu M. Purgon avait la toquade de purger — s’était constituée d’autorité son médecin et n’y allait pas de main morte. Femme de tête et de sens, elle avait basé tout son système de traitement sur un axiome médical, trouvé par elle dans un almanach en vogue, et elle n’en aurait pas démordu pour tout l’or d’Australie.

Tenez-vous la tête froide, les pieds chauds et le corps libre, disait cette sage maxime, et vous vivrez cent ans.

Aussi, il fallait voir avec quelle ardeur l’excellente fille usait des laxatifs, des cathartiques, des diaphoriétiques, des antiphlogistiques, des dérivatifs et des carminatifs ! Elle avait des tisanes pour chacune de ces indications, et ce tube intestinal de son patient n’avait pas une minute de repos, qu’il ne put libérer des humeurs morbides qui l’obstruaient.

C’était à en crier au meurtre !

C’est en effet ce que fit un peu, dans les premiers temps, le notaire Labrosse. Mais il s’habitua insensiblement à ce régime, et ces mille petits soins qui en étaient l’accompagnement obligé triomphèrent finalement de ses dernières résistances. Égoïste, comme tous les célibataires arrivés aux confins de la vieillesse, il éprouvait une volupté pleine de langueur à se faire ainsi dorloter et à se savoir l’objet des incessantes préoccupations de la compatissante Marguerite.

Cependant, en dépit de ces soins maternels, le bonhomme n’avait pas cessé de dépérir depuis l’entrée à son service de cet Hypocrate en jupon. De grassouillet et rose, il avait passé d’abord au maigre et au pâle, puis au jaune, puis au diaphane, puis à la momification complète.

En l’an de grâce 1861 — où se passaient les événements que nous sommes en train de narrer — l’oncle de Georges n’avait plus littéralement que la peau et les os.

Vingt années de tisanes dérivatives et de pilules désobestruantes avaient déguisé complètement ce martyr de la science !