Une campagne coloniale - Sur le chemin de Bagdad

Une campagne coloniale - Sur le chemin de Bagdad
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 148-174).
UNE CAMPAGNE COLONIALE

SUR LE CHEMIN DE BAGDAD

Depuis l’insuccès de Ctésiphon et le siège de Kut-el-Amara, la presse britannique s’est montrée sévère pour l’expédition de Mésopotamie. Elle a condamné le système des « petits paquets, » qui consiste à intervenir partout, fût-ce avec des effectifs insuffisans. Toute entreprise qui échoue est par là ême vouée à la critique. La campagne du golfe Persique, purement coloniale au début, a cherché sans en avoir les moyens à devenir une guerre d’intérêt général. La marche sur Bagdad, conséquence de ce projet, est relativement récente, mais les opérations qui la précédèrent sont comparables aux autres conquêtes anglaises en Asie ou en Afrique. Ce point de vue les domine ; la preuve en est qu’elles ont longtemps dépendu du Secrétariat de l’Inde. Les troupes engagées font partie des contingens anglo-hindous et, jusqu’en janvier 1916, les officiers supérieurs appartenaient tous à l’état-major de Delhi. A travers la lutte générale, nos Alliés ne perdent pas de vue leurs affaires d’outre-mer : l’expédition dans le Darfour, celle commencée en Afrique orientale, en sont de nouveaux exemples.

Coloniale dans son origine, la campagne de l’Irak-Arabi l’est aussi dans ses moyens d’action. Le major général Townshend, remontant le Tigre vers Bagdad, n’opérait pas autrement que le regretté lord Kitchener sur le Nil. Toutefois, cette entreprise militaire emprunte à la lutte européenne ses derniers enseignemens : tranchées et fils barbelés couvrent le terrain. Ainsi se mélangent et se complètent, sur ce théâtre lointain, les procédés de guerre anciens et modernes.


Si, dans un conflit aussi vital, la Grande-Bretagne consentait à distraire des fronts principaux d’importans effectifs, il fallait que la Mésopotamie présentât un intérêt économique et stratégique incontestable. Caractériser en quelques mots l’aspect géographique d’un pays est chose malaisée ; trop d’élémens divers s’y rencontrent. Cependant, dans chaque contrée, une note particulière frappe le voyageur. Du sable et des ruines, voilà ce qu’est, le plus souvent, la Mésopotamie. Nulle part on ne rencontre autant de villes mortes. Babylone, Séleucie, Ctésiphon, pour ne citer que les noms illustres, étalent sur un sol aride les restes prestigieux de civilisations détruites. Ce ne sont que vieux canaux à sec, tours écroulées, murs contre les inondations démolis, tombes recouvertes d’une herbe courte que broutent les chameaux. Pourtant, sur les bords de deux fleuves qui enserrent en un gigantesque 8 la Mésopotamie et l’Irak, se dressent parfois d’épaisses et vertes palmeraies. Partout où il y a de l’eau, le sol, fertilisé, permet aux habitans de fonder des villages. Sur l’Euphrate et le Tigre, de grandes villes, quelques-unes vieilles, d’autres de fondation plus récente, jalonnent les rives. Mais sur l’ensemble des deux plateaux vivent seulement quelques millions d’habitans.

Ainsi, rappelant une formule célèbre, nous pourrions dire : Qu’est la Mésopotamie ? Peu de chose. — Qu’a-t-elle été ? Beaucoup. — Et c’est précisément cette ancienne splendeur qui attire les Anglais. Autrefois, Chaldée, Assyrie, Babylonie, furent riches et prospères. D’innombrables canaux irriguaient le pays, donnant naissance à une telle végétation qu’on y situa longtemps le Paradis terrestre. Aujourd’hui même, les bateliers indigènes le placent encore à Korna, où le Tigre et l’Euphrate mêlent leurs eaux. Au temps de Nabuchodonosor, tout le trafic de l’Inde passait par l’Euphrate. De nos jours, l’incurie ottomane a réduit à néant cette grandeur passée. Où le Turc a passé, l’herbe ne pousse plus, et ce proverbe d’Orient n’est nulle part plus vrai qu’ici. Toutes les canalisations, même la principale, le Chatt-el-Hai qui réunit les deux fleuves, sont en voie d’assèchement. De la plupart, seul apparaît encore le lit vide, et ces nombreuses tranchées constituent pour le voyageur d’incommodes obstacles. Elles donnèrent maintes fois à l’ennemi des points d’appui précieux. Le percement de l’isthme de Suez a diminué l’importance commerciale de la Mésopotamie. Mais à un progrès en succède un autre, et les lignes de navigation sont supplantées par les voies ferrées. Grâce au rail de Bagdad, la contrée va reprendre une valeur économique inestimable.

L’Allemagne, tard venue au partage de l’Afrique, voulait se créer un domaine colonial de possession ou d’influence. Après une longue lutte avec divers Etats européens, elle réussissait à dominer la Compagnie B. B. B., « Berlin-Byzance-Bagdad. » La Grande-Bretagne, soucieuse de conserver la maîtrise des voies d’accès aux Indes, avait triomphé dans le golfe Persique. Elle commandait cette annexe de l’océan Indien, en occupant quelques points d’une réelle utilité stratégique. Dans l’archipel des îles Kishm, Henjam et Larak, elle possède le port de Basidu, un poste de T. S. F. et deux stations à Tamb et Aba-Musa. En outre, protectrice du scheik de Mohammerah, elle entretenait aussi des relations étroites avec les sultans riverains du golfe. Dans l’île d’Abadan, enserrée par le Chatt-el-Arab, le Karoun et la mer, le gouvernement de Londres avait acheté à l’ « Anglo-Persian Oil Company » ses établissemens pétrolifères, pour ravitailler les plus récentes unités de la marine britannique. Cette Compagnie, par l’importance des moyens mis en œuvre et son rôle indirect dans l’activité navale, était pour nos Alliés d’un prix énorme.

Cela permet de comprendre l’intérêt que, depuis longtemps, l’Angleterre portait au « Pays des Deux Fleuves. » Il est donc naturel qu’elle ait mis à profit la guerre pour anéantir sur ce point la puissance germanique, pourtant bien établie.


Quand, en novembre 1914, la Turquie se déclara contre nous, le gouvernement de l’Inde avait déjà préparé le salut d’Abadan. La brigade Poona [1] (6e division), du général Delamain, se trouvait, depuis quelque temps, dans l’île Bahrein, possession anglaise. Le 6 novembre, elle s’embarquait vers le fond du golfe. Sur des eaux de pourpre, moirées de plaques blanches, elle navigua sous la protection des canonnières Odin, Espiègle et Sirdar. A droite, elle laissait le littoral persan et ses iles escarpées ; à gauche, l’Arabie que bordent des bancs de sable encerclant des îlots plats qui émergent à peine des eaux. C’est, avant d’aborder dans l’Asie antérieure, l’image de ce que sont les frontières de l’Irak Arabi, puis de la Mésopotamie, montagneuses à l’Est, plates et désertiques vers l’Ouest.

Le 7 novembre 1914, l’expédition débarque à Fao, à l’embouchure du Chatt-el-Arab, produit de l’union du Tigre et de l’Euphrate. Ce point, faiblement défendu, est bientôt emporté ; mais, pour le salut d’Abadan, il fallait occuper Bassorah et le Delta tout entier. Cette opération nécessitait des effectifs plus considérables ; aussi, le général sir Arthur Barrett arrivait-il, le 13 novembre, avec le reste [2] de la 6e division.

Une manœuvre bien exécutée fait tomber Bassorah, le 22 novembre, et Korna, dix-sept jours après. Ces succès coûtèrent à peine 700 hommes aux Anglais, leur livrant dix canons et 1 500 prisonniers.

Bassorah, dont les échanges commerciaux dépassent 150 millions par an, est une ville importante. Elle n’est pas sur le Chatt-el-Arab même, mais au bord d’un canal, à trois kilomètres vers l’Est. Plus de 20 000 habitans peuplent ses maisons basses, que les eaux baignent au moment des marées. C’était, autrefois, le port le plus animé de l’Orient. Suivant la tradition, des centaines de mille hommes vivaient dans ses murs. De si grandes richesses, seuls lui restent aujourd’hui des amas de ruines. Derrière la ville apparaît un rideau de verdure dont les feuilles lancéolées n’ont rien des souples feuillages de nos climats. La palmeraie de Bassorah, demeurée célèbre, s’étend à perte de vue vers l’Arabie. Ses dattiers, aux fruits particulièrement savoureux, plongent leurs racines dans les eaux du fleuve, et des buissons de roses, à la belle saison, y parent le paysage d’un éclat tout oriental.


Entre janvier et avril 1915 peu d’événemens militaires. Ce calme masquait la concentration turque faite en vue d’une contre-attaque sur le delta. Les 11 et 12 avril, commence le bombardement de Korna. La canonnière Odin ne peut empêcher une mine flottante de faire sauter un pont. Les Turcs rassemblés pour l’attaque dans des chalands perdirent beaucoup de monde.

La véritable offensive, menée par 18 000 hommes environ et 5 batteries, eut lieu contre Bassorah. Un bombardement préalable permit à l’adversaire de creuser des tranchées très près des Anglais. Ceux-ci, du Chatt-el-Arab au désert, formaient une ligne continue en passant par Zobeir et le fort Shaiba. Après une nuit de combat, les Turcs occupèrent quelques maisons fortifiées, dans la région de Sheikh Maruf. Une brillante attaque les en chassa et le lendemain, 5 000 d’entre eux s’installèrent dans la palmeraie de Barjisiya, à 25 kilomètres au Sud-Est de Bassorah. Pendant la nuit du 13 au 14 avril, 10 000 hommes vinrent les soutenir. Nos alliés décidèrent de les disperser. Dans une furieuse charge à la baïonnette, les troupes de Suliman Askeri furent rejetées vers Nakailat qu’elles évacuèrent le 17, pour arriver, le 23, à Khamsie (160 kilomètres de Bassorah), y abandonnant tout : mitrailleuses, automobiles et approvisionnemens. Devant le fort de Shaiba, 2 500 des leurs sont mis hors de combat et 515 faits prisonniers. Au cours de la poursuite sur l’Euphrate, les canonnières anglaises coulèrent à l’ennemi 12 embarcations, et l’on put évaluer à 8 500 hommes ses pertes totales.


Cette campagne, dont le but primitif était la protection des installations pétrolifères d’Abadan, devait tout au moins se compléter par la sauvegarde des conduites qui amenaient l’huile de Chouster, en Perse, jusqu’au Chatt-el-Arab. Ne pouvant aller aussi loin, il fallut se contenter de l’occupation d’Ahwaz, aux deux tiers du chemin.

Une colonne d’une brigade, probablement celle d’Ahmednagar commandée par le général Dobbie, quitte Bassorah en février 1915. Elle suit le Karoun, important fleuve de Perse, dont la profondeur moyenne atteint 1 mètre sur 250 kilomètres de parcours. Elle dépasse Moliammerah, grand port fluvial, dont le cheik est un protégé traditionnel de l’Angleterre, puis atteint Ahwaz.

Cette misérable bourgade, construite au milieu de ruines, est une position stratégique incomparable. Le Karoun y traverse une chaîne montagneuse dirigée vers le Sud-Est ; son cours se rétrécit, et une dizaine de barrages successifs, formés de rochers gréseux, dépassant cent mètres, le partagent en plusieurs rapides. Tenir Ahwaz, c’est avoir la main sur le Karoun à l’eau si fraîche que les requins du golfe Persique le remontent jusqu’à Chouster.

Pendant les mois de mars et d’avril, l’activité ottomane autour d’Ahwaz sera constante et après une longue accalmie, au milieu d’avril, une violente canonnade paraissait devoir préluder à une attaque, mais ce ne fut qu’une alerte.


Une expédition fluviale demande nécessairement des communications sures avec sa base. Or, à ce point de vue, une particularité géographique exposait la colonne du Tigre à de graves risqués. En effet, à travers l’Irak-Arabi, un canal, d’ailleurs peu profond et mal entretenu, le Chatt-el-Hai, réunit Tigre et Euphrate. De Kut-el-Amara à Nasirieh, il traverse le désert. Sur ses rives, au milieu d’abondantes cultures, se dressent de petits villages, et les ruines d’antiques cités jalonnent son parcours. Ce canal était d’une valeur stratégique de premier ordre. Une action du général Townshend sur le Tigre devait être menacée par les Turcs descendant le Chatt-el-Hai et l’Euphrate, vers Korna. Cette voie d’accès contre son flanc gauche demeurant libre, la 6e division se trouvait sous le coup d’une attaque subite et imprévue qui, heureusement, pouvait être évitée. Il lui suffisait de tenir Nasirieh, à la jonction de l’Euphrate et du canal et, ainsi, de barrer ce dernier. Voilà pourquoi sir John Nixon résolut d’envoyer une colonne sur ce point. Confiée au général Gorringe, un vétéran des guerres africaines, l’opération se fit parallèlement à celle de Townshend.

Le 30 juin, les troupes quittent Korna. Pendant des journées entières, elles remontent l’Euphrate entre des rives marécageuses couvertes de cases, semées au milieu de palmiers et de roseaux géans. Enfin, elle débouche dans le lac Hamar où l’Euphrate se partage en plusieurs rivières aux nombreuses îles ombragées de dattiers. Fantassins et marins, malgré une chaleur atroce, à travers des nuées de moustiques, atteignent enfin le bras principal du fleuve.

Après en avoir déblayé le chenal, miné par les Ottomans, l’expédition arrive, le 4 juillet, devant Souk el Cheyouk, le « marché des chefs. » Des retranchemens le protégeaient. Un régiment les emporte d’assaut, en prenant les quatre-vingt-cinq derniers défenseurs.

Le général Gorringe laissa dans Souk, qui est peuplée de 7 à 8 000 habitans, ses troupes prendre quelques jours de repos : A travers ses rues sales et étroites, les Arabes du Nedjed viennent se ravitailler. Cette agglomération perd aujourd’hui de son importance, mais, vers 1868, on y voyait des caravanes fortes de 14 000 chameaux [3].

Le 24 juillet, enfin, la colonne atteint Nasirieh. La ville, défendue par une brigade, fut bombardée au cours de la nuit ; le lendemain, les adversaires sont aux prises, et l’action se termine par une victoire britannique complète. ; Les ouvrages turcs, à cheval sur le fleuve, furent enlevés, vers onze heures, avec l’aide des canonnières ; et, dès l’aube, la place était occupée. Un butin considérable récompensait nos alliés. On enterra 520 cadavres, ce qui fait estimer les pertes ottomanes à 2 500 hommes. Quant aux Anglais, ils avaient 564 des leurs, dont 36 officiers, hors de combat. Dès lors, l’ennemi était en fuite dans le Chatt-el-Hai, vers Kut-el-Amara.

Par cette brillante manœuvre qui fait le plus grand honneur aux troupes britanniques, une attaque de flanc contre le major général Townshend devenait désormais impossible et, de ce côté, les Ottomans ne revinrent jamais à la charge.

Malgré l’échec complet des Turcs en avril, le général Nixon se rendait compte que l’adversaire pourrait renouveler ses efforts, et contre Bassorah, et contre Ahwaz, aussi longtemps qu’il disposerait du Tigre. Aussi, fut-il décidé qu’une colonne, composée de la 6e division, et conduite par le général Townshend, remonterait le fleuve pour attaquer Amara, la base ennemie la plus voisine.


L’embarquement de dix mille hommes sur une rivière peu profonde réclamait des navires spéciaux, et ce fut une cause de retard dans la marche vers Amara. Cette flottille, d’après les déclarations de sir Mark Sykes et d’un correspondant du Times, comprenait les canonnières Odin, Espiègle, Sirdar, et des chaloupes blindées, munies de canons de 127 millimètres. En outre, plusieurs vapeurs jaugeant 4 à 500 tonnes assuraient le ravitaillement des troupes. Des mahailas, et des goufars, embarcations indigènes, les suivaient. Fermant le convoi, un extraordinaire navire-hôpital mû par une hélice aérienne.

La colonne prête, l’attaque eut lieu aussitôt. Pour donner le change à l’ennemi, elle commença dans la région d’Ahwas où l’ennemi avait installé un camp, près du fleuve Kerkha. Le général Gorringe l’en chassa, mais une tempête de sable bien malencontreuse lui interdit la poursuite de l’adversaire en déroute (20 mai 1915). Immédiatement, d’Amara partirent encore des renforts turco-arabes vers le Karoun.

Sur ces entrefaites, la 6e division se préparait et, le 31 mai, vers une heure et demie du matin, elle surprend l’adversaire sur des hauteurs, à 3 kilomètres au Nord de Korna. À midi, les canons ottomans étaient réduits au silence par la flottille britannique, et la position emportée. Le lendemain, nos alliés s’emparent des camps de Bahran et Ratta, et talonnent les Turcs en fuite sur le fleuve. Un transport ennemi, le Bulbul, est coulé et deux chalands transportant des canons avec 300 soldats sont pris[4].

Durant la nuit, la colonne progresse, entre des rives plates et marécageuses, où seules vivent d’innombrables loutres. Quelques campemens arabes, des bouquets de palmiers, le tombeau d’Esdra, puis, indéfiniment la monotonie du terrain.

Le 3 juin, le major général Townshend, à bord de la Comet, pénétrait dans Amara, dont la garnison se rendit avec tout son matériel. En outre, quatre vapeurs et une canonnière furent capturés. Dans cette ville, grand entrepôt de riz, la 6e division prit un peu de repos, tandis que la flottille poursuivait les Turcs, leur coulant le Marmarias et le Moscoud. Soudain, des hommes, au nombre d’environ 2 000, se dirigèrent vers la cité pour se rendre et le reste des forces fut cerné dans les marais.

Le 25 septembre, l’expédition atteint Nakhailat, à quelques kilomètres de Kut et, aussitôt, aéroplanes et éclaireurs vont reconnaître les positions.

L’adversaire, sur les indications d’officiers allemands, avait merveilleusement utilisé les avantages du terrain. Sur la rive droite du Tigre, les tranchées s’étendaient assez loin pour qu’un mouvement tournant fût difficile. Sur la rive gauche, trois marais perpendiculaires au fleuve avaient une importance capitale. C’étaient le marais du « Fer à cheval, » le marais de Suwada, et le marais « Circulaire, » ne laissant entre eux que d’étroits passages fortifiés. Le sol tout à fait plat réunissait pour l’artillerie les meilleures conditions de visibilité ; une attaque frontale de la 6e division ne pouvant se livrer que sur une ligne de deux ou trois kilomètres était d’avance vouée à un échec. Dix mille Turcs, renforcés d’Arabes, et une flottille défendaient l’accès de Kut-el-Amara.

Le 26 septembre, dans la journée, le commandement prend ses dispositifs d’attaque et fixe à chacun sa tâche. La brigade Belgaum, avec le général Fry, se retranchera devant le « Fer à cheval, » entre le Tigre et Suwada ; la brigade Poona fera une feinte sur la rive droite, puis le général Delamain la mènera à l’assaut, au Nord de Suwada, tandis que la brigade Jelhum, du général Hoghton, dépassera le « Circulaire, » le plus septentrional des trois marais, et viendra tomber sur les derrières de Nour-Eddin pacha. Ainsi, la position sera enlevée. De plus, un pont de bateaux, jeté à Nakhailat, devait faciliter les opérations.

Ce plan va s’exécuter point par point. Fry, appuyé par une batterie de 127 millimètres et les canonnières, s’établit à trois mille mètres du centre turc, et le bombarde. Une reconnaissance du 7e lanciers du Bengale fait trente-six prisonniers, dont les déclarations prouvent mieux encore l’impossibilité d’un assaut mené de front.

Dans la soirée du 26, le général Delamain exécute une feinte sur la rive droite, y laisse quelques postes, et ramène durant la nuit ses troupes au Sud-Est de Suwada. Hoghton, au même instant, conduit ses hommes, sous la direction d’un officier du génie, vers l’extrême gauche ottomane. Le 28 septembre, à huit heures vingt, les deux brigades engagent la bataille. Avec le 117e Mahrattes, qui y perd 45 pour 100 de son effectif, Delamain se jette à l’assaut et emporte la première ligne. Hoghton arrive alors et, sous un feu violent, sapeurs et « Dorsets » font leur jonction avec lui, rejetant l’ennemi derrière Suwada. A deux heures de l’après-midi, plusieurs canons et des centaines d’hommes avaient été capturés.

La fatigue de ses soldats n’empêcha pas Hoghton de poursuivre son avance vers le Sud-Ouest de Suwada. Le feu de l’artillerie l’oblige à un léger recul. Delamain reprend l’attaque de flanc et sa colonne avance, mais subitement découvre à quinze cents mètres, sur la gauche, cinq bataillons turcs, avec une batterie, dernières réserves, dont personne n’avait encore soupçonné la présence. Il était cinq heures et demie. Devant cette menace soudaine, bien qu’exténués par trente heures de combat, les deux brigades anglaises pivotent, et, sans brûler une cartouche, chargent à la baïonnette. Après une heure de lutte, l’ennemi fuyait vers sa flottille, abandonnant quatre pièces. La canonnière Comet leur fit subir des pertes sérieuses. Enfin, n’en pouvant plus, les Anglo-Hindous s’endormirent sur le champ de bataille.

Au cours de la nuit, l’adversaire évacue ses dernières positions, puis, harcelé par la cavalerie et le feu des navires, se replie vers Kut-el-Amara. Le Tigre avait été barré par des chaînes et des estacades. Il fallut les enlever sous la mitraille. Un avion bombarda les navires turcs, y semant encore plus de désordre. Le 29, la colonne Townshend occupait Kut-el-Amara, et 1 650 prisonniers, avec un abondant matériel, demeurèrent entre ses mains. Los pertes britanniques, malgré la chaleur et le manque d’eau, n’atteignaient pas 500 hommes.

Cette bataille peut être citée comme un exemple de méthode et de préparation. Si les effectifs de la 6e division l’emportaient sur ceux des Turcs, 12 à 15 000 hommes contre 10 000, — l’ennemi, lui, avait l’avantage d’une position naturellement puissante, et qu’il avait fortifiée pendant trois mois. Des officiers allemands, nous l’avons dit, avaient conseillé Nour-Eddin pacha et des tranchées profondes, étroites et sinueuses répondaient à toutes les exigences techniques. Des drapeaux indiquaient aux artilleurs les distances de tir, des mines avaient été posées et des navires préparés pour la retraite [5].

Afin de réduire cette solide organisation, le plan du major général Townshend avait été bien conçu. Ses brigadiers l’exécutèrent avec une précision mathématique, ce qui fait honneur aux aptitudes physiques de leurs troupes anglo-hindoues.

La victoire de Kut-el-Amara entraînait la domination complète du Chatt-el-Hai, et, désormais, toute attaque de la région de Bassorah était interdite à l’ennemi. En effet, celle-ci ne fut plus inquiétée et le général Nixon le prouva, en demandant des ouvriers pour y construire une voie ferrée. C’était là un beau résultat dont, hélas ! on ne voulut point se contenter.


Après sa défaite de Kut, l’armée ottomane se replie sur Ctésiphon, pendant que, le 5 octobre, les avant-gardes britanniques occupaient Azizié. En face de cette progression facile, le commandement crut l’heure venue de marcher sur Bagdad et en chargea la 6e division. Composée de trois brigades d’infanterie et de trois régimens de cavalerie, elle était, en outre, appuyée par une batterie de howitzers, de l’artillerie de campagne, et une flottille de canonnières [6]. Au total, environ 15 000 hommes [7], force si manifestement insuffisante que son chef, avant de se lancer dans cette aventure, réclama des ordres écrits. Sa conscience en repos, il ne songea plus, dès lors, qu’à saisir la victoire.

Pendant six semaines, bien qu’il fût difficile de s’avancer sur une eau trop basse, troupes et approvisionnemens remontent de Kut vers Azizié.

En amont de Kut-el-Amara, la navigation sur le Tigre devient très difficile, car le fleuve est extrêmement sinueux et ses méandres doublent le parcours. Parfois, il est si large que ses eaux étalées n’ont plus aucune profondeur, des barques à fond plat peuvent alors seules le remonter. Les crues sont nécessaires pour permettre aux vapeurs de franchir ce trajet. Aussi, les troupes firent-elles une grande partie de l’étape à pied et par moitié sur chaque rive. Approvisionnemens et hôpitaux empruntaient la voie fluviale. Les berges élevées dépassent le niveau du fleuve, même pendant ses crues normales. Des herbes rares, des broussailles sèches les couvrent sans pour cela fixer un sol sablonneux que le vent, dans ses tourmentes, soulève en colonnes épaisses.

Le 11 novembre, 4 bataillons et 1 500 cavaliers quittent Azizié ; le lendemain, toute l’expédition dépasse Kutunie et touche Zeur le même jour. Ce point aurait une importance particulière si, dans un tel pays, on pouvait combattre loin de l’eau : de là, en effet, part une belle route qui rejoint Bagdad à travers les sables et franchit un affinent du Tigre, la Dialah, sur un pont de bateaux.

Le 20 novembre, Laj était occupé ; et le 21, les troupes arrivaient en vue de Ctésiphon.


Ancienne capitale des Parthes sassanides, Ctésiphon, dès la plus haute antiquité, semble destinée à connaître la guerre. P)n 115, Trajan fait traîner sa flotte à bras d’hommes de l’Euphrate jusqu’au Tigre et s’en empare ; en 198, Sévère, qu’avait insulté Vologèse IV, marche sur la Mésopotamie, construit une escadre avec les bois des forêts bordant l’Euphrate et conquiert la ville, d’où il emmène 100 000 captifs. Moins d’un siècle plus tard, Septimius Odenath, chef de Palmyre, en chasse les Parthes et devient, ensuite, ami de Rome. Cent ans après, 18 000 Romains, avec Procope, mettent une armée en fuite, sous les murs de la cité. En 637, Ctésiphon devient arabe.

De cette antique et prestigieuse capitale, seul demeure un souvenir illustre rendu vivant par un gigantesque arc de triomphe[8]. Long de 91 mètres, haut de 35, encadrant une voûte de 26 mètres, il est construit en grandes briques, dont sont faites aussi tant d’autres ruines voisines. Mais les habitans ont diminué ces glorieux vestiges, emportant une partie des matériaux pour en édifier leurs maisons.

Nour-Eddin pacha y avait soigneusement préparé ses points d’appui, qui formaient deux lignes de tranchées étroites, sans parapet, et masquées de fils barbelés. Sur la rive droite, ils se développaient en une longueur de cinq kilomètres et disposés suivant deux lignes, séparées l’une de l’autre par huit mille mètres. Sur la rive gauche, les positions se prolongeaient de dix kilomètres, appuyées à de fortes redoutes et à la rivière Dialah. Entre les deux, se dressait l’arc de Ctésiphon. Plus loin, entre les berges, un étroit pont de bateaux.

Le commandant connaissait ces détails, depuis les explorations des aviateurs, dont quelques-uns durent, d’ailleurs, atterrir chez l’ennemi. L’armée turque comprenait au moins 13 000 hommes armés de 38 canons, et il importait de l’attaquer avant l’arrivée des renforts. Dans la nuit du 21 au 22 novembre, la 6e division s’avança de Laj à Ctésiphon. Dès l’aube, les canonnières postées à Bustan, distant de 3 000 mètres environ, et l’artillerie de campagne, bombardent l’adversaire. Le récit vivant qu’en fit un officier permet de reconstituer la physionomie de la bataille.

Les fantassins sont accueillis par un feu violent parti des tranchées turques. Le terrain plat n’offrait aucun abri ; aussi la progression fut-elle coûteuse. Des corps à corps furieux, sur la rive gauche, livrèrent aux Anglais la première ligne. Dans l’après-midi, on passe à l’attaque des secondes positions et sur tout le front. Certains points furent conquis et 8 canons capturés qui, pendant la lutte, passèrent successivement de mains en mains. Finalement, en raison des pertes, il fallut les abandonner. La nuit trouva nos alliés revenus sur la première ligne. Treize cent cinquante hommes avaient été pris et la 45e division turque virtuellement détruite. Le 23, il fallut repousser des contre-attaques, évacuer blessés et captifs. L’ennemi paraissait très atteint. Autour de l’arc de Ctésiphon qu’épargnèrent les obus, se dressaient des monceaux de cadavres. A la tombée du jour, devant l’inutilité de ses efforts, l’adversaire se retira vers la Dialah. Cependant, la victoire de Townshend allait se transformer en un succès éphémère et même dangereux, puisqu’il portait en lui la cause de l’échec récent de Kut-el-Amara. Le lendemain, manquant d’eau, les avant-postes anglais devaient se rabattre vers le Tigre. D’après les aviateurs, Nour-Eddin semblait préparer sa retraite, quand, tout à coup, le 25, des renforts lui arrivent par colonnes. Sur 15 000 hommes, Townshend en avait perdu 4 000, aussi ne se crut-il point, avec ses effectifs restans, capable de gagner la nouvelle bataille qui, déjà, s’annonçait. Il voulut donc l’éviter et débuta par un repli sur ses convois de ravitaillement à Laj (26 novembre) et, dans la nuit suivante, il atteignait Azizié. Le groupe des canonnières du capitaine Nunn eut les plus grandes difficultés à naviguer. Dans la soirée, le Shaitan s’échoue à 13 kilomètres en amont d’Azizié. Le jour suivant, le Firefly et le Shushan sauvèrent matériel et munitions sous le feu de l’ennemi, embusqué à quelques mètres sur les rives. La brigade montée du brigadier général Roberts fut envoyée pour les en chasser. Dans une charge vigoureuse, le 14e hussards et le 7e lanciers du Bengale sabrèrent 140 Turcs. Les deux canonnières purent alors se retirer. Le 30 novembre, la 6e division touchait Umm-el-Tubal. Quelques groupes ennemis menaçaient nos alliés d’enveloppement, car ils venaient d’intercepter la voie de Ghubabat à Kut.


À ce moment, se produisit le fait capital de toute la bataille. Le général Melliss, sur l’ordre de son chef, tente de s’ouvrir la roule vers Kut. Il dispose pour cela de la 30e brigade d’infanterie, d’une batterie d’obusiers et du 16e régiment de cavalerie. Il venait de commencer la manœuvre, quand son chef le rappela.

Entre les deux ordres contraires de Townshend, le général Melliss avait fait 70 kilomètres environ, qu’il dut encore parcourir au retour pour rallier le gros des troupes. Heureusement, il revint à temps. Voici ce qui venait de se produire : à peine le commandant de l’expédition s’était-il séparé de Melliss qu’il était lui-même attaqué. La bataille se présentait dans des conditions rendant nécessaires tous les hommes disponibles. De là, le contre-ordre envoyé à Melliss. En effet, le 1er décembre, de grand matin, les forces turques sont lancées à l’assaut, et le choc se produit à Umm-el-Tubal. Les Anglais, par un judicieux emploi de leur artillerie, arrêtent l’ennemi qu’ils mitraillent à 2 500 mètres, lui infligeant de terribles pertes. Le Firefly et le Comet tirent en rafale. Une habile manœuvre tournante de la cavalerie leur permet de se replier par échelon de brigade. L’ennemi était nettement battu, — et, cependant, le succès demeura stérile. Le commandement s’en rendait compte ; aussi, quoique vainqueur, précipita-t-il sa retraite.

Malgré tant de fatigues, les troupes ne lâchèrent pas un seul prisonnier. Sur ces entrefaites, la canonnière Firefly était mise hors de combat par un obus qui l’atteignait à la ligne de flottaison. Le Comet s’avance à son secours, et finalement les deux navires s’échouent. Alors, le Sumana prit les deux équipages à son bord et, avant d’abandonner les navires, rendit leurs canons inutilisables.

Dans la nuit du 1er au 2 décembre, les Anglais parcoururent cinquante kilomètres et atteignaient Saadi. Le lendemain, ils entraient dans Kut-el-Amara, leur ancien point de départ, et, après avoir perdu 10 000 hommes, les deux tiers de son effectif, la 6e division allait dès lors commencer à soutenir un siège mémorable.


Dès son arrivée à Kut, Townshend mit la place en état de défense. La « villa des Princes » est située dans un isthme en forme d’U que le Tigre baigne de trois côtés. Aux alentours, terrain absolument plat et marécageux transformé en lac par les pluies du printemps. L’importance de Kut, si grande, puisqu’elle est la clef du Chatt-el-Hai, allait se trouver accrue par l’investissement prochain de sa garnison.

Aussi longtemps qu’une colonne serait à Kut, les Turcs ne pourraient utiliser le Chatt-el-Hai pour attaquer Nasirieh.

Le 3 décembre, le commandant évacue vers Bassorah ses navires-hôpitaux et 1 350 prisonniers, ne laissant que le Sumana. La brigade de cavalerie [9] part, le 6 décembre, et rejoint Imam-Ali-Gharbi. Sur ces entrefaites, à trois kilomètres au Nord de Kut, la base de l’isthme est fortifiée ; on multiplie tranchées et redoutes. Au Sud-Ouest, entre le Tigre et le Chatt-el-Hai, un poste détaché sur la rive droite protège un petit village. Enfin, à l’Est, le pont de bateaux est défendu par un détachement. Le 7 décembre, l’investissement est complet. Deux jours après, la garde du pont doit se replier ; mais, dans la nuit, on réussit à le faire sauter. Le 12, une violente et inutile attaque coûte 1 000 hommes aux assiégeans. Puis, quelques heureuses sorties furent accomplies. Le 24, les Turcs s’emparent d’une redoute, mais en sont rejetés et ils y abandonnent 200 cadavres. Leurs pertes totales dans cette affaire pouvaient se monter à 2 000 hommes.


Dès l’investissement de Kut-el-Amara, le gouvernement de Londres se préoccupa d’envoyer rapidement une colonne au secours de la ville. La brigade de cavalerie, arrivée à Imam-Ali-Gharbi, le 7 décembre, devait en former le noyau. Ces effectifs, graduellement renforcés, constituent, aujourd’hui, le « corps d’armée du Tigre, » alors confié au major général Aylmer, de l’armée indienne.

Quand l’adversaire soupçonna cette concentration, il ne chercha plus à emporter Kut d’assaut. Laissant autour de la place des troupes peu considérables, il se transporta à Sheikh-Saad, non loin d’Imam-Ali-Gharbi, oii, le 6 janvier, il rencontrait le général Younghusband.

Le lendemain matin, la venue de la colonne Aylmer permit de pousser l’attaque à fond sur les deux rives. A l’aile droite, toutes les positions adverses furent enlevées. Le 8, la brigade Kemball progresse à son tour, cueillant 700 prisonniers et une demi-batterie. Deux jours plus tard, les Turcs abandonnèrent également l’autre berge, ayant perdu au moins 5 000 hommes. Le mauvais temps et la boue empêchèrent une poursuite menée à fond ; aussi purent-ils se fortifier à seize kilomètres de là, sur le Wadi, affluent du Tigre. Encore repoussé, le 14 janvier, Nour-Eddin se retrancha à vingt kilomètres de Kut, entre les marais, d’où le général Townshend l’avait chassé quelques mois auparavant. La colonne Aylmer, ayant éprouvé des pertes sensibles, dut attendre des renforts avant de continuer l’offensive.

Le 8 février, suffisamment reposé, le « Tigris Corps » marche à l’assaut d’Es-Sinn. Rejeté avec des pertes sanglantes, il doit reculer devant l’inondation et regagne ses anciennes positions du Wadi.


Quelques précisions géographiques sont ici nécessaires. A Choubibat, centre des troupes britanniques, le fleuve, qui coule vers le Nord-Est, fait un angle droit au Sud-Est. Entre ce coude et Kut-el-Amara, sur un parcours de douze lieues environ, l’armée ottomane possédait quatre lignes de défense successives. Sur chaque rive, un marais, dont à gauche celui de Suwekie, donnait à leurs deux ailes des points d’appui impossibles à tourner. Les trois positions d’Ounm-el-Henna reposaient sur cette configuration du pays. Le quatrième retranchement, à Es-Sinn, était le plus considérable. Au Nord du Tigre, il protégeait les deux flancs du marais de Suwada ; au Sud, il s’étendait jusqu’au Chatt-el-Hai, en s’appuyant sur six redoutes et l’ouvrage Dujailar. Ce dernier était la clef de tout le système, et sa prise devait délivrer Kut-el-Amara, en rendant inutiles toutes les autres fortifications ennemies.

Le général Aylmer commit l’erreur d’attaquer de front. Après une préparation d’artillerie insuffisante, le 21 février, l’offensive commence. Les troupes anglo-indiennes, enfonçant dans la boue jusqu’aux chevilles, ne purent même pas aborder les tranchées. Sous le feu des canons qui leur tuèrent beaucoup de monde, nos Alliés s’installent à 1 300 mètres de l’adversaire. Les jours suivans se passent a bombarder les positions ottomanes et en reconnaissances aériennes.

Sur ces entrefaites, sir John Nixon, commandant en chef du corps expéditionnaire de Mésopotamie, est remplacé pour raison de santé par le général sir Percy Lake, chef d’état-major de l’Inde.

Enfin, le 6 mars, on adopte le seul parti possible. Trois colonnes anglaises quittent Orah dans la nuit, évitent les lignes ottomanes et longent le rebord Sud du marais, au Nord duquel se trouve l’adversaire. A cinq heures du matin, une marche forcée dans le désert les amène devant la redoute Dujailar. Déjà, ils voient au loin tirer les pièces de Kut-el-Amaral Les Turcs, surpris, sont en petit nombre... et, pourtant, l’attaque échoue ! Pourquoi ? La raison en est encore inconnue, mais quoi qu’il en soit, la garnison de Kut ainsi qu’on va le voir était dès lors, condamnée.


A la suite de ces malheureuses circonstances, la colonne Aylmer change de chef. Le général Gorringe, le vainqueur d’Ahwaz et de Nasirieh, est appelé à tenter un dernier effort pour sauver la division assiégée. Pendant le mois de mars, le Corps d’armée du Tigre se prépare, ne se livrant qu’à d’insignifiantes escarmouches. Pendant toute la nuit du 5 avril, l’artillerie anglaise, soutenue par les canonnières, lance ses projectiles sur Oumm-el-Henna. L’infanterie, dans ses sapes, à cent mètres de l’adversaire, met baïonnette au canon, et à cinq heures du matin, elle s’élance, enlève deux lignes de tranchées et ne s’arrête que pour permettre aux artilleurs d’allonger leur tir. Deux heures plus tard, la 13e division emporte les trois dernières tranchées profondes de deux mètres, et bien abritées.

L’après-midi, quelques aviateurs australiens reconnaissent les positions ottomanes, dont l’assaut est repris. Sur la rive droite, le général Keary, à la tête de la 3e division de Lahore, atteint les retranchemens, et, à vingt heures, la rive gauche est à son tour nettoyée. L’ennemi s’est retiré vers Sanna-i-Yat, dont l’état-major britannique prépare aussitôt la prise.

La tâche se révèle très ardue. De chaque côté du fleuve s’étendent trois kilomètres de retranchemens aboutissant à des marais. Ce front étroit va encore être raccourci par les inondations, rendant difficile l’emploi d’effectifs en masse.

Une première attaque, le 9 avril, échoue ; trois jours après, pendant une effroyable tempête, de sérieux progrès sont accomplis. Traversant des marécages inondés, les Anglais avancent de trois à cinq kilomètres, menaçant ainsi de prendre à revers la rive gauche. Là, sous un feu meurtrier, les Turcs doivent évacuer quelques positions inondées. Mais, les 16, 17 et 18 avril, ils contre-attaquent en masses profondes pour regagner le terrain perdu. Trois divisions se font successivement massacrer par le feu des mitrailleuses. Dans la nuit du 17, ils perdent 3 000 hommes, abandonnant 1 500 cadavres sur le seul front d’une brigade. Ils croyaient les forces britanniques cernée, par les inondations, et pensaient pouvoir les anéantir. Tous leurs efforts furent vains. Plusieurs officiers allemands qui les conduisaient furent tués. Dans la journée du 18, l’ennemi abandonne la partie. Ses ambulances, d’après les rapports d’aviateurs, regorgent de blessés.

Ayant ainsi infligé à l’adversaire un sanglant échec, le général Gorringe, après un bombardement de trois jours, reprend l’attaque avec une seule brigade, car le front, comme nous l’avons dit, était très restreint. Les trois lignes ottomanes sont prises, mais ne peuvent être conservées à cause des contre-attaques répétées. Les renforts, soumis à un feu intense pendant la traversée des marécages, arrivent trop tard, et la perte de Kut-el-Amara devenait inéluctable.


A s’en tenir aux confidences d’officiers qui appartinrent à la garnison assiégée, voici quelle fut l’existence des Anglais durant de longs mois.

Les privations de l’armée investie commencèrent le 15 février. Le lait manqua, blessés et malades furent nourris de maïs et d’eau de riz. Seuls les grands blessés recevaient leurs rations ordinaires.

J’emprunte à M. Ed. Candler les quelques détails suivants :

Le 27 avril, la ration de quatre onces de grains manqua.

Du 22 au 25, la garnison dut vivre sur les réserves de deux jours, d’abord distribuées en janvier.

Du 25 au 29, les seuls vivres étaient ceux qui furent jetés par les avions [10].

Les hommes, à la fin, se trouvaient si affaiblis que les régimens du front restèrent quinze jours sans être relevés, n’ayant plus même la force d’emporter leurs sacs.

La mortalité quotidienne, dans les derniers jours du siège, était en moyenne de 3 Anglais et de 21 Indiens.

Avant la capitulation, toutes les bêtes servant pour l’artillerie, la cavalerie et les transports avaient été mangées.

Les artilleurs, privés de leurs chevaux, constituèrent une nouvelle unité sous le nom d’u infanterie de Kut. »

Une des dernières mules conduites à l’abattoir avait fait trois campagnes sur la frontière de l’Inde et portait des rubans autour du cou. Par deux fois le boucher refusa de l’abattre, mais, finalement, elle dut l’être ainsi que les mules des mitrailleuses.

Les assiégés préféraient, en général, à la viande de cheval, celle de mule, dont la graisse était supérieure au point de vue culinaire et servait aussi pour l’éclairage. La provision d’huile lourde combustible, servant à la cuisine, dura pendant tout le siège, mais elle produisait une fumée acre et épaisse. Les cuisiniers militaires étaient noirs comme des ramoneurs, à cause de la fumée des fourneaux alimentés de cette façon.

Le manque de tabac causait une grande privation ; le tabac arabe fit défaut, dès les premiers jours d’avril ; les assiégés fumèrent alors des feuilles de thé rôties ou des feuilles de tilleul. Au mois de janvier, le tabac anglais coûtait 48 roupies la demi-livre. Une boîte de cigarettes égyptiennes trouvées sur un officier mort atteignit aux enchères le prix de 400 roupies et une boite de lait conservé 34 roupies.

Les détachemens assiégés eurent peu de rapports entre eux, par suite du tir indirect des mitrailleuses et des fusils qui, en plus des obus, fouillaient, nuit et jour, tout le périmètre de la place.

Les troupes ne quittaient leurs abris que pour d’indispensables opérations de défense et, vers la fin, alors que le feu était pourtant moins vif, officiers et soldats étaient trop faibles pour faire des promenades inutiles.

L’artillerie turque tira sans répit jusqu’au 22 mars ; puis, ce jour-là, ayant lancé plusieurs milliers de gargousses, elle réserva ses munitions pour une canonnade quotidienne, entre quatre et six heures du soir, dirigée contre la ville et le fort, où le drapeau anglais et le poste d’observation offraient de bonnes cibles, ainsi que le quartier général adjacent.

Le 2 janvier, un premier aéroplane turc fit son apparition et, du 13 février au 22 mars, les bombes des aviateurs causèrent plus de dégâts que le bombardement de l’artillerie.

Le 18 mars, une bombe tombait sur l’hôpital, tuant six Anglais et en blessant vingt-six, dont quatorze grièvement.

Quatre bombes aériennes, lancées dans le voisinage du quartier général, tuaient de nombreuses femmes et enfans arabes, et coulaient une embarcation qui portait un canon de cinq pouces ; par la suite, ces bombardemens aériens furent moins intenses.

Les relations de la garnison prisonnière avec les Turcs ont été très paisibles ; les officiers turcs donnaient une poignée de cigarettes à chaque soldat anglais renvoyé de Kout au front anglais.

Les simples soldats des deux partis fraternisèrent et il ne semblait pas qu’il y eût lieu de craindre la tension pénible des rapports qui existe, ailleurs, entre Allemands et prisonniers anglais. « Nos prisonniers turcs, disaient les officiers, se déclaraient, de leur côté, satisfaits de la façon dont nous les traitions. Nous avions pris 1 400 hommes à Ctésiphon, qui furent évacués avant l’investissement complet de Kut. »

La chute de Kul-et-Amara entraînait peu de conséquences réellement importantes pour les deux adversaires. Si l’armée britannique perdait quelques milliers d’héroïques soldats, des chefs appréciés et le contrôle absolu du Chatt-el-Hai, ces avantages réunis ne permirent cependant pas à l’armée turque de reprendre l’initiative des opérations. D’autres événemens, sur un théâtre voisin, allaient attirer vers eux les principaux effectifs de l’adversaire.



LA DIVERSION ALLEMANDE EN PERSE

Mettant tout en cause avec méthode, les Impériaux n’ont rien omis qui pût contrarier leurs adversaires. Ils inaugurèrent une politique de dissensions qui tendait à créer sans cesse de nouveaux obstacles pour éparpiller les forces alliées. La révolte irlandaise, les raids des Senoussis, et même le déclenchement de la Turquie font partie de ce plan. Quand l’Allemagne reconnut la faiblesse des efforts turcs dans le Caucase, elle fomenta, en octobre 1915, une rébellion en Perse, où le pouvoir central est assez instable. Le Shah, d’ailleurs, à la vue des baïonnettes russes, se montra fervent germanophobe. Mais, comme le souverain était incapable de lutter contre l’insurrection, le grand-duc Nicolas envoya 24 000 hommes. Confiés au général Baratoff, ils débarquèrent à Enzeli, sur la Caspienne. »

En peu de temps, Téhéran fut occupé. Après un sérieux combat à Rabatkerim, l’armée Baratoff se scindait en plusieurs colonnes. Une seule nous intéresse ici, et c’est la principale. Elle suivit la grande voie naturelle réunissant Bagdad à la Perse.

Sur cette route, Hamadan est enlevée en novembre ; et, de là, les troupes russes marchaient sur Assadabad et Kengoven. A ce moment, l’Allemagne se rendit compte que les bandes persanes, livrées à elles-mêmes, n’étaient pas assez fortes pour vaincre les moscovites. Aussi, décida-t-elle de leur donner l’appui de contingens réguliers turcs. Pour les envoyer, il fallait posséder Kermanchah qui commande la route de Bagdad. Dès le 13 décembre, la ville se révoltait contre le Shah. Des fonctionnaires belges étaient emprisonnés. Plusieurs centaines de cavaliers kurdes arrivent le 16 ; à la fin du mois, le prince de Reuss, ministre plénipotentiaire d’Allemagne, rejoint le gouvernement insurrectionnel.

L’importance que l’ennemi attachait à ces événemens est prouvée par un fait encore peu connu : le 2 janvier 1916, arrivait de Bagdad un haut fonctionnaire allemand accompagné d’un nombreux état-major. C’était le maréchal von der Goltz en personne. Le 5, ayant attentivement parcouru le pays et étudié ses moyens de défense, il repartait, laissant le colonel Buth diriger les opérations.

Von der Goltz voulut-il simplement entraver la marche du général Baratoff, ou bien pensait-il, comme on l’a dit, marcher sur l’Inde à travers la Perse et le Baloutchistan ? Personne ne le sait. Si le second projet fut le vrai, il aurait renouvelé le plan de Bonaparte, qui, vers 1800, voulut atteindre la puissance anglaise dans l’Inde, avec l’aide de Paul Ier, empereur de Russie. Avant la mort de ce dernier, Masséna devait passer par Orenbourg et Boukhara pour attaquer le Gange. Plus tard, l’occupation progressive de Tarente, Otrante et Brindisi, les intrigues dans le Monténégro faisaient partie de ce même plan.

Quoi qu’il en soit, l’arrivée de troupes turques (1 500 soldats avec 2 batteries et 5 000 cavaliers du Louristan) suivit l’inspection de von der Goltz. Ceux-ci allèrent s’établira Sakhne, contre la passe de Bid-Sorkh (le Sol rouge). Cette région boisée et fertile est, en quelque façon, la première porte de Kermanchah. Le 20 février, les Turco-Persans y étaient attaqués par la colonne du prince Belouslesky. Le combat, d’une violence extrême, dura trente heures. Les 10 000 rebelles, mis en fuite, laissèrent 500 cadavres sur le terrain. Nos alliés continuèrent la poursuite, pensant trouver une grande résistance à la falaise de Bisoutoun, seconde porte de Kermanchah. Mais ils la franchirent sans aucune peine, mettant en déroute quelques arrière-gardes de gendarmes. Dans l’immense vallée du Kara-Sou, bordée de quelques jardins, 6 000 cavaliers occupèrent Kermanchah.

Continuant sa marche, l’armée Baratoff, forte alors de 10 000 hommes, avec 20 pièces et des mitrailleuses, arriva devant le défilé des portes du Zagros, ayant pris Kerind. Le 8 mai, ce col était forcé et la bourgade de Kasr-i-Chirin, cachée au milieu de ses dattiers, enlevée d’assaut. Depuis, les Russes sont en contact devant Kanikin avec des forces turques et ils viennent de leur infliger un sérieux échec. La liaison avec l’armée du général Percy Lake, sur le Tigre, est assurée par une sotnia de cosaques, qui, se lançant dans un raid hardi, a rejoint les lignes anglaises.

Depuis deux mois environ, une nouvelle colonne russe menace les Ottomans de ce côté. Commandée par le général Tchernobouzoff, et forte de 14 000 hommes, elle occupe actuellement Rewandouza.

Le danger pour l’armée turque de Mésopotamie devenait dès lors considérable. Risquant d’être coupée de ses bases à Mossoul, d’être cernée par l’avance des Russes vers Bagdad, elle a contre-attaque avec énergie et repris une partie du terrain perdu, Kerind, et Kermanchah. Aujourd’hui, le péril slave est moins pressant pour elle, mais les Anglais, malgré une chaleur torride de 54e, n’abandonnent pas la partie. Au contraire, ils consolident leur occupation en établissant des chemins de fer de campagne.

Du point de vue militaire, la campagne de Mésopotamie reste donc encore sans influence sur la marche générale des opérations.


CONCLUSION

Après avoir étudié les événemens militaires de l’Irak-Arabi, on demeure perplexe. Quelle conclusion peut-on tirer de cette campagne ? Elle semble se partager en trois phases bien distinctes : l’occupation du pays de Bassorah, pour protéger les installations d’Abadan ; la marche sur Kut-el-Amara, afin de dégager Bassorah ; enfin, l’avance sur Bagdad dans un dessein tout à fait indéterminé.

Pendant la première période, les opérations ont été conduites avec vigueur par des effectifs proportionnés à leur tâche. Puis, quand il s’agit de rendre libre la région du Chatt-el-Arab, le général Townshend, à Kut-el-Amara, fit preuve d’un beau tempérament militaire. Son plan bien conçu fut brillamment exécuté par ses sous-ordres.

Ainsi donc, toutes les critiques s’adressent à la troisième partie de la campagne. Là, comme dans l’expédition des Dardanelles, l’état-major a mésestimé le Turc. On crut celui-ci en déroute, et que ce serait un jeu de prendre Bagdad. Cependant, le major général Townshend exposa que ses forces étaient trop faibles de moitié au moins pour réussir dans une telle entreprise. Malgré cela, des ordres confirmés, comme nous l’avons dit, lui enjoignirent de marcher en avant et il ne pensa plus alors qu’à l’accomplissement de sa tâche. Il fut victorieux à Ctésiphon, — mais à la manière de Pyrrhus, et un tiers de ses hommes était hors de combat. Quand, ensuite, il se jette dans Kut-el-Amara, il prouve encore un jugement exact de la situation. Il devait croire que des renforts lui arriveraient rapidement et, dès lors, conserver cette base stratégique importait avant tout. Cependant, il ne fut pas sauvé. Le chef de la colonne de secours ne prépara point à fond ses assauts et perdit ainsi trop de monde. En outre, il exécuta médiocrement le seul point acceptable de son plan et ainsi échoua irrémédiablement. La 6e division était perdue. On a vu avec quelle abnégation elle sut résister. La Grande-Bretagne, à bon droit, peut se montrer fière de pareils héros. Si leur perte est due à des fautes insignes, elle n’en demeure que plus regrettable.


Et maintenant, supposez Bagdad conquise, quelle utilité présenterait cette victoire ? Barrer la route de Perse ? L’armée Baratoff le faisait déjà. Produire un effet moral ? Cela n’est pas certain.

On s’est trop occupé de la répercussion des entreprises guerrières en Orient sur les indigènes des colonies alliées. Qu’elle n’en exerce aucune, serait trop dire. Assurément, notre échec des Dardanelles, les récits des blessés, n’ont point donné à la Tunisie, par exemple, l’impression que nous fussions partout victorieux, mais cela n’est pas allé beaucoup plus loin. De même, la chute de Kut, en partie défendue par des Hindous, n’a pas eu dans l’Inde le résultat qu’en escomptaient les Impériaux. Ainsi donc, la prise de Bagdad est d’une utilité discutable. Y fussent-elles parvenues, que les troupes anglaises s’y seraient trouvées en flèche, loin de leur base.

Ce genre d’expédition est un gouffre d’effectifs, car ne faut-il pas toujours aller de l’avant ? Le climat, les maladies éprouvent le corps expéditionnaire et, faute de but précis à atteindre, une fois Bagdad conquis, il aurait fallu déloger l’adversaire des positions d’où il menaçait la ville, et ainsi de suite. L’occupation de Bassorah devait protéger Abadan, puis la prise de Korna assurer Bassorah, puis encore Kut, et Nasirieh défendrait Korna... Où donc eût-on pu s’arrêter utilement ?

Les troupes anglaises en Mésopotamie représentent trois ou quatre divisions : deux sur le Tigre, et plusieurs brigades pour garder les territoires conquis. Chacune de ces divisions représente de sérieux effectifs. Aujourd’hui, la prise de Bagdad serait certainement plus précieuse. Ln tâche est facilitée par la présence de deux colonnes cosaques i-a()ables d’opérer une marche concentrique ; la liaison russo-anglaise, ainsi établie, formerait, dès lors, entre la Mer-Noire et le golfe Persique, un front de bataille à peu près continu.


Si, du point de vue militaire, l’expédition pouvait être mieux menée, elle présente toutefois, sous le double rapport, politique et économique, des résultats appréciables.

Les Anglais se sont assuré la maîtrise complète du golfe Persique. A Mascate, dans Koweït, à Bender-Bouchir, ils ont débarqué des troupes qui tiennent ces points importans et renforcent, avec une grande efficacité, les postes des îles Kishm Henjam et Larak. Au cours des trois années qui ont précédé la guerre, l’Allemagne avait poussé avec une extrême énergie le chemin de fer de Bagdad. Aussi, compléter sa domination du golfe Persique, c’est, en tout cas, pour la Grande-Bretagne, affaiblir l’instrument essentiel du renforcement de l’empire turc. La voie de l’impérialisme germanique vers la Perse et l’Inde est ainsi gravement touchée.

L’avenir de cette conquête coloniale apparaît féerique. Lord Hardinge, vice-roi des Indes, disait au Conseil législatif, réuni à Delhi, que la province de Bassorah l’avait frappé comme un pays d’immenses possibilités. Il ajoutait ne point concevoir un pays mieux fait pour l’immigration et que, dans l’avenir, un gouvernement stable transformerait cette contrée, lui rendant sa splendeur perdue, la muant en un « jardin d’éden, fleurissant comme les roses. »

Jadis, « la Babylonie fut la rivale naturelle de l’Egypte, dans le commerce du monde. Aussi, les souverains de l’une ou de l’autre contrée ont-ils toujours tenté de conquérir le chemin rival pour en détruire, ou en utiliser la concurrence [11]. » La Grande-Bretagne, à la fois maîtresse de l’Egypte, contrôlant le canal de Suez, et toute-puissante en Mésopotamie, dominant dans le golfe Persique, quel résultat gros de conséquences pour l’avenir !

Sans remonter aux premières tentatives faites pour rendre à ces terres leurs anciennes richesses, encore faut-il rappeler, tout au moins, comment l’Angleterre, depuis quatre-vingt-dix ans, poursuivit la réalisation d’une grande idée : rattacher l’Inde à la côte d’Asie Mineure, en passant par les voies que nous venons de suivre avec les vaillantes troupes britanniques, la vallée de l’Euphrate et le golfe Persique. Dès l’aurore du XIXe siècle, le marquis de Wellesley avait relié Bombay à Bassorah par un service maritime régulier. En 1829, un Anglais encore, le colonel Chesney descendait l’Euphrate sur un simple radeau et levait les plans du pays. En 1834, le gouvernement de Saint-James et la Compagnie des Indes tentèrent avec succès l’audacieuse entreprise de transporter, pièce par pièce, sur l’Euphrate deux bateaux à vapeur, à travers 230 kilomètres de désert. Chesney fut le promoteur de l’expédition qui, malgré ses heureuses conséquences, demeurait sans suite. Cela ne l’empêcha point de reprendre sa tâche en 1852, dans laquelle un nouvel échec fut dû au manque d’appui financier du gouvernement. Depuis, celui-ci a su changer ses méthodes et... le canal de Suez est à lui !

Mais les Anglais ne furent pas seuls à vouloir relever les ruines de ce passé merveilleux. Un ingénieur français, M. Aristide Dumont, en 1880, présentait aux corps savans de Paris un projet rattachant par le rail la Syrie aux rivages du golfe Persique. C’était diminuer de dix jours le voyage de Marseille à Bombay. Pour une dépense de 250 millions, on rendrait à ce pays sa prospérité, on en « ferait une Lombardie asiatique, aussi peuplée, aussi saine et plus opulente que la Lombardie italienne. » C’est là que les populations nécessiteuses trouve- raient un admirable champ de travail.

En même temps que M. Dumont, M. Willcocks, ancien directeur des réservoirs du Nil, étudiait les possibilités économiques de la Mésopotamie et de l’Irak-Arabi. En tout, il y a là 1 100 000 hectares (500 000 le long de l’Euphrate et 600 000 entre Bagdad et l’ancienne Babylone) capables de produire annuellement au moins 100 millions, grâce à une première mise d’un demi-milliard.

Sorel a dit : « L’Angleterre est une île marchande : toute sa politique résulte de ce fait. » La campagne dont nous venons de parler en est une preuve nouvelle, et puisque ainsi, dans l’exécution d’un vaste dessein, chacun des Alliés est fidèle à l’union, sans renoncer à ses tendances propres, les Français doivent s’en souvenir. Il ne leur suffira plus d’être les grands remueurs d’idées en Europe. Par une adaptation aux nécessités économiques, puissent-ils, sans cesser d’être efficacement promoteurs d’idéal, ne pas oublier que l’après-guerre sera la concurrence décuplée et plus âpre que jamais !


CHARLES STIENON.

  1. 2e Dorsets, 20e Punjabs, 117e Mahrattes, 104e Wellesley’s Rifles et deux batteries de montagne.
  2. Brigade Ahmednagar (généra.(Dobbie) : 1er ‘bataillon d’Oxford Light Infantry, 119e Moolan d’infanterie, 103e Mahrattes.
    Brigade Belgaum (général Fry) : 112e Norfolks, 110e Mahrattes, 120e Rajputana d’infanterie, 7e Rajputs.
    En outre, trois batteries d’artillerie légère, des pionniers, sapeurs et mineurs, et le 33e régiment de cavalerie.
  3. Cf. Sicard, La navigation sur le Bas-Euphrate.
  4. Nelson’s History of the War.
  5. Nelson’s History of the War.
  6. Comet, Firefly, Shushan, Shaitan, Sumana.
  7. L’effectif total d’une division anglaise comprend : 3 brigades d’infanterie, (chacune comprend quatre bataillons de 960 hommes et une section de mitrailleuses) ; — 1 brigade d’artillerie de campagne ; — 1 batterie de howitzers ; — 1 batterie lourde (4 pièces de 127 mm.) ; — 1 escadron de cavalerie (130 sabres) ; — 3 compagnies du génie et de signaleurs, formant en tout 18 073 hommes, 5 592 chevaux, 76 canons, 24 mitrailleuses.
  8. D’après M. Dieulafoy.
  9. Une division de cavalerie anglaise comprend 4 brigades de 3 régimens chacune. Le régiment est formé de 3 escadrons de 150 sabres et une section de 2 mitrailleuses. Une batterie d’artillerie est affectée à chaque brigade. La division contient au total 9 269 hommes, 9 815 chevaux, 24 canons, 24 mitraillettes.
  10. Le siège de Kut-el-Amara est le seul exemple, connu au cours de cette guerre, d’un ravitaillement de troupes fait par voie aérienne.
  11. Fr. Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient.