Une excursion en Bosnie et dans l’Herzégovine pendant l’insurrection/01

Une excursion en Bosnie et dans l’Herzégovine pendant l’insurrection
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 14 (p. 167-200).
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LA
BOSNIE ET L’HERZEGOVINE
PENDANT L’INSURRECTION
SOUVENIRS DE VOYAGE.

Le désir de voir les traces de la domination vénitienne dans les anciennes colonies de l’Adriatique et la nécessité de recueillir des documens dans les archives locales m’avaient amené à parcourir l’Istrie, la Dalmatie et le Monténégro pendant l’automne de 1874. Le soulèvement des provinces slaves de la Turquie d’Europe au mois d’août 1875 m’a rappelé dans les mêmes régions : cette dernière excursion s’est accomplie dans des circonstances assez particulières pour que j’entreprenne d’en faire ici le récit. Le pays était en pleine insurrection, les conditions habituelles de la vie étaient changées, les garanties dont jouit le voyageur en temps de paix étaient suspendues, et, à dire vrai, ce n’était plus une excursion; c’était une aventure. Il ne s’agissait pas de suivre les opérations militaires; mon but était de me rendre compte de l’intensité du mouvement, des ressources des insurgés comme de celles des Turcs, et de réaliser l’irréalisable projet de passer d’un camp dans l’autre sans trahir personne.

Le 1er septembre 1875, je revenais à Trieste décidé à m’embarquer le lendemain pour Raguse; je comptais gagner de là Trébigné, puis Mostar et l’intérieur. Le jour même, ayant eu la précaution d’assister à l’arrivée du paquebot d’Albanie, afin de m’aboucher avec les voyageurs qui venaient de Raguse ou de l’Herzégovine, sur le conseil de deux passagers, un officier anglais et un ingénieur belge, qui avaient été, l’un à Mostar même, l’autre à Cettigné, je changeai brusquement d’itinéraire. Raguse était pour ainsi dire bloquée à cette époque; les correspondans politiques qui en avaient fait leur quartier-général, enfermés entre les hautes montagnes et la mer, étaient réduits à l’inaction. L’officier anglais avait beaucoup souffert de se voir pris dans ce cirque de la Tzerna-Gora, sans communications, sans relations, aussi ignorant des progrès de l’armée turque que de ceux des forces insurrectionnelles. Pour qui a vécu à Cettigné et à Raguse, il est facile de comprendre qu’on y manque d’horizon. Comme conclusion, on me conseillait d’entrer en Bosnie par les montagnes qui la séparent de la Dalmatie, en partisan, avec les groupes de Dalmates qui allaient s’enrôler sous la bannière d’un des chefs de bande, ou encore, muni de firmans, de teskerés pris à Constantinople même, d’avancer dans l’intérieur du pays à l’abri des forces ottomanes.

Comment exécuter le premier projet? Les frontières turques sont bien gardées depuis la Croatie jusqu’à Raguse; les routes n’existent point, les montagnards seuls peuvent affronter les passages du Vélébich et du mont Dinara sous l’œil de l’ennemi. J’avais eu de la peine à les franchir en pleine paix quelques mois auparavant; que serait-ce à cette époque troublée? D’ailleurs les moyens de transport et les ressources manquent, il faut tout porter avec soi, son lit de campagne et ses provisions, car, de tous les pays de l’Europe, la Dalmatie et l’Herzégovine sont peut-être les seuls où, la poche pleine d’or, un voyageur peut avoir faim, avoir soif et dormir sur la dure. On ne voyage qu’à cheval; les petits chevaux de Bosnie ne sont pas rares, mais depuis le commencement de l’insurrection jamais paysan slave ne se décide à louer une monture, car elle serait réquisitionnée à la première étape; de plus il faut un guide, et ce guide devient compromettant en temps de guerre, s’il est un rebelle, il est compromis, s’il ne l’est point. — Quant à la seconde hypothèse, il n’y a pas à la discuter, il faudrait beaucoup de temps et beaucoup d’influences pour être accepté dans un camp turc, et il ne saurait être question d’arriver à un tel résultat dans les conditions politiques actuelles, — sans parler de la répugnance qu’ont les officiers musulmans à recevoir des étrangers et des chrétiens dans leurs rangs.

Après avoir mûrement réfléchi, étudié la carte de l’état-major autrichien, ouvert une enquête auprès des rares personnes qui pouvaient me renseigner, réduit enfin le bagage à l’indispensable et obtenu le visa du consul de la Porte pour les provinces slaves de la Turquie, je partis seul par le nord, décidé à entrer en Bosnie par les confins militaires.

I.

La route la plus rapide est par Agram et Sissek, où un service de bateaux à vapeur sur la Kulpa mène à la Save, qui sépare la Bosnie et la Servie du territoire des confins.

Agram est un point d’un haut intérêt, mais, si on y arrive en voyageur pressé, sans être renseigné sur le rôle que joue la ville dans le monde yougo-slave, et sur l’importance politique qu’elle a pour les Autrichiens, on court risque de passer sans s’arrêter, car l’aspect extérieur ne sollicite pas vivement l’attention du voyageur, tout en dénonçant cependant un centre considérable qui a profité des bienfaits de la civilisation. Dans le plan de la ville, tout est énorme de proportion ; on dirait que la place n’a pas été mesurée, et que chacun a pu s’étendre à son gré. Les rues sont d’une largeur exceptionnelle, mais presque toutes les maisons n’ont qu’un étage. Le mouvement n’est pas considérable au premier abord, et la foule ne se distingue pas sensiblement de celle d’une ville du centre de l’Allemagne. La plupart des rues aboutissent à un point central : la place Jellachich, immense, entourée de constructions mesquines et très basses occupées par des magasins et des cafés, au milieu de laquelle, sur un haut piédestal et dans une pose héroïque, se dresse la statue équestre du fameux ban de Croatie qui conduisit les Croates au secours de l’Autriche menacée par les Hongrois. Dès que la nuit vient, les rues sont désertes, et les nombreux cafés, brasseries et endroits publics sont clos avec tant de soin qu’il est impossible de jeter les yeux dans l’intérieur. C’est une particularité qui frappe le voyageur depuis la Croatie jusqu’en Bulgarie : à Belgrade, par exemple, les rideaux de percale imprimée sont si scrupuleusement clos et adhérens aux fenêtres des débits de boisson et des auberges, que l’étranger se demande s’il y a là l’observation d’un règlement de police ou simplement l’expression d’un usage fidèlement suivi.

La ville d’Agram est d’une propreté admirable; on sent qu’une administration vigilante a pris en main la direction des affaires de la commune. Des agens de police bien disciplinés, d’un aspect militaire, se promènent deux à deux dans les rues bien éclairées au gaz; tout ce qui concerne l’édilité et le service public n’y laisse rien à désirer. Il y a de la tenue dans tout; il se dégage même de ce qu’on voit une impression qui éveille l’idée d’une ville sérieuse, morale, un peu puritaine. Les titres des ouvrages aux devantures des libraires, les affiches de théâtre, l’absence de lieux de plaisir et de distraction, les divertissemens paisibles des habitans, tout confirme cette impression première. Le théâtre de la ville est subventionné, et ne joue que des pièces traduites en croate qui sont soumises à une censure sévère; c’est une des rares villes d’Autriche qui n’ait pas sacrifié au genre de l’opérette.

S’il n’y a pas là cette couleur locale que recherche le voyageur, il faut dire cependant que chaque jour, depuis les premières heures de la matinée jusqu’à midi, la place Jellachich offre un spectacle tout à fait séduisant. De tous les villages à dix lieues à la ronde, les paysannes viennent au marché; même après ceux de Zara, de Sébénico, de Knin, de Sign et de Raguse, les costumes des habitans de la région d’Agram sont d’un grand intérêt. Est-ce encore un ordre imposé? est-ce simplement une coutume locale? Toutes les paysannes se groupent à l’angle de la place dans un ordre bizarre dont la disposition offre le plan d’une roue : les jantes sont figurées par les files vivantes, s’épaulant dos à dos de manière à présenter la face aux chalands, et les espaces vides forment les rues du marché ; le moyeu serait la place laissée libre pour le dégagement de tous ces passages qui convergent au centre. La coloration générale de cette foule villageoise est blanche avec des points roses, piquée de notes vives qui chantent sur le fond clair. Il n’y a là que des femmes, celles de Cuterjè, Turopoglie, Berdovetz, etc.; la plupart d’entre elles débitent généralement des fruits, des raisins roses et noirs, quelques légumes et des menus objets de l’industrie locale. Chaque village a son costume très distinct; ce serait une mine pour un artiste, et on s’étonne de voir que la peinture nationale n’ait pas tiré meilleur parti de ces élémens. C’est comme un parterre fleuri d’où s’élève un léger murmure, car le paysan est silencieux, et l’ordre accompli dans lequel ces paysannes pittoresquement attifées se présentent au spectateur est un des caractères spéciaux de ce marché d’Agram. Il va sans dire que l’habitant de la ville, revêtu de notre vulgaire accoutrement, devenu depuis longtemps déjà la livrée de toute la civilisation du monde occidental, n’est plus frappé par la singularité du costume de la campagne croate; mais il est impossible au voyageur, même le plus indifférent à tout ce qui est couleur et forme, de ne pas s’arrêter longuement devant ces tableaux vivans.

Ce n’est pas que le type soit remarquable par la régularité des traits ou par l’expression, mais un artiste dirait de la plupart de ces physionomies qu’elles sont intéressantes, et en tout cas empreintes de caractère. J’ai encore devant les yeux une belle jeune fille de dix-huit à vingt ans, mince, longue, aux attaches fines, portant jusqu’au-dessus du genou la haute botte hongroise rouge qui disparaissait sous un simple jupon blanc aussi court qu’une jupe de danseuse, et décoré au pourtour d’une jolie grecque de couleur cerise brodée sur l’étoile. Une pelisse de la même forme que celle de nos officiers d’état-major, rehaussée d’ornemens de cuir piqué de toute couleur sur un fond chamois, garnie d’astrakan au col et aux manches, dissimulait la taille ; la tête était coiffée d’un fichu orange marbré de taches rouges, et deux longues nattes de cheveux, reliées l’une à l’autre par de larges rubans verts et carmin, retombaient dans le dos. Elle restait là debout, immobile, son panier de raisins à ses pieds, dans ce vêtement singulier qui faisait douter et de son sexe et de son âge, avec cet air d’embarras habituel aux femmes qui revêtent un costume masculin. A côté d’elle, une autre toute blanche et coiffée d’une sorte de pagne brodé d’une frise rouge étalait sur sa poitrine de grands colliers de corail tombant du cou jusqu’à la taille et fermés par un miroir rond qui scintillait au soleil. La première était de Turopoglie, la seconde de Cestina ; à quelques pas d’elles se tenaient, groupées par village, les paysannes de Stenivetz, disparaissant sous une sorte de mac-farlane à manches, en feutre gris, à la pèlerine brodée de grandes fleurs de lotus rouge, vert et jaune, brusquement coupée au bas du dos par une bordure noire veloutée de la largeur de la main. La tête enveloppée d’un fichu noir en cretonne constellée d’étoiles blanches, et le singulier manteau que j’ai décrit, contrastant avec les colorations claires des vêtemens des villageoises, éveillaient l’idée de grands papillons nocturnes au milieu de fleurs vivantes. Ces paysannes slaves supportent difficilement qu’on les observe avec curiosité et, comme j’ouvrais mon album, l’une d’elles s’enfuit éperdue et répandit, sur un autre point de la place, le bruit que j’étais envoyé par les Turcs pour lancer des sortilèges : un Croate peu endurant vint même murmurer à mes oreilles des menaces dont un habitant de la ville me demanda poliment pardon en mettant cette colère sur le compte de l’ignorance et de la superstition. Un coin de la place qui offre encore un certain intérêt est celui où, dressant chaque matin leurs petits états ambulans, les paysans des environs viennent débiter de la viande sous de petits auvens portatifs qui rappellent à s’y méprendre ceux des bazars maures.

Les monumens sont rares à Agram, mais de la place même on voit se profiler sur le ciel le clocher de la cathédrale, enfermée dans une enceinte fortifiée, où le palais archiépiscopal, l’église, le chapitre et de nombreuses dépendances étaient à l’abri des attaques des Turcs. C’est de la place du Chapitre qu’il faut juger l’effet de cet édifice : il n’est pas digne de l’attention du voyageur au point de vue de la richesse, de l’élégance et de la délicatesse des formes ; cependant le plan même et le parti-pris architectural méritent qu’on s’y arrête. C’est un exemple très-complet et admirablement conservé d’un chapitre fortifié. L’enceinte est encore intacte, quatre grosses tours en poivrière aux angles gardent l’approche, et, les portes fermées, ce lieu devait être facile à défendre. On a choisi pour élever le monument une éminence dont les abords sont encore dégagés et forment la place du Chapitre, qui a un assez bel aspect. Chaque époque a laissé sa trace dans ces constructions ecclésiastiques ; la fortification et la cathédrale m’ont paru du XVe siècle ; plus tard, au XVIe au XVIIe et au XVIIIe siècle, on a fait des additions et quelques changements sans toucher à l’enceinte, dont le cachet primitif a été respecté.

Mais ce n’est pas par le côté extérieur que la ville d’Agram s’impose à l’attention du voyageur ; si nous ne voyons dans cette ville que la capitale de la Croatie, les Yougo-Slaves, eux, voient dans leur Zagreb (c’est le nom slave d’Agram) la capitale du royaume tri-unitaire formé par la Croatie, la Dalmatie et la Slavonie avec les confins militaires, l’âme du corps dont les membres sont épars de Klagenfurth à Témesvar et d’Antivari à Salonique, la capitale idéale enfin d’un état yougo-slave à fonder sur les bords de l’Adriatique. C’est le centre de résistance des Slaves d’Autriche contre les empiétements des Magyares, les prétentions des Italiens et la germanisation de ces provinces : personne ne lui conteste cette autorité morale. Ce royaume tri-unitaire n’existe plus de fait, malgré certaines concessions encore accordées dans les protocoles ; mais Agram, siège de la diète croate, avec son académie, son université, qui a affranchi les Yougo-Slaves des universités allemandes, son école de droit, sa société littéraire, sa société d’histoire et d’archéologie nationale, a substitué au mouvement politique un mouvement intellectuel, philosophique et moral. La ville est le centre ardent et actif de cette production littéraire, qui entretient le feu sacré de la grande idée chez les Slaves du sud. L’histoire, la poésie, la philologie, l’archéologie, tendent à l’affirmation de la nationalité et à son développement. Fondation de recueils périodiques et de journaux quotidiens, subsides donnés aux savans, missions littéraires et archéologiques, encouragemens aux artistes, tels sont les moyens d’action dont la société slave de la ville sait user avec un esprit de propagande pratique, d’autant plus ingénieux et d’autant plus sûr qu’elle se place là sur un terrain où elle échappe à toute répression et à toute persécution politique. L’imprimerie est son plus puissant levier. Il est impossible d’ailleurs de ne pas être frappé du développement que la presse locale a acquis à Agram depuis quelques années. Quinze journaux se publient dans la ville, et dans chacun des trois grands cafés de la place Jellachich on peut consulter soixante périodiques en toutes langues qu’on y reçoit régulièrement. Après l’inauguration de l’académie yougo-slave, en 1867, celle de l’université (dont on a retardé si longtemps la fondation, qui n’a eu lieu qu’en 1874) constitue encore une force nouvelle et le plus efficace moyen d’action, puisque désormais la jeunesse pourra trouver dans le pays même une instruction conforme à l’esprit de la nationalité.

La société dite l’Omladina, fondée dans le dessein de publier et de répandre les ouvrages élémentaires destinés à éclairer le peuple serbe, est aujourd’hui détournée de son but; elle menace même de verser dans des théories sociales tout à fait vagues et nébuleuses. Elle siégeait d’abord à Neustadt; aujourd’hui ses véritables chefs sont à Agram, à Prague et à Belgrade; peu à peu on a fait converger une partie de ses forces vives vers la grande idée qui se retrouve au fond de tous les mouvemens qui ont lieu dans les provinces slaves de la Turquie d’Europe : l’union de tous les Yougo-Slaves sous un sceptre commun. C’est comme un vaste carbonarisme qui unit tous les patriotes serbes; ils ont fait alliance à l’abri de ces idées de propagande en faveur de l’instruction élémentaire, et on peut dire qu’il n’y a pas une ville importante, depuis Prague jusqu’au Danube, qui n’ait sa vente où l’on reçoit le mot d’ordre parti d’Agram. Il n’y a plus, selon les propres paroles du président de l’académie de la ville, « ni fleuve ni montagne entre le Serbe, le Croate, le Slovène et le Bulgare. Ils ont fondé une littérature une et identique sur la base de la langue qui, des bords de l’Adriatique aux bouches du Danube, résonne sur les lèvres de plusieurs millions d’hommes. Le principal théâtre de cette lutte morale a été, est encore le royaume tri-unitaire et la principauté de Servie, ces deux pôles autour desquels gravitent le passé, le présent et l’avenir des Slaves du sud... » On voit que, si le voyageur trouve quelque plaisir à s’arrêter devant les types des paysans d’Agram, et si leurs mœurs sont dignes d’intérêt, un attrait d’une autre nature pourrait le retenir longtemps dans la capitale de la Croatie; mais laissons à d’autres ce sujet d’étude.

En une heure et demie, on va d’Agram à Sissek par la voie ferrée; la ville forme tête de ligne des chemins de fer croates; elle est bâtie à l’embouchure de la Kulpa, large fleuve qui rejoint la Save à une lieue de là, formant la frontière de la Croatie et des confins militaires. Il y a quelques années à peine, il y avait deux villes, Militar-Sissek, Civil-Sissek; depuis 1873, tout le territoire est civil, il occupe un espace considérable sur chacune des rives de la Kulpa; un pont de bois d’une dimension énorme, d’une forme singulière et construit en pigeonnage, relie les deux quartiers. Quoique centre d’un commerce important et entrepôt des blés du banat, l’aspect de Sissek est celui d’un village ; les rues, pourvues de fossés et d’une plate-bande où l’herbe croît, sont d’autant plus grandes que les habitations qui les bordent, fort basses avec leurs volets verts et leurs plaques d’assurances, ressemblent assez bien à ces cabines qui s’élèvent sur le pont des bateaux de transport. La quantité de chevaux qu’on voit à chaque pas et le nombre de chariots en bois bas sur roues qui défilent constamment, donnent de l’animation à ces chaussées trop larges. A tout moment passe quelque Croate sommairement vêtu d’un jupon blanc et d’un pantalon de toile d’une largeur démesurée, conduisant douze chevaux de front attachés les uns aux autres par une simple ficelle un peu lâche ; au détour des routes, le cavalier, lancé à fond de train sur le premier cheval, leur fait exécuter d’un coup de fouet une habile conversion qui les met à la file les uns des autres.

Au cœur même de la ville, dans un vaste champ en contre-bas des rues, sont groupés des centaines de chevaux et de longues files de charrettes dételées qui s’étagent jusqu’au fleuve; je conclus de là que c’est jour de marché et que c’est l’occasion pour un voyageur de voir les costumes des environs et la physionomie de la population ; mais au centre du groupe le plus pressé un vieil officier de cavalerie autrichienne, les lunettes sur le nez, le klafter à la main, mesure les montures dont le gouvernement pourrait disposer en temps de guerre; c’est le recensement annuel en usage dans les armées.

Le fleuve la Kulpa, qui partage la ville, coule entre deux rives profondes; les eaux sont basses, les bateaux plats, grands comme des steamers et pourvus sur toute leur longueur d’une construction en bois qui affecte la forme d’une maison à toits brisés percés de lucarnes, servent à transporter du Danube à Vienne et à Trieste, puis de là à Marseille, les bois de chêne des forêts de Hongrie et de la Bosnie et les merrains qui fournissent les douelles de tonneaux. Les rives à pic sont minées par les crues, des vergers et des cabanes en bois succèdent aux dernières maisons de la ville vers Pogorélac, puis la Kulpa tourne, ses bords s’abaissent, son cours fuit vers Carlstadt, et aucune saillie ne vient déranger la ligne plate de l’horizon, sur laquelle les dragues, à l’ancre au tournant du fleuve, profilent leurs cheminées noires.

Pendant que je dessine paisiblement sur la rive, un individu convenablement mis vient me demander d’un air hautain si je me suis présenté chez le magistrat; la conversation s’engage, j’exhibe mes papiers en protestant de l’innocence de mes intentions, et l’agent de la sécurité publique semble éprouver une déception en apprenant que je ne vais pas renforcer les insurgés de Bosnie et d’Herzégovine. Il s’apitoie sur le sort des raïas, s’exalte en parlant des cruautés des Turcs et raconte, comme s’il les avait vus, les faits les plus monstrueux. Sa politique est simple : elle consiste tout bonnement à « refouler en Asie ces peuplades incorrigibles. » Je l’interroge à mon tour, et j’apprends que depuis août 1875 on a donné l’ordre à tout étranger qui arrive dans une ville de la Croatie et des confins de se présenter dans les vingt-quatre heures chez le magistrat. Les formalités remplies, il faut se mettre en quête des moyens de départ. Ce serait simple de s’embarquer sur la Kulpa et de descendre à Brod ou à Gradisca, sur la Save, n’ayant plus qu’à franchir le fleuve pour entrer en Bosnie : il y a ici une compagnie de navigation à vapeur, la Compagnie autrichienne du Danube; l’embarcadère est dans la partie de la ville autrefois soumise au régime militaire. Du haut du pont, on aperçoit même le confluent où la Kulpa rejoint la Save, qu’on ne quitte plus jusqu’à Belgrade, où elle se confond avec le Danube en face de Semlin, au pied même de la fameuse forteresse turque qui domine la ville; mais en ce moment les eaux sont basses, les départs n’ont lieu qu’une fois la semaine. Je gagnerai donc par terre la première ville turque, Kostaïnicza, assise sur les bords de la Unna.

Le lendemain, dès la première heure du jour, stationne devant la porte de l’auberge un de ces chariots du pays, très bas sur roues, dans la construction desquels le fer n’entre pour rien; il est traîné par deux petits chevaux étiques à longue crinière, et rempli de foin sur lequel on a eu soin de jeter une loque colorée. Nous partons à fond de train, suivant le cours du fleuve, bordé de collines boisées d’un caractère assez riant. Un grand caravansérail en bois s’élève à un quart d’heure de la ville, sur le bord même de la Kulpa, qui se jette dans la Save : au confluent, sur la rive opposée, se dresse un khan fortifié de quatre tours d’angle. Les eaux sont jaunâtres, elles entraînent de grandes pièces de bois et des arbres entiers encore couverts de leurs feuilles; dans les parties les moins profondes tournent de nombreux moulins singulièrement appuyés sur des troncs évidés comme des pirogues et ornés aux deux extrémités de volutes en forme de manches d’instrumens à cordes.

Nous abandonnons le fleuve et nous nous dirigeons vers le nord, suivant une route tracée seulement par les charrettes et qui empiète sur les champs qu’elle traverse. Une ornière profonde où disparaîtrait le véhicule tout entier se creuse, les voyageurs passent à côté, tantôt à droite, tantôt à gauche; pour éviter qu’à la nuit un accident n’arrive, quelque voisin construit une barricade au lieu même où le terrain manque, et, sans plus d’inquiétude on passe au large jusqu’au moment où une nouvelle ornière creusée dans cette nouvelle route forcera les paysans à élargir encore le chemin aux dépens des propriétaires riverains.

Nous marchons ainsi d’un train très rapide pendant cinq heures, croisant de nombreuses charrettes toujours suivies de poulains en liberté; nous traversons Pracno, Novoselo, Komarévo, Blinskikut, Mazur, Panajni, villages à cabanes de bois d’un modèle uniforme, qui ressemblent à s’y méprendre à des villages turcs. Le signe caractéristique de ces hameaux, c’est la grande noria en forme de balance dominant chaque habitation, mue par une pierre qui fait contre-poids au seau destiné à puiser l’eau. Nous passons là au moment des récoltes; derrière les haies, sur les aires en avant des chaumières, les chevaux attachés à un pieu central font le manège pour détacher le grain de la paille. C’est la région des confins militaires : aux carrefours, sur de grandes plaques, on lit le nom du village, le numéro du régiment et celui de la compagnie dont il fait ou dont il faisait partie; tous les hommes portent le képi bleu à numéro de cuivre, et les costumes des femmes prennent un grand caractère. Sous l’auvent de chaque chaumière, à l’abri de la pluie, des guirlandes de maïs font une décoration qui n’est pas sans grâce; aux volets des fenêtres d’autres guirlandes de feuilles de tabac sèchent à l’air libre : c’est un privilège spécial à ces villages des confins de pouvoir semer, récolter et consommer le tabac sans tenir compte de la régie. Soumise à cette préparation sommaire, la feuille garde une âcreté qui la rend insupportable à nos palais; mais ce goût même plaît au gränzer, qui trouve d’ailleurs dans la jouissance du privilège une économie notable.

A une heure de l’après-midi nous entrons dans la Kostaïnicza autrichienne par une route qui côtoie la Unna en la dominant; la Kostaïnicza turque est sur l’autre bord. Sur la rive droite, on voit s’élever les minarets des mosquées, et sur les collines à l’horizon se dressent les karaüla ou corps de garde d’observation, tandis que sur la rive gauche les clochers ventrus peints en brun rouge et rehaussés d’or des églises autrichiennes se découpent sur le ciel. Une grande rue unique forme toute la ville, et les maisons ont une sortie d’eau; l’aspect diffère assez sensiblement de celui des villages de l’intérieur : il semble que, séparés des Turcs seulement par la largeur d’une nappe liquide, les habitans aient tenté d’affirmer davantage leur nationalité. Les enseignes originales découpées se balancent aux portes, les toits sont en fer ouvragé, les pignons sont peints comme au cœur de l’empire austro-hongrois; des frises vertes décorent les maisons, et les fenêtres sont doubles. Cette grande rue de Kostaïnicza est coupée par un carrefour où s’élève la municipalité ; c’est là que débouche la tête de pont qui forme la frontière, seul passage qui existe sur la Unna reliant l’Autriche à la Turquie d’Europe. Ce pont est un souvenir de l’occupation française, il a été construit par Marmont et rappelle par sa forme celui qui réunit les deux quartiers de Sissek.

Sans perdre de temps, je me présente à l’autorité civile, qui me délivre un permis de séjour. L’auberge qu’on m’a recommandée est occupée par les officiers de la garnison, et, quelques-uns ayant séjourné en Italie pendant l’occupation, je puis me renseigner auprès d’eux en m’exprimant en italien. Le passage du pont est libre, aucun arrêté ne défend de le franchir pour passer en Bosnie ; mais c’est une faculté dont personne ne profite, pas plus les Turcs que les Slaves d’Autriche. La situation est d’ailleurs très tendue entre les habitans des deux frontières ; on m’assure qu’il y a danger à entrer sur le territoire, surtout par ce point de Kostaïnicza, occupé militairement, et qui a été l’objet d’une attaque des insurgés quelques jours auparavant. Les récits les plus exagérés, les légendes les plus invraisemblables, racontés dans la salle commune, feraient croire à une grande exaltation de la part des habitans de la rive opposée. Jusqu’à ces derniers jours, on traversait encore, et il y avait des transactions entre les deux villes, mais aujourd’hui, les Serbes des faubourgs ayant abandonné leurs résidences, la plupart des maisons des émigrés sont occupées par des soldats venus de l’intérieur.

Comme l’auberge donne sur la rive même, nous descendons jusqu’au fleuve avec l’officier qui commande la garnison, et nous observons la Kostaïnicza turque. Des moulins de bois vermoulu, tellement penchés sur l’eau qu’ils semblent devoir s’effondrer à la première crue, accotés les uns aux autres, forment le premier plan. Le fleuve est très large, mais à peine navigable ; au milieu même de son lit, on voit le fond de sable, sur lequel croissent des roseaux. Les berges sont plantées de saules et d’arbustes aux feuillages légers, la plaine se déroule entre le fleuve et les collines qui bordent l’horizon ; à leur pied, sur une longueur considérable, s’étagent les maisons à toits noirs au milieu desquels se dressent les blanches mosquées, minces, effilées, couronnées de leurs toits pointus qui éveillent l’idée d’une bougie coiffée d’un éteignoir et dont les lames de fer-blanc accrochent violemment les rayons du soleil. À notre gauche, il semble que le fleuve soit barré par une haute estacade ; c’est le pont, dont les piles, très nombreuses et très rapprochées, formées d’arbres reliés par des bardeaux, se recouvrent les unes les autres dans la perspective. Un château-fort à murs largement épatés, percés de mâchicoulis et couverts de plantes grimpantes d’un vert sombre qui tranchent sur le crépi blanc, baigne sa base dans les eaux en s’y reflétant nettement : c’est la tête de pont reliée à la première pile par des murs à hauteur d’homme pourvus de meurtrières. Il est trois heures à peine, le soleil ne se couche qu’à six heures; je vais traverser la Unna et voir par moi-même ce qu’il y a de vrai dans les propos des riverains.

A l’entrée du pont sur le territoire autrichien se tient une sentinelle qui me laisse passer. Au côté opposé, une autre sentinelle, nizam ou soldat de troupe régulière, est assis nonchalamment sur la borne et ne s’émeut pas davantage. Je débouche sur une place d’armes fermée du côté du fleuve par les murs crénelés qui en commandent le passage : c’est l’avancée de la forteresse. On n’en défend point l’approche, et je franchis la poterne, sous la voûte de laquelle des soldats déguenillés, accroupis, me regardent passer d’un œil éteint. A la sortie, une petite loge fermée d’un treillis à moitié ouvert et garni à l’intérieur d’un divan très bas sert de poste à un officier coiffé du fez, vêtu d’une gandourah rose tendre; il repose sur les tapis en égrenant sa patience d’ambre.

Me voici dans la ville; en face s’étend la place publique, carrée, plantée d’arbres, dont les quatre faces sont occupées par les petites boutiques du bazar; au milieu s’élève une baraque en bois, fontaine publique de forme octogonale, à toit pointu, pourvue au centre, d’une roue hydraulique. Le bazar est désert, la plupart des magasins sont fermés; à l’abri de quelques auvens, assis sur des tréteaux, des soldats désœuvrés causent avec les rares commerçans qui ont ouvert leurs échoppes à peu près vides de marchandises. Dans sa proportion restreinte, ce tcharchi de Kostaïnicza a l’aspect de tous les bazars turcs. Qu’on ait vu Alger, Fez ou Tétuan, Sérajévo ou Damas, il n’y a plus rien d’inattendu, rien de neuf qui amuse l’œil et l’arrête; le musulman est le même partout. Dans les bazars, ce sont les mêmes marchands avec les mêmes gestes et les mêmes poses; ce sont aussi les mêmes marchandises : babouches de maroquin jaune ou rouge, fourneaux de pipes en terre cuite, petites bouilloires en cuivre pour le café, étoffes légères lamées d’or et d’argent, bouteilles d’essence de rose, colliers d’ambre et menues verroteries.

Dans tout pays frontière, on arrive graduellement à l’affirmation de la nationalité dans les mœurs, dans le costume et dans les usages; il semble qu’à deux cents mètres de l’Allemagne, sur une terre slave, on devrait constater une hésitation, un tâtonnement, un mélange, quelque chose d’indécis et de peu caractérisé; mais à peine franchit-on la Unna, on saute, pour ainsi dire, à pieds joints dans l’Orient. J’ai constaté tout à l’heure le caractère autrichien des constructions de l’autre rive; celle-ci est aussi turque et aussi musulmane que les villes de l’intérieur de l’empire ; d’ailleurs il n’y a plus de mélange dans la population; il est exact que les Serbes sont en fuite, les quelques Grecs orthodoxes et le peu de catholiques de tout temps fixés dans les campagnes des environs et qui ne viennent dans les villes que pour y apporter leurs produits, ont passé le fleuve pour se réfugier dans les confins.

Je m’engage dans la grande rue qui forme la route, bordée de maisons de bois séparées par des jardins clos de planches branlantes, derrière lesquelles on voit briller des loques de couleur. Les maisons, sordides et misérables, ont toutes une partie grillée, peinte de couleurs vives, qui indique le modeste harem. A mi-chemin, un carrefour s’ouvre où se dressent la mosquée, la résidence du kaïmakhan ou fonctionnaire civil qui commande ici, et quelques maisons d’une certaine apparence, crépies de blanc, à grands toits de bois noircis, dont la partie principale accuse toujours, au milieu de la façade, l’appartement des femmes, clos de grilles peintes. Le carrefour est vide et la rue est presque déserte; quelques soldats débraillés portent des provisions, des canards pataugent dans les fossés boueux, des grappes d’enfans coiffés du fez rouge, aux longs cheveux blonds coupés carrément sur le front, aux beaux teints blancs et roses, vêtus du pantalon serbe à plis bouffans qui monte jusque sous les bras, jouent devant les portes des enclos, fixant leurs grands yeux bleus effarés sur le passant, fleurs vivantes d’un charme et d’une grâce exquis. Nous croisons l’uléma de la mosquée, vêtu de sa robe bleue bordée de fourrures. Des fantômes drapés de guenilles noires bordées d’une raie rouge ou verte, glissent le long des haies; ce sont les femmes mariées, austèrement couvertes de la tête aux pieds, sans forme et sans geste, comme un ballot vivant. De temps en temps, dans les enclos, apparaît une jolie fille « blanche avec un œil noir, » qui va la face découverte, comme c’est l’usage en Bosnie pour les femmes non mariées.

Cette rue unique est très longue, elle forme à elle seule toute la ville ; à mesure qu’on avance, les maisons deviennent rares, et le peu d’habitans qui se croisent sur le chemin me regardent avec défiance. Comme tout à l’heure de la rive opposée je contemplais la Kostaïnicza turque, je regarde de ce point la Kostaïnicza autrichienne; mais il faudrait gravir la colline pour jeter un coup d’œil sur les horizons de Bosnie. Juste au point où s’élève la dernière maison et où commence la campagne, sur la gauche, à deux cents mètres de la route, au sommet du premier mamelon, s’élève un karaüla, poste d’observation destiné à la surveillance des confins. De la base de la colline jusqu’à ce premier sommet, croissent de jolis arbustes à l’abri desquels sont couchés des soldats, tandis que d’autres, dans la partie supérieure, sont occupés à abattre cette végétation à coups de hache ou à l’aide du sabre. Au balcon du poste, les gardes appuyés les regardent faire. Je me dirige lentement vers le karaüla comme un flâneur qui erre sans but; les soldats dressent la tête et chuchottent entre eux : ce sont tous des réguliers, ils semblent avoir pour objet de dégager les approches du poste qui, boisées comme elles le sont, peuvent abriter des malfaiteurs.

Ces karaüla ou observatoires sont très caractéristiques des limites turques; depuis la Servie jusqu’à la Croatie et sur la frontière dalmate, de demi-lieue en demi-lieue, on les voit couronner les collines qui dominent le cours des fleuves frontières, faisant toujours face aux observatoires des gränzer autrichiens. Ils sont indépendans, dans toute la Bosnie, des tchardaks ou corps de garde, qui répondent aux wachthaus de l’autre rive. Dans les confins humides, là où le sol est marécageux, ces postes sont montés sur des pilotis, la partie inférieure reste vide, et on y accède par un escalier ou une échelle; dans les confins secs, c’est une construction de quelques mètres carrés, pourvue à mi-hauteur d’un balcon très saillant régnant sur tous les côtés, et couronnée d’un toit pointu formé de planches de même saillie que le balcon ; quatre poteaux d’angle supportent le devers, toujours très accusé, ce qui donne une forme particulière à ces petits édifices.

La corvée de soldats fait place nette autour du poste ; les arbres tombent sous la cognée, on laisse les branches sur le sol. Les nizams qui forment la garnison sont tous appuyés à la galerie; comme j’observe cet épisode, un détail que je perçois assez mal d’aussi loin attire mes regards : ce sont deux saillies inattendues aux deux poteaux d’angle qui supportent le toit. Je fais quelques pas en écartant l’épais fourré des branches coupées afin de gravir la colline, et, à ma stupéfaction, je distingue nettement deux têtes clouées aux palans, l’une par une longue mèche de cheveux nattés, l’autre nouée par un bandeau qui passe sur le nez et les joues, et couvre les oreilles. Au moment où je veux avancer encore pour mieux voir ces deux sanglans trophées, un tumulte s’élève parmi les soldats du poste; un certain nombre de ceux qui abattent les arbres jettent leur cognée et se dirigent vers moi en murmurant des paroles dont je ne comprends pas le sens, qui doivent évidemment m’intimer l’ordre de m’éloigner. Je rétrograde lentement, mais on me talonne en redoublant d’invectives. Ainsi escorté, je suis forcé de regagner la longue rue que je viens de parcourir, et, lorsque j’essaie de prendre la direction opposée à la ville, un soldat, me saisissant par le bras, me force à retourner au bazar en accolant au mot giaour une épithète dont le sens m’échappe.

Le silence et le calme sont les meilleurs auxiliaires en telle conjecture, et d’ailleurs il faut faire des concessions à la couleur locale. J’opère donc une retraite digne, lente, et me voici revenu à l’entrée du pont, après avoir recueilli sur la route tantôt des regards de haine, tantôt des regards indifférens, ou subi parfois l’inquisition des passans, qui venaient me regarder sous le nez avec une curieuse insistance.

La place est tout aussi déserte qu’une heure avant; un bon musulman à barbe blanche débite du tabac de la régie et des pipes dans sa petite échoppe. Je fais avec lui une modeste transaction ; puis, m’asseyant sans façon sur les tréteaux en avant de sa boutique, je tire mon album, ce qui constitue une imprudence voulue. Un à un, les soldats se détachent du poste de la forteresse et viennent se planter devant moi, l’homme à la gandourah rose, qui me paraît être le garde du fort ou un officier de service, les rejoint et m’interpelle; j’ouvre l’album aux pages qui représentent des costumes croates ou de jolis minois qui montreront le caractère inoffensif de ces légers croquis d’un touriste qui ne nourrit pas de noirs projets. L’officier regarde sans avoir l’air de comprendre ; faisant mine de tracer son portrait, je prononce les quelques mots de slave qui constituent toute ma connaissance de l’idiome. Autour de moi, les soldats, amusés et d’assez bonne humeur, se demandent à quelle nationalité j’appartiens; les uns me disent Allemand, les autres Italien; je lance le mot Fransouski, et toutes les physionomies s’éclairent. L’homme à la gandourah rose, qui a été particulièrement touché de cette déclaration et semble avoir gardé le souvenir de notre alliance, va s’asseoir en souriant à quelques pas de là; il y a un moment de détente et de confiance comme si j’avais prononcé un mot magique.

Ce n’est cependant qu’un répit d’un instant, car bientôt nous voyons déboucher sur la place un groupe au milieu duquel pérore un personnage de haute taille, coiffé du fez, vêtu, comme les musulmans de Constantinople, de la tunique droite de drap bleu; il fond sur l’officier en l’accablant de reproches, vient vivement à moi, et, d’un geste altier, me montre la poterne de la forteresse. Tout le village le suit, quelques-uns de ces soldats qui coupaient du bois autour du karaüla lui font escorte. Je mesure de l’œil la distance qui nous sépare de la frontière et je continue avec calme le travail commencé : il s’emporte, il tempête, engage une très vive discussion avec l’homme à la gandourah, qui semble prendre mon parti; je recommence mon manège et essaie de l’effet du sésame Fransouski en montrant l’album feuille par feuille; mais cette fois je ne désarme pas la rigueur du kaïmakhan. Le chef du poste a évidemment dénoncé mon innocente démarche : toute résistance serait périlleuse, les soldats me saisissent, et me voilà poussé jusqu’à la poterne avec un peu plus de vivacité que n’en comporte mon attitude pacifique.

C’est ma première expérience ; elle a été tentée avec réflexion, car j’ai un refuge à cent mètres de là, sur la terre hospitalière des confins. Je traverse donc de nouveau la place d’armes; derrière moi, le commandant gourmande tous les soldats qui veillent aux portes. En repassant la Unna, évacuant le territoire turc, ces deux têtes de raïas, livides, contractées, qui sèchent aux rayons du soleil, clouées aux poteaux comme à un pilori, se représentent à mes yeux; c’est la première manifestation sanglante de l’insurrection.


Dvor, septembre 1875.

Je suis installé pour deux jours à Podové ou Dvor, chef-lieu de district des confins militaires sur la rive de la Unna, petite ville à quatre heures de route de Kostaïnicza, vers la Croatie turque. Le lieu où je loge est des plus primitifs, on m’a donné pour chambre un hangar avec deux lits et nous sommes six voyageurs : quatre d’entre eux n’ont aucune prétention à nous disputer la place, ce sont des négocians serbes de Bajnaluka (Bosnie) qui ont abandonné le pays pour se réfugier dans les confins : ils ont passé la nuit sur le plancher, enveloppés dans leurs grandes robes bordées de fourrures.

Le soir même de mon excursion à la Kostaïnicza turque, j’ai résolu de longer encore la Unna et de franchir le fleuve sur un point plus accessible, mais cette fois je serai muni de mon bagage afin de ne plus revenir en arrière. Un chirurgien hongrois au service de la Turquie, employé à Novi comme directeur de l’hôpital et venu à Kostaïnicza pour acheter des médicamens, m’a fait un nouvel itinéraire : je suivrai la rive jusqu’à Korlat, où la Unna se partage en deux bras; là je passerai le fleuve en face de Novi, tête de ligne du chemin de fer qui, traversant une partie de la Bosnie, vient aboutir à Bajnaluka. La voie ferrée, le chemin le plus direct et celui que tout voyageur suit de préférence, est le dernier qu’on s’attend à trouver dans ces régions : nous supposions tous que le premier soin des insurgés avait dû être d’intercepter les communications ; mais, au dire du chirurgien, qui réside à Novi même, aucune tentative de leur part n’est venue interrompre le service.

Il n’y a qu’une voie entre Novi et Bajnaluka; les trains ne marchent que de deux jours l’un, le départ est à dix heures du matin. Je pars au petit jour après bien des péripéties, car ce n’est pas une chose simple de trouver un véhicule; nous suivons la route des confins militaires dans un chariot du pays, nous avons quatre heures devant nous pour gagner Novi. Il fait un froid très vif, un brouillard épais indique les sinuosités du fleuve; sur la plaine qui nous en sépare flotte un nuage argenté, la terre est couverte de givre. Réduit à communiquer par gestes avec l’enfant qui conduit, il me nomme les villages que nous traversons : Kuljane, Kosibrod, Divusa, Golubovac, Uncane, Struga et Zamljaka. Comme l’heure nous presse, nous allons à toute bride, durement cahotés sur le chariot, au fond duquel on a fait un lit de foin et qui, tout bien considéré, est d’une souplesse relative : l’impétuosité d’allures de nos petits chevaux rappelle celle des trotteurs russes. Au moment où nous sortons du village d’Uncane, nous entendons des coups de feu qui semblent venir de la route opposée; une foule éperdue se dégage des brouillards qui nous cachent les plaines bordant le fleuve, des troupeaux épars encombrent la route, des cris et des rumeurs s’élèvent des deux côtés du chemin, et nos chevaux reculent épouvantés par ces troupeaux qui se ruent sur eux en s’enchevêtrant dans l’attelage. Le conducteur saute à terre et tourne brusquement pour rétrograder, quoique je l’adjure de n’en rien faire. A mon tour, je me laisse glisser à l’arrière du chariot et cours au bord du fleuve. Malgré l’épais brouillard, malgré cet impuissance ridicule que crée l’ignorance de l’idiome serbe, je comprends vite la cause de tout ce tumulte.

Avant le lever du jour, une foule de 400 à 500 raïas poussant devant eux leurs troupeaux de bœufs, de moutons, de chèvres et de porcs, a franchi la frontière sur ce point, abandonnant le territoire turc et fuyant leurs foyers. Quelques paysans des confins, Slaves et du rite grec comme les fugitifs, les attendaient, cachés dans les arbres de la rive opposée, pour leur prêter leur concours. Le lit de la Unna est peu profond, la plupart des chevaux et des bêtes à cornes, poussés par les raïas, ont sauté dans le fleuve; les vieillards, les femmes, les enfans et le menu bétail ont passé sur des radeaux ou des barques de planches mal jointes. Une fois sur la terre autrichienne, ils ont traversé la route, puis ils ont fait halte dans la plaine qui la borde. Au moment où nous passons, ils sont encore là, formant un vaste camp sans tentes, grelottant sous le froid du matin, assis ou couchés dans l’herbe gelée, confondus avec les animaux qui composent désormais toute leur fortune. C’est un lamentable spectacle : il n’y a pas un homme en état de porter les armes parmi ces 400 ou 500 fugitifs; tout ce qui était valide s’est jeté dans la montagne ou a passé en Herzégovine pour former des bandes. Il ne reste que les vieillards, les femmes et les enfans. Ce sont des vieilles au chef branlant, des jeunes filles aux longs cheveux nattés, le front et le cou chargés de médailles d’argent et de pièces de monnaie, coiffées de pagnes blancs constellés de broderies et drapées dans des haillons colorés. Un beau pope, jeune, de haute taille, à la face hâve, émaciée, à la longue barbe noire, coiffé d’un bonnet d’astrakan d’où s’échappent de longs cheveux dont les mèches retombent sur ses épaules, et tout entier enveloppé dans une longue pelisse fourrée, va d’un groupe à l’autre, son bâton en forme de crosse à la main, essayant de mettre un peu de discipline dans tout ce désordre et interpellant chacun par son nom.

On a allumé de distance en distance des grands feux de bois mouillés qui luttent contre l’humidité du sol, et à chaque pas, dans ce campement pitoyable enveloppé dans le brouillard, on heurte du pied des groupes étendus à terre, inertes comme des ballots, et qui disparaissent sous des étoffes en lambeaux. Traversant ces crises solennelles avec l’insouciance de leur âge, des enfans aux longs cheveux blonds, aux grands regards fixes, jouent, empilés les uns sur les autres, à demi-nus dans l’herbe, tandis que leurs mères allaitent leurs derniers-nés ou les portent enveloppés sur leur dos. Quelques femmes, paisibles et comme désintéressées de ce qui se passe, filent leur grande quenouille à palette plate pailletée d’argent.

Il y a là aussi rassemblés de 1,000 à 1,200 animaux de toute sorte. Peu préparés que nous étions à ce spectacle, nous avons cru tout d’abord à quelque marché périodique ou à quelque foire ambulante, mais nous trouvons dans le champ une escouade de uhlans autrichiens commandés par un maréchal-des-logis : les cavaliers ont mis pied à terre, la lance à la main, la bride passée au bras et les chevaux sellés; ils se chauffent autour d’un grand feu. L’un d’eux qui est des environs de Fiume nous raconte que, pendant qu’ils faisaient leur ronde, aux premières lueurs du jour, les émigrans ont franchi le fleuve. Comme les uhlans ont pour consigne de faire la patrouille le long de la Unna, ils se sont arrêtés, puis, détachant une estafette pour prévenir leur capitaine, ils ont assisté au mouvement et l’ont même dirigé.

L’alerte à laquelle nous avons assisté sans la comprendre était produite par un nouveau passage : tout un village était resté en arrière; dans le brouillard, les fugitifs viennent d’être surpris par les patrouilles de bachi-bozouks qui, faisant la ronde en territoire turc, ont tiré les coups de feu que nous avons entendus. Le passage s’effectue encore, et toute cette foule est tremblante; j’échange quelques mots avec le pope en lui faisant remarquer que la Unna est le plus sûr des remparts et qu’il peut aisément donner de la confiance à toute cette population affolée; mais il répond que cette idée de frontière, cette impossibilité morale d’en franchir les limites, est une notion insaisissable pour ces pauvres femmes ignorantes, qui ne se regarderont en sûreté que bien loin dans l’intérieur du territoire.

Costumes éclatans et pleins de caractère, types variés, impressions poignantes et profondes sur toutes les physionomies, belles lignes de paysage baignées dans une atmosphère argentée, scènes attachantes et tableaux complets qui se composent à chaque pas : quelle halte féconde ce serait pour un artiste ! Mais nous n’avons pas de temps à perdre, si nous voulons arriver à Novi à l’heure dite, et nous ne pouvons nous attarder longtemps devant ce grand épisode de l’émigration bosniaque. Nous remontons dans la charrette pour ne plus nous arrêter qu’à Korlat même, où nous entrons après avoir passé Zamljaca : une longue file de voitures du même genre que la nôtre encombrent l’entrée, franchissant une à une la porte étroite flanquée de petits murs bas et percés de meurtrières, gardée par un poste d’infanterie.

Nous sommes arrivés en face de Novi; le fleuve se divise en deux bras, l’un qui suit son cours vers la Croatie turque, l’autre qui tourne brusquement, faisant du point où nous sommes une presqu’île. Nous voulons avancer encore, le terrain manque sous nos pas. Novi s’élève sur l’autre rive au pied de hautes collines : il faut franchir le fleuve, très large en cet endroit, pour arriver à la voie ferrée; nous déposons le bagage, et nous nous inquiétons de trouver une barque. Ce lieu de Korlat est très étroit, c’est une langue de terre basse bordée de saules ; la route que nous avons suivie est tracée presqu’à l’extrémité de la pointe, et va se perdre dans le lit du fleuve : nous ne nous expliquons point cette halte de nombreuses charrettes dans un endroit sans issue; mais en avançant jusqu’à la bifurcation des deux bras, nous voyons une longue ligne de moulins qui, partant de la berge, vont jusqu’au milieu du fleuve, communiquant de l’un à l’autre par des passerelles. Chacun vient porter son grain à moudre et attend son tour.

Korlat n’est ni un village ni même un hameau, c’est le nom du promontoire et du groupe de moulins ; un bâtiment assez spacieux qui s’élève à quelques pas de la rive sert de résidence au finanzrath, inspecteur chargé de percevoir les droits de douane. Je suis accueilli là par un jeune homme qui porte la veste à col vert brodé de trois étoiles d’argent ; il me donne à entendre que nous nous sommes abusés, si nous avons cru passer le fleuve et arriver sans encombre à la station turque de Novi. Il y a deux bras, comme nous l’avons dit : le premier est international, le second coule entre deux rives turques et est réuni à la ville par un pont; quant au passage de Korlat à Novi, il est interdit; il faut que le mudir qui a l’autorité sur la rive opposée ait été avisé par le commandant militaire de Dvor. La seule barque qui puisse franchir le fleuve est celle qui porte le courrier de Vienne aux employés de l’administration du chemin de fer, et la clé est déposée au konah ou maison du gouvernement. Quelle que soit notre insistance, l’inspecteur ne peut rien pour nous, que nous offrir l’hospitalité jusqu’au moment où nous gagnerons Dvor, à une demi-heure d’ici. Dvor est le chef-lieu du district; là résident un officier supérieur et un agent du gouvernement civil.

Déçu dans mes projets, je me tiens un instant sur la passerelle d’un moulin. La ville de Novi apparaît avec ses maisons de bois et ses hautes mosquées ; elle s’étend sur les deux rives, et le fleuve l’enserre; la voie ferrée au départ suit le cours principal, qui se dirige vers Bihacz et limite la Croatie turque. Du point où je suis, je distingue nettement avec la lorgnette, à un quart de lieue de là, le train qui stationne devant la gare assise au pied des collines; la locomotive siffle, et le vent m’apporte le signal ironique qui nous annonce le départ du train pour Bajnaluka.


II.

Podové ou Dvor, où me voici contraint de m’arrêter au moins vingt-quatre heures, puisque les trains pour Bajnaluka ne partent de Novi que tous les deux jours, est un lieu de quelque importance par sa position stratégique. Aujourd’hui rendu à l’administration civile, Dvor appartenait, il y a quelques années à peine, aux confins militaires (Militär-Gränze], dont M. George Perrot a étudié ici même la curieuse organisation[1]. La ville se compose de deux parties, la haute ville et la basse ville; la première s’appelle Dvor (cour en idiome croate), en souvenir du séjour qu’y fit l’empereur François-Joseph. C’est la ville officielle; elle se compose d’une grande place carrée autour de laquelle s’élèvent tous les bâtimens publics, préture, commandement militaire, église, écoles, casernes, postes, télégraphes. Au moment où nous y entrons, une compagnie de soldats croates, au pantalon collant et à la veste blanche, fait la manœuvre dans un coin, tandis que des officiers exercent leurs chevaux dans un manège ouvert. Les bâtimens sont réguliers et construits sur un plan d’ensemble; ils doivent dater du commencement du XVIIIe siècle.

Podové a un tout autre aspect; c’est un centre qui doit contenir 2,000 âmes. Les maisons crépies en blanc, suivant la mode des confins, et couronnées de hauts pignons de bois formant greniers pour les récoltes, s’étendent des deux côtés d’une large rue en pente qui mène à la haute ville. Toute la population appartient au rite orthodoxe; une chétive église en bois, pourvue d’un clocher de bois surmonté de la croix grecque et construite sur un tertre, domine toutes les habitations. Quand on entre à Podové par le promontoire de Korlat, on a la Unna à sa droite, et toutes les maisons qui bordent ce côté de la route ont une sortie sur de belles plaines baignées par le fleuve.

Malgré les circonstances, les garnisons de ces villes frontières sont très faibles; il n’y a pas plus d’une compagnie dans Podové, et c’est un capitaine qui y commande. Un escadron de uhlans, dont le quartier est vers Kostaïnicza, fournit les détachemens qui font les rondes nuit et jour de l’un à l’autre de ces corps-de-garde, dont la suite non interrompue le long de la frontière turque s’appelle le cordon. D’ailleurs ce service est identique sur les deux frontières, et de temps en temps on voit des petits détachemens de cavaliers bachi-bozouks défiler en suivant la rive opposée.

Quoique le gouvernement autrichien ait renoncé au système qui consistait à cantonner dans leurs pays respectifs les régimens qui y avaient été recrutés, ce sont cependant des Croates qui composent en ce moment la garnison de Podové. Par une décision empreinte d’un esprit très pratique, le capitaine commandant la compagnie que la ville fournissait au régiment auquel le rattachait l’institution des confins, est devenu le chef de l’administration civile. Cette application est générale, et l’autorité morale de l’ancien chef militaire vient corroborer partout celle du chef de la nouvelle organisation; les avantages qui résultent de cette disposition sont évidens; on n’a, dit-on, qu’à s’en louer.

Dans l’unique auberge de Podové se réunissent les officiers, le préteur ou chef du district civil, et tous les fonctionnaires qui représentent l’autorité ou l’administration centrales. A peine installé à Podové, ces messieurs m’accueillent, et leurs récits diffèrent peu de ceux que j’ai entendus à Kostaïnicza. L’état des esprits est très exalté dans cette partie de la frontière; ce sont les points où la Unna est guéable, ceux par conséquent choisis par les émigrans pour le passage du fleuve. La plupart des maisons abritent quelques réfugiés : les uns sont des commerçans riches et qui peuvent reconnaître l’hospitalité qu’on leur donne ; les autres, dénués de tout, sont à la charge de l’état. Souvent ont lieu des passages comme celui auquel nous avons assisté le matin même, ou bien quelque riverain dont la vache a franchi le fleuve à moitié desséché, revient, éperdu, raconter les exactions dont il a été la victime. Il doit y avoir dans tous ces récits une grande part de l’exagération propre à ces populations slaves; mais les légendes qui circulent attestent tout au moins que l’imagination de tous les habitans est vivement frappée. Slaves comme les fugitifs, de la même religion qu’eux, de tout temps pleins de sympathie pour la cause de l’indépendance des provinces limitrophes, on sent chez eux deux courans bien définis : un ardent désir de lutte de la part de la population virile, une frayeur sans bornes de la part de la population féminine. Il semble que dans cette circonstance on se serre contre le soldat qui représente un pouvoir fort et tutélaire. Il est juste de dire que les officiers sont très émus aussi et très ardens; nous ne savons pas si le fait est général, mais plus avant dans notre voyage, depuis Brod jusqu’à Korlat, ceux que nous avons rencontrés étaient pour la plupart Bohèmes ou Croates, et quelques-uns appartenaient à la religion orthodoxe, ce qui explique aisément leur disposition d’esprit en face de la lutte engagée.

Les autorités des frontières désarment cependant avec rigueur les groupes armés venus de l’intérieur qui essaient de franchir la Unna pour se joindre aux insurgés. Ces désarmemens assez fréquens s’opèrent dans des conditions curieuses, car tout le pays montre ouvertement sa sympathie pour les insurgés. J’ai vu à quelques lieues de Dvor une patrouille de uhlans arrêter au passage des paysans armés qui se cachaient dans les saules et attendaient une occasion propice pour passer. Comme le fleuve en cet endroit se partage en plusieurs bras, le plus grand nombre avait pu se réfugier dans les îles; sept ou huit d’entre eux, capturés par les cavaliers, furent conduits à la préture, et tout le village les suivait avec des vivats ; les femmes arrachaient les fleurs de soucis dont elles parent leurs cheveux et les leur jetaient; les uhlans eux-mêmes riaient sous cape, et quand on les amena devant le chef du district, celui-ci s’empara des armes et les remit en liberté, suivant sa consigne, en leur souhaitant tout bas d’être moins maladroits à la première occasion.

Pendant mon séjour à Podové, les officiers de la petite garnison se mettent à ma disposition pour me montrer tout ce qui peut intéresser dans le pays, mais il faut d’abord s’assurer des moyens de départ. L’employé de la station de Novi est à lui seul toute l’administration du chemin de fer; il est Autrichien et entretient d’excellentes relations avec les officiers. On l’attend le jour même à Podové ; il préviendra, me dit-on, l’autorité turque, et le surlendemain, quelques heures avant le départ, je pourrai probablement franchir le fleuve sans qu’on s’oppose à mon passage.

Le temps s’écoule rapidement; je rends d’abord visite au chef du district, qui doit signer mon passeport; après les tâtonnemens qui me font comprendre que, malgré toutes les concessions mutuelles que nous pouvons faire, nous n’arriverons pas à nous entendre sans interprète, le magistrat se décide à m’expliquer en langue latine les formalités à remplir pour entrer en Bosnie et les inconvénients qu’il y aurait à le tenter dans les circonstances actuelles. Faisant taire mes scrupules classiques en entendant le préteur émailler sa conversation de barbarismes et de solécismes dont rougirait un élève de sixième, avec la pesanteur naturelle à un humaniste qui ne pratique pas depuis de longues années je commence le récit de ma rencontre à Uncane. Ce point ne dépend pas du district; l’autorité centrale a distribué à chaque municipalité une carte indiquant la direction à prendre par chaque colonne d’émigrans qui franchira le fleuve sur tel ou tel point. Le nombre des Bosniaques qui sont en fuite et celui des Herzégovins est déjà considérable : au lieu de gravir les montagnes qui séparent la Dalmatie de leur territoire, les raïas fuient de préférence vers un pays de plaine qui pourra les nourrir. La Dalmatie rocheuse et la Croatie n’offrent pas de ressources à des fugitifs; aussi l’émigration est-elle considérable sur toute la ligne des confins militaires. L’administration a dû prendre des mesures contre cet envahissement; tout groupe d’émigrans qui passe est renvoyé dans l’intérieur et rattaché à un ancien régiment. On s’occupe de la répartition des terres à donner en culture aux fugitifs qui ont leurs troupeaux. S’ils s’établissent définitivement dans le pays, ils construiront des habitations ; en attendant, le parlement a voté des subsides, le pays fait des sacrifices, et presque toutes les nations de l’Europe ont ouvert des souscriptions en faveur des émigrans ; plus tard on entamera des négociations avec la Porte pour les rapatrier et décider définitivement de leur sort.

Il est difficile de se figurer combien la vie matérielle est restreinte dans ces régions et le peu de confort de ces populations slaves de l’Autriche. La vie de garnison dans les confins est une vie d’épreuves, c’est celle du camp, moins le solennel attrait de la guerre; mais les privations sont les mêmes, et soit qu’ils manquent d’ingéniosité, soit que véritablement ils ne souffrent pas de ce genre d’existence, ni le soldat ni l’officier ne cherchent à l’améliorer. La boutique de l’épicier, magasin de 4 mètres carrés, encombré de ballots, avec un sol en terre battue, et dont le plafond est si bas que le pope doit courber la tête sous peine de frôler les chevrons, sert de casino aux officiers de la garnison de Podové, qui viennent là régulièrement consommer la bière de Gratz, serrés les uns contre les autres. Depuis les rives du Danube jusqu’à l’Adriatique, de Semlin au Quarnero et de Zara jusqu’à Cattaro, j’ai été frappé de voir avec quelle peine l’officier autrichien se résigne à vivre au milieu des populations slaves, et combien peu il leur enseigne, par l’exemple, à s’ingénier pour se procurer un bien-être relatif. C’est une des conditions particulières de l’empire que cette agglomération de races et de nationalités diverses qui composent sa population; on ne sent pas le lien qui les unit. Dans tel ou tel point de ce vaste état, le soldat se considère comme un étranger que le hasard ou le caprice d’un chef suprême a mis en garnison dans une terre hospitalière. A Knin, à mille pieds au-dessus du sol, ou à Cattaro, aux premiers sommets de la Montagne-Noire, appuyés aux bastions des anciennes forteresses turques ou vénitiennes, au milieu de populations naïves, ignorantes et superstitieuses, qui n’entendent point leur langue et ne professent pas la même religion qu’eux, les officiers, toujours doux, toujours bienveillans et fidèles à leurs devoirs de soldats, m’ont cependant paru accepter difficilement ce qu’ils considéraient comme un exil dont ils escomptaient la fin. « Que fais-je ici, chez les Turcs? » me demandait à Rostaïnicza un jeune sergent d’infanterie né à Proelucca sur la côte du golfe de Quarnero. A la pointe de Korlat, séparé de la Bosnie par un cours d’eau que pas une barque ne sillonne, n’ayant pour tout spectacle que la ville de Novi, silencieuse à l’horizon, pour tous cliens que les rudes Croates des confins qui viennent porter leur blé à moudre, le finanzrath solitaire songeait aux rians paysages de la Styrie, aux douceurs de son foyer, et, ne pouvant se faire comprendre dans son langage, mettait la main sur son cœur en me montrant l’horizon et en murmurant « Laybach ! Laybach ! »

J’ai fait deux excursions autour de Podové, la première à 3 kilomètres de la ville sur la hauteur où Laudon avait établi ses batteries pour assiéger la ville de Novi. Les embrasures et les mouvemens de terre existent encore, recouverts seulement d’herbe et cachés en quelques endroits par les arbrisseaux et les parasites. Le monticule domine le cours de la Unna, et le panorama est magnifique.; on se rend un compte exact de la position de Novi, assise au confluent des deux bras et réunie à l’autre rive, où s’élève l’embarcadère, par un pont fortifié. De là l’œil découvre plusieurs lieues de territoire, les coteaux boisés de la Bosnie et les vastes plaines qui s’étendent entre la Servie et la Croatie turque : admirable pays d’une fertilité sans rivale, arrosé par de grands cours d’eau, richement boisé, d’un sol aussi fécond en produits minéraux qu’il est propre à la culture, désolé cependant par la guerre, et où deux races irréconciliables sont en présence armées l’une contre l’autre.

La seconde excursion m’a ramené vers Uncane, là même où, entre Kostaïnicza et Dvor, le passage des émigrans m’avait barré le chemin la veille. Je me fais accompagner d’un uhlan qui servira d’interprète. Le campement se tient toujours dans la plaine au bord de la route. Mêlé à tous les groupes, j’interroge, et je recueille là des témoignages de la haine invincible qui existe entre les possesseurs de la terre et ceux qui la cultivent; je constate aussi une fois de plus l’exaltation des populations slaves qui habitent la rive autrichienne de la Unna et le désir ardent de vengeance qui anime tous les coreligionnaires des raïas; mais en même temps j’acquiers la preuve de la réalité d’un fait qui n’est point à l’honneur de l’humanité : comme les pillards suivent les armées en campagne pour dépouiller les cadavres, nombre d’industriels hasardeux, moitié maquignons, moitié brocanteurs, banquiers douteux et prêteurs à usure, épient les passages et spéculent sur la détresse des émigrans. Les raïas arrivent en foule au bord du fleuve, les animaux qu’ils chassent devant eux vont être emportés par le courant, un paysan âpre au gain et de connivence avec les malfaiteurs, leur offre sa barque et les presse de vendre à vil prix un bétail que le Turc leur enlèvera, s’ils sont surpris, et qui se noiera, si personne ne leur vient en aide : ils sont dénués, ils vont vers l’inconnu, sans abri ni ressources; on les tente par l’appât de quelques florins et on les dépouille sans pitié ni merci. Si l’habitant des confins gardait par devers lui un bien acquis par des moyens aussi bas, la conscience publique se soulèverait; d’ailleurs il ne pourrait justifier de sa légitime possession ; mais il cache le fruit de son rapt et le revend immédiatement à un prix supérieur à ces spéculateurs de passage attirés par le désastre.

Toutes mes précautions sont prises, je me suis entendu avec M. Adam Snirç, le chef de la station de Novi, et le matin du troisième jour après la déception de Korlat, je quitte Podové à sept heures du matin pour gagner la ville turque. Pendant ces deux journées passées dans le village, vivant en plein air, constamment mêlé à la foule comme un voyageur pour lequel tout est un sujet d’intérêt, j’ai été l’objet de la curiosité publique; l’insistance à observer toute chose, les largesses qu’il a fallu faire à ceux qui ont bien voulu poser complaisamment pendant que d’autres fuyaient éperdus à la seule proposition qui leur était faite à ce sujet, la curiosité naturelle qu’inspire la présence d’un étranger, et surtout celle d’un Français, dans ces régions que nos compatriotes visitent peu, tout a contribué à éveiller l’attention des habitans. Chacun sait que mon objectif est le territoire turc, et ce fait si simple de passer le fleuve est regardé comme un acte d’une témérité sans nom. J’ai aussi fait des démarches pour trouver dans le village quelque brave garçon qui puisse servir d’interprète pour la langue serbe, et qui m’accompagnera pendant un séjour d’un mois dans les provinces; mais l’idée seule d’y pénétrer glace la population de terreur. Pour faire comprendre jusqu’à quel point ce projet est irréalisable, on m’amène un paysan qui s’est laissé entraîner à passer le fleuve en poursuivant sa vache, auquel les bachi-bozouks ont pratiqué tout autour du cou une incision à fleur de peau, très artistement dessinée comme un cordon de corail, et qui doit lui servir de salutaire avertissement.

La charrette est à la porte de l’auberge, le brouillard est encore très épais, un léger rayon de soleil tente de le dissiper; plus de cent villageois m’entourent en regardant avec commisération ce voyageur infortuné qui court de gaîté de cœur au devant des derniers supplices : les femmes et les jeunes filles secouent tristement la tête, les hommes échangent de rares paroles et ont tous la même conclusion. Enfin, au moment même où nous partons, la servante de l’auberge n’y tient plus : avec un geste énergique elle saute à la tête des chevaux et supplie d’attendre un instant : s’inclinant vers Dvor, elle court éveiller le commandant Gorgio Mirovich pour lui dire que définitivement on ne peut pas empêcher « l’Italien » d’aller chez les Turcs. C’est une scène d’un haut comique; mais, pour parler sans détour, cet inconnu au-devant duquel on va dans un brouillard épais, ces lugubres histoires, ces ridicules exagérations, la terreur enfin dont sont frappés tous les habitans, tout cela finit à la longue par éveiller on ne sait quelles craintes vagues. La servante revient bientôt triste, découragée, essayant de sourire cependant en face de mon hilarité : le commandant Mirovich a dit qu’il n’avait pas mission de s’opposer à mes projets, il a même poussé l’ironie jusqu’à me souhaiter bon voyage. Le sort en est donc jeté, je saisis les rênes, nous partons en saluant ces braves gens. A la dernière maison du village, un groupe s’avance encore au-devant des chevaux, et un jeune homme vient se placer en travers de la route en faisant le geste de se couper la gorge et criant à tue-tête : Turka ! Turka !

En vingt minutes, nous sommes à Korlat, où nous retrouvons l’inspecteur des finances ; le brouillard est si épais que, debout sur la berge, nous ne distinguons pas la ville sur la rive opposée. On appelle le passeur Achmet, aucun écho ne répond; une heure entière s’écoule, je piétine sur la rive plein d’inquiétude sur l’issue de la tentative. Les soldats de garde se joignent à nous, et toutes les cinq minutes, avec une insistance qui n’est pas faite pour rendre ce passage aussi discret que le comportent les circonstances, nous hélons alternativement le batelier Achmet et Tombach le Tsigane, qui a l’habitude de porter le courrier du chemin de fer. On nous répond enfin que la clé du bateau est chez le mudir, c’est-à-dire que la question en est au même point que l’avant-veille; nous redoublons d’efforts, et ceux qui me servent d’interprètes, se faisant un porte-voix de leurs mains, donnent d’une rive à l’autre des explications qui doivent faire comprendre que, puisque nous sommes attendus, le fait de notre passage ne peut plus être en question. Deux grandes heures après avoir mis pied à terre, au moment où je désespère de voir l’énergie et la persévérance triompher de l’inertie musulmane, nous voyons se dégager des vapeurs qui flottent sur le fleuve une véritable pirogue très longue, très étroite, faite d’un tronc d’arbre creusé : à l’arrière, accroupi et penché sur l’eau, Achmet, vieillard à la barbe d’argent, coiffé d’un turban blanc, fait la manœuvre avec une rame courte en forme d’écope. Je jette la valise au fond de la barque, serre la main de l’inspecteur, et nous disparaissons dans le brouillard.

Nous voici à tâtons dans Novi. Tombach le Tsigane, assis sur la rive, saisit le bagage en m’appelant effendi. Un pauvre diable tout tordu, accroupi à côté de lui, veut s’emparer du sac à main qui porte toute ma fortune, mais je l’écarte d’un geste en lui jetant quelque menue monnaie. A mesure que nous nous éloignons du fleuve, le nuage est un peu moins épais; marchant ainsi pendant dix minutes à peu près, nous traversons un faubourg de la ville, entrevoyant comme dans un rêve des cavaliers qui ne sont qu’ébauchés et des silhouettes de femmes voilées qui glissent comme des ombres. Des paroles qui n’ont pas de sens pour mon esprit frappent mes oreilles sans que je sache quelle bouche les prononce : tantôt c’est une clameur qui rompt le profond silence qui règne dans la ville, qu’on croirait endormie ; tantôt c’est une couleur qui détonne dans l’harmonie grise qui nous enveloppe. Achmet ouvre une poterne, et nous voici sur une plate-forme faite de charpentes mal reliées entre elles : c’est la tête de pont fortifié qui commande le passage du second bras de la Unna. Un officier qui porte la médaille de Crimée et la croix du Medjidié barre le passage : je déplie les passeports constellés de cachets turcs de la légation ottomane, et exhibe le laisser-passer de l’autorité autrichienne de Podové, pendant que l’officier reste hésitant devant ces firmans qu’il tourne et retourne sans avoir l’air de rien comprendre. Mais aussitôt, derrière lui, au milieu du pont sur lequel débouche la poterne, dans un nuage d’argent s’estompe la haute silhouette du stations-assistent de Novi : il vient obligeamment au-devant de nous; sans doute il a entendu les clameurs poussées par les soldats autrichiens. M. Snirç fournit toutes les explications qui peuvent lever les scrupules de l’officier, et nous traversons le second bras de la Unna sur ce pont de bois qui rappelle celui de Kostaïnicza. A quelque cent mètres s’élève la petite gare; je foule enfin le sol turc, à peu près sûr désormais d’arriver sans obstacle au cœur de la Bosnie. Toutes les sinistres prophéties des habitans des confins s’effacent de mon souvenir, comme les brouillards du matin se dissipent sous les chauds rayons d’un beau soleil d’automne.


III.

La voie ferrée qui part de Doberlin, au-dessus de Novi, pour aboutir à Bajnaluka, chef-lieu de ce district de la Bosnie, n’a guère plus d’une centaine de kilomètres. C’est un embranchement et le point extrême de ce grand réseau, parallèle au cours du Danube, qui doit aboutir à Constantinople en traversant la Bosnie, l’Herzégovine, l’Albanie et la Roumélie. Les deux amorces du nord et du midi sont seules exécutées. Dans l’ensemble du projet, qui est très vaste, et dont les événemens ajournent de plus en plus l’exécution, cet embranchement de Novi doit se relier aux chemins de fer de la Dalmatie par la Croatie turque, Knin et Demis, et aboutir à l’Adriatique, à Spalato. Le personnel administratif de cette ligne réside à Bajnaluka; il est presque entièrement composé d’Autrichiens. Le matériel est en parfait état, et provient des fabriques belges. On compte huit stations de Doberlin au chef-lieu : Novi, Podbérazani, Petkovac, Svodna, Pryédor, Kosarak et Ivanska; on ne constate pas un seul ouvrage d’art sur ce parcours de 103 kilomètres.

Si on considère que cette voie ne met en communication que ces villes nord de la Bosnie au lieu de relier l’intérieur de la province à la Save, cette grande voie d’eau qui aboutit au Danube, et par la Save à Sissek et à Agram, ce qui était l’esprit du tracé, on comprendra que cet embranchement n’est qu’une impasse et qu’il n’y a, pour l’administration qui l’a fondé et pour les capitalistes qui y sont engagés désormais, qu’un assez mince espoir de réussite. J’ai déjà dit que les trains ne partent que de deux jours l’un, ce qui simplifie bien le service; les gares et tous les bâtimens qui en dépendent ont cet aspect régulier et décent qui est le propre des grandes administrations allemandes; mais le personnel des voyageurs est tellement restreint, que chaque train n’emporte à l’ordinaire qu’une douzaine de personnes dont la plupart ne parcourent pas la ligne dans toute son étendue. En attendant l’heure du départ dans le cabinet du stations-assistent, je prends quelques renseignemens statistiques. Toute la recette de la semaine est sur la table : elle se monte à 12 florins (37 fr. 50 c.) pour la station de Novi; en temps ordinaire, celle du mois tout entier ne dépasse pas 200 florins. Quelques soldats qui rejoignent leur corps, la femme et la servante d’un prêtre grec chassé de Pryédor, qui y rentrent pour sauver leur matériel, deux begs majestueux, propriétaires musulmans richement vêtus et armés jusqu’aux dents, qui vont visiter leurs terres, enfin un pharmacien slave d’Agram, de religion catholique, qui a fondé une succursale à Bajnaluka, composent tout le personnel des voyageurs. Le machiniste est Lithuanien et parle quelques mots de français. Le contraste est grand entre le mode de locomotion, la forme industrielle du matériel et l’aspect de ceux qui composent le train ou qui font le service. Les conducteurs et hommes d’équipe, avec leur long kandjar à la ceinture et le tromblon incrusté de coraux en bandoulière, établissent une confusion dans l’esprit du voyageur auquel ils ouvrent la portière; le zaptié, gendarme ou homme de police qui sonne la cloche du départ avec un arsenal entier sur le ventre, semble plutôt fait pour attaquer le train que pour le protéger; mais tout se passe avec bonhomie, et sans l’initiative du chef de gare, homme pratique et administratif, on n’aurait qu’un vague souci de l’heure et de la ponctualité nécessaire dans un pareil service. Nous marchons avec la vitesse moyenne d’un tramway, suivant au départ le cours du second bras de la Unna. Derrière les saules argentés qui bordent la rive glissent, traînés par des chevaux, de grands bateaux qui ont la forme des dahabié du Nil. Nulle clôture ne ferme la voie; à la croisée des routes, interceptées par des barrières qui se relèvent sous la pesée d’une lourde pierre, stationnent des caravanes de paysans qui se rendent aux champs avec une avant et une arrière-garde, et qu’on prendrait pour des bachi-bozouks marchant au combat.

A Pryédor, la station importante, la foule encombre les abords de la gare, et les begs sont reçus par un groupe d’élégans bosniaques de noble allure, au milieu desquels se distingue l’uléma avec son turban blanc. Le chef de la station, quoique Autrichien, porte le fez, la large ceinture rouge et le revolver; il a toute l’allure d’un musulman. On vague sur la voie, quelques soldats descendent et demandent de l’eau pour leurs ablutions, la femme du pope et sa servante se glissent dans la foule, évitant les Serbes appuyés à la clôture, qui essaient de leur faire des signes d’intelligence. Pryédor est la ville de Bosnie qui a été le plus éprouvée : les insurgés l’ont constamment menacée, l’église serbe a été brûlée, et toute la population appartenant au culte orthodoxe est en fuite. Nous roulons ainsi pendant quatre heures, traversant une plaine admirable arrosée par de nombreux cours d’eau; le pays, riche, mais mal cultivé, est juste assez mouvementé pour que la vue n’en soit point monotone. Toutes les moissons sont encore debout, et la campagne semble déserte. Le Serbe, on le sait, a l’horreur des agglomérations, et les maisons sont éparses çà et là, à de grandes distances les unes des autres. Des forêts entières brûlées sur pied montrent les squelettes de leurs troncs incendiés et leurs grandes branches noires ; le sol qu’elles ombrageaient naguère, dénudé, couvert de cendres, fait un contraste avec cette nature riante, douce, harmonieuse, d’une coloration blonde et claire qui rappelle la Touraine aux premiers jours de l’automne. L’abandon et le mépris de la richesse végétale frappent le voyageur : à chaque pas, ce sont des arbres abattus qui sont laissés sur la place, presque toute la terre est en friche; autour de quelques habitations, groupées près d’une chétive mosquée à minaret de bois, s’étendent des champs de maïs et de sorgho où les plantes sèchent sur pied; les citrouilles et les courges mûres émaillent le terrain de points jaunes et d’un rouge vif.

A deux heures et demie, le train s’arrête devant la station de Bajnaluka; la ville est loin encore, les inspecteurs et le chef de gare veulent bien m’accompagner pour me faciliter l’installation. Nous traversons une plaine unie comme un tapis vert, fermée à l’extrême horizon par une chaîne de collines boisées, où la Verbaz, qui serpente entre deux rives profondes, indique les sinuosités de son cours par une bordure de saules d’un gris pâle. Sur ce vaste champ sans limites, comme les plaines du Maroc, se dressent les tentes blanches à cône tronqué d’un camp turc, avec ses grand’ gardes détachés aux passages du fleuve. C’est la division des rédifs, soldats de la landwehr musulmane du sandjak ou district de Bajnaluka, chargés de la défense du territoire ; ils sont commandés par des officiers de l’armée régulière et, aux termes de la loi, ne doivent pas quitter leur province. Nous longeons le front de bandière, défendu par deux batteries de campagne, mais nous ne pouvons que jeter des regards furtifs sur les canons dressés sur leurs affûts et protégés par des parasols coniques ornés d’une frise peinte; les sentinelles qui se promènent de l’autre côté des fossés qui bordent la route ne laissent point stationner les passans, et tout individu qui porte l’habit européen est doublement suspect.

Ces messieurs me disent que leur vie est suspendue. Ils formaient autrefois une colonie étrangère composée des ingénieurs, employés, médecins, allemands, français ou italiens; mais ce groupe s’est dispersé, la population musulmane est devenue arrogante, et, de minorité qu’elle était autrefois, elle est devenue une majorité toujours en éveil et pleine de soupçons, par la fuite de l’élément agriculteur, raïas du rite grec ou catholiques romains. Le personnel du chemin de fer loge à la station même et, à partir de six heures, ne peut plus communiquer avec la ville. Le peu de Serbes qui sont restés sont claquemurés dans leurs maisons, qu’ils n’osent abandonner, de peur de les voir livrer aux flammes. Dans le quartier serbe, construit à la franca et composé de maisons dont quelques-unes ont une apparence décente, on me montre les demeures des colons les plus riches, aujourd’hui désertes ou gardées seulement par des serviteurs qui vivent de quelques grains de maïs et ne se montrent ni jour ni nuit. Ce quartier, qui s’étend de chaque côté de la route, n’a pas de caractère spécial; à gauche, regardant la plaine, se dresse le consulat du gouvernement austro-hongrois, dont le pavillon flotte au haut d’un mât. L’Autriche est la seule nation qui soit représentée ici ; les autres puissances ont leurs agens à Bosni-Séraï. Nous faisons halte dans le faubourg, sur une place séparée de la grande route par de larges fossés, c’est le marché des chrétiens, entouré de maisons de bois, de cabarets, d’auberges, de petites échoppes. Un Dalmate qui est venu se fixer ici, lors de la construction de la voie ferrée, pour entreprendre des travaux de terrassement, tient une sorte d’hôtel et un débit de liqueurs; il parle aussi facilement l’italien que le serbe, comme les Dalmates de la côte, et m’offre de me loger. Je prends congé des ingénieurs, qui me promettent leur visite au premier jour; ils me recommandent une grande prudence et me conseillent de me présenter chez le consul d’Autriche, si je veux éviter toute éventualité fâcheuse.

Un instant après avoir pris possession de mon logis, je pars, marchant droit devant moi sans rien savoir du lieu où j’arrive. Le faubourg serbe s’étend encore assez loin, puis les maisons s’espacent; on dirait qu’on quitte la ville pour entrer dans la campagne. La route, très-large et bordée d’arbres, traverse des jardins d’une végétation touffue, où, à moitié cachés par les hautes herbes et les jeunes arbustes, paissent des troupeaux en liberté. En y regardant de près, dans les herbes folles, on distingue des pierres grises qui disparaissent sous la mousse et les parasites : c’est le champ du repos, le cimetière de la ville turque, riant asile plein de lumière, plein de soleil et de chants d’oiseaux, où de grands arbres majestueux balancent leur ombre sur les pierres tombales couronnées du turban. De l’autre côté de la route, ce sont encore des jardins clos de planches vermoulues au fond desquels on devine des habitations. On ne se douterait point qu’on est au cœur d’une grande ville, mais la vie s’affirme à mesure qu’on avance : des enfans tout vêtus de rouge, comme des enfans de chœur, se bousculent au sortir d’une école, admonestés par leur maître d’école, thaleb à lunettes, à tête d’alchimiste, qui fait penser aux tableaux de Decamps; au milieu de la chaussée, des cavaliers arnautes et des Albanais arrogans, le fusil en travers de la selle, passent rapides, faisant jaillir l’étincelle sous le pas des chevaux; un officier de nizams, chargé d’un quartier de mouton tout sanglant, traverse la route.

La ville turque commence au sortir des jardins, plus ample et plus colorée que le faubourg serbe. Le bazar, à l’entrée, est encore celui de toutes ces cités musulmanes ; mais il s’étend sur un très vaste espace. La grande mosquée en occupe le centre : c’est l’heure de la prière; on entre en foule, et derrière les arcs fermés de grilles peintes comme des moucharabies, on voit les fidèles se livrer à leurs ablutions devant la grande vasque du Patio. Un muezzin, vieillard tout cassé et qui s’appuie sur une canne, va se placer au carrefour des quatre rues qui se coupent à angle droit dans le bazar, et, au milieu de cette foule qui encombre le passage, d’une voix de tête perçante et chevrotante, sur un rhythme bizarre, il appelle les croyans à la mosquée. Il y a du mouvement dans la foule, pourtant on fait peu de commerce, et la plupart des boutiques sont fermées. Des ruelles étroites et longues où l’on ne passe que deux de front, et au-dessus desquelles les volets relevés forment comme une toiture, sont réservées à chaque industrie; il y a le quartier des tailleurs, celui des chaudronniers et des marchands d’étoffes. Ici, seul dans sa boutique dépourvue de marchandises, un écrivain public lit gravement le Coran en marmottant tout haut; là, assis sur les tréteaux d’un marchand de babouches, quelques personnages très élégans, très nobles, vêtus de tissus soyeux et de riches fourrures, devisent lentement avec de beaux gestes expressifs. Il m’est impossible de m’arrêter, car aussitôt la foule se groupe, et je me sens surveillé avec une curiosité inquiétante.

Le bazar franchi, un pont branlant enjambe un fossé infect où barbotent des canards; des misérables végètent accroupis sur les bords du ruisseau fangeux, et restent comme figés dans la boue noirâtre. C’est un bras de la Verbaz qui traverse la ville en formant des mares qui rendent les communications impraticables. Jamais nature plus riante et ville plus pittoresque ne furent l’objet d’un plus grand abandon; tout est plein de contrastes : comme dans toutes les villes orientales, la verdure et les fleurs sourient sur des masures en ruine, et de vieilles baraques de bois sont debout à côté de pavillons pimpans de couleur et d’un aspect plein de gaîté.

Dans cette première promenade faite à l’aventure, sans plan, sans explications, tout le reste de la ville en dehors du quartier serbe et du bazar, où les maisons sont groupées, me paraît consister en rues bordées de jardins clos de planches, au fond desquels les habitations sont cachées dans la verdure. Je suis des voies désertes, guidé par un fil télégraphique, et j’arrive à ce qui doit être le konah ou maison du gouvernement, bâtisse régulière à grand arc central en fer à cheval, surmonté d’un moucharabie à pans coupés. Des chevaux sellés piaffent devant la porte gardée par un détachement de cavaliers; le konah s’appuie à la forteresse, et de ce côté la cité est fermée de hautes murailles avec bastions; sur les glacis croissent de grands arbres, et des canons de fer gisent dans l’herbe, à côté d’affûts brisés.

Après avoir fait le tour de la ville, je rentre chez moi par les jardins qui conduisent au quartier serbe. Mon hôte, déjà inquiet, m’assure qu’il ne faut pas pénétrer dans le quartier turc, et essaie de bien me faire comprendre la situation : la ville est en état de siège, un étranger n’y saurait résider; mais, comme ces vagues propos ne m’apprennent rien de précis, je prends le parti de me présenter chez le consul autrichien. M. D... est l’ancien chancelier drogman du consulat de Mostar; il réside depuis quinze ans dans la province. Sous la réserve professionnelle de l’agent officiel, on devine une grande préoccupation. De toute la Bosnie, la Nahija de Bajnaluka est le centre qui compte le plus de catholiques et de grecs; la population d’ordinaire n’est pas inférieure à 50,000 âmes et les musulmans n’entrent que pour 6,000 dans la proportion. Aujourd’hui, par suite de l’insurrection, les raïas ayant abandonné le territoire, les Turcs sont les maîtres, et tout est possible en fait d’éventualités. Chaque nuit, on s’attend à un massacre, la population serbe a les yeux tournés vers le pavillon du consulat; ceux des Turcs qui ont fait amitié avec les familles serbes et qui ne professent pas le fanatisme de leurs coreligionnaires envoient de temps en temps avertir le consul des complots qui se trament contre la vie des chrétiens. Mon hôte d’ailleurs m’a déjà dit que sa femme et sa fille ont un asile assuré dans une famille musulmane, et tous ses propos n’ont rien d’exagéré. Les catholiques sont plus en sûreté que les raïas du rite orthodoxe, mais pas plus les uns que les autres ne se risquent à pénétrer dans la ville turque : le consul lui-même n’y entre qu’en uniforme, suivi de son cavas, et dans les circonstances officielles. Tous les colons sont partis, les moissons sont restées sur pied; on cite des habitans serbes, riches propriétaires ayant sur leurs terres plus de 1,000 cultivateurs, qui ont dû fuir en abandonnant tout ce qu’ils possèdent. Le Turc n’ose pas encore s’emparer de la moisson, puisque le Serbe n’a commis d’autre crime que celui de quitter le pays; le catholique qui est resté ne peut pas moissonner la récolte d’autrui, parce que le Turc lui ferait violence : des émissaires envoyés des confins militaires, où ces riches propriétaires sont réfugiés, et auxquels ils ont offert la moitié des produits s’ils veulent moissonner pour eux, ont été l’objet de mauvais traitemens qui les ont fait renoncer à l’entreprise. L’hiver vient, la moisson s’égrène et se perd sur le sol sans profit pour personne. La terreur règne ici, tout le monde est suspect; on n’ose ni s’arrêter dans la rue ni parler à voix basse. Tous les prêtres grecs ont dû fuir; les trappistes et les franciscains, qui ont une grande influence, ont pu rester. La ville elle-même ne saurait être prise par les insurgés; elle a été menacée cependant, et, selon les nouvelles qui viennent du dehors, les Turcs, fanatisés par les revers ou exaltés par les succès, se livrent à des exactions sur les Serbes. J’arrive donc dans des circonstances assez graves : la nuit dernière, au milieu des ténèbres, on a entendu des clameurs et des coups de feu. Un parti de Turcs, envahissant le quartier chrétien, a pénétré jusque dans l’église serbe, et amoncelant là des fagots et des branchages, a livré l’édifice aux flammes, à la grande terreur de tout le faubourg; les ruines sont encore fumantes. Les habitans, incapables de se défendre, terrifiés et réduits d’ailleurs pour toute population à celle des serviteurs, n’ont pas même essayé de résister; ils sont restés cachés. Le consul me dissuade d’aller en avant : si je persiste à m’avancer jusqu’à Bosni-Séraï, il me conseille de remonter vers Gradisca, et de partir de là avec l’escorte de la poste consulaire.

Comme le soleil va se coucher, on exige que je me fasse accompagner par le cavas pour rentrer dans mon quartier; mais j’insiste pour aller jusqu’à l’église serbe, qui s’élève juste derrière la maison que j’habite dans un enclos planté d’arbres comme une cour de ferme normande. Les passans regardent avec crainte, et toute cette population chrétienne du quartier semble atterrée. Je franchis l’enceinte; la ruine en effet fume encore : c’était une construction de bois, misérable et chétive, un hangar plutôt qu’une église; les charpentes noircies sont restées appuyées contre les murs blanchis à la chaux. Le lieu est désert; une vieille servante, le seul gardien du lieu, fuit à notre approche et refuse de répondre aux explications que je demande sur les causes du sinistre. Un coup de canon retentit : c’est la fin du jour. La voix du muezzin s’élève, aiguë, chevrotante. Il était accroupi derrière la balustrade de la djemmie, attendant le signal, car il surgit tout d’un coup, les bras levés vers l’Orient; tout en modulant longuement son chant plaintif, il illumine le pourtour du balcon d’une série d’écrans verts munis de godets de couleur. C’est le ramazan : le jeûne est rompu, la journée commence pour le musulman ; elle s’achève pour le chrétien du quartier serbe, qui mure sa porte, clôt ses volets et charge ses armes, plein de craintes et de lugubres pressentimens.


CHARLES YRIARTE.

  1. Les Confins militaires et leur législation. Voyez la Revue du 1er novembre 1869.