Une guerre d’usure dans l’antiquité - La deuxième guerre punique

Une guerre d’usure dans l’antiquité - La deuxième guerre punique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 883-908).
UNE GUERRE D’USURE DANS L’ANTIQUITÉ
LA DEUXIÈME GUERRE PUNIQUE [1]

L’histoire se recommence sans cesse. Tout est arrivé, depuis quatre mille ans qu’il y a des hommes, et qui luttent. A travers les âges lointains, la vie contemporaine éveille des échos passionnés. Partout les historiens reconnaissent les traits du passé, et jusque dans ce formidable cataclysme qu’un peuple de proie a déchaîné sur le monde. Déjà ils ont souligné des coïncidences frappantes et mis en lumière des rencontres suggestives. Ils ont surtout rappelé le souvenir de la longue guerre qui ensanglanta, il y a bientôt soixante ans, les Etats de l’Amérique septentrionale. Et, en effet, la guerre dite « de Sécession » peut passer pour le type de la guerre d’usure. Mais on découvrirait facilement d’autres termes de comparaison aussi significatifs, quoique plus lointains. Je suis surpris que personne n’ait encore évoqué à ce propos une des guerres les plus émouvantes et les mieux connues de l’antiquité, je veux dire la seconde guerre punique. Il y a là un chapitre d’histoire romaine que recommande à notre attention son intérêt exceptionnel d’actualité. Les annalistes qui l’ont composé, — Tite-Live et surtout l’admirable Polybe, — semblent avoir écrit hier. Nous surprenons dans leurs récits un accent de vie, qui ne nous frappait pas naguère au même degré. Sans doute, l’expérience de l’heure présente nous rend-elle leur témoignage plus familier et plus humain. Elle le rend aussi plus instructif. Nous nous en apercevons, des événemens remontant à vingt-deux siècles en arrière peuvent expliquer des événemens d’aujourd’hui. Ils les illustrent ; ils les commentent ; ils en expriment le sens et en éclairent les perspectives d’avenir. Peut-être même autorisent-ils des conclusions pratiques. Le général allemand von Verdy du Vernois écrivait naguère, dans ses Études stratégiques [2], à propos des campagnes d’Hannibal : « Qu’on n’aille pas dire : Les traits caractéristiques de ces campagnes sont tellement à part qu’on ne doit pas compter qu’ils se répètent jamais. Sans doute, cela est vrai, si on les envisage en bloc, dans toute leur étendue ; mais cela ne l’est pas si on les envisage un à un. En étudiant les guerres comme nous le faisons ici, on cherche avant tout à expliquer les conceptions stratégiques en fonction d’objectifs définis. On ne doit en aucun cas s’attendre à observer une concordance intégrale entre deux guerres, qu’elles soient séparées par vingt ans ou par deux mille ans. Pareille concordance, si on la rencontrait, constituerait une exception. Mais l’explication relative à des épisodes particuliers, une fois qu’on se l’est assimilée au point de n’avoir plus à se remémorer les faits sur lesquels elle repose, fournit un des moyens auxiliaires les plus efficaces qui soient de préparer pour son compte des opérations de guerre futures... » Ainsi la seconde guerre punique offrait au technicien allemand des leçons d’art militaire encore applicables aujourd’hui. On peut se demander, en l’étudiant, si ces leçons ne viennent pas de porter leurs fruits.


Remarquons d’abord la préméditation des agresseurs et la confiance de leurs adversaires.

La première guerre punique avait pris fin (en 241 avant Jésus-Christ) par la défaite et l’humiliation de Carthage. Or, dès le lendemain du désastre, un grand chef carthaginois songeait à la revanche. Hamilcar Barca, en qui s’incarnait le génie guerrier de sa patrie, avait longtemps tenu les Romains en échec. Vaincu, il ne vit dans la paix qu’une trêve, et il consacra sa vie à préparer une offensive nouvelle. A ses projets il associa successivement son gendre Hasdrubal, et ses fils, Hannibal, Hasdrubal et Magon. Cette conspiration de toute une dynastie donna à l’entreprise son caractère propre et son unité. Parce que les Barcas voulurent la ruine de Rome, parce que leur haine coordonna, soutint, anima tous les épisodes du guet-apens, parce que leur personnalité impérieuse se mêla aux hasards des choses et leur imprima un sens, la seconde guerre punique apparaît, non comme un cataclysme désordonné, mais comme une œuvre d’art, non comme un conflit chaotique d’intérêts aveugles, mais comme un drame puissamment conçu et supérieurement monté. Du drame elle a l’harmonie, la logique, la terreur sacrée et la grande pitié ; et l’intérêt s’y surexcite de crise en crise jusqu’à la catastrophe finale.

Ce drame, — envisageons-le donc désormais comme tel, — comprend un prologue et quatre actes.

Le prologue, c’est la longue et patiente préparation dont je viens de parler. Fil à fil, dans l’ombre, la trame s’ourdit. Déjà, pendant la guerre « inexpiable » qu’il doit faire aux mercenaires révoltés, Hamilcar se ménage des alliances. Il cherche à s’attacher les Numides et donne en mariage sa fille (celle que Flaubert appelle Salammbô) à un de leurs chefs, Naravas. Au reste, cette politique matrimoniale est de tradition dans les grandes maisons de Carthage : plus tard, Hasdrubal Giscon gagnera le roi numide Syphax en lui faisant épouser la belle Sophonisbe. De pareilles alliances ne restent pas vaines. Ces filles de Carthage savent prendre de l’influence. Plus tard, Hannibal se trouvera bien d’avoir pour beau-frère un roitelet exotique...

L’Afrique pacifiée, Hamilcar se demande où atteindre Rome. Ce n’est pas sur mer : Carthage vient d’y succomber. Elle n’a plus de flotte. Pour reprendre l’empire de la Méditerranée, il faudrait faire un effort coûteux, difficile à dissimuler, et, partant, qui risquerait d’alarmer prématurément l’adversaire. Mieux vaut tenter la fortune sur terre, et par des voies plus détournées. Hamilcar médite d’organiser sur le continent une base d’opérations d’où l’on puisse atteindre de pied ferme l’Italie, mais assez distante de ce pays pour échapper d’abord aux regards des Romains. À cet effet il se fait nommer chef suprême des forces puniques en Afrique et en Espagne. Il soumet sans peine la côte d’Afrique. Il pénètre dans la péninsule ibérique. Il y guerroie. Il y négocie. En neuf ans de luttes, il y fonde un vaste empire. Hamilcar mort, Hasdrubal élargit et consolide ses conquêtes. Il les organise. Il en exploite les richesses minières et agricoles. Il amasse un trésor de guerre. Il fonde des villes, au premier rang desquelles brille la superbe cité de Carthagène. Mais l’œuvre essentielle est la constitution d’une armée forte, disciplinée, bien équipée, bien encadrée. Les Barcas aiment leur armée et s’en occupent avec prédilection. Ils entraînent les soldats à des manœuvres et des combats incessans. Pour les commander, ils forment des états-majors jeunes, ardens, rompus à la technique du métier, possédant à fond l’art de reconnaître le terrain et de l’utiliser. Entre les officiers se distinguent par leur coup d’œil et leur « cran » les trois fils d’Hamilcar, ceux qu’il nomme ses « lionceaux, » Hannibal, Hasdrubal et Magon, dressés dès leurs primes années à mordre les ennemis de Carthage. On raconte qu’Hamilcar, avant de partir en Espagne, a conduit dans un temple son aîné, Hannibal, âgé de neuf ans, et lui a fait jurer de haïr les Romains jusqu’à la mort. Les dents devaient pousser au lionceau. Lion, il devait tenir son serment.

Cette préparation intensive dure seize années (236-220). Un effort aussi persévérant et aussi méthodique porte nécessairement ses fruits.

Tandis que des menaces s’amoncellent ainsi vers l’Occident, que fait Rome ? — Rien, ou peu de chose. Rome est assise dans sa force et dans sa gloire. Elle se tient pour inexpugnable. Elle n’imagine pas qu’on ose s’en prendre à elle. Aussi n’attache-t-elle d’abord aucune importance aux rumeurs qui viennent d’Espagne. Cependant, quand, malgré tout, les rumeurs se précisent, elle se décide, à tout hasard, à prendre des sûretés pour l’avenir. En 226, elle s’allie avec deux cités grecques de la côte espagnole : Sagonte (aujourd’hui Murviedro), et Emporiae (aujourd’hui Ampurias). En outre, elle interdit à Hasdrubal de pousser ses conquêtes au delà de l’Ebre. Hasdrubal négocie, promet tout ce qu’on veut, donne par traité des assurances formelles au Sénat romain, et celui-ci, nanti d’un beau chiffon de papier, se rendort dans la quiétude et la sérénité.


Après le prologue que je viens d’esquisser, l’action s’engage en 218, lorsque apparaît au premier plan le héros qui, désormais, la dirige. Ce héros, on le sait, c’est Hannibal.

Hannibal ! Nom prestigieux, qui évoque une figure dont le rayonnement nous éblouit encore ! Arrêtons-nous un instant à la contempler. Il y en a peu qu’on ait si souvent déformées. La plupart des historiens ont mis à la décrire tant de parti pris ! Ils l’ont enjolivée, édulcorée ; ils ont pris le ton bénisseur ; ils ont dépeint un héros sans tache, un chevalier, sinon même un saint : le Cid, sinon Polyeucte. Or, ce n’est pas cela du tout. Le portrait qu’ils tracent n’est pas ressemblant. Il n’est même pas intéressant. Combien, en réalité, elle est plus âpre, plus païenne et plus humaine, la vraie figure d’Hannibal, avec ses heurts violens d’ombres et de lumières !

Hannibal, né vers 247, a vingt-six ans au moment où il prend le commandement en chef. Imaginons, — en nous inspirant des suggestions éparses fournies par les auteurs grecs et latins, et d’un buste du musée de Naples, que je trouve expressif et que je regretterais de ne pas croire authentique, — imaginons, dis-je, un homme râblé et nerveux, au type de Sémite mâtiné d’Africain, érigeant sur une face osseuse et basanée un front tourmenté, avec des yeux impérieux, des lèvres épaisses, et une courte barbe laineuse. Physiquement, il est le premier soldat de son armée. Intellectuellement, c’est le cerveau le plus puissant et le plus complet. Toutes les choses de l’esprit lui sont familières. Il a des lettres. Il est érudit. Il a médité les leçons de l’histoire. Les guerres d’Alexandre et de Pyrrhus l’ont, paraît-il, retenu longtemps. A ses connaissances acquises, il joint de prodigieuses intuitions naturelles. Il comprend tout. Sur le terrain, il a ce coup d’œil topographique qui embrasse instantanément toutes les virtualités d’une position, et sans lequel il n’est pas de grand stratège. En face des hommes, il a cette divination psychologique qui scrute les consciences, met à nu les mobiles, anticipe sur les réactions futures, et sans laquelle il n’est pas de grand meneur de peuples. Ces dons font de lui, selon les occasions, un diplomate et un homme d’Etat hors de pair. D’ailleurs, sa clairvoyance et son empire ne n’exercent pas seulement sur autrui. Ils s’exercent aussi sur lui-même. Fait presque inouï, il voit clair dans tout ce qui le touche, et il ne perd jamais l’esprit critique. Aussi demeure-t-il pondéré dans les résolutions les plus radicales et prudent dans les extrêmes audaces.

L’intelligence n’est pas la qualité maîtresse de l’homme d’action. Souvent, le goût de l’analyse et le scrupule spéculatif paralysent la décision. Pour agir, il faut surtout l’imagination qui conçoit les objectifs, et la volonté qui les réalise. Hannibal, comme son père, a l’imagination aventureuse. Je rangerais ces Barcas parmi les grands poètes, si par poètes j’entendais, au sens étymologique du mot, les créateurs, ceux qui tissent de la vie sur la trame de leurs visions. Hannibal rêve de momens épiques, et il veut les vivre. Sa volonté s’exalte de tout l’enthousiasme de ses rêves. La volonté ! voilà en effet son don essentiel. Non pas seulement la décision brusque, mais aussi la patience têtue. Aucune vicissitude ne relâche le ressort tendu de cette énergie. Dans chaque entreprise, il persévère jusqu’à la limite du possible. Il ne s’arrête que devant l’irréparable, qu’il accepte sans révolte ni démonstrations vaines. Ainsi, après le désastre du Métaure, cet opiniâtre n’esquisse même pas un geste de désespoir. « Je reconnais, se borne-t-il à dire, la chance de Carthage ! » Mot de fataliste qui achève d’éclairer la pénombre de cette âme. Hannibal croit à la toute-puissance du Destin. C’est un joueur, comme Alexandre, comme César, comme Napoléon.

Mais, pas plus qu’eux, il n’est un saint. Sans doute nous ne devons pas croire sur parole les historiens romains, quand ils apprécient la valeur morale d’un ennemi. Mais, tout en faisant la plus large part aux exagérations possibles, confessons qu’il reste des coins troubles dans la conscience du chef carthaginois. Essayons, malgré tout, de le juger équitablement.

La dignité morale de l’action dépend de la générosité des mobiles et de la pureté des moyens. Les mobiles auxquels obéit Hannibal ont une valeur inégale : car, si l’on y discerne une passion noble et grave, le patriotisme, on y discerne aussi une passion moins désintéressée, l’ambition. Hannibal veut exalter sa patrie, et se grandir lui-même en l’exaltant. Les deux mobiles s’entremêlent jusqu’à se confondre, et composent un idéal équivoque dans lequel nous ne savons trop si c’est l’amour-propre ou l’amour filial qui domine. Mais les moyens d’action surtout sont contestables. Hannibal les emploie, d’ailleurs, non point, comme l’affirment les Romains, parce qu’il est pervers, et aime le mal pour le mal, mais seulement parce qu’il les croit propres à servir ses fins, et à défaut de moyens plus purs. C’est de ce point de vue qu’on peut critiquer les appréciations qu’ont portées sur lui les Romains.

On a affirmé qu’Hannibal est vindicatif, cruel, féroce. Ce sont là de bien gros mots. En réalité, rien ne prouve qu’il goûte la souffrance d’autrui. Les traits qu’on cite s’expliquent aisément sans alléguer l’insensibilité ou le sadisme. Quand, contemplant le carnage de la Trebbia, il s’écrie : « Oh ! le beau spectacle ! » il parle moins en dilettante du meurtre qu’en soldat triomphant. Quand, dans la bataille, il place ses Numides derrière les Gaulois, pour massacrer ceux-ci, s’ils reculent, il le fait, non par méchanceté, mais pour assurer un peu rudement l’exercice d’une discipline nécessaire. S’il ordonne d’étouffer dans les bains les sénateurs de Nuceria, s’il précipite dans un puits les sénateurs d’Acerra, c’est pour maintenir, par un salutaire exemple, ses alliés dans le devoir. Encore ces derniers traits présentent-ils peu de garanties d’authenticité. Ce sont probablement des inventions tardives, tout comme le prétendu massacre des soldats italiens qui refusèrent de passer avec lui en Afrique. Il n’est pas certain qu’Hannibal soit cruel, mais il est certainement dur. Il répudie la sentimentalité. Ce surhomme devance Nietzsche : il ignore la pitié.

J’interprète de la même façon les autres griefs. On dit qu’il est cupide, avare ; on en fait une façon d’Harpagon ou de Shylock. Rien de moins juste. Harpagon et Shylock aiment l’argent pour lui-même. Hannibal n’y tient que comme à un instrument de victoire. Aussi sait-il être prodigue à l’occasion. En tout cas, ce n’est pas lui qui eût pleuré sur ses écus, comme le firent, après la défaite, les sénateurs de Carthage, lorsqu’ils payèrent le premier terme du tribut. Ce jour-là, il éclata de rire. « Vous avez supporté, leur dit-il, qu’on vous désarmât, qu’on brûlât vos vaisseaux, qu’on vous interdît la guerre... La honte publique ne vous a pas tiré un soupir, et aujourd’hui vous pleurez sur votre argent ! »

On dit qu’il est impie... On lui a su mauvais gré de s’être installé dans le temple de Junon Lacinienne. Mais il ne l’a ni brûlé ni détruit. Cet impie respectait les temples. On dit qu’Hannibal est dissimulé, perfide, fourbe. Ici, je ne trouve guère à invoquer comme circonstance atténuante que le malheur des temps. Évidemment, Hannibal traite légèrement le droit des gens, et fait peu de cas des traités. Évidemment aussi, il pratique volontiers les trahisons, les délations, les mensonges. Il subventionne des insurrections chez ses adversaires. Il répand de fausses nouvelles. Il s’efforce d’étouffer le bruit des succès romains, ou d’en rabaisser la portée. Il fabrique des dépêches supposées, destinées à être interceptées. Il affuble ses soldats d’uniformes romains, et il les envoie porter, en latin, de faux ordres aux ennemis. Il pratique l’espionnage, non seulement par nécessité, mais encore par plaisir. Il entretient une armée d’informateurs, et se pique même de donner l’exemple. Du moins l’historien allemand Mommsen affirme, — sur la foi de quel témoignage, je l’ignore, — qu’il aime à se « camoufler » pour aller incognito aux renseignemens. Il l’en loue. Cette approbation a son prix. Mommsen écrivait près de vingt ans avant la guerre de 1870. Mais il était de ces élus chez qui se révélait déjà la vocation nationale.

Et voici enfin, à la charge d’Hannibal, des faiblesses, des phobies, des puérilités. On dit qu’il n’a pas, tout courageux qu’il soit, la bravoure élégante. Il ne s’expose qu’à bon escient, et abdique volontiers « l’honneur d’être une cible. » Polybe et Tite-Live racontent que, craignant les attentats des Cisalpins, il ne cesse de changer de costume, pour les dérouter. Cette prudence nous paraît sans lustre. Appien prétend, il est vrai, que ces travestissemens ont un autre but, et tendent uniquement à étonner les barbares et à leur jeter de la poudre aux yeux…

Résumons les traits moraux du personnage d’Hannibal. Ils évoquent un lutteur robuste et sans scrupules, qui ne se préoccupe ni de l’élégance des gestes, ni de la franchise de l’attitude, et ne mesure la valeur de l’action qu’à ses résultats.


En 219, le Carthaginois estime que son heure est venue. Rome se débat alors dans d’inextricables embarras. Le feu est à l’Illyrie ; la Macédoine montre les dents ; la Cisalpine, mal pacifiée, semble prête à s’insurger. Hannibal veut exploiter cette situation, et faire le bloc des ennemis de Rome. Comme l’Allemagne rêva naguère de déchainer le panislamisme contre la France, l’Angleterre et la Russie, il rêve de provoquer un soulèvement tumultuaire de tous les Gaulois contre la Fédération Italique.

Il décide donc d’attaquer, et d’attaquer par surprise. Et, comme il craint que ses compatriotes n’osent pas prendre la responsabilité d’une rupture, il les place en face d’un fait accompli. Il cherche une querelle d’Allemand à Sagonte, l’alliée de Rome, et met le siège devant la ville. Sagonte se défend avec l’énergie du désespoir, mais finit par succomber après huit mois de siège. Rome, abasourdie par tant d’audace, ne sait que penser. Rome délibère ; Rome se demande s’il ne faudrait pas secourir son alliée ; Rome envoie des ambassadeurs chargés de notes impressionnantes. Elle veut que Carthage désavoue Hannibal. Que dis-je ? elle prétend se faire livrer ce vainqueur. Carthage, enhardie par le succès, résiste : c’est la guerre.

Au printemps de 218, Hannibal quitte Carthagène pour entrer en campagne. Polybe lui attribue 102 000 hommes, dont 12 000 cavaliers. Mais les critiques modernes réduisent ce chiffre à 35 ou 40 000 hommes, dont 8 000 cavaliers. Effectif évidemment modeste : mais Alexandre n’en avait même pas autant pour conquérir l’Asie ! Ces troupes sont d’ailleurs excellentes. L’infanterie comprend, pour les deux tiers, des soldats d’Afrique, vieillis sous le harnois. La cavalerie se compose surtout de Numides. Hannibal emmène aussi 37 éléphans de combat. Ces massifs animaux, bardés de fer, constituent une redoutable arme de choc, plus encore par la terreur qu’ils inspirent que par le mal qu’ils font. Cette colossale artillerie lourde, dont les Romains sont dépourvus, assure aux Carthaginois un réel avantage moral. Les voies de l’expédition sont préparées à travers les pays neutres par un patient et obscur travail d’avant-guerre. Le terrain est reconnu, les itinéraires jalonnés, les passages repérés. Des hommes et des peuples, achetés d’avance, attendent l’armée punique en Catalogne et dans les Gaules. Sur les bords du Rhône, non loin de Valence, des magasins secrètement constitués regorgent de vivres, d’armes et d’équipemens. De l’autre côté des Alpes, les Cisalpins s’agitent, frémissans, et commencent à se soulever.

Parti au commencement de mai, Hannibal franchit l’Èbre, bouscule les tribus qui essaient d’arrêter sa marche en Catalogne, traverse, au col du Pertus, les Pyrénées, et parvient, vers le 20 août, sur le Rhône, entre Beaucaire et Tarascon. Il va à son but sans hésitation, sans temps perdu. Le passage du Rhône le retient à peine, malgré de grandes difficultés matérielles, et l’hostilité des tribus riveraines.

Que fait Rome, tandis que se dessine l’attaque brusquée ? Rome se dispose à conduire la guerre avec sa pondération habituelle. N’ayant pas d’armée permanente, elle doit, comme au début de chaque campagne, lever et former des légions, et équiper une flotte. Elle n’imagine pas un instant qu’on puisse lui disputer l’initiative des opérations et le choix du champ de bataille. Elle décide d’aller battre les Carthaginois chez eux. Elle confie pour cela 24 000 hommes et 60 navires au consul P. Cornélius Scipion, pour déloger les Carthaginois d’Espagne, et à peu près autant d’hommes, avec 172 navires, au consul Tib. Sempronius Longus, pour les forcer dans leur repaire d’Afrique. Les deux expéditions se préparent, et partent sans hâte.

C’est au milieu de cette quiétude et de cette confiance qu’éclate comme un coup de foudre la nouvelle : Hannibal est en Gaule ! Scipion, faisant escale à Marseille, apprend avec stupeur que son adversaire campe à quelques étapes de lui. Il est dérouté. Il ne sait quel parti prendre. Il débarque au grau du Grand Rhône, et envoie des éclaireurs chercher des renseignemens. A leur retour seulement, il se décide à prendre l’offensive. Mais, quand il parvient vers Tarascon, il n’y rencontre plus personne. Depuis trois jours, le dernier soldat carthaginois a décampé dans la direction du Nord.

Que faire après cette déconvenue ? Scipion se tient pour satisfait d’avoir, comme il dit, mis Hannibal en fuite, et il rentre à Marseille l’oreille basse, se demandant comment couvrir désormais la Cisalpine. Grâce à sa flotte, il peut encore gagner de vitesse l’armée carthaginoise, atteindre le premier la vallée du Pô, et déconfire Hannibal au débouché des vallées alpestres. Ce plan logique ne le retient pas. Il s’arrête à une demi-mesure. Il envoie le gros de ses forces en Espagne, et revient lui-même à Pise avec une simple escorte. En même temps, il fait rappeler de Sicile son collègue Sempronius. Celui-ci se hâte de prendre le chemin du Nord avec ses légions.

Cependant Hannibal, débarrassé de Scipion, remonte la vallée du Rhône jusque vers Valence. Là il réapprovisionne et rééquipe ses troupes ; puis, par un itinéraire que nous connaissons mal, il s’engage dans la montagne et franchit les Alpes. Il se heurte à des difficultés inouïes, qui lui coûtent beaucoup d’hommes et de matériel. Enfin, au début d’octobre, il atteint le Piémont, avec 20 000 fantassins hâves, déguenillés, aux allures de fauves, et 6 000 cavaliers à peu près démontés. Mais il se trouve à pied d’œuvre. Il a, selon le mot de Napoléon, « acquis son champ de bataille, le droit de combattre... » Il se hâte de mettre ses troupes au vert. Il les refait, physiquement et moralement, aux dépens du riche pays où il les a conduites. Un heureux coup de main lui donne la place de Turin. Alors seulement, il apprend que Scipion arrive à sa rencontre à Plaisance.


Scipion avait fait toute diligence. Néanmoins il arrivait trop tard. Il lui avait fallu, puisqu’il avait expédié son armée en Espagne, en trouver une autre. Il avait donc rallié les légions qui opéraient contre les Cisalpins insurgés : ce qui avait laissé aux Carthaginois le temps de se reposer, de prendre Turin, et même de se renforcer de quelques contingens gaulois.

Scipion ne pouvait plus que disputer à Hannibal les passages du Pô supérieur, et tâcher d’enrayer l’insurrection gauloise. C’est dans cette intention qu’il occupait cette sorte de bastion montagneux dont le front est jalonné par la ligne Pavie-La-Stradella-Plaisance, et qui commande à la fois les routes de l’Italie péninsulaire et celles de la vallée inférieure du Pô. Il avait même voulu en déboucher, et pousser au delà du Pô et du Tessin. Mais, bousculé par les avant-gardes puniques, il avait dû se replier derrière la Trebbia, petit affluent du Pô.

C’est là que Sempronius le rejoint. Ce soldat impatient et présomptueux gâte bientôt la situation. Il se flatte de reprendre l’offensive, et se hasarde à attaquer les Carthaginois par delà la Trebbia, dans les conditions les plus désavantageuses. D’abord vainqueur au centre, il se trouve bientôt débordé sur les flancs, et l’on voit pour la première fois se réaliser dans toute son ampleur la manœuvre d’enveloppement, chère à Hannibal. On l’a remarqué en effet : tandis qu’Alexandre pratiquait volontiers les attaques frontales, s’efforçant de rompre en son milieu la ligne adverse, Hannibal doit ses plus grands succès à des attaques débordantes sur les flancs. On n’ignore pas non plus que cette tactique enveloppante est celle qui a, de nos jours, les préférences de la doctrine allemande. A la Trebbia, l’enveloppement se consomme par l’intervention de réserves puniques sur les derrières des légions. Celles-ci essaient de refluer vers leur camp. Mais la rivière, grossie par l’averse, leur oppose un obstacle insurmontable. Telle est du moins la version que rapportent les historiens nationaux : les crues imprévues fournissent souvent des justifications opportunes aux généraux malheureux ! Quoi qu’il en soit, c’est la débâcle. 30 000 légionnaires restent sur le champ de bataille.

Sur cette scène de carnage s’achève le premier acte du drame. L’attaque brusquée a réussi. Le bassin du Pô tout entier est à la merci d’Hannibal. Les Gaulois, enthousiasmés, s’insurgent en masse.


Le deuxième acte du drame occupe la plus grande partie des deux années suivantes (217-216). Hannibal, prenant la Cisalpine pour base, va pénétrer dans l’Italie péninsulaire. Mais il ne vise pas encore à frapper le coup décisif. La résistance romaine ne sera brisée que lorsque Rome sera prise. Mais on n’enlève pas une place de cette importance par un coup de fortune. Napoléon l’a dit : « On ne prend pas une grande ville au collet. » Il faut préparer et mûrir l’entreprise. Il faut, notamment, disposer d’une base plus accessible que n’est la Cisalpine, et, surtout, d’une base communiquant facilement avec Carthage par la mer. Il faut aussi relâcher les forces sur lesquelles Rome s’appuie. La fédération italienne ne peut être rompue tant qu’elle reste unie. Hannibal espère y semer la défiance et la discorde, en détacher certains élémens, et mettre en conflit les intérêts de Rome et ceux de ses alliés. Aussi affecte-t-il toujours de séparer et d’opposer leurs causes. Il affirme à tout venant qu’il veut affranchir l’Italie. Dans les principales cités il se ménage des intelligences ; il travaille surtout la plèbe ouvrière pour la dresser contre la bourgeoisie, fidèle à Rome. Tel est donc le double objectif, militaire et politique, des campagnes de 217-216 : gagner une nouvelle base dans l’Italie centrale ou méridionale, et diviser la Fédération italique. Pour atteindre ce double objectif, Hannibal va déployer toutes les ressources de son merveilleux génie.

Ses adversaires ne voient pas aussi loin que lui. Même après le désastre de la Trebbia, la sérénité règne à Rome. Depuis longtemps, du reste, les gens renseignés colportent des racontars sur les difficultés inouïes qui assaillent Hannibal, et qui ne peuvent manquer de le paralyser. Les compétences affirment que son entreprise n’est pas viable. Le Sénat prépare selon ses us et coutumes la campagne qui va s’ouvrir. Le peuple élit comme consuls, pour 217, C. Flaminius et Cn. Servilius Geminus. On confie à chacun d’eux quelque vingt-cinq mille hommes pour défendre la péninsule : ce qu’ils font conformément aux traditions et aux règles. Servilius s’installe à Rimini, pour couvrir l’Ombrie et les passages de l’Apennin Ombrien. Flaminius prend position à Arezzo, pour surveiller les cols de l’Apennin Toscan. Tous deux savent bien, d’ailleurs, qu’Hannibal ne peut traverser autre part la montagne, les débouchés de l’Apennin Ligure étant théoriquement impraticables. Ils attendent de pied ferme le Carthaginois au premier moment où il peut apparaître, c’est-à-dire vers le mois de mai. Car ils savent bien aussi qu’on ne met pas une armée en marche avant la belle saison.

Malheureusement pour eux, Hannibal n’a rien d’un théoricien. Il se met en route à la première approche du printemps, c’est-à-dire au mois de mars ; et il s’avise, par un défi aux règles les mieux établies, de prendre précisément les chemins qui ne sont pas gardés. Il franchit la montagne au col de la Cisa, au Nord de Pontremoli, et pénètre en Toscane par la vallée du Serchio. Il doit surmonter, il est vrai, des difficultés incroyables. L’Arno, grossi par la fonte des neiges et les pluies du printemps, a inondé la plaine. L’armée carthaginoise chemine quatre jours dans l’eau. Les hommes et les chevaux périssent. Hannibal lui-même perd un œil à la suite d’une ophtalmie. Mais, malgré tout, il passe, et il parvient à Florence, sans que Flaminius, qui surveille toujours les passages de l’Apennin ait vent de rien. De là Hannibal continue vers le Sud-Est, dans la direction de Cortona et du lac Trasimène. Il menace ainsi l’Italie centrale, et les communications des consuls avec Rome. Mais il s’expose aussi, de la part de Flaminius, à une attaque de flanc. En effet, le Romain croit son heure venue, et se lance tête baissée à sa poursuite...

La route qui mène de Cortona à Pérouse s’engage, au Nord-Est du lac Trasimène, dans un étroit défilé, long d’environ neuf kilomètres, resserré entre le lac et les hauteurs qui le bordent. C’est là qu’Hannibal, sachant Flaminius à ses trousses, s’arrête. Il garnit de troupes bien dissimulées les hauteurs, place sa cavalerie en embuscade dans une vallée latérale commandant le premier étranglement du défilé, et attend l’armée romaine. Flaminius, emporté par la poursuite, donne dans le coupe-gorge. Dès qu’il y est engagé, tout le long de la ligne, une attaque d’une extrême violence se déclenche, de haut en bas, sur les Romains surpris en ordre de marche. Ce n’est pas même une bataille. C’est un guet-apens et une boucherie. La plus grande partie de l’armée romaine est anéantie sans pouvoir prendre ses formations de combat, ni faire usage de ses armes. Le bilan de la bataille se traduit par les chiffres suivans : du côté romain, 15 000 tués et autant de prisonniers ; du côté carthaginois, seulement 1 500 hommes hors de combat.


Cette fois, Rome commence à s’émouvoir. Le communiqué, qui ne contient que ces mots : « Nous avons perdu une grande bataille, » provoque une vive effervescence. La panique s’empare de la ville. Les trembleurs voient déjà Hannibal aux portes. A une situation si grave on apporte un remède exceptionnel. Comme faisaient les ancêtres aux jours de suprême danger, on décide de nommer un dictateur. On appelle à cette haute fonction un homme mûr, tranquille et taciturne, Q. Fabius Maximus Verrucosus, en lui adjoignant, comme général de la cavalerie, un homme plus jeune et plus ardent, M. Minucius Rufus. Fiévreusement, on forme deux légions nouvelles, qui, avec les troupes de Servilius, en grande partie intactes, serviront à Fabius à contenir Hannibal.

Celui-ci s’est gardé de marcher sur Rome. Fidèle au plan qu’il s’est tracé, il a opéré une conversion inattendue, et il a pénétré en Ombrie, puis dans le Picenum. Il met ces riches régions en coupe réglée et y refait son armée. Puis il redescend vers l’Italie méridionale, espérant détacher de Rome quelques villes alliées. C’est alors qu’il voit paraître sur son flanc, dans la région de Luceria, l’armée romaine de Fabius. Cette armée reste en contact avec lui, mais lui refuse obstinément le combat. Son chef pratique en effet une stratégie toute nouvelle. « Il s’est dit qu’il a en face de lui de vieilles bandes rompues aux fatigues de la guerre, commandées par un général maintes fois déjà victorieux, mais à qui l’obligation de vaincre s’impose encore et toujours ; que le succès continu est pour les envahisseurs une question de vie ou de mort ; que la situation des Romains est tout autre ; que le pays envahi dispose de ressources presque inépuisables ; que, par suite, il ne doit point, lui dictateur, risquer une nouvelle bataille dont l’issue peut être aussi funeste que celle des journées de la Trebbia et de Trasimène. Fabius a donc pris la ferme résolution de ne rien livrer au hasard ; de veiller constamment à la sûreté de ses troupes ; de traîner la guerre en longueur ; de ne point combattre Hannibal, mais de l’user avec le temps ; de le harceler, de l’affamer [3]... » Hannibal, vaguement inquiet devant cette stratégie nouvelle, cherche à piquer Fabius au jeu, à le délier, à lui offrir de bonnes occasions de combattre. Fabius ne s’émeut pas, et se borne à suivre pas à pas les mouvemens de l’ennemi. Il temporise : d’où le surnom de Temporisateur (Cunctator) qui lui est resté. Enfin, après de longs circuits, Hannibal revient près de Luceria, chargé de butin, et s’installe, pour hiverner, dans un camp retranché construit à Gerunium (sans doute Dragonara). Fabius ne tarde pas à le rejoindre, et à établir son camp à quelque distance, toujours sans livrer bataille.

Malheureusement, il existe dans Rome des stratèges en chambre, sans mandat ni responsabilité, qui se mêlent de juger souverainement la conduite des opérations, et de faire la leçon aux généraux. C’est à ces mêmes hommes que devait s’en prendre plus tard Paul-Emile, le vainqueur de Pydna, dans une harangue rapportée par Tite-Live, et qui pourrait avoir été composée hier. « Trop souvent, disait Paul-Émile,... on fait état d’on-dit qui risquent d’affaiblir le moral. Il n’est pas de cercle, pas même, passez-moi le mot, de diner, où ne surgissent des stratèges pour l’armée de Macédoine, qui savent où placer les camps, quelles positions occuper, quand et par quels passages entrer en Macédoine, où établir les magasins, par où, sur terre ou sur mer, acheminer les convois, quand prendre l’offensive, et quand, plutôt, y renoncer. Non contens de décider de ce qu’il faut faire, ils s’en prennent au consul de tout ce qui s’est fait contrairement à leur plan : c’est comme une accusation en règle. Cela cause de grands embarras à ceux qui agissent... Je ne suis pas de ceux qui pensent que les généraux peuvent se passer de conseils. Au contraire, j’estime qu’il y a plus d’outrecuidance que de sagesse à vouloir tout mener avec ses seules lumières. Que demandé-je donc ? Que les généraux consultent d’abord les experts, versés dans la science et dans la pratique militaires, puis les hommes qui participent sur place aux opérations, qui voient l’ennemi, les occasions, et qui, passagers pour ainsi dire du même bateau, prennent leur part des mêmes risques. Si donc il existe un homme qui se flatte de me donner, dans la guerre que j’entreprends, des avis utiles à la chose publique, cet homme ne doit pas priver l’Etat de son concours. Qu’il m’accompagne en Macédoine... Mais si cet homme ne veut pas marcher et préfère la tranquillité de l’arrière aux travaux de l’avant, qu’il renonce à jouer les pilotes en terre ferme... » — Ce sont des « pilotes en terre ferme » de cet acabit qui critiquent Fabius, déplorent ce qu’ils appellent son inertie et prônent les avantages de l’offensive à tout prix et à tout risque. Ils s’appuient sur le lieutenant de Fabius, Minucius. Cet arriviste suffisant et bavard ne cesse de clabauder en sous-main contre son chef, de le dénoncer à Rome, et de déclarer à qui veut l’entendre qu’il se comporterait, lui, de tout autre façon. Justement, en l’absence de Fabius, il remporte quelques avantages locaux. Il en a la tête tournée. Ses partisans grossissent ses succès et en accablent le Temporisateur. L’opinion s’émeut. Elle trouve que Fabius manque décidément de panache et réclame à grands cris de nouveaux bulletins de victoire. Finalement, chose qui ne s’était jamais vue, le peuple fait de Minucius un second dictateur. Fabius partage avec lui ses légions. Le résultat ne tarde guère. Minucius veut attaquer ; il essuie le plus sanglant échec. Il serait complètement écrasé, si Fabius, en accourant, ne le sauvait du désastre.


Cette leçon ne suffit pas a désabuser les fanatiques de l’offensive. Ils répètent qu’on n’a échoué que pour avoir pratiqué le système des « petits paquets, » et qu’il suffit, pour réussir, d’avoir sur l’ennemi une supériorité numérique marquée. On finit par écouter ces allégations spécieuses. Le Sénat décide d’organiser, pour l’année 216, l’armée la plus nombreuse que Rome ait jamais possédée. On lève donc huit légions, portées chacune à l’effectif de 5 000 hommes, avec les contingens alliés correspondans, soit en tout 90 000 hommes. Pour les commander, on ne s’en fie plus à Fabius, décidément démonétisé, et dont les pouvoirs touchent à leur terme. On nomme consuls pour 216 M. Æmilius Paullus (Paul-Emile, le père du grand général dont j’ai parlé tout à l’heure), et C. Terentius Varro (Varron). Le premier est un chef estimé, qui a fait ses preuves en lllyrie. Le second est un ami de Minucius, un ancien boucher devenu avocat, sans talens militaires, mais très apprécié de la populace pour ses allures flagorneuses. Car c’est un travers des Romains, de confier à des avocats de bonne volonté et de médiocre compétence la direction des choses militaires. Les deux consuls reçoivent mission formelle de tenter « un grand coup. »

Au début de l’été de 216, Hannibal a marché vers le Sud et a enlevé le château de Cannes. Paul-Emile et Varron accourent avec 80 000 fantassins et 6 000 cavaliers. Hannibal n’a pas plus de 40 000 fantassins et 10 000 cavaliers. Le choc a lieu le 2 août 216. On en sait l’issue. Les Romains, malgré leur supériorité numérique, sont encore enveloppés et taillés en pièces. Cinquante mille d’entre eux périssent, dix-neuf mille sont pris. Paul-Emile meurt en combattant. Varron s’enfuit en piteux équipage. C’est plus qu’une défaite, c’est un désastre ; c’est plus qu’un désastre, c’est un anéantissement. Jamais vainqueur ne fut plus vainqueur qu’Hannibal ce jour-là.

Il semble que la guerre soit finie. Effectivement, à Rome et dans les villes alliées, quelques esprits faibles se laissent aller au désespoir. Mais, il faut le dire, c’est une minorité infime. L’imminence du danger retrempe tous les courages, et tend toutes les énergies. Les citoyens, calmes et graves, regardent l’adversité en face, et se préparent à affronter tous les dangers et à accomplir tous les devoirs. On rassemble les débris des légions. L’incapable Varron, accablé par les événemens, s’efface, cède son commandement à M. Valerius Laevinus, et est renvoyé dans le Picenum. On fait appel aussi à un chef éprouvé, Marcellus. On mobilise tous les hommes, même ceux de la classe la plus jeune, celle qui n’a que dix-sept ans. Jour et nuit, pour remédier à la crise de l’armement, on fabrique des épées et des cuirasses. On met Rome en état de défense. Sur la proposition de Fabius, le Sénat prend des mesures pour rassurer la population, empêcher l’exode en masse, et faire régner le silence dans la ville. « Taisez-vous, méfiez-vous ! « a dit à peu près Fabius. On fait venir, pour tenir garnison dans la place, 1 500… — j’allais écrire 1 500 fusiliers marins, — non ! 1 500 soldats inscrits pour la flotte d’Ostie. Et, quand Hannibal veut engager des pourparlers, sous prétexte de restituer, moyennant rançon, les prisonniers romains, le Sénat refuse de recevoir ses ambassadeurs. Rome n’admet pas de suggestions obliques et louches, amollissant les esprits et les inclinant vers la paix. Rome ne veut la paix que par la victoire.

Cannes marque la fin du deuxième acte de notre drame. Le troisième va commencer. C’est l’acte de la crise, celui où la fortune commence à tourner. Cannes est pour Hannibal l’apogée du succès ; mais c’est aussi le commencement de la chute. Certes, la victoire a d’énormes conséquences, matérielles et morales. Elle vaut aux Carthaginois quelques complicités : il y a toujours des idéalistes qui volent au secours des vainqueurs. Parmi ces neutres enfin éclairés sur leur vocation, citons Philippe, roi de Macédoine, — la Macédoine est marquée par le destin ! — Hiéronyme, tyran de Syracuse, plusieurs cités de l’Apulie et du Bruttium, et surtout la reine de la Campanie, la riche ville de Capoue. Mais Capoue, qui n’est pas un port de mer, ne fournit pas la base navale désirée. Les grands ports du Sud, Naples, Thurii, Métaponte, Tarente, demeurent hostiles. Les communications d’Hannibal avec Carthage restent précaires, et, comme une armée romaine l’a coupé de sa base d’Espagne, son expédition se trouve « en l’air. » Un historien allemand, le professeur Delbrück, l’a dit fort judicieusement : « Qui veut mener la guerre en vue de jeter l’ennemi à genoux, doit être en état, après avoir recherché et battu la principale force ennemie en rase campagne, de poursuivre inlassablement la victoire, jusqu’au siège et à la prise de la capitale ennemie, et, enfin, si ce succès ne conduit pas encore à la paix, jusqu’à la debellatio. Pour cela, Hannibal était trop faible… » Rien de plus juste.

Dès lors, les Romains reprennent peu à peu le dessus Ils pratiquent méthodiquement la guerre dont Fabius a formulé les préceptes, et ils arrivent à imposer leur méthode à leur terrible adversaire. Ils le « grignotent. » Ils font le vide autour de lui. Ils interceptent ses convois. Ils enlèvent ses détachemens. Ils évitent soigneusement la bataille. Là seulement où il n’est pas, ils risquent des opérations de grande envergure. C’est ainsi que Marcellus s’empare de Syracuse (en 212), et réduit, deux ans plus tard, la Sicile en province romaine. Dans le même temps, les Scipions conquièrent l’Espagne. Rome s’assure, dès 213, l’alliance de Syphax, roi des Numides, lui fournit des instructeurs pour réorganiser son armée, et porte ainsi à la cavalerie punique un coup dont elle ne se relèvera pas. Elle crée enfin à Philippe de Macédoine tant d’embarras qu’il se décide, en 205, à conclure la paix, — une paix « honorable. »

Mais que dire de la lutte en Italie pendant ce temps ? Une lutte d’usure ne se raconte pas. Celle-ci a duré treize ans ! Treize ans de combats incessans et sans éclat, ou treize années de maladie de langueur. Rien de brusque, de rapide, de décisif. Le brouillard au lieu de la tempête. L’intérêt se disperse entre une foule d’événemens dépourvus de relief. Les « communiqués,))s’il y en a eu, ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Le témoignage de Polybe nous manque précisément pour cette période. Mais ces communiqués, si nous les possédions, seraient ternes et monotones. Ils signaleraient des escarmouches médiocres ; des coups de main aux succès divers, des élémens de retranchemens pris et repris. Ils nous dissimuleraient le développement intérieur des situations, et le changement d’équilibre des forces. Nous ignorerions ce qu’il se cache d’horreur, d’effort et de détresse derrière la mention d’une « nuit calme » ou d’une « situation inchangée. » Nous ne saurions jamais quel jour Hannibal a manqué d’or pour payer ses troupes, ni quel jour ses troupes ont manqué de pain...

Donc Hannibal est bloqué dans l’Italie méridionale. Il est bloqué... Entendons-nous. Il s’agite fébrilement, comme une bête aux abois, et malheur à qui le serre de trop près ! Mais il est bloqué tout de même. En 212, grâce à une trahison, il s’empare de Tarente. Mais en 211, il ne peut empêcher Capoue de retomber aux mains des Romains, et, en 209, il reperd Tarente. Peu à peu il recule vers la Calabre.

En 207 seulement, son étoile reprend quelque éclat. Les renforts qu’il attend désespérément vont peut-être lui parvenir. Son frère Hasdrubal lui amène d’Espagne une trentaine de mille hommes. La face de la guerre peut encore changer. Rome se reprend à trembler. Elle procède en hâte à de nouveaux armemens. Il faut empêcher à tout prix la jonction des deux frères. On lève deux armées consulaires, de 25 000 hommes chacune. L’une, sous le commandement de M. Livius Salinator, doit arrêter Hasdrubal au débouché de la Cisalpine. L’autre, sous le commandement de G. Claudius Nero (Néron), doit contenir Hannibal dans le Sud de la péninsule. Néron, par une audacieuse manœuvre sur lignes intérieures, procure la victoire aux Romains. Tandis que son armée et celle d’Hannibal s’observent vers Canosa (sur l’Ofanto, en amont de Cannes), il prend avec lui, en grand secret, 7 000 de ses meilleurs soldats, remonte à marches forcées vers le Nord, et va rejoindre son collègue, lui assurant la supériorité numérique sur Hasdrubal. La bataille se livre au passage du Métaure, en Ombrie. Les Carthaginois succombent, et Hannibal, quinze jours plus tard, apprend la ruine de ses espérances en voyant jeter à ses avant-postes une tête coupée qu’il reconnaît pour celle de son frère. Il comprend alors que les temps sont révolus. Il s’enfonce plus avant dans la Calabre, et s’obstine à y rester quatre ans encore, espérant toujours obtenir, non plus une grande victoire, mais une paix avantageuse pour son pays.


Il ne me reste qu’à raconter le dernier acte du drame. C’est l’acte du dénouement, et du dénouement par les armes. Gardons-nous de toute illusion. L’usure est un moyen, ce n’est pas une fin. Car, si elle modifie peu à peu les conditions initiales d’équilibre des forces, elle n’annihile jamais totalement les forces de celui qui s’épuise le plus. Il ne suffit pas d’affamer la bête, il faut la forcer et la servir. La défensive n’aboutit qu’à des solutions ambiguës. L’offensive seule donne la décision.

Rome le sait. Elle va, après la longue attente, reprendre l’initiative des opérations. Elle va déplacer le théâtre de la lutte, libérer définitivement l’Italie, et écraser l’ennemi chez lui, en Afrique. L’honneur de porter ce coup suprême revient à un général nouveau, à P. Cornélius Scipion, qui méritera le surnom d’ « Africain. » C’est le fils du premier adversaire d’Hannibal : coïncidence suggestive, qui, en appelant le fils à venger les revers du père et à réparer ses erreurs, accentue encore cette impression de drame supérieurement conçu que suggère la deuxième guerre punique. Si le père avait toujours eu la fortune contre lui, le fils, en revanche, avait fixé les faveurs de l’inconstante déesse. Bien né, intelligent, courageux, aimable, il eut en outre le mérite d’arriver au bon moment. A vingt-quatre ans, personne n’osant solliciter le commandement de l’expédition d’Espagne, il le demanda et fut choisi d’enthousiasme. Il remporta les plus brillans succès, prit d’assaut Carthagène, et soumit tout le pays. A son retour, il proposa de conduire les légions en Afrique. Il brigua le consulat avec ce programme, et fut élu, quoique n’ayant pas l’âge. En 204, après avoir triomphé de toutes les oppositions, il débarqua près d’Utique. Carthage, terrifiée, lui opposa une armée improvisée, qu’il n’eut pas de peine à battre à deux reprises. Il détrôna le roi numide Syphax, infidèle à l’alliance romaine pour l’amour de Sophonisbe, et lui substitua Massinissa, qui devait lui fournir un concours précieux dans la bataille décisive.

Réduits à l’extrémité, les Carthaginois demandèrent un armistice, parlèrent de traiter, pour gagner du temps, et se hâtèrent de rappeler Hannibal, Celui-ci obéit sans hésiter. Il s’embarqua à Crotone. Quel fut alors son état d’âme ? Eprouva-t-il quelques rancœurs devant ce naufrage de ses dernières espérances ? On peut le conjecturer sans grand risque d’erreur. Mais les historiens ne fournissent aucune information valable sur ce point : car on ne peut attacher de créance aux commérages de Tite-Live et de Valère-Maxime ; ils prêtent au chef carthaginois d’invraisemblables et stériles fureurs. En réalité, cette âme profonde a gardé son secret. Lui parti, Rome respira. C’était la fin du cauchemar. C’était la délivrance !

Lorsque Hannibal débarqua en Afrique, il avait encore 12 000 de ses vétérans. Ils formèrent le noyau de son armée. Il y joignit 12 000 mercenaires recrutés en Gaule, en Ligurie, en Mauritanie, et à peu près autant de miliciens puniques et libyens. Mais l’arme qui avait fait jadis sa force, la cavalerie, manquait. A peine disposait-il de 2 000 Numides et de quelques escadrons carthaginois. Désormais la plupart des Numides servaient Rome.

En apprenant le débarquement d’Hannibal, Scipion s’est dirigé vers l’Ouest, soumettant plusieurs villes de l’intérieur. Cette marche l’expose à se faire couper de la mer. Elle se justifie pourtant : le général romain tient à effectuer sa jonction avec Massinissa. Il y réussit. Il dispose alors de 29 000 fantassins et 7 000 cavaliers. Hannibal, avec sa promptitude ordinaire, a discerné l’imprudence de son adversaire, et, sans même prendre le temps d’organiser entièrement son armée, il s’est porté à sa rencontre. Après avoir séjourné à Zama, il l’atteint à Narragara (aujourd’hui Sidi Youssef, à la frontière de l’Algérie actuelle). C’est là que se produit le choc décisif. Le chef carthaginois, plus hardi que jamais, cherche à exploiter la supériorité de son infanterie en l’engageant par vagues d’assaut espacées. Par malheur, ses troupes se plient mal à cette tactique nouvelle qui les déconcerte, et elles laissent à la cavalerie romaine le temps d’enlever la victoire dans une charge irrésistible. Vingt mille Carthaginois périssent. Le reste est fait prisonnier ou s’enfuit. Les morts de la Trebbia, de Trasimène, de Cannes sont vengés. La bataille dite « de Zama » se place à la date du 19 octobre 202. La paix se négocie l’année suivante. Carthage abandonne toutes ses possessions hors d’Afrique, et descend au rang de tributaire de Rome.


Ainsi s’achève ce drame qui a duré dix-sept ans (218-201). Il n’y a plus qu’à conclure, en résumant les causes des succès temporaires d’Hannibal, et du succès définitif de Rome.

Les succès d’Hannibal ont toujours provoqué autant de surprise que d’admiration. L’invasion d’un pays aussi fort et aussi riche en ressources que l’était alors l’Italie, par une poignée de soldats à peu près coupée de sa base d’opérations, était une entreprise d’une hardiesse inouïe, — un défi à toutes les règles ! Et l’on reste confondu du génie de l’homme qui a presque gagné cette gageure. Mais, il faut le reconnaître, la qualité exceptionnelle d’un chef n’est jamais le seul facteur de la victoire. Hannibal lui-même eût échoué dès l’abord, si Rome n’avait pas prêté le flanc à son attaque. Sa fortune est faite surtout des défaillances adverses.

Quelles défaillances ? On a déjà pu les discerner.

Il y a des défaillances tenant à une préparation insuffisante. Rome n’a pas voulu cette guerre ; elle ne l’a pas prévue ; elle ne l’a pas préparée ; elle n’a ni plans arrêtés, ni moyens appropriés. Contre un adversaire qui a tout médité et tout décidé d’avance, elle est réduite à improviser, à tâtonner, à « se débrouiller. »

Il y a des défaillances tenant à l’organisation militaire. Rome n’a pas d’armée professionnelle. Elle ne possède qu’une armée de citoyens, levée annuellement, aussi solide, à vrai dire, que pareille armée puisse être, mais dépourvue cependant d’élémens organiques stables, et obligée de se reconstituer intégralement au commencement de chaque printemps. Elle n’a pas de cadres constitués, pas d’états-majors permanens, pas de généraux ni d’officiers de carrière. Elle fait la guerre avec des miliciens à des soldats de métier.

Il y a des défaillances tenant au régime constitutionnel et aux divisions politiques que ce régime entretient. Le partage de l’autorité suprême entre deux consuls paralyse les initiatives. D’ailleurs le choix des chefs dépend de toutes sortes d’influences, et des moins avouables. Les assemblées obéissent à des passions mesquines, et ne veulent envisager le salut de la patrie que du point de vue électoral. Elles écoutent les bavards incompétens, qui professent ce qu’ils ignorent, elles mécontens éternels, qui exercent à tort et à travers leur critique corrosive. Elles confient la direction des armées à des financiers ou à des orateurs de réunion publique. Et toutes ces sottises profitent à un adversaire qui jouit d’une autorité absolue et incontestée, et qui la conserve indéfiniment. A Rome, c’est la dispersion et l’instabilité. Dans le camp carthaginois, c’est l’unité et la permanence.

Une dernière faiblesse tient enfin à la formation de cette fédération de républiques rurales qui gravite autour de Rome. Elle ne constitue pas une nation. « Les colonies et les municipes reliés étroitement à Rome n’occupent même pas moitié du territoire italique, et l’autre moitié appartient aux cités alliées, républiques aristocratiques pour la plupart, qui continuent à vivre d’une vie isolée et locale [4]. » Somme toute, la lutte de l’Italie contre Hannibal ressemble à la lutte d’une coalition contre un adversaire unique. La coalition, si riche qu’elle soit en hommes et en ressources, tire rarement de ses avantages le meilleur parti.

Mais, malgré toutes ces causes de faiblesse, Rome ne peut pas succomber. Il y a en elle un principe de force qui prime tout. Rome doit remporter la victoire, et elle la remporte, parce qu’elle dispose d’énergies morales et de richesses matérielles supérieures à celles de l’ennemi.

Au point de vue moral, il faut d’abord louer l’esprit militaire des Romains. Tous veulent servir. Les embusqués n’existent à peu près pas. L’opinion n’admet point, d’ailleurs, qu’on élude le devoir militaire, et elle réclame de sévères châtimens contre les rares réfractaires qui n’ont pas de cas de réforme ou de dispense à invoquer. Dans l’ensemble, la tenue des soldats impose l’admiration et le respect. Certes, étant hommes, ils n’échappent pas à tout reproche ; mais les « poilus » romains ont du cœur. De leurs rangs surgissent sans cesse des héros, qui prodiguent les actes de froide bravoure et de chaud enthousiasme, les bons tours d’ingénieuse adresse, les traits de sublime folie. Entre eux, ces compagnons d’armes se comportent en frères. Paysans ou citadins, pauvres ou riches, vétérans ou conscrits, tous, quelle que soit leur origine, pratiquent la plus saine, la plus confiante camaraderie. Ils s’entr’aident. Ils se sentent les coudes. Nul d’entre eux ne doute du succès. Pas d’hésitations, de murmures, de regrets ou de défiances. Ils ont d’ailleurs sur leurs adversaires puniques, braves et résistans aussi, la supériorité de l’idéal. Tandis que les Libyens, les Espagnols, les Gaulois, les Numides d’Hannibal se battent par goût de l’aventure, par discipline, parce qu’ils subissent l’ascendant du chef, les Romains et leurs alliés se battent, en outre, et avant tout, pour leur patrie et leurs foyers. Aussi sont-ils résolus à vaincre ou à mourir.

L’esprit civique de Rome, surtout après Cannes, ne le cède pas à son esprit militaire. Il est fait de dignité, de gravité, d’abnégation et de persévérance. Ces qualités se retrouvent chez tous les citoyens. Ils n’ont qu’une volonté et qu’un cœur. La patrie en danger fait l’ « union sacrée » autour d’elle ; et l’on voit des ennemis mortels marcher la main dans la main. On discute parfois sur les moyens, jamais sur la nécessité de vaincre. Admirons sans réserve une constance qui ne se dément jamais, un esprit de sacrifice que rien ne rebute, une confiance qu’aucun revers ne saurait ébranler. Alors qu’Hannibal campe aux portes de Rome, on vend à l’encan le terrain qu’il occupe, sans que cette circonstance en fasse diminuer le prix ! Rome sent qu’elle peut vaincre, et n’en abdique jamais la volonté. Jamais elle n’envisage d’autre paix que celle qui consacrera son triomphe incontesté. Et elle est toujours décidée à payer cette paix-là le prix qu’il faudra. Aucun sacrifice ne lui semble trop lourd. Elle n’épargne ni sang ni argent. On voit, dans les batailles, ses magistrats et ses sénateurs faire, les premiers, bon marché de leur vie. On les voit aussi porter, les premiers, leur or à la banque nationale.

Admirons enfin le souci que marque Rome de se réformer, et d’apprendre tout ce qu’elle ignorait à l’origine. Elle répudie ses principes constitutionnels fondamentaux pour assurer l’unité du commandement. Elle fait subir à son armée des transformations qui la rapprochent de l’armée permanente et de l’armée de métier. Elle se met, pour ainsi dire, à l’école d’Hannibal. Elle organise des services de renseignemens et de propagande imités des siens. Elle s’assimile ses principes stratégiques, et jusqu’à son esprit de mobilité et d’audace. Le meilleur élève d’Hannibal, c’est Scipion l’Africain.

Appuyée sur un moral aussi élevé, la supériorité matérielle incontestable de Rome ne peut manquer, tôt ou tard, de lui valoir la victoire. Hannibal ne dispose que d’effectifs limités. Il ne semble pas qu’il ait jamais sous ses ordres plus d’une cinquantaine de mille hommes. Ces effectifs fondent vite, malgré tous les ménagemens possibles, et les moyens manquent de les renouveler. Rome, au contraire, d’après un recensement fait après la première guerre punique, peut lever sept cent mille fantassins et soixante-dix mille cavaliers. Sans doute elle ne peut pas armer, entraîner, encadrer tous ces hommes simultanément. Mais elle peut les appeler au fur et à mesure de ses besoins. Elle est assurée de ne jamais tarir les sources de son recrutement, et de maintenir toujours le niveau de ses effectifs. La guerre d’usure, qui éprouve cruellement Hannibal, n’a pas de prise sur elle.

Il en est du matériel économique comme du matériel humain. Rome dispose de ressources considérables, et elle les administre diligemment. Pour les approvisionnemens et les armes, elle possède des magasins régulièrement constitués, qui lui fournissent tout ce dont elle a besoin. Hannibal au contraire vit d’expédiens, au jour le jour, et aux dépens des pays occupés. Et, pour peu que les Romains réussissent à faire le vide autour de lui, son armée souffre de la famine.

Ce qui rend possible l’épuisement progressif d’Hannibal, c’est que Rome a la maîtrise de la mer. Voilà en effet le facteur décisif du succès. On ne peut user un adversaire qu’à condition d’avoir sur lui l’avantage des communications. Or la flotte carthaginoise se trouve très affaiblie depuis la première guerre punique, et ne parvient pas à retrouver son ancienne splendeur. La flotte romaine est incomparablement plus forte et plus active. Mouillés à Ostie, à Brindisi, à Cagliari, à Marsala, les croiseurs romains exercent une surveillance incessante sur les côtes d’Italie et d’Afrique. Hannibal communique difficilement et irrégulièrement avec la mère patrie. Il n’en peut tirer ni renforts ni matériel. Un Allemand, Heeren, l’a dit : « Si la République carthaginoise avait apporté dans ses armemens maritimes et l’entretien de sa flotte autant d’activité que son illustre général dans la guerre continentale, le sort de Rome eût peut-être été tout différent de ce qu’il fut. » On ne saurait mieux dire. Les compatriotes d’Heeren peuvent méditer avec fruit cette leçon.

Les faits que j’ai résumés se passent de commentaires. Tout ce que je pourrais ajouter en affaiblirait l’accent. Aujourd’hui, c’est l’héroïsme ambiant, c’est le courage du front, c’est la constance de l’arrière qui donnent leur signification profonde à ces évocations de temps très anciens. Quand nous lisons Polybe et Tite-Live, il nous suffit de lever les yeux du livre, et de regarder autour de nous, pour y découvrir une vertu qui dépasse la « vertu romaine » dans toute sa gravité et toute sa noblesse. Saluons avec une fierté chaque jour renouvelée cette vertu magnifique qui s’affirme dans les plaines de la Picardie comme elle s’est affirmée sous les murs de Verdun, et attendons, nous aussi, la récompense qui ne peut manquer à tant d’héroïsme.


PAUL HUVELIN.

  1. Notre meilleure source a été l’Histoire de Polybe (liv. III, VII-XI, XIV-XV). Le témoignage de Tite-Live (liv. XXI-XXX) et. à plus forte raison, ceux de Diodore, Plutarque, Cornelius Nepos, Appien, Zonaras, etc. ne valent que comme appoint. Il existe sur la seconde guerre punique une abondante bibliographie de langue française, anglaise et italienne, depuis les Commentaires sur l’Histoire de Polybe, par le chevalier de Folard (1728), jusqu’à l’Histoire de la Gaule, de Jullian (I,1908), et la Cronologia Romana, de Varese (1909). J’ai voulu interroger aussi les historiens allemands, moins pour leur mérite propre que pour la mentalité caractéristique dont ils témoignent parfois. Je citerai notamment la Geschichte der Kriegskunst, de Delbrück (I, 1900), et les Antike Schlachtfelder, de Kromayer et Veith (III, 1-2, 1912).
  2. Studien über den Krieg, III, 2, 1903, p. 36.
  3. Hennebert, Histoire d’Annibal, III, p. 89.
  4. Ferrero, Grandeur et décadence de Rome, trad. Urbain Mengin, I, p. 21.