Une assemblée parlementaire en 1593



UNE
ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE
EN 1593.

PROCÈS-VERBAUX DES ÉTATS-GÉNÉRAUX DE 1593,
PUBLIÉS PAR M. AUGUSTE BERNARD.[1]

Si le XVIe siècle a pour la critique moderne un attrait qui depuis quelques années semble s’accroître encore, s’il exerce sur elle une sorte de séduction particulière, ce n’est pas seulement, je le crois, par l’infinie variété des horizons qui s’y découvrent. Sans doute, l’œil de l’historien s’arrêtera toujours volontiers sur une époque où la pensée humaine s’agite avec tant de force dans les merveilles de la renaissance et dans les débats de la réforme, où la plupart des idiomes européens se constituent définitivement, où l’unité politique affermit et classe les états, où le génie méridional, s’enveloppant avec gloire du linceul de l’art, résiste en vain au soulèvement de l’esprit teutonique, et où la France enfin se prépare, dans les luttes civiles, à saisir bientôt le sceptre des affaires et des lettres par Richelieu et par Corneille. Il y a assurément dans ce seul tableau de quoi exciter, de quoi satisfaire la légitime curiosité du penseur et de l’érudit ; mais ne serait-il pas juste de dire que cette grande ère, où tout commence et où rien ne s’achève, attire encore plutôt nos regards par je ne sais quelles analogies de sentimens, par je ne sais quels rapports de situation ? Prenons garde que la nature humaine est permanente à travers les événemens éternellement mobiles. Devant le mystère de sa destinée, l’homme se pose toujours les mêmes problèmes, et l’histoire au fond n’est autre chose que la diversité des solutions qu’il émet.

Il y a donc des lois de continuité, de solidarité, si l’on peut dire, entre les phases diverses, entre les périodes importantes du développement de l’histoire : ce que nous sommes par exemple, ce que nous faisons, ce que nous désirons même, me semble avoir plus particulièrement sa raison d’être dans le XVIe siècle. Nos origines sociales et intellectuelles sont là ; c’est une généalogie qu’il faut reconnaître. Heureusement, si le spectacle des agitations et des inquiétudes d’alors nous trouble et nous frappe, en nous faisant rejeter les yeux sur les impatiences pareilles et les doutes qui sont dans le cœur de chacun de nous et au sein de la société présente, on peut aussi, on peut, en revanche, trouver dans cette étude quelques consolations et beaucoup d’espérances. N’ayons pas seulement les regards sur la mêlée, sur les dangers du champ de bataille, et, puisque nous en sommes aux analogies, considérons aussi le dénouement ; voyons où ont abouti dans le passé, où peuvent aboutir dans l’avenir ces voies périlleuses et difficiles. Pour nous tenir à notre pays même, des résultats puissans n’ont-ils pas couronné les longs conflits historiques auxquels la France a été en proie durant le XVIe siècle ? N’est-elle pas à la fin sortie de ces luttes avec l’unité sociale ? n’en est-elle pas sortie surtout avec une conquête qui ne périra plus, la souveraineté de l’esprit public ? Oui, en religion, en politique, en littérature, l’épreuve lui a été profitable, elle s’est dégagée à jamais des entraves du passé. Contre les impuissantes prétentions de la théocratie, elle a affermi l’église gallicane ; contre les traditions du fédéralisme féodal, elle a trouvé l’unité, la centralisation, à l’aide de l’accroissement monarchique ; enfin, aux traditions barbares, mais originales des littératures du moyen-âge, elle a mêlé ce qui les devait polir et corriger, le culte de la renaissance pour l’antiquité.

Une sympathie singulière, quelque chose de fraternel, si l’on peut ainsi parler, rapproche donc le XIXe siècle du XVIe, et quoiqu’il se soit produit entre ces deux ères bien des grands hommes, bien de grands évènemens, en un mot, bien des choses qui comptent en histoire, quoiqu’il faille, pour les joindre, passer par-dessus Mirabeau, Voltaire et Louis XIV, on peut dire que, dans le bien comme dans le mal, ces deux époques s’appellent, et que, si l’une est l’antécédent, l’autre est assurément la conséquence. À ne considérer que le mal, il est évident que ce qui a manqué aussi au siècle de Calvin et de Montaigne, c’est la patience, c’est un sentiment des devoirs égal au sentiment des droits, c’est le respect de la tradition tempérant le besoin du progrès. L’humanité, par malheur, est ainsi faite ; elle semble prendre tour à tour pour symbole cette cavale de Roland qui, chez l’Arioste, n’avait d’autre défaut que d’être morte, ou bien ce cheval emporté qui, dans les vers de Byron, entraîne Mazeppa à travers les steppes. C’est là que j’aimerais à voir commencer le contraste ; c’est là qu’il importe de ne plus ressembler au XVIe siècle.

Chercher des rapprochemens dans les détails serait puéril ; le drame de l’histoire ne veut pas être changé de théâtre, et les évènemens, dans leur vérité, se prêtent mal à ces comparaisons factices qui peuvent être un thème habile pour le paradoxe, une ressource ingénieuse pour l’esprit de secte, mais que doit dédaigner l’historien. Qu’on me laisse cependant remarquer, sans y attacher d’importance, qu’en France la révolution religieuse s’est terminée par les états de 1593, et que la révolution politique a commencé par les états de 1789. Quelquefois rien ne ressemble plus à ce qui finit que ce qui commence. Il semble de plus, comme le remarquait naguère M. de Lamartine, que la société, au sortir de l’anarchie, ne puisse revenir à l’ordre qu’en traversant le despotisme : la convention mène à l’empire ; le gouvernement absolu d’Henri IV, de Richelieu, de Louis XIV, a son excuse et sa cause dans cet esprit rebelle de la réforme et de la ligue, qui un instant faillit compromettre le pénible enfantement de l’unité française.

Le rapprochement que nous indiquions tout à l’heure courait d’autant plus le danger d’être inexact, que les états de 89 ont réussi, qu’ils sont une date pour la société nouvelle, et que l’assemblée de 1593, au contraire, a échoué, que les historiens, après les faits, lui ont donné tort, et qu’elle ne vit guère que par le ridicule. Aussi n’est-ce pas une réhabilitation que je viens demander, c’est seulement une cause que je veux brièvement instruire. Les réhabilitations littéraires sont peu dangereuses : le goût, qui a pour lui les siècles, finit bien par retrouver ses droits ; il en est quitte plus tard pour une rature. Ce n’est pas tout-à-fait la même chose en histoire : si l’histoire n’est pas précisément un inventaire, une sèche et confuse énumération de faits et de dates, si elle aspire à mieux que cela, si elle prétend être l’application de la morale à l’activité humaine se développant à travers les âges, en un mot un exemple dans le passé, une leçon dans l’avenir, il semble qu’elle doive peu s’accommoder de ces indulgences tardives et risquées qui refont un piédestal aux réputations compromises et s’efforcent d’absoudre, par une philosophie inventée après coup, les évènemens qui ont contre eux la condamnation séculaire. C’est précisément ce qui s’est réalisé pour la ligue : par les passions opposées qu’elle avait mises en jeu, il est arrivé que cette période de notre histoire long-temps jugée avec sévérité par les historiens a, dans notre époque facile, reconquis plus d’une sympathie inattendue, plus d’une adhésion contradictoire. La mode a fini par s’en mêler ; à la longue, chacun a découvert dans la glorieuse et sainte ligue, comme disait à Notre-Dame M. Lacordaire, les antécédens de son système social. On le sait, M. de Bonald y a vu le salut de la monarchie aristocratique, M. de Lamennais le triomphe des doctrines ultramontaines, M. Buchez enfin les symptômes de sa démocratie catholique. De là des contradictions, des répliques, toute une petite guerre, ici sur le terrain des faits, là sur le terrain des idées. Heureusement la science tire cet avantage des paradoxes, que l’attention s’éveille par là sur des points peu connus ou mal étudiés, et que des travaux en sens divers se produisent d’où la lumière à la fin sort au profit de la vérité.

Entre les publications qui pouvaient particulièrement éclairer cette phase si intéressante, si long-temps négligée de la ligue, il faut assurément compter les procès-verbaux inédits, et naguère encore inconnus, des états de 1593. On en était en effet réduit, pour l’histoire de cette assemblée, à un petit nombre de pièces déjà recueillies et aux témoignages peu explicites des écrivains contemporains, si bien qu’il y a quelques années à peine, dans son Histoire des Français, M. de Sismondi se plaignait, avec l’amertume d’un érudit leurré, de cette regrettable lacune, que l’auteur d’un travail sur les d’Urfé, M. Auguste Bernard, vient aujourd’hui combler avec un zèle empressé et louable. Le zèle par malheur a quelquefois ses inconvéniens, et je ne sais si l’éditeur a toujours su s’en garder. M. Bernard a trouvé les états de 1593 en assez mauvaise réputation : les nommer, jusqu’ici c’était provoquer le sourire, c’était remettre en jeu les sarcasmes de la Satire Ménippée. Que si on consultait les historiens eux-mêmes, si on remontait aux sources du temps, assurément ce n’était pas l’admiration qu’on retirait de l’examen. Pour être juste, cependant, n’y avait-il point à appeler de ce premier jugement ? Oui, puisque les documens officiels n’étaient pas connus. Aujourd’hui au moins on peut prononcer pièces en main, on peut, s’il y a lieu, réviser l’arrêt sévère porté par les contemporains de Henri IV et par tous les historiens sans exception depuis deux siècles. L’éditeur des États prend le parti des états, rien de plus naturel, et il continue son rôle en égratignant les auteurs de la Satire Ménippée : cela ne serait pas sans quelque courage, car il est toujours dangereux d’avoir contre soi les gens d’esprit ; mais M. Bernard, comprenant sans doute que la tâche d’éditeur a ses scrupules et veut quelque impartialité, semble n’avoir pas osé énoncer son opinion véritable ; seulement il la glisse obscurément entre deux notes, il la laisse poindre avec complaisance sous la trame plus ou moins serrée de son érudition, il permet qu’on la devine à travers des allusions méticuleuses, à travers des insinuations réservées, qui ont la bonne intention d’être fines et d’atteindre les écrivains qui ne sont pas du même avis. La plume délicate d’un Daunou s’en serait tirée au naturel ; M. Bernard laisse trop voir qu’il eût bien fait de lire plus souvent la Ménippée, et de ne pas tant douter « du mérite qu’on lui attribue. »

Assurément, il est permis d’aimer la ligue, et c’est là un plaisir assez innocent, une sorte de dilettantisme historique que, sans nuire à leur prochain, se donnent beaucoup d’honnêtes gens de ce temps-ci. Je n’en veux pas le moins du monde à M. Bernard de ses secrètes prédilections pour le gouvernement de l’Union ; seulement, pourquoi n’a-t-il pas tenu plus haut sa bannière ? Il semble qu’il ne fallait point pour cela grand héroïsme. N’a-t-on pas entendu M. Lenormant, qui a, je m’imagine, quelque goût pour le succès, réhabiliter, en pleine Sorbonne, les héros de la Saint-Barthélemy, et rejeter parmi les inintelligens ceux qui ne professent pas pour la ligue une admiration décidée ? Voilà au moins une opinion nette et qui n’hésite pas à se produire. M. Bernard se garde de ces vives allures, et, comme je l’ai dit, ses jugemens ne font que se trahir à demi et avec embarras, dans l’intervalle des citations et des extraits. Quand il parle cependant des préventions de l’historien De Thou, quand il affirme que l’assemblée des états a été cruellement parodiée par les auteurs de la Ménippée, quand il recommande d’une manière toute spéciale le pamphlet si peu connu, (il l’est, pour le dire en passant, beaucoup plus que ne le croit l’éditeur) que publia le ligueur Cromé, sous le nom du Maheustre et du Manant, quand il définit très injustement le parti des politiques : « ceux qui flottaient entre les opinions extrêmes, » quand il condamne le Béarnais s’appuyant du secours désintéressé d’Élisabeth, tout en trouvant naturel que la ligue use du concours très intéressé de Philippe ii, quand enfin il accuse le parlement de Paris de partialité évidente et de mauvais vouloir contre l’Union, évidemment l’auteur n’est pas dans le camp de Henri IV. Pasquier, à un endroit de ses lettres, distingue trois espèces de ligueurs, les zélés, les espagnolisés, les clos et couverts. M. Bernard paraît être des derniers : c’est une prudence qui se pouvait justifier au XVIe siècle ; mais, à l’heure qu’il est, je ne vois pas pourquoi l’auteur déguise ainsi son penchant sous des formes restrictives. Tant de précaution était inutile. Il faut bien, quand un historien traverse une ère orageuse, qu’il se décide à prendre un drapeau. Si déshéritée en effet que soit une époque, il y a toujours en elle, pour l’honneur de l’humanité, une opinion qui approche davantage du bien et du vrai, un parti plus honorable dont on peut blâmer les fautes, mais dont on doit adopter la cause. La société française, dans la seconde moitié du XVIe siècle, se divise en trois camps, se range sous trois bannières distinctes, les huguenots, les ligueurs, les politiques, c’est-à-dire la révolte, la résistance violente, et enfin la conciliation. Je trouve indispensable d’opter, car il faut bien entrer dans l’esprit, dans les nécessités d’un siècle, quand on a la prétention de juger de près ses affections ou ses haines : autrement il serait trop commode de refaire l’histoire à cette distance, de donner tort à tout le monde et de créer, après coup, en une sphère supérieure, je ne sais quel parti solitaire dont on serait le seul adhérent, et qu’on transporterait opiniâtrement dans le passé. Évidemment l’éditeur des États n’est ni huguenot, ni politique : je laisse à tirer la conséquence, à moins que M. Bernard préfère n’être d’aucune opinion. Cela toutefois est difficile à qui fait profession d’écrire l’histoire. La passion de la vérité est la première et indispensable qualité de l’historien, et jamais l’historien n’hésite à dire, en définitive, ce qu’il pense des hommes et des évènemens. La timidité et le déguisement ne sont pas la même chose que la modération.

Ce dissentiment grave sur le fond même de la question ne m’empêchera pas de rendre justice à l’attention avec laquelle M. Bernard s’est acquitté de la tâche que lui avait confiée le gouvernement. Il est impossible de reproduire un monument inédit avec une plus scrupuleuse exactitude, d’en mieux disposer l’arrangement difficile, de combler les lacunes par des extraits plus convenablement intercalés, de mettre enfin plus de soins dans la vérification des détails, dans le dressement des tables, dans l’arrangement des pièces justificatives, en un mot, dans tout ce qui peut éclairer immédiatement le texte, et aider à l’impatience du lecteur. De ce côté, M. Bernard est donc irréprochable ; mais pour les comparaisons, les rapprochemens qui eussent pu donner plus de prix encore à ce document, il y avait mieux à faire. De Thou, Lestoile, rarement Palma-Cayet, plus rarement encore le recueil des Mémoires de la Ligue, voilà à peu près les sources habituelles, les seules sources auxquelles l’éditeur emprunte ses citations et ses notes. Il y a cependant bien d’autres écrivains contemporains qui méritent quelque confiance : d’Aubigné, par exemple, Pierre Matthieu, Cheverny, Davila, dix autres écrivains avec eux, eussent, on le verra tout à l’heure, donné lieu, sur les hommes et les choses des états, à un curieux et fréquent contrôle. L’Espagne par Philippe II, l’Italie par la papauté, prirent une si grande part à ces luttes, elles avaient de tels intérêts et de si sérieuses ambitions engagés dans les débats de cette assemblée, qu’il y aurait eu plus d’un extrait piquant à faire des écrivains espagnols et des publicistes italiens d’alors. L’histoire de la ligue d’Antoine Herrera, Historia de los sucessos de Francia, livre écrit au lendemain des évènemens, par un des familiers de Philippe II, et sous l’inspiration directe de ce prince, eût pu fournir, par exemple, plus d’un renseignement essentiel. Ce sont là des documens que M. Bernard eût pu ne pas dédaigner. Il en est de même des histoires particulières des villes de France ; il semble que l’éditeur y aurait çà et là trouvé des témoignages authentiques, des détails intéressans, soit sur les députés eux-mêmes, soit sur l’effet produit dans les provinces par les actes des états de 1593 : ces opinions, dans leur diversité, ou plutôt dans leur unité (je le crains un peu pour la ligue), étaient bonnes à recueillir ; elles eussent montré ce que pensait la France à cette date, et si les abominables plaisanteries de la Ménippée avaient trouvé grace devant son bon sens.

Il y a deux manières d’entendre le rôle de savant, et en particulier le rôle d’éditeur, ou plutôt il y a deux façons de s’en tirer, selon les tendances particulières ou les aptitudes propres de son esprit, selon qu’on est, en un mot, un lettré ou un érudit pur. Sans doute le sentiment littéraire n’est pas incompatible avec la science, avec une science qui, pour être très renseignée, ne s’interdit cependant ni l’idée ni l’agrément ; mais je n’oserais affirmer que le contraire fût toujours exact. Ainsi le public, qui respecte les savans au lieu de les lire (tous deux y gagnent peut-être), ne se doute pas qu’on puisse être un érudit sans être le moins du monde un écrivain, et que savoir tel patois douteux de l’Orient dispense positivement de savoir le français : cela pourtant se voit tous les jours. Mais qui s’aviserait, je le demande, de débusquer un grammairien de ses conquêtes philologiques, de troubler un archéologue dans ses déchiffremens d’inscriptions ? Il faudrait être un mal appris, et la critique profane ne s’y risque point. Elle a ses raisons pour cela, raisons d’ennui, raisons d’ignorance. L’érudition spéciale est donc un asile sûr, qui a l’avantage de mettre à couvert de tout contrôle. Je ne rangerai pas tout-à-fait M. Auguste Bernard dans cette classe : son livre sur les d’Urfé avait paru révéler çà et là quelques intentions littéraires qui ne me semblent point s’être suffisamment reproduites dans la préface péniblement conçue qu’il place aujourd’hui en tête des États de 1593. Rien de net, de prompt, de dégagé, ni dans les idées, ni dans le style ; des citations prolongées, des détails indiscrets, viennent rompre incessamment la trame embarrassée du discours. Une introduction à un pareil monument devait être un véritable morceau historique, une dissertation élevée et étendue, en un mot, une initiation intelligente pour le lecteur. M. Cousin dans son Abélard, M. Fauriel dans sa Chronique des Albigeois, M. Mignet dans ses Négociations d’Espagne, ont donné de brillans modèles qu’on pouvait suivre, même de loin. Le sujet valait la peine qu’on s’y dévouât. M. Bernard a préféré suivre l’exemple du précédent éditeur des États de 1484, et s’en tenir à de ternes énumérations de faits connus, à des citations bibliographiques, à de sommaires indications. Ce procédé est plus commode, mais on n’en tire pas le même honneur, et on risque même par là d’être prématurément, et contre ses intentions, classé parmi les érudits purs. C’est au moins une imprudence.

Les procès-verbaux des états de 1593 offrent un triple intérêt, et peuvent être considérés dans trois sens distincts que l’éditeur aurait dû, ce semble, mettre en lumière. Soit qu’on considère en effet le récit des actes de cette chambre politique par rapport aux réunions analogues qui ont précédé et qui ont suivi, c’est-à-dire quant à la place spéciale qu’elle occupe dans la suite de nos assemblées nationales, soit qu’on y voie un document de plus pour l’histoire particulière de l’Union, un témoignage inédit sur ce grand procès de la ligue qui s’instruit de nouveau dans notre temps, soit enfin que, préoccupé du côté littéraire, on veuille trouver là surtout une pièce justificative de la Satire Ménippée, la réalité après la parodie, le commentaire utile d’un des premiers monumens de la vraie langue française ; en un mot, selon que l’on se place à l’un de ces trois points de vue, on reconnaît qu’il y a profit à tirer de cette publication, ou pour l’histoire des institutions, ou pour l’histoire politique, ou enfin pour l’histoire littéraire. Cette donnée, assurément, paraît féconde, et il est regrettable que M. Bernard ne s’en soit pas emparé pour donner plus d’intérêt à son introduction. Sans doute la tâche était rude, je le répète ; toutefois, si elle demandait du talent, de la science, beaucoup de travail, elle menait en revanche à des résultats importans et nouveaux. Mais je m’arrête : la critique n’a pas la prétention d’indiquer des plans, d’esquisser des ébauches ; elle s’en tient à son rôle de juge, appréciant seulement ce qui est fait et le comparant avec ce qui reste à faire. Autrement on serait vite induit à recomposer un livre, et, outre que ce ne serait pas précisément un rôle modeste et sûr, cela mènerait loin.

M. Rœderer, avec son esprit finement paradoxal, avait découvert dans nos anciens états-généraux les premiers fermens de la révolution française ; aujourd’hui les publicistes de la Gazette de France, modifiant la proposition, y voient les antécédens de la liberté, les garanties permanentes de la nation contre la monarchie. C’est un point de vue comme un autre, ce n’est pas un point de vue historique. La vérité est que ces assemblées, réunies seulement dans les crises publiques, étaient fort peu populaires, puisque, s’il éclatait quelquefois de vives, mais vaines protestations au début, on concédait toujours de nouveaux impôts au dénouement, et que c’était là en réalité le seul résultat définitif. Quant aux états de 1593, on sait dans quelles conditions particulières, dans quelles circonstances étranges ils furent convoqués.

Qui ne se souvient de cette lamentable histoire ? D’un côté, le Béarnais, avec l’aide des catholiques modérés et des huguenots, conquérant pied à pied son royaume par la bravoure au champ de bataille, par les ruses en diplomatie, et aussi, et surtout peut-être, par le tour français de son esprit, par l’art profond de la séduction ; d’autre part, la ligue qui, alors qu’elle prétend arborer le drapeau de l’unité religieuse et nationale, est cependant en proie à d’affreux déchiremens intérieurs, au réveil de la théocratie par son clergé démagogique, de l’anarchie municipale par les réorganisations révolutionnaires des communes, et du fédéralisme enfin par les prétentions rivales de ses gouverneurs provinciaux. Ce n’était pas là le seul malheur de l’Union ; ses chefs eux-mêmes ne s’entendaient pas dans leurs secrètes aspirations, dans leurs jalousies opposées. La couronne avait été déclarée vacante, et chacun y prétendait. Mayenne ne voyait là que la simple et naturelle continuation de son titre de lieutenant-général, tandis que son cousin, le marquis de Pont, se présentait comme chef de la maison de Lorraine, le duc de Savoie comme fils d’une fille de France, tandis que le jeune Guise revendiquait le trône au nom de son père, tandis enfin qu’à d’Aumale, à Nemours, à Mercœur, il fallait, sinon la royauté, au moins des apanages, c’est-à-dire le morcellement et le partage de la France. Chacun avait sa coterie, ses artisans, et derrière ces ambitions qui se pressaient, derrière cette cohue de prétendans, apparaissait la sombre figure de Philippe II, ce génie profond, patient, décidé à tout, et qui, selon l’inflexible et uniforme loi de sa politique, n’avait si dispendieusement aidé la ligue que pour la faire aboutir à l’agrandissement de ses états. Ses trames étaient dès long-temps ourdies ; un grand nombre d’acteurs influens avaient été séduits à prix d’or et à force de promesses ; on vit même bientôt les prédicateurs réclamer à grands cris l’abolition de la loi salique. C’est alors que le moment parut venu à ce prince, et que sa fille réclama ouvertement le sceptre. Elle faillit l’obtenir, et alors la France n’eût plus été qu’une province, le pape qu’un chapelain de la maison d’Autriche ; ainsi se fût renouvelé un empire à la manière de Charlemagne, ainsi eût pesé sur l’Europe ce joug souverain de la monarchie méridionale que Charles-Quint rêva par la guerre, que son fils poursuivit par l’intrigue, et dont il fut donné à Richelieu de disperser les derniers vestiges. Voilà, en dernier résultat, ce que voulait la ligue : une royauté espagnole, comme au xive siècle on avait eu une royauté anglaise, Isabelle après Henri VI, des deux côtés la conquête.

C’est par l’insistance de Philippe II que les états furent convoqués, après bien des retards. Il s’agissait de disposer du trône. Or Mayenne, inquiet de tant de prétentions contraires et n’ayant confiance que dans le temps, résignait volontiers son ambition provisoire à la lieutenance-générale. À la fin, pourtant, il fallut céder, et les états s’ouvrirent, dans les salles du Louvre, le 26 janvier 1593. Toutefois, ce ne fut pas sans effort que Mayenne, avec l’aide du président Jeannin, parvint à faire accepter la capitale comme lieu de réunion : sans la mort du général de Philippe Ii, le duc de Parme, il n’y eût jamais réussi. Chacun tenait à rapprocher de soi l’assemblée ; le duc de Lorraine voulait Reims ; les Espagnols demandaient Soissons, afin d’être appuyés par leurs armées de Flandre ; le lieutenant enfin désirait Paris, dont la population avait besoin, dit Davila, « d’être retenue dans le parti, » Paris où le jeu des intrigues était plus sûr, et où l’on était fort las d’ailleurs de la garnison de Philippe II.

La lettre de forme royale, par laquelle le duc de Mayenne avait convoqué les états de la ligue, déplut fort au Béarnais, comme on l’imagine. « Ceste convocation, s’écria-t-il, n’est qu’en imagination ; j’empescheray bien, avec la grace de Dieu, qu’elle ne le soit en effet. » Et aussitôt il commanda à Forget, son secrétaire d’état, de rédiger de sa belle et riche plume une verte réponse au lieutenant-général. Cette déclaration, rangée par Pierre Matthieu[2] « entre les plus belles pièces que l’éloquence ait portées durant ces guerres civiles, » n’a cependant pas été jugée digne par M. Bernard d’être insérée dans son recueil, entre tant de morceaux déjà imprimés qu’il ne s’est pas fait scrupule, et avec raison, d’y admettre. Henri IV, tout en se déclarant « prêt à recevoir toute sorte d’instruction » (simple phrase qui était un coup mortel porté bien à propos à la ligue), défendait expressément[3] de s’occuper des états de l’Union, « d’y aller ou envoyer, y avoir intelligence aucune, directement ou indirectement, ny donner passage, confort ou aide, à ceux qui iront, retourneront ou envoieront. » Un parlement de province alla plus loin dans son zèle, et ordonna que « le lieu et ville auxquels telle assemblée se fera, seront démantelez, rasez et ruynez, sans espérance de réédification. Aucune de ces menaces ne s’est réalisée sans doute ; les états s’assemblèrent malgré la colère du Béarnais, et Paris est encore debout, malgré l’arrêt de la cour de Châlons. Cela cependant ne fera dire à personne avec M. Bernard que « toute la France comptait sur l’autorité des états. » À cette date, Henri IV avait l’assentiment d’une très notable partie de la France, dont il serait bon de tenir compte ; quelques mois après, il avait l’unanimité.

L’élection des députés n’avait pu se faire régulièrement, on le conçoit, au milieu de ces luttes civiles et dans la division des partis. D’ailleurs l’enthousiasme pour la ligue, qu’on avait vue à l’œuvre, commençait à diminuer singulièrement dans les provinces. La victoire, sans compter le bon droit, semblait, même aux yeux des plus aveugles, réserver des chances au Béarnais. De plus, on était harassé de la guerre. C’est sous l’empire de ces préoccupations nouvelles, et surtout du désir de la paix, que s’étaient accomplis un certain nombre de choix. Mayenne avait, en cette occasion, développé une activité qui ne lui était pas habituelle ; il voulait ôter toute couleur tranchée à ces élections, il voulait une chambre terne, insignifiante, peu décidée. Le succès couronna ses efforts. Beaucoup de villes, ruinées par les troubles, refusèrent de donner des indemnités à leurs délégués ; beaucoup de députés, de leur côté, après de si longs retards et la première ardeur dissipée, ne voulaient pas se risquer à travers les armées ennemies pour courir les chances d’une révolution, et prendre part à des votes compromettans qui pouvaient engager l’avenir.

Il se passa d’ailleurs dans les provinces, à cette occasion, plus d’une scène curieuse que la publication de M. Bernard fait pour la première fois connaître. Comme partout, il y avait les hâtés et les tardifs. Quelques députés, par exemple, au premier bruit de la convocation des états à Reims, s’empressent aussitôt et accourent ; c’est peine perdue, les mois se passent, et de jour en jour l’assemblée se trouve remise. Cependant la nécessité de deniers peu à peu se fait sentir, et il faut vivre d’emprunts ; le corps municipal de Reims, qui savait son jeu, ne manque pas de mettre à profit la circonstance. On appelle un notaire, et deux cents écus sont aussitôt prêtés à ces pauvres précurseurs des états, mais à la condition expresse qu’ils obtiendront du duc de Mayenne trois nouvelles années de la ferme du vin au profit de la commune. Ce n’était pas si mal calculé. Ailleurs, ce sont des précautions et des défiances réciproques : les députés de Troyes, qu’on ne veut pas laisser partir avant de savoir où se réunira l’assemblée, et qui refusent à leur tour de se rendre à leur poste sans une bonne escorte et cinq cents écus, qu’on dut emprunter. C’était le bon temps, comme on voit. Dans ce seul bailliage de Troyes, les deux députés du tiers coûtèrent deux mille trois cents écus.

Telles étaient les mœurs électorales du XVIe siècle : alors l’électeur payait l’élu ; de nos jours l’élu paie l’électeur. Les rôles sont changés ; évidemment, c’est un progrès démocratique, car le plus petit a grandi et profité. On trouvera donc là matière à plus d’un rapprochement piquant. Ainsi la belle doctrine du mandat impératif, qu’on croyait être une invention de M. de Genoude, a ses antécédens, peu monarchiques, il est vrai, dans les élections de la ligue. M. Aug. Bernard a publié, d’après les archives de plusieurs villes, les curieuses instructions données aux élus par quelques municipalités. C’est une sorte de réveil impuissant de l’insurrection communale du XIIe siècle. Ainsi, Rouen demande que la magistrature se voie purgée des mal affectionez au parti, que les citadelles soient démantelées pour la seureté des villes, et enfin (cela ne pouvait manquer) que les justes priviléges de la Normandie soient intégralement maintenus ; Reims désire que les prisonniers hérétiques ne soient mis en liberté qu’après abjuration ; le clergé d’Auxerre exige l’abolition de l’abominable taille du décime établie sur les ecclésiastiques ; la Picardie veut être gouvernée par des états triennaux. Partout enfin on réclame un roi : à Auxerre, un prince quelconque qui épousera l’infante ; à Amiens, un monarque nouveau sur l’élection duquel la municipalité amiénoise sera consultée par ses députés. Voilà bien des exigences diverses. Si l’unité d’un gouvernement fort, si la liberté religieuse par l’édit de Nantes, sont sorties de toutes ces folles prétentions, de ces factions anarchiques et intolérantes, de ces passions étroites et locales, on avait cru jusqu’ici qu’il en revenait quelque gloire à Henri IV ; mais ce n’est là qu’une vieille erreur, si l’on en croit les modernes avocats de la ligue.

La guerre, la peur, le dégoût de l’Union, les progrès du Béarnais empêchèrent bon nombre de députés de se rendre à Paris. Ces absences, multipliées surtout dans la noblesse, ne manquèrent pas de déconsidérer d’abord les états, à une époque où l’aristocratie était encore si puissante. Contre l’habitude, en effet, aucuns princes, aucuns maréchaux, aucuns présidens de cour souveraine ne se trouvaient en cette assemblée. Le tiers y avait cinquante-cinq représentans, le clergé quarante-neuf, la noblesse vingt-quatre, en tout cent vingt-huit députés. La plupart étaient inconnus et sans antécédens dans les affaires, « des noms de faquins, comme dit trop crûment Pithou, dont on fait litière aux chevaux de messieurs d’Espagne et de Lorraine. » Les historiens (M. Bernard s’est gardé de citer leur opinion) sont d’accord sur le peu d’éclat de l’assemblée, sur le scandale même de quelques élections. Pierre Matthieu affirme même « qu’il y en avoit qui se disaient députez de bailliages où ils n’eûssent osé mettre les pieds. » Mézeray, à son tour, qui recueillait les traditions de près, garde un sentiment pareil sur la chambre du tiers qui avait été composée, selon lui, « de toutes sortes de gens ramassés. » Ce discrédit immédiat n’échappa pas à Mayenne ; aussi essaya-t-il d’y remédier en voulant, mais sans y réussir, constituer une quatrième chambre de magistrats et de fonctionnaires qui eût servi de contre-poids, et surtout en créant pour les états, comme s’il était roi, un amiral et quatre maréchaux, qu’un historien contemporain appelle spirituellement des maréchaux de France-castillanne. Puisque M. Bernard n’a pas cité, il faut bien que je supplée à son silence.

Parmi les hommes moins obscurs qui firent partie des états de la ligue, il est juste cependant de faire place à Anne d’Urfé, député du Forez, et à l’avocat Étienne Bernard de Dijon, qui s’était rendu important aux précédens états de Blois. Quant au haut clergé ligueur de province, je dois noter que c’est lui évidemment qui tenait la première place, par des prélats déjà célèbres, déjà mêlés avec bruit aux précédentes saturnales de la ligue, entre autres les archevêques de Reims et de Lyon, Pellevé et d’Espinac, les évêques de Soissons et de Senlis, Hennequin et Guillaume Rose. Ce sont là des personnages qui reparaissent souvent dans la Satire Ménippée et qu’elle nous a rendus familiers.

Remarquons en passant que Paris, dans ces crises révolutionnaires, a tonjours le privilége de faire les choix les plus extrêmes. Robespierre et Marat étaient députés de Paris ; en 1593 également, le nom du curé Boucher, ce grand agitateur de la chaire, le nom de Cueilly, cet autre tribun des églises, ne manquèrent pas de sortir de l’urne avec ceux de Poncet et de Génébrard, deux autres prédicateurs aussi de la démagogie ligueuse, avec celui de Dorléans, ce pamphlétaire féroce, ce père Duchesne de l’Union, que l’Union n’avait pas eu honte de faire entrer au parlement. Il est vrai que, par une contradiction honorable, c’est Paris qui choisit le colonel d’Aubray, ce chef courageux et honnête du parti politique que l’auteur du Maheustre (recommandé par M. Bernard) a honoré des épithètes de « perfide, couart et cruel ; » il est vrai encore que c’est Paris qui élut le prévost L’Huillier, le président Le Maistre, le conseiller du Vair, ces hommes de bien, catholiques sincères, qui, entraînés un instant dans la ligue, n’avaient pas tardé à revenir à la cause de l’ordre et de la tolérance. Ce sont là assurément les noms les plus honorables que présente la liste des députés de 1593 ; ce sont là les hommes sans doute qui, s’ils ne sauvèrent pas le ridicule aux états, leur sauvèrent au moins le rôle odieux qu’ils eussent joué dans l’histoire par l’élection d’une princesse étrangère au gouvernement du pays qu’ils étaient chargés de représenter.

Vis-à-vis des exigences impérieuses de Philippe II, en présence des progrès militaires du Béarnais, devant la faiblesse quelque peu intentionnelle de Mayenne, sous le coup de tant de prétendans, les états de Paris, au sein desquels la ligue se trouvait représentée dans ses nuances les plus diverses, dans sa violence à la fois et dans sa modération, cette réunion, dis-je, qui n’avait pas de parti pris, ou plutôt qui en avait mille, n’eut d’autre voie à prendre que celle des ajournemens, des lenteurs et de la temporisation : voie égoïste et honteuse, mais dont la France tira profit sans aucun doute par les quelques mois donnés ainsi au Béarnais, et pendant lesquels le Béarnais put préparer sa conversion auprès des huguenots et affermir son autorité. De là pour cette assemblée le discrédit auprès des partis, et bientôt le ridicule aux yeux du public. L’envoyé spécial de Philippe II à Paris, don Diego d’Ybarra, comprit vite la situation, et on le voit écrire de bonne heure à ce prince : « Le fait des états n’est qu’un accessoire, et les ligueurs disent qu’ils passeront par ce qui sera arrêté avec les princes. » Le Béarnais était à peu près du même avis : « C’estoient estats dont il faisoit peu d’estat[4]. » Cette chambre en effet ne fut qu’un instrument impuissant dans la main des ambitieux et des factions. Je ne doute pas que les députés n’aient été mêlés de très près aux intrigues des coteries, aux accessions des prétendans. Ils étaient entourés, caressés, choyés : Lestoile assure qu’on les accablait de visites, même la nuit. Mais, dans les procès-verbaux officiels, rien ou presque rien de tout cela ne transpire sous le décorum de la rédaction.

L’assemblée de 1593 n’eut pas la force d’attirer à elle, d’absorber dans son sein la vie sociale. Il est évident, pour donner un exemple incontestable, que le levier, la vraie force des tribuns de la ligue, lesquels étoient en même temps prédicateurs et députés, résidait beaucoup plutôt dans la chaire que dans la tribune. Aussi les discours des orateurs parlementaires paraissent-ils bien pâles à côté des déclamations des orateurs religieux. Chose singulière ! on ne rencontre même pas chez eux ces théories démocratiques, ces spéculations hardies que les publicistes de la réforme et de la réaction catholique avaient tour à tour popularisées ; si bien qu’il n’a pas été prononcé dans les chambres de la ligue une seule de ces allocutions audacieuses comme celle de ce député de la noblesse de Bourgogne qui, aux états de 1484, n’avait pas hésité à invoquer l’élection populaire des rois et à déclarer, avant Sieyès, que le peuple c’est tout le monde, omnes cujusque status. En n’osant se prononcer décidément pour aucun parti, et cela dans des circonstances aussi graves et où une solution semblait urgente, la réunion de 1593 finit par être accablée du mépris général. Bientôt des placards injurieux furent de toutes parts affichés. Le cordelier Garin déclara en chaire que « leurs beaux estats, c’estoit la cour du roy Pétault, » et le jésuite Commelet, s’attaquant aux députés dans un sermon, finit par s’écrier : « Ruez-vous hardiment dessus, mes amis, estouffez-les-moi. » Voilà, malgré la sage et habile conduite d’un certain nombre de membres du tiers, où, presque dès l’abord, cette assemblée en était tombée dans l’opinion ; voilà comment on osait la traiter en public.

Une fois ce caractère d’inertie et d’indécision devenu patent, les députés n’eurent pas de meilleur parti à prendre que de perdre beaucoup de temps dans les discussions préliminaires, dans les cérémonies, les formalités, les lenteurs. Comme le dit spirituellement d’Aubigné, « les estats commençoyent tous les jours et ne commençoyent point. »

La maladresse des envoyés espagnols facilita singulièrement aux députés les fins de non-recevoir déguisées, les ajournemens patelins par lesquels ils ne cessèrent de différer ou d’éluder les prétentions de Philippe II, tout en recevant ses doublons. Dès l’arrivée du duc de Feria, l’assemblée avait envoyé à cet ambassadeur une députation pour le prier de remercier le roi d’Espagne de son concours. Bientôt une lettre de ce prince, écrite aux états, les pressa de consommer l’élection de sa fille sans aucun retard. « Il sera bien raisonnable, disait Philippe dans son étrange épître, que l’on me paie tout ce que j’ai mérité envers ledit royaume en me donnant satisfaction. » Mais, devant tant de désirs contradictoires et dans la contention des partis, la nomination d’Isabelle à la couronne de France rencontra des obstacles que Mayenne et les autres prétendans s’entendirent d’ailleurs pour fortifier. Les lourdes harangues du duc de Feria sur l’abolition de la loi salique, les pédantesques démonstrations du docteur Miendoça en faveur de l’infante, furent impuissantes. De la sorte, on gagnait du temps, et, aux yeux de ceux qui savaient deviner, c’était bien quelque chose, car le temps ajoutait incessamment au crédit de Henri IV. Aussi les agens espagnols durent bientôt se rabattre sur un projet de mariage entre Isabelle et un prince qui serait nommé roi. Cette idée rencontra beaucoup d’adhérens ; si même Feria, Ybarra et Tassis n’avaient pas présenté obstinément un neveu de l’empereur, l’archiduc Ernest, prince inconnu en France, s’ils s’étaient tout d’abord emparés de la popularité du jeune Guise (comme ils le firent trop tard et alors que les chances du Béarnais étaient devenues décisives), ils auraient sans aucun doute réussi. Au surplus, le courageux arrêt du parlement de Paris qui défendait aux députés de la ligue, sous peine de nullité, d’appeler au trône un étranger, vint couper court aux espérances de Philippe II, et, comme dit le bon Le Grain, cet historien curieux et trop dédaigné, « réduire les estats en fumée pour le Castillan. » La colère que cette mesure hardie suscita chez quelques membres obstinés du tiers, les séances orageuses qui s’ensuivirent, ont par malheur disparu dans la sécheresse inanimée du procès-verbal. On sait seulement que deux magistrats ligueurs, Nicolas Lebarbier et Dulaurens, avocats-généraux, celui-ci du parlement de Provence, celui-là du parlement de Normandie, attaquèrent avec fureur l’arrêt de la cour. Dans leur impétuosité, ils s’exclamèrent tous deux ensemble, ils lancèrent contre les modérés des diatribes arrogantes et piquantes, et alors les députés offensés sortirent en masse, rentrèrent sur l’insistance de leurs collègues, puis sortirent de nouveau pour aller se plaindre à Mayenne. Heureusement ces violences vinrent échouer contre le sentiment national ; les menaces de retraite du légat et l’irritation de l’ordre du clergé[5], dès qu’il était question de trêve, les déclamations désespérées du cardinal de Pellevé, cet âne rouge, comme on l’avait surnommé aux états, les obsessions enfin et les suprêmes intrigues des agens espagnols, rien n’y fit, et ce ne furent qu’efforts de paille, pour parler la langue expressive d’alors. L’arrêt en faveur de la loi salique fut, quoi qu’on en puisse dire, un grand acte, un coup inattendu, le coup le plus fatal qu’ait reçu la ligue avant l’abjuration définitive du Béarnais. Que Mayenne en ait été le secret promoteur, qu’il n’ait montré dans cette occasion qu’une colère factice et purement politique, je ne le crois pas, mais le fait est possible. Peu importe d’ailleurs. Lorsque les membres de la cour promirent « de mourir tous avant que le dict arrêt fust changé ou rompu, » ils prirent, ils acceptèrent la solidarité du péril à braver, de la gloire à recueillir. M. Bernard veut, dans une note, enlever à Marillac l’honneur de cette courageuse mesure ; on dirait qu’il espère diminuer le mérite de l’action en la rapportant à plusieurs ; mais le vers du poète revient au souvenir :

Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier.
La belle et noble conduite du procureur-général Édouard Molé n’enlève rien à celle de Marillac et de Le Maistre. Ces sortes de gloires sont compatibles, et il n’y a pas de rivalité dangereuse quand il s’agit du pays. Puisque M. Bernard restituait à Molé sa part dans l’affaire des états, il eût pu citer ce fait peu connu, que les agens de Philippe II lui offrirent dix mille écus pour rompre l’arrêt, et que Molé leur répondit : « Vos estats ne sont que brigues, menées et monopoles, et au demeurant je ne m’y trouverai plus[6]. » Il est vrai que le mot n’est pas très flatteur pour les députés de la ligue. C’est ainsi que les projets de la maison d’Autriche se trouvèrent décidément ruinés[7].

On a vu quelle avait été la conduite louche, cauteleuse, sans grandeur, mais heureusement bonne dans ses résultats, que tint l’assemblée de 1593 vis-à-vis de Philippe II. À l’égard du Béarnais, elle montra chaque jour plus de faiblesse à mesure que le succès de ce prince paraissait devoir être plus prochain. En autorisant des armistices, malgré l’envoyé du saint-siége, en consentant, sans en deviner assurément l’issue, à la conférence de Suresne, les états se trouvèrent aider, bien malgré eux, à la cause de Henri IV, à la cause nationale, qui, au reste, eût pu triompher, je n’en doute pas, sans leur involontaire concours.

Quant aux autres prétendans à la couronne, ils trouvaient dans certains groupes des états, dans les coteries isolées, dans quelques fauteurs épars, une aide maladroite, une adhésion couarde, des vœux inutiles, qui n’osaient pas se produire au grand jour. Chaque ambition royale avait là son représentant plus ou moins zélé, plus ou moins fidèle : Pellevé, par exemple, était le soutien avéré de la maison de Lorraine. On devine, au surplus, ce qu’était une assemblée fractionnée, peureuse, élue sous l’influence de Mayenne, c’est-à-dire de l’indécision personnifiée, et continuant à suivre ses inspirations flottantes, sans toutefois lui être assez dévouée pour l’appeler à la royauté. Aussi Mayenne avait-il beaucoup à faire pour ménager, au sein des états, ses intérêts divers, ses ambitions, ses haines, ses espérances, ses caprices, toutes les velléités de son esprit. Représentez-vous ce gros homme fin et madré, muy artificioso, ainsi que disaient les Espagnols ; voyez-le se servant de ses expériences, selon le mot de d’Aubigné, allant de l’un à l’autre, désirant un dénouement pour lui, craignant un dénouement pour les autres, soutenant toujours le plus faible contre le plus fort, puis ayant peur lui-même de son œuvre ; tantôt il est en froideur, tantôt en bonne intelligence avec les états, qui l’appellent d’abord monsieur, puis monseigneur. Son amour du pouvoir est effréné ; tous les moyens lui sont bons : le voilà qui use tour à tour de la promesse et de la menace, qui se ménage des retraites, des faux-fuyans, qui n’ose pas aller au bout de ses projets, mais qui les glisse, les insinue et les multiplie. Contre le Béarnais, le prétexte de la religion lui est un drapeau ; contre les Espagnols, il avive en secret les susceptibilités nationales ; contre son neveu, ce petit garçon de Guise, comme disait la duchesse de Mayenne, il évoque le fantôme du tiers-parti. Partout, en un mot, des trames, des détours, un esprit de ressources vraiment prodigieux. Cet homme est le symbole des états de la ligue ; son œuvre a échoué comme la leur, et il occupera dans l’histoire la même place indécise et douteuse. Jamais il n’a défendu la cause commune, comme le prétend M. Bernard ; il ne s’est jamais, au contraire, préoccupé que de la sienne, et avec cette habileté extrême qui, pour l’honneur de la morale, cesse d’être de l’habileté.

L’arrêt du parlement, la conversion de Henri IV, ses succès militaires, ses progrès dans l’opinion, l’absence de Mayenne, que l’urgence appelait aux armées, la fatigue, le dégoût, l’inquiétude, finirent par donner à la plupart des membres de l’assemblée le désir du départ. La fin de l’été approchait d’ailleurs, et alors, comme on sait, le mal du pays vient fatalement aux députés : même quand il s’agit de faire un roi, il est bien permis de songer à ses récoltes. Les demandes de congé se multiplièrent donc ; chacun parla d’aller chez soi[8], et la plupart finirent même par déclarer au lieutenant général qu’il leur fallait à toute force un licenciement, et qu’au cas « où il ne le bailleroit, ils le prendroient. » Mayenne, qui ne demandoit peut-être pas mieux que de se voir délivré d’une chambre tumultueuse et importune, s’exécuta de bonne grace, et, après avoir exigé un banal serment de fidélité à l’Union et de retour en temps utile, il congédia les états, au grand désappointement des prétendans et au regret des bourgeois gausseurs qu’égayait le ridicule spectacle de cette impuissance parlementaire. Une dernière réunion[9] cependant fut convoquée, dont le procès-verbal officiel ne fait pas mention, et que M. Bernard a omise ; je veux parler d’un fort beau festin final donné par Mayenne à un certain nombre de députés importans, et «après lequel il tint conseil avec eux. » On y traita sans doute cette petite et secondaire question, cette mince affaire de l’élection d’un roi de France. Nous parlerons de cela après boire, comme dit Rabelais. Cet adieu édifiant en valait un autre, et il avait au moins l’avantage de laisser aux envoyés des provinces une bonne disposition, un favorable souvenir, qu’on comptait bien mettre un jour à profit. Béranger (n’est-ce pas là un direct descendant des libres auteurs de la Ménippée ?) eût donc fredonné dès-lors son gai refrain : « Quel dîner ! » Ainsi le hasard, il a quelquefois son grain de malice, donna aux états de 1593 le burlesque dénouement dont ils étaient dignes.

« Le lendemain, continue Le Grain, dont les termes piquans veulent être notés, chacun se retira en son gouvernement, laissant les Castillans ronger leur frein à Paris, avec un petit reste des députez de ces beaux estats. » Il demeura en effet quelques membres chargés de représenter les absens pour la forme, et qui continuèrent à tenir des séances oiseuses, à déclamer sur des riens, à se chercher de viles querelles. C’est assurément un des plus tristes spectacles de l’histoire que celui d’une assemblée ainsi réunie dans les plus graves circonstances peut-être où se soit trouvé le pays, d’une assemblée venue pour donner un gouvernement à la France et qui finit par une honteuse comédie. On ne saurait vraiment croire de quelles puérilités il fut question aux séances dans les derniers mois des états. Tantôt, c’est une longue discussion sur je ne sais quel élève en médecine de Senlis qui avait osé dédier sa thèse au Béarnais ; tantôt, c’est le cardinal de Pellevé qui est en humeur, parce que le tiers ne lui a accordé, sur ses plaintes expresses, que deux coterets pour chauffer sa chambre. De pareils détails sont caractéristiques. L’opinion n’avait pas tardé à faire justice de ces indignités, et rien ne manqua à l’abaissement de cette assemblée, pas même la conscience du dégoût qu’elle soulevait. L’évêque Rose en effet vint officiellement, au nom du clergé, « proposer à messieurs du tiers le mespris qu’on faisoit par la ville de ceste compagnie des estats, à quoy on ne pouvait remédier. » Aucune assemblée publique est-elle jamais tombée si bas ? Le sénat de Tibère, le parlement de Henri VIII, étaient avilis par un maître dont ils avaient peur ; les états de la ligue s’avilirent eux-mêmes. Au lieu d’être odieux, ils furent ridicules ; au lieu de les haïr, on les méprisa.

Ce discrédit se propagea dans toute la France, et, comme dit d’Aubigné, les bonnes villes commencèrent à mettre de l’eau dans leur vin. Malgré les réclamations des membres restans, les municipalités refusèrent en effet obstinément « aucune commodité pour les aider à vivre. » Quand le député Étienne Bernard, par exemple, vint, avec une lettre pressante de Mayenne, demander aux états de Bourgogne l’autorisation de lever des deniers pour le salaire des députés aux états de Paris, à raison de quinze livres par jour, un refus très catégorique fut voté et nettement motivé, « sur la longueur du temps qu’ils avaient demeuré à rien faire. » Une assemblée particulière de province blâmant une assemblée générale de toutes les provinces, la partie condamnant le tout, c’est un trait qui achève le tableau. Aussi, après le spectacle des séances sans nom qui se prolongèrent pendant quelques mois, le parlement répondit-il au sentiment public, à l’opinion vraiment française, en déclarant, dès le lendemain de l’entrée de Henri IV à Paris, que tout ce qui avait été fait par ces prétendus états-généraux était nul, et en ordonnant aux députés de se retirer au plus vite « en leur pays et maisons. » M. Auguste Bernard a beau traiter ce jugement de palinodie ; ce n’était après tout qu’un acte tardif de justice, ce n’était que la conséquence de la patriotique et honorable voie dans laquelle le parlement, après quelques écarts passagers, était entré par le célèbre arrêt sur la loi salique.

Entre les motifs qui jetèrent une profonde déconsidération sur les états de la ligue, il faut, au premier rang, compter la vénalité patente d’un grand nombre de membres. C’est la seule fois sans doute où une assemblée française ait été ainsi publiquement et officiellement payée par l’étranger. Dès les premières séances, la nouvelle avait couru que plusieurs députés recevaient des pensions. Un pareil bruit blessa l’ordre de la noblesse, qui exigea aussitôt que les représentans de chacun des trois ordres se purgeassent par serment, ce qui eut lieu en effet. Mais bientôt ces engagemens furent violés. On reçut d’abord, par l’entremise de Mayenne, et sans trop s’enquérir des sources, une subvention et entrétenement, je n’invente pas les mots ; puis, quand le gros des députés fut parti, ceux qui restèrent ne tardèrent pas à abdiquer tout scrupule. Personne ne se fit plus prier pour recevoir ouvertement, régulièrement la paie des agens espagnols : Tassis en personne portait les sommes aux états. Quand l’argent tarda à venir, on se plaignit même tout haut ; dans les séances officielles on discuta en pleine chambre sur la route à suivre pour toucher l’arriéré, pour faire augmenter les secours. Tantôt c’est Mayenne qui se charge de presser le caissier de Philippe II ; tantôt ce sont les députés qui vont requérir eux-mêmes l’ambassadeur Feria, de subvenir à leur nécessité, » et Feria répond poliment « qu’il essaiera de les rendre contens. » Plus de vingt-quatre mille écus furent de la sorte répartis, seulement d’après le procès-verbal publié par M. Bernard. Ce ne furent point là les scènes les plus scandaleuses : les diverses chambres, les députés entre eux, finirent par se prendre de dispute sur les fonds à partager. Ainsi quelques-uns furent soupçonnés de toucher des sommes à part au préjudice de la généralité, et les jaloux exigèrent le serment. Puis, comme il y avait inégalité entre le nombre des membres présens de chaque ordre, comme plusieurs représentans du tiers, par exemple, desdaignoient d’y venir, le clergé prétendit avoir droit à une plus grosse part ; mais la bourgeoisie prit l’héroïque résolution de se tenir ferme à deux mil escus pour son mois, et elle menaça de faire plutôt retraite. Voilà les hontes qui souillent les dernières réunions de cette assemblée publique. Trois hommes honorables, parmi ceux qui condescendaient à venir encore aux séances, protestèrent seuls contre cette infâme dégradation. C’est ainsi que L’Huillier, le président du tiers, osa dire, en parlant de la subvention espagnole, que « cela ne pouvoit estre trouvé bon ; » c’est ainsi que le futur chancelier Du Vair et le secrétaire Thielement refusèrent de prendre aucune chose et ne manquèrent jamais de remettre leur part à l’huissier pour être distribuée aux pauvres de l’Hôtel-Dieu. Le noble désintéressement de ces deux hommes, qui fait heureusement contraste avec l’avidité misérable de leurs collègues, n’inspire à M. Bernard que l’incroyable phrase que voici : « Il est juste de faire remarquer qu’ils n’étaient pas réduits aux mêmes nécessités que les députés des provinces. Ceux-ci étaient privés de toute ressource pécuniaire à Paris. » Je me dispenserai de tout commentaire. S’il restait quelques doutes à M. Bernard sur la vénalité des états de la ligue, après les passages formels des procès-verbaux qu’il publiait, il semble que les historiens eussent pu suffisamment l’édifier. Le Grain lui eût dit que le son des pistoles résonnait dans cette assemblée ; Cheverny lui eût attesté que les députés étaient la pluspart gaignés ; Mézeray, qu’ils étaient payés[10]. En prenant enfin la peine d’ouvrir le livre de Pierre Matthieu, il y eût trouvé cette phrase sans réplique : « Les députez demeurèrent à Paris, stipendiez à la veue de tout le monde par les Espagnols, jusques à envoyer en pleine assemblée leurs rescriptions en espagnol pour recevoir leur argent. » Il faut bien citer les textes, quand il s’agit d’une pareille accusation.

On sait maintenant, grace à la publication de M. Auguste Bernard, ce qu’ont été les états de 1593, et quelle place définitive doit leur assigner l’histoire. En consentant à la conférence de Suresne, en laissant une assemblée importante se former à côté de la leur, ils s’annulèrent tout d’abord. Aussi la véritable histoire parlementaire de la ligue se passe-t-elle à Suresne. Là au moins les partis opposés sont continuellement en présence ; là au moins il y a des ligueurs et des royalistes, et, en se rapprochant, en discutant, ils accoutument la France aux idées de modération, ils préparent cette conciliation heureuse par laquelle Henri IV sut faire à chacun sa part, aux catholiques par l’abjuration, aux huguenots par l’édit de Nantes. Les états de 1593 ont cependant leur intérêt, un vif intérêt historique. C’est le tableau fidèle d’un parti qui meurt et se débat dans l’impossible ; c’est le dernier acte, acte curieux et quelquefois comique, de ce trop long drame des guerres de religion qui agitèrent l’Europe durant le XVIe siècle. La conférence de Suresne, si importante dans l’histoire politique, était suffisamment connue. En éveillant plus particulièrement l’attention sur les procès-verbaux jusqu’ici inédits des états de la ligue, M. Bernard vient à son tour éclairer un coin curieux et trop négligé de ce vaste tableau. Les documens qu’il publie méritent toute confiance par l’authenticité de la rédaction, comme par le soin patient avec lequel l’éditeur les a mis au jour. En résumé, c’est là un morceau important pour les érudits, et en même temps c’est une pâture piquante pour ceux qui aiment à fureter les époques curieuses, pour les lettrés qui trouvent plaisir aux confrontations historiques, aux rapprochemens littéraires.

Il y a seulement lieu de regretter, je le répète, que, par une condescendance singulière pour la réputation de l’assemblée dont il était appelé à restituer les titres officiels, M. Bernard ait cru devoir se priver des éclaircissemens nombreux que lui fournissaient les historiens contemporains. La lumière n’est jamais à craindre ; c’est au contraire en pénétrant décidément dans une époque, c’est en ne répudiant pas les jugemens empruntés à des sources diverses ou contraires, c’est en ne s’obstinant point à tout voir selon l’optique de son sujet spécial, c’est en acceptant provisoirement tous les points de vue pour se faire à la fin un point de vue impartial et supérieur, que l’histoire se crée des chances sérieuses d’arriver à la vérité. Il faut qu’on le sache, les textes en histoire ne se trouvent pas supprimés parce qu’on les omet, parce qu’on n’en tient pas compte. Ayons la religion des faits accomplis ; Dieu lui-même serait impuissant à changer le passé.

C’est très gravement, le croirait-on, que M. Auguste Bernard parle du caractère sérieux et calme que prirent les hommes et les choses après la convocation des états, c’est-à-dire à mesure que se constitua cette puissance, « qui dominait de toute la hauteur du droit et de la raison les ambitions soulevées par l’espoir d’une couronne. » On s’imaginerait qu’il s’agit au moins de la constituante. Or, il est bon de voir, en revanche, sur quel ton, avec quel mépris unanime cette assemblée, qu’on veut à toute force réhabiliter, a été traitée par tous les historiens sans exception ; ce chœur unanime de réprobation ne s’est pas arrêté depuis deux siècles. Pour Cheverny, la réunion de 1593 n’était que factions et cabales, et pour le sage Sully qu’une bizarre assemblée d’estats imaginaires et de députés malotrus ; d’Aubigné la trouvait méprisable ; le grave De Thou, enfin, la regardait comme inutile, comme impuissante, et il ajoutait que toutes ces hontes ne firent qu’exciter en même temps le rire et l’indignation, ridebant et indignabantur. On le conçoit, l’indulgence intentionnelle de M. Bernard n’était pas compatible avec ces sortes de citations. Mais qu’importe ? Évidemment les écrivains du temps se sont entendus pour nous en imposer, pour calomnier ces pauvres états, et toute la vérité est comprise dans la lettre sèche du procès-verbal. Brûlons donc les faiseurs de mémoires, les rédacteurs de chroniques : il n’y a que les greffiers qui aient le droit d’être crus ! Aussi pouvons-nous dire à Le Grain qu’il ment par la gorge quand il assure que les états « n’apportèrent que de la risée sur le théâtre de la France, que ce fut une farce et comme le dernier acte qui fermait le jeu de la ligue et tirait la courtine. »

Voilà quelques-uns des jugemens contemporains (je pourrais les multiplier bien davantage) que l’éditeur des États de 1593 a cru devoir réfuter par le silence : c’est un procédé plus commode, et que l’usage commence à autoriser. Il est inutile d’ajouter que M. Bernard aurait encore maille à partir, au besoin, avec beaucoup d’autres autorités plus modernes, derrière lesquelles je pourrais me réfugier. Pour ne pas citer ceux qui sont trop en vue, ceux qu’on pourrait taxer de cacher leurs passions derrière la polémique, Voltaire par exemple, pour prendre seulement un nom dans chaque siècle, un nom en dehors des partis, est-ce qu’il n’y a pas sous Louis XIV un jésuite nommé Maimbourg qui, dans son Histoire de la Ligue, maltraite fort les prétendus états ? Est-ce qu’il n’y a pas, au XVIIIe siècle, un bon chanoine appelé Anquetil qui, dans un ouvrage judicieux et trop dédaigné sur l’Union, ne s’est pas fait faute de toucher quelque chose de l’air de ridicule qui discrédita cette chambre ? Est-ce qu’il n’a pas été enfin, de notre temps, parlé, dans l’Histoire des Français de Sismondi, d’une assemblée qui n’eut rien d’énergique, rien de national ? J’abandonne M. Bernard à ces contradictions, à ces luttes, s’il les daigne entreprendre ; je le laisse aussi discuter les erreurs après les opinions, et faire remarquer, par exemple, à M. Capefigue que, d’une part, les états de Paris n’ont pas pu s’assembler à Reims, et qu’il est difficile d’un autre côté que ces mêmes états de 1593 aient eu lieu en 1591. Le reproche est très sévère toutefois : quand on n’a écrit, comme l’auteur de l’Histoire de la Réforme et de la Ligue, qu’un petit résumé de huit gros volumes sur un sujet spécial, on peut bien prendre ses libertés avec les dates, et traiter la vile chronologie d’un air de gentilhomme qui daigne condescendre aux lettres ; mais M. Bernard, qui ne tranche pas du grand seigneur avec les faits, et qui est tout simplement un compilateur exact, dont la moindre erreur de détail suffit à éveiller la susceptibilité, M. Bernard n’a pas voulu faire grace de ces vétilles à M. Capefigue. C’est la malice d’un ombrageux bourgeois des communes contre quelque aventurier féodal qui fait brèche à son champ ou ravage en passant sa récolte.

Malgré les réserves nombreuses que m’imposait la défense de la vérité historique, singulièrement compromise par la tendance de M. Bernard aux réhabilitations fâcheuses, je tiens à rendre toute justice à l’opportunité comme au mérite solide de son ouvrage. On lui devra assurément l’une des publications les plus intéressantes que le gouvernement ait favorisées depuis long-temps, et c’est bien quelque chose dans un moment où, la mode se mêlant de manuscrits, on regarde comme très méritoire d’imprimer pêle-mêle, sans choix, sans critique, tous les fatras inédits qui encombrent les bibliothèques. Le document mis au jour par M. Bernard comble au moins une lacune véritable. Il a même une autre valeur que la valeur historique ; il a un intérêt littéraire dont l’éditeur ne paraît pas se douter, et qui donne à sa publication une importance qu’en juge sympathique de la ligue il doit probablement répudier. Les procès-verbaux en effet de l’assemblée de 1593 sont, avant tout, une pièce justificative de la Satire Ménippée.

M. Bernard devrait, ce semble, professer quelque reconnaissance pour ce spirituel ouvrage qu’il ne nomme qu’en passant et du ton dégoûté d’un historien plein de dédain pour les pamphlets. Si les états de l’Union ont en effet conservé quelque célébrité, une grande célébrité même, c’est à la Ménippée qu’ils la doivent. Pour ma part, en ne mêlant pas davantage le souvenir piquant et égayé de ce charmant écrit à l’examen des procès-verbaux de la chambre ligueuse, j’ai eu une intention, j’ai agi par un sentiment de réserve historique et d’impartialité volontaire. Il entre dans ma conviction que les malins auteurs du Catholicon avaient raison sur presque tous les points. Ils m’inspirent, je l’avoue, une pleine estime et une certaine confiance : rien ne me paraît plus avéré, moins discutable, que l’honnêteté de Gillot, de Le Roy, de Nicolas Rapin, que le patriotisme et la modération de Passerat et de Florent Chrestien, enfin que l’austère intégrité de Pithiou. Prêtres, magistrats, soldats, professeurs, tous étaient des citoyens honorables, catholiques sincères, mais sans intolérance, et qui aimaient mieux voir à leur drapeau des couleurs françaises que des couleurs espagnoles ou lorraines. Leur livre cependant, si ingénieux, si vif, si frappant de vérité qu’il semble, est une parodie, une satire. Il n’est donc légitime d’arriver à des conséquences analogues que par la voie sévère de l’histoire, que par les faits seuls, et avec la perpétuelle méfiance du parti pris, avec la sage réserve qu’impose l’amour de la vérité. La Satire Ménippée doit être mise provisoirement à l’écart tant qu’on n’a pas approché les acteurs de la ligue dans leur intimité, tant qu’on n’a pas pénétré le jeu secret de ces intrigues, de ces passions, de ces intérêts, de ces idées aussi que vinrent servir, puis renverser les évènemens.

Aucun ouvrage, dans aucun temps, n’a exercé une influence aussi immédiate, aussi directe. Les admirables Provinciales ne frappaient qu’une coterie ; la brochure même de Sieyès n’était qu’un signal, un mot de ralliement contre des institutions déjà ébranlées. La Satire Ménippée fut autre chose, fut plus, c’est-à-dire un combat au cœur même des évènemens, ou plutôt un évènement, un grand acte. Elle tua définitivement le parti de Philippe II et de Mayenne ; elle ruina d’un coup, en les perçant à jour, les prétentions de l’étranger et les ambitions des nationaux ; elle couvrit la ligue d’un ridicule qui ne s’est point effacé après des siècles. Le mot célèbre du président Hénault reste vrai : ce livre a été plus utile encore à Henri IV que la bataille d’Ivry. On l’a dit, ce fut en même temps une comédie et un coup d’état, une action courageuse et la première œuvre durable, le premier manifeste de la véritable éloquence française. Hier l’Union était encore prise au sérieux, le lendemain elle expirait sous le sarcasme. Selon le mot énergique de d’Aubigné, ce livret avait transformé tout à coup les grincemens de dents en risées.

On a peine à se figurer, aujourd’hui, et cela s’explique, que ce léger opuscule ait contribué, pour sa bonne part, à une révolution politique. Dans nos sociétés modernes, l’opinion se produit tous les jours, dans la presse, dans les livres, à la tribune ; on sait chaque matin où on en est ; la continuelle publicité a rendu le pamphlet impossible. Maintenant ce ne peut plus être qu’une œuvre de parti, autrefois ce pouvait être une œuvre nationale. Ainsi, quand la Satire Ménippée parut, elle ne fit que dégager en quelque sorte ce qui était latent ; elle donna la force du grand jour, c’est-à-dire la vie, à ce que pensaient toutes les ames honnêtes ; en un mot, elle constata, elle consacra l’opinion. Chacun reconnut, frappé à une empreinte immortelle, exprimé avec verve, avec décision, avec relief, ce qui était flottant dans son esprit. On se compta, on fut étonné de se trouver unanimes. Il y avait là d’ailleurs quelque chose de nouveau : pour la première fois en effet ce tour narquois et railleur, cette verve maligne qui nous était venue des trouvères, l’esprit français, pour tout dire, se mettait au service de l’ordre et du bon sens ; pour la première fois on le voyait non plus attaquer, mais soutenir les institutions qui étaient devenues la sauvegarde de la société, et abandonner enfin la cause de la révolte pour celle du gouvernement.

En parodiant les séances de l’assemblée de 1593, en prêtant aux principaux députés des harangues plaisantes, la Ménippée nous a fait un idéal comique qu’on cherche, mais qu’on ne retrouve pas (on serait presque tenté de le regretter) dans les rédactions officielles. Il est cependant curieux de comparer la froide réalité à la vivante satire ; quelquefois, j’ose l’affirmer, cette satire est plus vraie que le procès-verbal. Bien des traits en effet s’y retrouvent, mots piquans, anecdotes ridicules, que les historiens du temps nous racontent à leur tour, mais que les honnêtes greffiers ne se sont pas permis de reproduire. Ce sont au surplus les mêmes hommes, dans le pamphlet et dans l’histoire, ou du moins la caricature est ressemblante à s’y méprendre, elle ne fait que mettre plus en saillie des ridicules et des vices réels.

Et ne reconnaissez-vous pas d’abord ces fougueux députés du clergé, tels que vous les avez trouvés dans De Thou, dans Lestoile, chez les contemporains les plus dignes de foi ? Ce prélat eschauffé en son harnois, qui crie, qui gesticule, qui déclame avec emphase, qui lève ses prunelles blanches vers la voûte, ce déclamateur emphatique auquel il faudrait le chapeau rouge, n’est-ce pas le même parleur au style majestatif dont il est question dans le procès-verbal ? n’est-ce pas d’Espinac, l’archevêque de Lyon ? Cet autre, à côté, que meut une indicible ardeur de mettre en avant sa rhétorique, cet homme aux folles boutades qui ne sait ce qu’il veut et qui entasse pêle-mêle les arguties d’un scolastique et le phébus d’un rhétoricien, n’est-ce point Rose, l’évêque de Senlis, n’est-ce pas lui qui réclame en grognant sa pension d’Espagne ? Dans ce troisième harangueur, brouillon qui s’embarrasse au milieu des quiproquos et des confusions, vieux radoteur à qui il faut son calepin, ignorant prétentieux qui a la fureur de parler à l’avance le latin de Molière, vous avez retrouvé le cardinal Pellevé, le plat apologiste des vertus du roi d’Espagne, le distributeur de la poudre éventée, de l’ingrédient discrédité que lui expédiaient les prétendans de Lorraine. Il n’y a pas moyen d’hésiter non plus devant cet autre cardinal qui parle un italien également burlesque et qui promet à chacun le paradis, à la condition qu’on ne touche pas un mot de la paix, di non parlar mai di pace ; c’est le légat de Plaisance, le charlatan qui offre à tous le catholicon, ce spécifique castillan lequel, avalé à bonnes doses, donnait l’amour de Philippe II. Tout le monde, également à première vue, nommerait ce prodigieux consommateur de circonlocutions, qui, ne faisant semblant de rien, mais rasant tout le monde sans rasoir, voudroit bien estre vous savez bien quoy, c’est Mayenne, le roi manqué, qui, en attendant, file sa lieutenance.

Oui, ici et là, à la tribune sérieuse des états comme à la tribune burlesque de la satire, ce sont bien les mêmes orateurs, ce sont bien les mêmes hommes ; l’histoire nous les montre ainsi, et il ne faut ni beaucoup de sagacité, ni beaucoup d’efforts pour retrouver, pour deviner leur nature sous l’étiquette de la rédaction officielle, sous la prose sèche des secrétaires. Seulement, dans la satire, tout est saisi en sa nuance, et aussitôt grossi, amplifié, par une malicieuse exagération. Je le répète, ces portraits sont presque de l’histoire, et en même temps ils sont plus que de l’histoire ; sous le ligueur, ils peignent l’homme ; derrière le type contemporain, il y a un caractère éternel : en sorte que ce hasard unique a été accordé à la Satire Ménippée, comme plus tard aux Provinciales, d’être en même temps un pamphlet et une bonne action aux yeux des contemporains, d’être en même temps un pamphlet et une œuvre durable aux yeux des générations suivantes. C’est que toutes les formes sont bonnes à la vérité.

Chose singulière ! si on se place à un point de vue exclusivement grave, si on ne tient compte que des discussions éloquentes, que des argumens sérieux, il se trouve que c’est encore la Ménippée qui l’emporte, sur les procès-verbaux des états. Quand Pithou, en effet, s’emparant à son tour, mais au nom de la raison, mais avec autorité, avec puissance, de cette arme que les Rapin et les Passerat avaient tout à l’heure maniée à l’aide de l’ironie et de l’enjouement ; quand il fait monter à la tribune ce député d’Aubray qui s’écrie : « J’aurois honte de porter la parole pour ce qui est icy du tiers-estat, si je n’estoy advoué d’autres gens de bien qui ne se veulent mesler avec ceste canaille, » alors Pithou, en cette longue et pressante harangue, se fait l’interprète ferme, élevé, naïf, honnête, loyalement passionné, de tout ce qu’il y avait en France de sentimens français. Le tableau qu’il retrace est si lamentable, les manœuvres qu’il dénonce sont si honteuses, en un mot, la cause qu’il soutient est si bien celle de la vérité, que la vérité lui prête une verve inconnue, et le fait se dégager des entraves de l’habitude et devancer la langue de son temps, Sans certains tours plus expressifs, sans certaines franchises de style, on se croirait en plein XVIIe siècle : c’est le bon sens prenant possession de l’éloquence. Aucun discours n’a été prononcé dans les états qui ressemble, même de loin, à celui-là. De là ressort un piquant contraste : l’assemblée de 1593 débute par des prétentions sérieuses et finit par le ridicule ; la Satire Ménippée commence au milieu des bouffonneries et s’achève par un morceau grave et entraînant. C’est la satire qui est une parodie pendant le prologue, c’est la réalité qui se trouve être une parodie au dénouement. Tel est le jeu et aussi la leçon de l’histoire.

Je m’arrête ; en abordant la Ménippée, on touche à des régions connues et pratiquées de tous ceux qui gardent le moindre culte aux premiers chefs-d’œuvre de notre littérature : je ne voulais aujourd’hui qu’appeler l’attention sur un curieux document, inconnu jusqu’ici et qui méritait d’être mis au jour. C’eût été cependant une tâche intéressante de poursuivre, dans ses détails, ce rapprochement de la comédie et des faits officiels. Selon nous, M. Bernard eût pu, sans compromettre la dignité de son rôle d’éditeur, ne point s’interdire cette comparaison piquante. Quoi qu’on fasse en effet, que ce soit là un acte de justice ou une impitoyable fatalité, ces deux publications s’appellent et se complètent : il est impossible de les séparer absolument. Se résigner tout d’abord et accepter ces conditions m’eût semblé de meilleur goût. À ne considérer, en effet, la Satire Ménippée que dans ses conséquences, à ne la juger que comme une bataille, comme un évènement, il y avait lieu encore à un perpétuel contrôle, à un important examen. La lutte, le duel, s’étaient accomplis en quelque sorte aux yeux des siècles, et, puisqu’une occasion se rencontrait de rappeler l’attention sur un champion vaincu et oublié, il fallait, au moins, le rapprocher de l’adversaire victorieux, et les mettre tous deux en présence.

C’est ainsi que l’histoire les verra désormais ; c’est ainsi, sans les isoler, que la critique se fera à l’avenir un devoir d’entendre chacun à tour de rôle, l’accusé après l’accusateur. Pour les faits comme pour les lettres, je ne doute pas qu’il n’y ait là plus d’un enseignement utile à tirer. L’un des côtés les moins connus de la ligue, l’un des plus précieux monumens de la prose française, s’en trouveront, en plus d’un point, éclairés. Quant aux conséquences dernières, quant aux jugemens qu’il y a à déduire de ce nouveau document historique et qui ressortent d’un examen attentif et impartial, ils sont de plusieurs ordres, ils sont généraux ou particuliers, ils peuvent se rapporter à l’assemblée même des états ou à la ligue en général. En ce qui touche proprement les états, je n’ai pas déguisé, on l’a vu, à quels résultats sévères l’étude m’avait naturellement conduit : je n’ai fait que garder l’opinion des écrivains contemporains et des historiens postérieurs ; mon impression a été tout simplement la même, et je nie qu’il y ait lieu le moins du monde à la réhabilitation que désire, mais que n’ose pas demander ouvertement M. Bernard. Si on passe aux déductions qu’il est possible de tirer de ces procès-verbaux quant à l’Union elle-même, il est évident qu’elles sont nombreuses, qu’elles sont tristes et qu’elles ne mènent pas, on doit le dire haut, à l’indulgence. Il importe cependant de prendre garde et de se méfier des conclusions anticipées ou hasardeuses. À l’époque de la convocation des états, la ligue, en effet, n’avait plus rien de cette grandeur apparente que lui avait prêtée un instant le rôle qu’elle semblait appelée à jouer dans la grande contre-révolution catholique de la seconde moitié du XVIe siècle, dans cette légitime résistance du Midi à l’esprit insurrectionnel du Nord, dans cette puissante lutte enfin du catholicisme contre la réforme. À cette date, la conversion de Henri IV paraissait imminente, et la ligue en son déclin n’était plus guère soutenue que par l’ambition persistante de Philippe II. Aussi, quand les états se réunirent, ils ne surent que réveiller les fermens les plus odieux de cette étrange insurrection. Une bonne part revient donc à cette assemblée dans les justes sévérités de la critique à l’égard de l’Union. La honte éternelle de la ligue, aux yeux de l’avenir, sera d’avoir ajouté un chapitre aussi bien à l’histoire d’Espagne qu’à l’histoire de France ; la gloire au contraire de la Satire Ménippée sera d’avoir dévoilé les fauteurs de l’étranger et servi la cause nationale.

Les grandes époques, comme les époques honteuses, sont bonnes à étudier ; le bien y est un exemple, le mal un enseignement : c’est une perpétuelle leçon de politique et de morale. Ici, dans ce tableau des états de 1593, il y a encore un intérêt plus particulier et en quelque sorte actuel ; le rôle, en effet, de plus en plus considérable que les assemblées délibérantes sont appelées à jouer dans les sociétés modernes semble prêter un attrait nouveau à tout ce qui jette quelque jour sur les origines du gouvernement parlementaire. Le spectacle de ces tristes et impuissans débats a sa moralité pratique et immédiatement applicable : si les conséquences qui en résultent conduisent quelque peu au pessimisme à l’égard du passé, elles ont au moins l’avantage d’autoriser quelque optimisme dans le présent. Les publicistes actuels qui veulent à toute force voir dans les anciens états généraux, dans ces convocations irrégulières et tumultueuses, les antécédens de la liberté de discussion et les vraies formes du gouvernement de la France, sont précisément les mêmes qui se plaignent avec amertume de la décadence des mœurs politiques, du peu d’intelligence de ceux qui élisent, du peu de dignité de ceux qui sont élus. Cette admiration absolue du passé et ce dédain injurieux du présent font un singulier contraste, et l’histoire heureusement est là pour démentir ces folles imaginations de l’esprit de parti. Je n’entends que plaintes et lamentations sur le triste avenir que nous réservent la corruption des hommes et la faiblesse des assemblées. À ne considérer cependant que ce qui est derrière nous, à ne voir en particulier que les états de 1593, ne sommes-nous pas en progrès, ne valons-nous pas mieux que nos pères ? Si ce sont là les premiers essais du gouvernement représentatif, n’avons-nous point marché dans des voies meilleures ? Aujourd’hui les individus et les corps publics ne donneraient plus de semblables scandales, ne descendraient plus à de pareilles hontes. Où trouverait-on, je le demande, une chambre qui se laisserait publiquement payer par un prince étranger ? Où trouverait-on un membre de la représentation nationale qui irait réclamer la solde de sa pension dans les antichambres des ambassades ? S’il y a encore des marchés qui se consomment dans l’ombre, si les accessions intéressées, si les séductions individuelles sont encore possibles, au moins ce n’est plus par l’étranger, c’est avec des réserves et des déguisemens qui sont, après tout, un hommage à la morale. Oui, ce spectacle du passé console et permet d’espérer dans l’avenir de ces institutions si laborieusement conquises. La foi, dit-on, manque à la politique de notre temps : étudions le passé ; la foi renaîtra de l’histoire.


Charles Labitte.
  1. Un vol. in-4o, Imprimerie royale, 1842 ; chez Didot.
  2. Hist. de France sous Henri IV, 1631, in-fo, t. II, p. 122.
  3. Mém. de la Ligue, édit. de Goujet, t. V, p. 286.
  4. Le Grain, Décade de Henry-le-Grand, 1614, in-fo, p. 254.
  5. « Solus sacer ordo arma quam pacem malebat., (Thuan., l. CVI, § 13 ; édition Lond., t. V, p. 269.)
  6. Matthieu, loc. cit., p. 145.
  7. L’arrêt du parlement est du 28 juin 1593, l’abjuration de Henri IV du 24 juillet. Ces deux évènemens ne firent cependant pas perdre tout courage aux agens de Philippe II. Dans une très curieuse lettre du ligueur Mauclerc, écrite à un de ses correspondans de Rome, ce docteur espagnolisé disait encore à la fin d’août : « Les Espagnols de nos quartiers sont bien résolus de faire tout ce qu’ils pourront… Si les forces qu’ils promettent sont prêtes dans trois mois, creabitur rex vel etiam invito Mayenne… » (Mém. de la Ligue, v, 412.) Ainsi, à cette date, on comptait encore sur les états : rien ne se prolonge comme les illusions des partis
  8. I deputati volonterosamente partirono di ritorno alle lero case… (Davila, Stor. delle guerre civil. di Francia, 1644, in-fo, t. II, p. 356.)
  9. V. Le Grain, loc. cit., p. 269.
  10. Quand Bossuet dit que les ligueurs étaient achetés par l’Espagne, hispanico auro corrupti, il comprend évidemment les états dans son assertion. L’opinion trop peu connue de Bossuet sur l’Union doit singulièrement scandaliser les néo-catholiques. Aux yeux de ce dernier des pères, comme disait La Bruyère, la religion, dans la ligue, n’était qu’un prétexte, religionis obtento studio, et il ne fallait professer que du mépris pour toutes ces folies furieuses, hœc febricitantium deliria contemnamus. (Voyez Defens. Cleri gallicani, liv. III, c. XXVIII. Il est vrai que la ligue a pour elle l’autorité de M. Lacordaire : c’est une compensation