Une Visite au parlement de l’empire d’Allemagne

UNE VISITE
AU
PARLEMENT D'ALLEMAGNE

Le parlement de l’empire d’Allemagne attend encore son palais, dont l’emplacement n’est pas même choisi. M. de Bismarck voulait qu’on l’élevât dans le Thiergarten, non loin de la fameuse colonne triomphale, dont l’architecture ne trouve guère d’admirateurs, même parmi les Berlinois, peuple léger d’ailleurs et fort enclin à la médisance ; mais le projet du chancelier se heurta contre une opposition unanime. Les députés ont-ils des préjugés contre le Thiergarten ? Craignent-ils les torrens de poussière et de sable que chaque souffle d’air et chaque pas soulèvent dans ce lieu de plaisance, ou bien l’odeur que dégagent les eaux croupissantes au-dessus desquelles on voit la nuit flotter des feux follets ? Toujours est-il que l’émotion fut grande parmi les mandataires du peuple allemand. La ville n’était pas moins inquiète, car, pour bâtir le palais à l’endroit marqué, il eût fallu vouer au marteau des démolisseurs rétablissement de M. Kroll ; or le beau monde aime à s’entasser le soir dans le jardin de la maison, jardin rare en effet, où l’on ne sait quoi le plus admirer des nénufars en zinc qui portent des verres de couleur ou des canards de même métal qui nagent dans une mare d’imitation ; On a donc crié, pétitionné, et l’empereur d’Allemagne, se souvenant du roi de Prusse, a fait grâce au jardin menacé. Les Berlinois conserveront Kroll, et le parlement de l’empire, attendra. On a pour son usage provisoirement accommodé une ancienne manufacture de porcelaine, tout près du ministère de la guerre. Le bâtiment est de médiocre apparence, et fait pauvre mine à côté de son voisin, mais c’est justice : il convient qu’un fils se tienne modestement en présence de son père. N’était ce ministère et le travail herculéen qu’on y poursuit depuis tant d’années, on ne verrait pas aujourd’hui, 16 juin 1873, se presser à la petite porte du Reichstag des députés-venus des rives du Rhin et de celles de la Vistule, des bords de l’Eyder et du pied des Alpes. Suivons-les ; les profanes sont admis sans difficulté dans la maison. Il suffit de parler au suisse, qui vous délivre poliment une carte et, contre quelques groschen, un plan de la salle : le nom de chaque député y est écrit à la place qu’il occupe, et des couleurs variées marquent les divers partis politiques ; c’est donc le guide indispensable de l’étranger dans le parlement de l’empire.


I

La salle des séances ressemble à toutes celles que l’on connaît. Au-dessous du président, la tribune ; des deux côtés de la tribune, un long balcon où prennent place les plénipotentiaires des gouvernemens alliés, membres du Bundesrath ou conseil fédéral ; en face, sur des bancs disposés en cercle, les députés. Le Bundesrath et le Reichstag sont donc en présence l’un de l’autre ; les mandataires des princes font face aux mandataires du peuple, ils ont seulement de meilleurs et plus hauts sièges, comme il convient à leur dignité. Le public des tribunes n’est ni nombreux ni élégant. On aperçoit de rares toilettes dont les couleurs sont étonnées de se trouver ensemble ; mais en général on vient ici sans cérémonie : la robe de ma voisine est couverte de taches, et ses gants sont certainement troués depuis six mois.

Déjà M. le président Simson est au fauteuil. Il s’y tient debout, les mains derrière le dos, tout semblable d’attitude au dernier président du sénat français. Il attend les députés, comme c’est l’usage des présidens. Les députés arrivent un à un, et le public, le plan sous les yeux, les suit jusqu’à leurs places. Que de couleurs sur ce plan ! On en compte jusqu’à huit : huit partis différens dans le premier Reichstag de l’empire ! En vérité ce serait beaucoup, si c’étaient là de vrais partis, à programmes arrêtés, opposés les uns aux autres ; mais nous allons bien voir, en les passant en revue, qu’ils ne sont pas déjà si redoutables. Une de ces couleurs, le jaune indien, se retrouve dans toute la salle, où elle marque une vingtaine de sièges. Ce sont ceux des députés non classés ; on les appelle familièrement les Wilden, c’est-à-dire les sauvages. N’appartenir à aucun parti, c’est un rêve honorable, mais qui témoigne d’une certaine jeunesse dans la vie parlementaire. Ce groupe se fondra quelques jours dans les autres : à la fin de la première session, il comptait 29 membres, à la fin de la seconde 22. Encore ne voit-on pas pourquoi l’on y range MM. Bebel et Schraps. Ils appartiennent à un parti très tranché, car ils sont démocrates-socialistes ; seulement M. Bebel est sous les verrous, et la sauvagerie de M. Schraps s’explique assez d’elle-même : il est seul. Viennent les prochaines élections, le suffrage universel lui enverra de la compagnie ; il faudra bien ajouter une couleur à la gamme, et ce sera, si l’on consulte le goût des intéressés, le sang de bœuf ; ils en barbouillent leurs affiches et les tentures de leurs clubs.

Le vermillon est réservé aux progressistes, qui occupent la première travée de gauche, et empiètent un peu sur la seconde. Ils sont une quarantaine, de professions diverses, mais le juriste et le professeur dominent dans le groupe, où l’on compte peu d’industriels et de propriétaires. Beaucoup sont des vétérans de la politique allemande : ils ont siégé en 1848 et 1849 dans les assemblées des divers états ou dans le parlement national de Francfort. Plusieurs étaient parmi les violens : compromis dans les insurrections, impliqués dans des procès de haute trahison, ils ont été emprisonnés ou bien se sont réfugiés à l’étranger jusqu’à l’amnistie accordée en 1861. L’âge et les événemens les ont calmés. Il ne se pouvait faire en effet que l’unification de l’Allemagne ne flattât leur patriotisme et la chute des petits princes leurs instincts démocratiques ; puis ils se sont si complètement trompés sur le compte de M. de Bismarck, qu’ils ont combattu, au temps du conflit, comme s’il n’eût été qu’un misérable aventurier ! L’homme d’état leur a montré qu’avec une intrigue diplomatique bien menée, un bon piège où faire tomber l’Autriche, une bonne armée pour l’y accabler, on obtient d’autres succès qu’avec des fêtes de gymnastique ou de tir, l’exhibition des couleurs allemandes et les refrains patriotiques. Ces jeux de la politique ébranlent la foi aux principes comme les jeux de bourse dégoûtent du travail honnête. Les progressistes ont donc fait des concessions. Ils ne sont pas républicains : s’il reste d’ailleurs des républicains en Allemagne, ils ne comptent pas comme parti. M. Sonneman, député de Francfort, qui a protesté en termes si énergiques contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine, est républicain, mais il figure parmi les sauvages, comme M. Schraps ; tout au plus s’unit-il de temps en temps à celui-ci pour demander avec lui, au début de chaque session, que le Reichstag veuille bien exiger l’élargissement de M. Bebel, ce à quoi le Reichstag ne condescend jamais. C’est un malheur pour l’Europe que cette opinion soit réduite à cette faiblesse, car les républicains d’Allemagne sont des esprits vraiment humains, qui défendent la liberté aussi bien au dehors contre la conquête qu’au dedans contre le despotisme. Au moins les progressistes n’ont-ils point répudié toutes les idées qui leur furent chères. Ils disent volontiers qu’ils remplissent dans le parlement d’Allemagne le rôle que joue dans celui d’Angleterre l’opposition de sa majesté la reine ; ils font une opposition modérée. Toute mesure illibérale est assurée de les trouver pour adversaires. Ils s’accommodent du militarisme, cependant ils essaient de le contenir. Jadis ils étaient partisans d’une armée citoyenne (Bürgerwehr), et M. Duncker, dont le vois la tête grise, à longs cheveux, se détacher au milieu du groupe progressiste, était en 1848 capitaine de la garde nationale de Berlin ; on n’oublie pas ces souvenirs-là Enfin la gauche compte de sincères amis de la cause populaire ; on s’y préoccupe plus que dans toute autre partie de l’assemblée, des questions sociales ; M. Schulze- Delïtzseh en est membre, et le sociatisme de la chaire y est représenté. Dans les élections, le progressiste compte sur les voix des ouvriers non révolutionnaires qui sont membres des associations Hirsch et Duncker ; il ne dédaigne pas celles des autres quand elles se reportent sur lui au second tour de scrutin, faute d’avoir pu faire triompher un démocrate-socialiste. Cette alliance entraîne mainte obligation que l’on devine : elle force le député qui en tire profit à raffermir son attitude en face du pouvoir ; elle empêche les progressistes de trop incliner vers le parti national-libéral. Il est remarquable que plus on approche des élections, plus s’élargit l’intervalle qui séparait ces deux voisins ; leurs journaux se querellent, et la nuance qui les distinguait est en train de devenir une couleur.

Le parti national-libéral compte à peu près 120 membres : il est le plus considérable du Reichstag, où il règne depuis la seconde travée de gauche jusqu’au couloir du centre. Presque toutes les professions y sont représentées : en première ligne, les fonctionnaires, puis les juristes, avocats, avoués, notaires ; peu de propriétaires fonciers, mais des industriels ou de riches commerçans, des banquiers, quelques Israélites de marque, comme M. Bamberger, dont le lucide esprit est en train de débrouiller la question monétaire, comme M. Lasker, qui, jeune encore, est pourtant un vieux parlementaire. Il prépare une collection de ses discours ; or il en a prononcé, sur toutes les questions politiques et économiques, de quoi remplir plusieurs volumes. Petit, noir, les cheveux abondans et frisés, la figure commune, il n’a point l’air d’un chef de parti. Un Allemand, derrière moi, le compare à un marchand d’habits ; c’est une impertinence que vaut probablement à M. Lasker sa qualité d’israélite, car ses coreligionnaires sont en Allemagne l’objet d’une haine qui sent le moyen âge. Pour ne point dire qu’on leur envie leur richesse, leur luxe, le quartier des Tilleuls, dont ils sont à peu près seuls propriétaires, on leur reproche de n’avoir point la profondeur allemande, d’écrire des livres superficiels, de la musique matérialiste. Un Berlinois me faisait ce défi : « je ne suis point musicien ; mais jouez-moi le morceau le plus inconnu : aux premières notes, je vous dirai s’il est d’un Juif. » Il n’y a point de doute que, si quelqu’un osait proposer qu’on ramenât les israélites au ghetto, les adhésions ne se feraient pas attendre. On a contre eux aussi des griefs politiques mieux fondés que ces vilains sentimens. « Le Juif, me disait un conservateur, n’entend rien au caractère germanique ; son crâne ne ressemble pas au nôtre, et d’ailleurs, par la faute de notre intolérance, il n’a jamais vécu de notre vie privée ou publique. Nos vieilles traditions lui sont inconnues, il ne comprend rien à la complication de notre âme, à nos désirs des nouveautés, contrariés par notre respect des vieilleries. Remarquez que Lassalle, le chef de ceux qui veulent détruire l’Allemagne historique, était Juif, que beaucoup de Juifs sont républicains, d’autres nationaux-libéraux très influens. Pour faire place à leur « état moderne, » ils démolissent à outrance sans éprouver rien de cette mélancolie que l’on ressent à voir tomber pièce à pièce une maison qu’on a longtemps habitée. Savez-vous où se trouvent leurs plus ardens collaborateurs ? C’est parmi les descendans de vos huguenots réfugiés. On ne prend point assez garde chez nous à cette coïncidence, et je crains bien que ces étrangers à l’esprit absolu ne fassent dans notre vieille Allemagne, par amour de la ligne droite, des ruines irréparables. » Voilà qui est bien, mais il faudrait ajouter que ces étrangers trouvent des complices dans la place, A côté d’eux siègent des hommes d’affaires qui, laissant aux pédans la vénération du passé, applaudissent à la suppression des frontières politiques et des obstacles qui entravaient l’activité commerciale ou industrielle, des fonctionnaires qui espèrent de l’avancement, mais aussi des patriotes qui veulent une patrie grande et forte contre l’étranger.

Tout a été dit sur le singulier caractère de ces nationaux-libéraux, qui n’aiment la liberté que d’un amour tout platonique. Tels les a dépeints M. Cherbuliez dans ses études sur la confédération de l’Allemagne du nord, tels ils sont demeurés. Leurs deux âmes les tourmentent toujours, car dans un empire rivé à la couronne de Prusse on peut être national, si l’on entend par là qu’on approuvera toutes les annexions passées et futures ; mais le moyen d’être libéral autrement qu’en théorie ? L’embarras du parti est l’objet de quolibets et de sarcasmes en Allemagne aussi bien qu’à l’étranger. Il mériterait pourtant plus d’égards et de charité. Certes il compte dans son sein d’effrontés transfuges de la démocratie, lesquels appartenaient sans doute à cette sorte de républicains qui inspirait un jour à Bœrne cette boutade : « je serais un Néron en Allemagne, et je jetterais mon diadème dans un fleuve, qu’au commandement apporte ! le plus enragé de ceux qu’on accuse de démagogie plongerait comme un barbet fidèle et me rapporterait ma couronne ! » Mais il est aussi parmi les nationaux-libéraux des politiques qui font en gémissant le sacrifice de leurs opinions libérales à l’inéluctable nécessité. Ils savent bien qu’on perd son temps en parlant à M. de Bismarck de réformes constitutionnelles : l’empire a été organisé par lui et pour lui ; il se plaît dans cette maison, dont il a donné le plan, et le moindre embellissement l’en ferait sortir. Or qui serait assez osé, assez peu patriote, pour provoquer une telle crise ? Il faut donc se résigner, et l’on se résigne, non sans songer avec tristesse que le temps s’écoule, que le nouvel empire est toujours affublé de cette forme imparfaite imposée par le chancelier au retour de la campagne de France. Tous ne cèdent pas aussi docilement à la force des choses. La fraction du parti qui a pour chef M. de Bennigsen subit avec une abnégation parfaite jusqu’aux caprices du chancelier, mais la fraction Lasker se cabre de temps en temps à la voix de son chef. Le « petit Sémite, » disent les féodaux de la chambre des seigneurs, est d’humeur indépendante, parce qu’il est affranchi de tout espoir de devenir ministre dans un empire dont le chef, se croit institué par Jésus-Christ et prend sa couronne, comme a fait le roi Guillaume, « de la table du Seigneur. »

Au national-libéral, M. de Bismarck offre, en dédommagement de ses chagrins et pour le réconforter dans sa patience, la guerre contre l’église ; mais l’église a des champions de taille à la défendre, c’est la fraction du centre, qui compte à peu près soixante-dix membres. L’aspect de la travée centrale, où elle siège, est tout autre que celui de la gauche : on y voit des robes de prêtres et des tenues de gentilshommes. Une vingtaine de seigneurs hautement titrés, des propriétaires de biens nobles, des magistrats, quelques grands fonctionnaires, même des dignitaires de cour, composent la majorité du parti. Il a, pour suppléer à l’infériorité du nombre, des orateurs qui sont toujours sur la brèche. On me montre le docteur Reichensperger : c’est la figure et l’attitude d’un parlementaire catholique-libéral, et on ne peut, en le voyant, ne pas songer au président actuel de notre assemblée nationale. M. Windthorst circule entre les bancs du centre, allant de l’un à l’autre, comme un chef de parti : il a passé la soixantaine ; sa tête chauve est enfouie dans ses épaules, il porte des lunettes à branches noires, derrière lesquelles brillent des yeux pleins de vivacité. C’est l’orateur laid et spirituel qui se retrouve dans tous les parlemens du monde.

Sur cette fraction du centre s’accumulent les colères de M. de Bismarck, des nationaux-libéraux et des progressistes. Elle les porte allègrement ; mais de quel crime est-elle donc accusée ? et que représentent dans le nouvel empire ces hommes à la face desquels on jette tous les jours le reproche de trahison ? Ils veulent, disent leurs adversaires, mettre l’empereur aux pieds du pape, imposer à l’Allemagne les doctrines du Syllabus, ramener les jésuites et l’inquisition, proscrire la liberté scientifique, convertir de gré ou de force luthériens et calvinistes. Pour arriver à leurs fins, tous les moyens leur semblent bons : ils demandent la réintégration de l’Autriche dans l’empire, afin de s’appuyer sur elle contre la Prusse ; ils regardent d’un œil sympathique la France, qui se relève et met son avenir sous la protection du sacré cœur de Jésus ! — On reconnaît là l’exagération d’un langage de parti. Les catholiques ne sont point traîtres à la patrie allemande, car le sang des Bavarois, des Westphaliens, des Rhénans et des Silésiens a coulé abondamment sur les champs de bataille de France ; leur bourse s’est plus largement ouverte que celle des évangélistes à toutes les souscriptions nationales ; ils ont eu pour nous, même après la défaite, de dures paroles, et il ne semble point, à lire les écrits de Mgr de Mayence, que le prélat ait moins de haine contre nous que les gallophages des universités. Il est vrai pourtant que les hommes du centre sont les plus redoutables ennemis de l’empire sous la forme que lui a donnée M. de Bismarck. Dans tous les pays du monde, mais nulle part autant qu’en Allemagne, les questions religieuses sont graves. De même qu’en France la foi catholique est plus vive où le protestantisme a des adhérens, la rivalité des deux confessions tient éveillée en Allemagne la ferveur religieuse. J’ai vu à Aix-la-Chapelle et à Cologne, devant de lamentables crucifix dont les bras tendus par le poids du corps semblent près de se déchirer, dont les plaies béantes laissent voir les couches de chair vive traversées par le fer, prier des catholiques à genoux sur la dalle, les bras étendus en croix ; ni l’artiste qui a sculpté l’image divine, ni le fidèle qui se prosterne devant elle, ne sont des catholiques de foi superficielle. Les victoires de la Prusse protestante, les déclamations des prédicateurs officiels du roi Guillaume sur le triomphe de l’évangélisme, ont encore échauffé l’ardeur de ces sentimens. Que la politique les exploite aujourd’hui, comme le prétendent les nationaux-libéraux, un homme de bonne foi ne saurait le nier, mais en Allemagne politique et religion ont toujours été mêlées. Aux XVIe et XVIIe siècles, les princes allemands ont conquis leur indépendance en combattant pour la réforme. Aujourd’hui les rôles sont renversés. Le catholicisme, mis en état de minorité par les événemens de 1866, identifie sa cause avec celle des princes dépouillés ou menacés, et veut réduire au strict nécessaire les attributions du pouvoir impérial. Le protestantisme n’a vaincu au XVIIe siècle qu’avec l’aide de la France : le catholicisme invoquera-t-il au XIXe l’appui de notre pays ? Non, parce que le patriotisme allemand n’admet plus ces compromissions avec l’étranger. Pourtant d’obscurs et imprudens fanatiques, les rédacteurs des gazettes populaires de Bavière, ont célébré la journée parlementaire du 24 mai comme une victoire. Ils disent que Dieu a réservé sur le champ de bataille le glorieux vaincu de Sedan, que le maréchal de Mac-Mahon va monter à cheval, qu’il est en route, qu’il arrive, et, chose étrange, les vainqueurs s’émeuvent ! L’événement du 24 mai a été longtemps ici l’objet de toutes les préoccupations ; M. de Bismarck s’en est fort indigné, et naturellement avec lui les nationaux-libéraux. C’est à leurs yeux le prélude d’une restauration légitimiste où ils déclarent à l’avance qu’ils verront un casus belli. Singulier effet de cette persistance des souvenirs historiques, qui est un des traits du caractère allemand ! On parle de la possibilité d’une guerre de trente ans, comme si la France était en état de nourrir d’autres soucis que celui de vivre ! Remontant plus loin encore dans le passé, M. de Bismarck ramène les esprits au temps des luttes du sacerdoce et de l’empire quand il s’écrie : « Nous n’irons point à Canossa ! » Il aime à se dire gibelin ; à leur tour, ses adversaires remettent en honneur le nom de guelfes. Ici M. de Bismarck et ses adversaires pourraient bien avoir raison. Les guelfes étaient les particularistes du moyen âge, et le particularisme, aussi vieux que l’Allemagne, vivra autant qu’elle. Les temps sont différens, mais ces députés en redingote et jaquette sont les successeurs d’Henri Welf le Lion, duc de Saxe et de Bavière. Ce parti religieux, réfractaire à l’unité, est sorti des entrailles mêmes de la vieille Allemagne, et l’on ne peut s’empêcher de considérer avec curiosité ce fantôme du passé, qui est bien vivant.

Le parti du centre est le seul qui fasse une opposition sérieuse, car avec tous les autres il est des accommodemens, depuis les progressistes de gauche jusqu’aux différentes fractions de la droite, Il est difficile de saisir les nuances qui distinguent celles-ci les unes des autres : il faut, comme on dit, être du pays pour les bien comprendre. Voici d’abord le parti libéral de l’empire, qui se compose d’une trentaine de membres, et le parti de l’empire, qui en a quelques-uns de plus. Tous les deux, leur nom l’indique, acceptent l’unité sous sa forme actuelle, mais avec des sentimens un peu différens. Le premier est en majeure partie composé de Bavarois, parmi lesquels des personnages de haut rang, comme M. le prince de Hohenlohe, ancien ministre ; on y trouve aussi un ancien ministre badois, un chambellan du grand-duc de Darmstadt. Si bons patriotes qu’ils soient, ces personnages ne pouvaient prendre rang dans le parti national-libéral : ils ont donc formé une fraction séparée, mais leurs votes se rencontrent souvent dans l’urne avec ceux de MM. Bennigsen et Lasker. Presque tous, ils ont vécu de la vie parlementaire, qui est très active dans les royaumes du sud ; habitués à l’exercice des libertés nécessaires, ils les défendraient au besoin : de là l’épithète de libéraux qu’ils ont prise. Le parti de l’empire l’a au contraire rejetée. Sur les trente-sept membres dont il se compose, sept portent le titre de prince, onze celui de comte, quatre celui de baron ; ajoutez huit nobles : il reste sept roturiers. Il est naturel qu’on se défie en si noble compagnie du libéralisme moderne. Trente sont Prussiens, attachés par conséquent à l’empire fondé par les armes des Hohenzollern, mais ils nourrissent au fond du cœur des sentimens particularistes, et voient d’un œil inquiet l’aventureux chancelier imposer à la Prusse à l’aide de son parlement des lois que n’eût jamais votées la chambre des seigneurs. Cette inquiétude est plus vive encore dans la troisième fraction de la droite, qui s’appelle tout simplement le parti conservateur. Celle-ci compte un peu plus de 50 membres, parmi lesquels 4 roturiers seulement ; mais le plus remarquable, c’est que 49 d’entre eux sont Prussiens, mandataires des plus vieilles provinces de la monarchie. C’est le parti féodal, celui auquel appartenait jadis le chancelier, celui qui tenait pour les corporations contre la liberté industrielle, pour les privilèges contre l’égalité, pour le roi contre « cette feuille de papier » qu’on appelle une constitution, celui, qui respectait l’autorité légitime de l’Autriche dans la confédération, qui envoyait en 1860 un bouclier en vermeil au roi de Naples bombardé dans Gaëte. Ces féodaux ont vu supprimer les corporations, atteindre les privilèges, développer le parlementarisme, chasser l’Autriche de l’Allemagne avec l’aide de Victor-Emmanuel, roi d’Italie. Ils voient leur ancien chef, M. de Bismarck, s’entourer des hommes qu’il a combattus en 1848 pendant la période révolutionnaire, en 1864 au temps du conflit, s’appuyer sur ces révoltés d’autrefois, gouverner avec des majorités où se trouvent des voix de condamnés à mort. On leur dit que le roi approuve cette métamorphose singulière : ils se soumettent, comme toujours, à la volonté du roi ; mais ils défendent du mieux qu’ils peuvent les vieilles institutions de cette Prusse, dont ils sont les plus vaillans soldats. Ils ont donné la présidence d’honneur au plus illustre de leurs membres, M. le feld-maréchal comte de Moltke, qui a pris ainsi l’ancienne place de. M. de Bismarck.

Au-dessus des sièges du parti libéral, de l’empire, je remarque des bancs encore vides, bien que la séance soit sur le point de commencer : ce sont ceux des Polonais. Ils sont 13, qui ne siègent que pour protester. Jusqu’en 1866, ils étaient sujets prussiens de par le droit de conquête, mais ne figuraient point dans la confédération germanique : Sadowa les a faits Allemands. Singulier effet de la victoire du parti national ! Au moment où les Allemands d’Autriche sont exclus de la grande patrie, on y introduit des étrangers, les Polonais et les Danois ! M. Krüger, député du Slesvig, n’entend pas plus être Allemand que les députés de Posen ; le Reichstag n’en a nul souci : la déclaration que font de temps à autre ces annexés qu’ils n’ont rien à voir dans les affaires du parlement provoque toujours les rires de l’assemblée. A côté de M. Krüger, au-dessus du parti national-libéral, il y a des places inoccupées : attendent-elles les députés d’Alsace-Lorraine ? Quand ils seront là et que leurs protestations se joindront à celles des Danois et des Polonais, quel saisissant tableau où l’on verra ce qu’a coûté de mensonges, de larmes et de sang la fondation du nouvel empire !


II

« La séance est ouverte, » dit M. le président Simson, puis il se met à lire une liste de congés accordés par lui pour un jour ou deux, en vertu des pouvoirs qu’il tient du règlement ; il consulte ensuite le Reichstag sur des demandes de plus longs congés. L’assemblée manifeste aussitôt sa mauvaise humeur. Elle accorde, non de bonne grâce, quinze jours à M. le bourgmestre Paravicini, qui se dit appelé « par des affaires de service. » Quant à MM. Seiz et Lugscheider, qui allèguent seulement des affaires personnelles, elle décide qu’elle ne peut se passer de ces deux honorables. Pareille scène se renouvelle souvent au début des séances. En aucune assemblée on ne vit se produire autant de demandes de congé. Nous touchons à une des misères du Reichstag : c’est la désertion de ses membres, qui entraîne à tous momens l’incapacité de voter. L’assemblée compte 382 députés, et la présence de la moitié plus un est nécessaire pour le vote des lois ; or dans le courant de la session actuelle on s’est souvent aperçu, au moment du vote, qu’on n’était pas en nombre. Le mal est difficile à guérir, car il est constitutionnel. Il n’y a point en Allemagne une quantité suffisante d’hommes politiques pour fournir de députés les assemblées des vingt-sept états dont se compose l’empire. Ajoutez aux 1,700 membres des chambres basses, à ceux de neuf chambres hautes de ces états, les 382 députés du Reichstag et les 57 membres du Bundesrath : le chiffre de 2,000 est de beaucoup dépassé. Il a donc fallu admettre le cumul des mandats, et beaucoup de membres du parlement siègent aussi dans les chambres de Prusse ou des petits états. Que faire quand les assemblées se réunissent en même temps ? Le Reichstag émettait encore, il y a quelques jours, le vœu que le gouvernement prît des mesures pour éviter cette concomitance. Tout le monde était d’accord sur l’opportunité du souhait, mais aussi sur la difficulté de le réaliser. Dans les petits états comme dans les grands, il y a un temps propice pour la discussion du budget ; puis les parlemens in-12, comme disent les unitaristes, ont à voter depuis la fondation de l’empire quantité de lois nouvelles qu’ils n’acceptent souvent qu’après mûre réflexion : comment les sommer de clore leurs sessions à jour fixe ? Il est vrai que les convenances des états particuliers doivent céder devant celles du parlement central : aussi l’on s’est entendu pour demander au gouvernement de réserver un trimestre déterminé aux délibérations du Reichstag, mais ici se présente encore une difficulté. M. Windthorst prétend que le séjour de Berlin l’hiver sera mortel aux députés du sud ; M. de Bismarck, qui soupire après les ombrages de Varzin, estime que Berlin est très malsain l’été. L’opinion du chancelier a prévalu : l’assemblée a décidé qu’elle désirait être convoquée, autant que possible, au mois d’octobre de chaque année. C’est un vœu qui n’oblige personne, qui n’empêchera pas le gouvernement prussien de réunir encore l’an prochain ses chambres en même temps que le parlement de l’empire. A l’ouverture de la session actuelle, un député s’élevait en termes très vifs contre cet abus. « La conséquence en est, dit-il, que les députés non prussiens sont obligés de sacrifier une partie de leur temps à des intérêts prussiens, c’est-à-dire particularistes… Le mal menace de devenir chronique, et comme le gouvernement prussien, par reconnaissance pour l’empressement avec lequel ses députés ont accepté certaines lois, vient d’augmenter leurs appointemens, la chambre à l’avenir voudra siéger une année tout entière. » Le président Simson releva, comme il convenait, cette injure ; cependant il n’osa point alléguer le moyen qu’on a imaginé pour remédier à l’inconvénient signalé. Le Reichstag est voisin de la chambre des seigneurs et point éloigné de la chambre des députés ; on a établi entre ces trois assemblées une communication télégraphique, de sorte qu’au moment des votes les députés ou les seigneurs sonnent pour appeler leurs collègues du parlement. Il appartenait à la docte Allemagne de trouver cette application de l’électricité au parlementarisme.

On sait que le mandat de député au Reichstag n’est pas rétribué, et c’est encore une cause de cet absentéisme qui sévit sur la malheureuse chambre. M. de Bismarck prétend que des députés qui ne sont pas payés vont plus vite en besogne ; mais l’expérience, a prouvé que les sessions du parlement sont très longues. Le chancelier est pourtant intraitable, et volontiers sarcastique sur ce point. Au commencement de la législature actuelle, M. Schulze lui rappelait une sorte d’engagement pris par lui en 1866, dans la chambre de Prusse, alors qu’on y discutait sur la constitution fédérale. « Si le parlement, avait-il dit, décide que ses membres doivent être indemnisés, je crois qu’il sera difficile de, ne point céder. » M. de Bismarck ne fut nullement troublé par cette réminiscence. « Je ne sais pas, répondit-il, si j’ai tenu ce langage ; mais, puisque l’orateur l’affirme, je le crois volontiers. J’ai donc dit : Ce sera difficile ; mais me croyez-vous homme à reculer devant mon devoir, même quand il est difficile ? » L’assemblée, charmée de la réplique, se mit à rire. On dit qu’elle n’a point trouvé d’aussi bon goût une réponse indirecte que fit encore le chancelier à ces demandes périodiques d’indemnité. Dans la salle des pas-perdus, au-dessous du médaillon d’Uhland, il a fait écrire ce quatrain, tiré des œuvres du poète :

Uneingedenk gemeinen Lohnes,
Seid ihr bebarrlich, emsig, treu,
Des Volkes Würde, wie des Thrones,
Beachtet ihr mit heil’ger Scheu.
« Dédaigneux d’un vil salaire,
Travailleurs plein de zèle et sujets pleins de foi,
Vous respectez ensemble et le droit populaire
Et la majesté du roi. »


Il est aisé de voir que le gouvernement a voulu trouver un correctif au suffrage universel, et il a réussi. La vie est fort chère à Berlin, les petites fortunes n’y sont point à l’aise, et les députés qui ne sont ni propriétaires ni financiers y restent le moins possible ou n’y viennent pas du tout. Le député Bebel, tourneur de son état, gagnait sa vie, avant d’être emprisonné, en travaillant dans l’atelier d’un confrère berlinois ; mais on dit que 18 députés, parmi lesquels 13 Bavarois, catholiques et particularistes, n’ont jamais siégé.

Aux députés qui sont retenus dans d’autres assemblées, à ceux que le manque d’indemnités empêche de venir à Berlin, il faut ajouter les Polonais, les fonctionnaires de tous ordres qui invoquent de temps en temps les nécessités du service pour obtenir un congé, les négocians et les industriels qui ont souvent consacré trois mois aux travaux législatifs d’un petit état avant de se rendre au parlement, d’où ils s’échappent aussi souvent qu’ils peuvent, enfin les malades et les habiles qui se font envoyer aux eaux par un certificat de médecin. On comprend que le Reichstag soit toujours sous la menace de l’incapacité de vote. Il expédierait volontiers les lois, nonobstant cet obstacle ; mais, comme tout projet a des adversaires, il se trouve toujours quelque indiscret qui réclame au moment décisif l’appel nominal. Il faut lever la séance, et c’est encore une journée perdue. Voilà pourquoi l’assemblée, qui approche de la clôture de ses travaux, que la fatigue et la chaleur accablent en même temps, vient de se montrer si dure pour deux de ses membres. MM. Seiz et Lugscheider se résignent et prennent leurs places ; ils auraient pu cependant ne point accepter cette décision, car, un moment après qu’elle fut rendue, je comptai par curiosité les députés présens ; ils étaient 189, et le Reichstag, au moment où il prenait ses précautions contre l’incapacité de vote, n’était pas en nombre.

L’ordre du jour porte d’abord « la troisième discussion des conventions concernant le règlement des frontières franco-allemandes dans certaines communes. » La loi est votée au milieu de l’inattention générale ; puis vient « la première et, s’il y a lieu ; la seconde discussion du projet relatif à l’introduction dans le royaume de Bavière de la loi de la confédération du nord sur les sociétés agricoles et industrielles. » La délibération est longue et sérieuse, mais ne semble guère intéresser l’assemblée. Plusieurs orateurs se succèdent ; ils parlent de leur place ; d’ailleurs les députés ne montent à la tribune que lorsqu’ils désespèrent de se faire entendre autrement. En général ils parlent brièvement et sans phrases ; peu de discours passent la demi-heure, et l’éloquence à fracas n’est point de mise ici. Aussi les applaudissemens sont-ils réservés pour les grandes circonstances, et souvent l’orateur se rassied sans que sa péroraison soit accompagnée par ces très bien qu’en France des voisins charitables tiennent toujours au service de quiconque a parlé. Les Allemands se louent de cette simplicité de leurs débats parlementaires, et ils ont raison ; mais ils devraient aussi s’offenser du sans-gêne des auditeurs. Sur tous les bancs, des conversations sont engagées à demi-voix, et la demi-voix, à cause de la dureté de la langue, est très bruyante. Beaucoup se promènent ou tiennent des conciliabules, assis dans les coins, autour d’une table qui porte une carafe et des verres renversés comme au cabaret. La mauvaise disposition des sièges rend ce va-et-vient obligatoire : on y est à l’étroit, et le rebord de banquette qu’on a devant soi ne permet point d’écrire le moindre billet ; mais ces incommodités ont leurs partisans. Comme un député exprimait devant un de ses collègues, membre de la commission dite du nouveau Reichstag, l’espoir que dans la future salle chacun aurait son tiroir, son pupitre et son écritoire : « Pourquoi pas aussi, s’écria celui-ci, un hamac et un appareil à faire du café ? » C’était un de ces rigoristes du nord qui parlent à tout propos de l’austérité des ancêtres et du relâchement des mœurs de la génération présente, toujours occupée à trouver ses aises. Ces moralistes donnent parfois la comédie : un jour qu’on discutait la proposition d’établir dans des boutiques des dépôts de timbres-poste, l’un d’eux s’indigna, disant qu’à la fin cette recherche de la commodité était intolérable. Hélas ! ces Catons du Brandebourg luttent en vain contre un courant qu’ils n’arrêteront pas. On vend des timbres-poste dans les boutiques ; on donnera aux députés pupitres et tiroirs… En attendant, une dizaine à peine de ceux-ci suivent la discussion, parmi lesquels M. de Moltke. Il est entré tout à l’heure, en petite tenue de général, l’épée au côté, et il a pris sa place à l’extrême droite. Eclairé d’en haut, son grand front semble luire : il écoute attentivement, ne se déplaçant que pour mieux entendre. Plusieurs de ses collègues viennent le saluer, et l’on voit à leur attitude le respect qu’il inspire ; mais il ne prolonge pas la conversation, car il pratique son devoir de député en toute conscience et modestie et l’application qu’il met à faire tout ce qu’il fait est le trait caractéristique de son esprit.

Quelques minutes après, une petite porte donnant sur la galerie où siège le conseil fédéral s’ouvre et laisse passer M. de Bismarck. Il est aussi en tenue militaire. Les huissiers se rangent sur son passage : on dirait qu’ils ne se sentent pas assez collés contre la muraille. Pourtant il ne semble pas que le chancelier inspire le même genre de respect que M. de Moltke : il aborde familièrement les gens avec l’allure décidée d’un cavalier. M. de Moltke a les gestes doux d’un pasteur réformé ; M. de Bismarck donne des poignées de main de colonel. Il salue d’un signe M. Simson, et celui-ci se lève. Je m’en étonne, mais mon voisin m’affirme qu’il en est ainsi tous les jours, et que le chancelier et le président professent l’un pour l’autre une estime singulière. N’est-ce point ce président pourtant qui jadis, dans la chambre de Prusse, fit une si verte réplique au chancelier, alors chef du cabinet prussien ? C’était au temps du conflit, et M. de Bismarck venait de réunir contre lui l’unanimité des suffrages ; il témoigna tout son mépris pour cette sotte manifestation. « Tant que je serai commandé à cette place par sa majesté le roi, dit-il, j’y resterai ! » — « Bah ! s’écria M. Simson, les sauteurs de corde aussi se vantent de ne jamais tomber ! » Le succès est un puissant magicien qui opère de telles métamorphoses ! .. M. de Bismarck a pris sa place ; aussitôt on lui apporte l’un après l’autre des portefeuilles qu’il ouvre avec une petite clé tirée de sa poche ; il lit et donne des signatures. Sa tête, à demi penchée, est effrayante : le crâne est puissant, mais sans régularité ; le front abrupt est encadré par le buisson hérissé des sourcils ; le nez paraît écrasé ; cette bosse du crâne, ce sourcil et la dure moustache, trois saillies, voilà toute sa figure ; mais la main qui court sur le papier est fine, aristocratique et douce. Le chancelier laisse passer presque sans intervenir la délibération sur le projet de loi qui règle l’introduction de la constitution allemande dans l’Alsace-Lorraine : c’est le troisième article de l’ordre du jour. Comment rendre l’impression funèbre que ces débats font sur un Français ? Les orateurs n’y mettent point de passion : ils exposent toutes les raisons qu’ils ont de craindre des élections hostiles ; ils font l’exact tableau des sentimens qui règnent dans les provinces annexées ; ils ne se laissent égarer par aucune illusion ; ils ne mentent point. L’un d’eux, M. Lœve, dit simplement la vérité sur l’annexion. « Quand vous vous êtes décidés à l’annexion de l’Alsace-Lorraine, vous saviez bien que vous auriez affaire à une population dont la majorité protestait contre toute séparation d’avec la France : aussi ne l’avez-vous pas prise pour ses beaux yeux… (Rires bruyans.) Vous l’avez prise, parce qu’il vous fallait porter notre frontière aux Vosges. » Du même ton, ils énumèrent toutes les raisons qu’ils ont d’espérer un changement dans le cœur de leurs victimes : ils comptent sur le temps, sur leur patience, sur l’infirmité de la nature humaine, qui ne se plaît pas aux regrets éternels. Ce calme même, ce calme surtout m’exaspère. Heureusement une voix s’élève pour protester ; mais qu’elle est mélancolique ! C’est celle du député danois. « Il est tout naturel que je prenne la parole sur cette question, dit-il, car personne mieux que moi ne saurait rendre les sentimens des Alsaciens-Lorrains. Je sais ce que nous avons souffert, mes compatriotes et moi, quels furent nos soucis et notre deuil quand nous apprîmes que le traité de Vienne nous cédait aux puissances alliées comme prix de la victoire ! » — « A la question ! » crie-t-on de toutes parts ! — « Je crois, dit alors M. Simson, que l’orateur n’est pas tout à fait dans la question ; mais la chambre ferait bien de permettre à M. le député de dire à cette occasion ce qu’il a sur le cœur ! » C’est le style de la condoléance prussienne ! Ainsi parle le roi Guillaume à tous les annexés quand il les félicite de la fidélité qu’ils gardent aux choses du passé, et qu’il prétend être le gage de leur fidélité future à sa royale maison. M. Simson permettra sans doute l’an prochain aux députés d’Alsace de dire aussi « ce qu’ils ont sur le cœur ; » au besoin même, il ajoutera que leur attachement à leur patrie et leur profonde douleur prouvent que ce cœur est demeuré allemand.

La quiétude avec laquelle le Reichstag vient de délibérer sur le sort de l’Alsace est tout à coup troublée par un long incident, comme il ne s’en est pas encore produit dans ce parlement. On allait discuter un projet de loi sur la presse présenté par M. Windthorst, et celui-ci avait interrogé le chancelier sur un projet de même nature, mais de caractère tout différent, préparé dans le sein du conseil fédéral. Il avait dit en passant que ce projet, émané de l’initiative prussienne, lui paraissait mal venu, et que le parlement ne l’accepterait jamais. M. de Bismarck avait cessé d’écrire, et donnait des signes non équivoques d’impatience. Il se lève, et quand le président prononce la formule : « le chancelier de l’empire a la parole, » le chancelier avait déjà commencé à parler. Il reproche à l’orateur d’avoir, sans autre forme de procès, condamné le projet du gouvernement prussien en affirmant qu’il ne serait jamais accepté par le Reichstag, et donne à son tour à M. Windthorst l’assurance que le sien sera repoussé par le conseil fédéral. « Avec ce système de veto contre veto, dit-il, nous n’arriverons à rien. » Voilà un commentaire éloquent dans sa brièveté du chapitre de M. Cherbuliez sur ces « mystères de la confédération du nord » qui ont passé dans la constitution de l’empire. Le conseil fédéral s’est accru en 1871 par l’accession des plénipotentiaires des états du sud : 16 membres seulement sur 57 sont prussiens ; mais, la Prusse dispose des voix des petits états enclavés dans son territoire, emprisonnés dans les filets de ses conventions particulières. S’il est possible qu’elle rencontre parfois quelque résistance lorsqu’elle veut porter une atteinte nouvelle aux rares prérogatives réservées à ses alliés, sa volonté prévaut sans conteste dès qu’il s’agit d’arrêter les velléités libérales de l’assemblée. On sait au surplus que les débats se font à huis-clos, et M. de Bismarck en tête-à-tête doit trouver tant d’argumens décisifs ! Il ne se déconcerte pas d’ailleurs dans les séances publiques, car voici que, sans se soucier plus longtemps de M. Windthorst, il reproche au parlement d’avoir mis à l’ordre du jour ce projet de loi sur la presse après avoir déclaré que le temps lui manquait pour discuter d’autres lois auxquelles le gouvernement attache pourtant la plus grande importance. « Pour sa majesté l’empereur, dit-il, ou, s’il ne m’est point permis de prononcer ce nom ici, pour le chancelier, qui représente sa majesté, il est pénible de voir qu’on ne montre point le même empressement à l’égard des lois présentées par nous que pour celles qui se trouvent précisément en opposition avec les vues des gouvernemens alliés. » Et le chancelier se rassied sans avoir dit un mot du mystérieux projet élaboré contre la presse par le conseil fédéral.

M. Lasker, qui lui succède, disculpe l’assemblée du reproche d’avoir effacé de son ordre du jour la loi militaire présentée par le gouvernement. C’est cette loi qui tient si fort à cœur au chancelier ; mais comment exiger de l’assemblée qu’à la veille de sa clôture elle expédie la discussion d’un projet que des hommes spéciaux ont mis toute une année à préparer ? La loi a donc été renvoyée à la session prochaine. Tous les jours, le Reichstag attend que d’autres lois non moins importantes, également présentées par le gouvernement et qui doivent de toute nécessité être votées avant la séparation, viennent en séance, mais il attend en vain : les unes ont été déposées trop tard, et sont encore retenues dans les commissions, le gouvernement ne s’est pas même dessaisi des autres. Aussi bien dispense-t-il toujours d’une main lente et « goutte à goutte » aux députés la matière de leur travail, et maintes fois cette assemblée, qui pour tant de raisons est pressée d’en finir, s’est vue contrainte (quelle ironie !) à se donner des jours de congé. Aujourd’hui elle n’a rien à son ordre du jour par la faute du gouvernement ! Faut-il qu’elle chôme encore ? Non ? après avoir voté tant de lois financières et militaires, elle se met à discuter un projet émané de l’initiative d’un de ses membres et qui intéresse les droits du peuple ; elle a pris cette résolution parce qu’elle est inquiète du fameux projet préparé par le gouvernement, parce qu’elle n’a d’ailleurs autre chose à faire, si ce n’est de lever la séance, et le chancelier lui reproche d’allonger sans raison la session ! C’est en réalité trop singulier !

Voilà un tableau complet où sont mises à la clarté du ciel les misères du parlement d’Allemagne. Il est certain qu’aucune assemblée au monde n’a travaillé plus que celle-ci ; elle renferme un grand nombre d’hommes, non-seulement laborieux, mais compétens dans toutes les questions, car avec les ouvrages publiés par ses membres sur les matières d’état elle pourrait se composer une riche bibliothèque ; elle est stimulée encore par le patriotisme et par le désir de ne point tromper l’attente qu’a excitée en Allemagne l’entrée en scène du premier Reichstag. Et toutes ces bonnes qualités, ces louables intentions n’empêchent point qu’elle n’ait dépensé sa peine à produire peu de chose. D’où vient le mal ? Pourquoi les lois se font-elles si longtemps attendre ? pourquoi sont-elles si mal préparées, alors que l’extrême complication de l’état politique de l’Allemagne et l’obscurité de la limite qui sépare les droits de l’empire des droits particuliers exigeraient un examen si approfondi ? Pourquoi la publication en est-elle faite sous une forme irrégulière et défectueuse ? Parce que l’empire allemand n’a pas de conseil d’état, parce qu’il n’a point de ministère à lui, parce que M. Delbrück, le président de la chancellerie fédérale, est le seul homme qui appartienne tout entier à l’empire, quand les autres donnent la meilleure partie de leur temps aux affaires des états particuliers, parce qu’enfin à cet empire il manque une constitution et, pour tout dire, un gouvernement. M. de Bismarck connaît mieux que personne les causes des abus signalés par M. Lasker : aussi se gardera-t-il de répondre aux reproches de son adversaire.

Pendant que parlait M. Lasker, le chancelier, les mains repliées sur les cuisses et le corps penché en avant, regardait l’orateur ; à mesure que la voix de celui-ci s’animait et urne la gauche s’enhardissait à l’appuyer par ses bravos, on suivait sur son visage les progrès de l’irritation. Quand M. Lasker se rassied, au milieu de vifs applaudissemens, le chancelier se lève toujours sans demander la parole. Décidément il n’est point orateur : il n’a ni l’élocution, ni le geste, ni l’attitude ; il se balance de droite à gauche ; il se tire la moustache, et, pour attendre les mots qui ne viennent pas, regarde ses ongles, ou bien considère alternativement les deux extrémités d’un crayon, qu’il ramasse sur ses papiers ; mais il ne se presse pas, il hésite et il ânonne jusqu’à ce que le mot cherché soit enfin trouvé. Le plus étrange est que sa voix est douce, presque caressante ; du ton le plus charmant, il répond qu’il voudrait savoir où le précédent orateur a pris texte pour sommer le gouvernement de se dire, oui ou non, prêt à discuter les droits du peuple. « Ce sont, dit-il, des paroles d’un temps passé, et que j’ai le droit d’appeler déclamatoires. J’ai vécu dans un temps où quiconque avait à faire une proposition qui lui était commandée par l’intérêt de sa position personnelle ou par ses vues politiques particulières revendiquait pour lui seul le droit de représenter le peuple. Tous ceux qui siègent ici sont représentans du peuple ; moi aussi, j’ai ma part des droits du peuple ; sa majesté l’empereur lui-même appartient au peuple ; c’est nous tous qui sommes le peuple, et non les messieurs qui ont la vieille prétention, pas toujours justifiée, d’être des libéraux… » Ces paroles venant de M. de Bismarck et dites à M. Lasker étaient les plus cruelles qu’il pût imaginer. M. Lasker est rouge jusqu’aux oreilles ; les progressistes sont fort émus ; ils adressent au chancelier, de vives apostrophes, et je vois M. Duncker agiter une tête menaçante. Cette scène nous reporte aux mauvais jours du conflit, et M. Simson, qui ne les a point oubliés, invite les interrupteurs au silence ; mais tout est bien qui finit bien, et l’issue de cet incident en est le morceau le plus surprenant.

Après une courte explication entre le chancelier et MM. Windthorst et Duncker, M. von Bennigsen demande la parole. Il regrette qu’à propos de la simple question de la mise à l’ordre du jour d’un projet de loi on l’ait pris sur un ton que le Reichstag n’avait point encore entendu ; que sera-ce donc quand on discutera sur le fond ? Le plus sage serait de renvoyer la délibération à la session prochaine, comme on a fait pour la loi militaire ; si l’on n’a rien à mettre demain à l’ordre du jour, on se donnera congé ; la commission du budget, qui est surmenée de travail, pourra prendre quelque repos : « cela vaudra mieux que de voir des membres de cette commission arriver en séance fatigués, et parfois avec une mauvaise humeur qui n’est point sans excuse. » C’est la sagesse même qui parlait par la bouche du conciliateur M. Bennigsen, et la sagesse, comme on dit, finit toujours par prévoir ; mais il fallait, avant de se séparer, ménager une réconciliation générale. « J’ai une explication personnelle à demander à M. le chancelier de l’empire, » dit M. Lasker, qui assure n’avoir rien compris à la colère de M. de Bismarck. En parlant des droits du peuple, il n’a voulu ni évoquer le souvenir des temps passés ni mettre en opposition le peuple et le gouvernement de l’empire. Il sait qu’un conflit entre le Reichstag et M. de Bismarck serait funeste au pays ; il espère bien qu’on n’a eu aujourd’hui qu’une « apparence de conflit, » et qu’on saura se garder à l’avenir même de semblables apparences. M. de Bismarck n’est point apaisé par ces paroles. Il maintient que M. Lasker a pris l’offensive. « Ce n’est pas le genre de l’orateur qui m’a précédé, dit-il, de crier et de gesticuler quand il est aux prises avec un adversaire ; seulement il a le grand talent d’aiguiser ses traits, je ne dirai pas de les empoisonner, mais de leur donner une saveur mordante. » Quant à son projet de loi sur la presse, quelque accueil qui lui soit réservé, il le maintiendra. « Je sais mon devoir envers les gouvernemens alliés, et je ne suis pas assez timide pour reculer malgré la faiblesse de ma santé. » Ces derniers mots, assez inattendus, sont-ils une excuse dissimulée ? Ce sont en tout cas les seuls où l’on puisse voir quelque envie d’atténuer l’effet de l’incartade de tout à l’heure, On finit pourtant par s’entendre ; il ne restait plus qu’à renvoyer à des temps meilleurs le projet de loi de M. Windthorst : c’est ce que fait le Reichstag avec beaucoup de calme et de dignité. La discussion en est simplement ajournée, mais personne ne doute que ce ne soit pour longtemps. M. Simson lit l’ordre du jour du lendemain, il n’y est point question de la presse, et la séance est levée[1].

Le lendemain et les jours suivans, il n’était bruit dans Berlin que de la séance du Reichstag : les esprits sérieux disaient avec raison que de tels incidens ne sont pas bons pour la renommée politique de l’Allemagne. En effet M. de Bismarck a trop clairement montré dans cette discussion que le parlement est à ses yeux une machine propre à voter les impôts, les lois militaires, les constructions de forteresses et les chemins de fer stratégiques, ou bien à détruire pièce à pièce ce qui reste de la souveraineté des petits états : sur tous ces chapitres, l’entente entre l’assemblée et lui est toute cordiale ; mais il l’arrête au premier pas qu’elle fait pour user de son initiative au profit de la liberté. Oh a trop bien vu aussi que, pour défendre les libertés publiques menacées, le Reichstag est mal armé. Le centre, qui les réclame, est suspect au reste de l’assemblée, et son intervention en leur faveur suffit à refroidir le zèle de maints nationaux-libéraux, progressistes et protestans, dont le plus vif sentiment est la haine du catholicisme. Les autres partis ne peuvent s’entendre pour faire obstacle à l’autocratie du chancelier, car chacun d’eux est à la fois de gouvernement et d’opposition : la gauche est avec le chancelier pour appuyer les mesures révolutionnaires, la droite pour applaudir aux projets réactionnaires ; tour à tour elles sont satisfaites ou mécontentes, et c’est le même homme qui à des intervalles égaux provoque ces manifestations opposées. En réalité, au-dessus de ce parlement, produit d’un mauvais système électoral, impuissant par la faute d’une constitution à dessein mal faite, le chancelier est seul et veut rester seul, tout pareil à ce roi de France duquel on disait que son cheval portait tout son conseil. « Il n’écouta plus, me disait un député qui s’honore d’être compté au nombre de ses amis, il n’écoute plus, il n’entend même plus ! » — « Il a fait de l’Allemagne sa chose propre, disait un autre ; il s’est fabriqué un empire de chancelier (Kanzlerreich). »

Personne n’éprouve, à vrai dire, d’inquiétude immédiate. La force qui a créé l’empire est là pour le défendre. A côté du chancelier siègent, sur les bancs du conseil fédéral, des administrateurs de premier ordre, et M. de Hoon, qui applique à l’Allemagne entière, avec la persévérance laborieuse qu’on lui connaît, les institutions militaires de la Prusse. Sur tous les points d’ailleurs, une majorité d’hommes de bonne volonté accepte et soutient le fait accompli ; mais l’administration, l’armée et la meilleure volonté du monde ne suffisent pas à faire vivre une création nouvelle. La véritable vie politique, où tous les partis se classent, se meuvent, et finissent par trouver leur équilibre, l’empire d’Allemagne ne la possède pas. Aussi, à défaut d’un homme qui puisse prétendre à remplacer un jour M. de Bismarck, on ne voit point comment se formeraient les ministres qui seraient dans l’avenir « la monnaie » du grand homme, et les Allemands qui réfléchissent avouent que leur patrie, comme l’Italie après Cavour, pourrait bien un jour traverser une période difficile. Quand ils songent aux résistances qui restent à vaincre, au Hanovre, qui proteste encore, aux petits états qui ont conservé leur organisme complet, où ils puiseront des forces pour reconquérir ce qu’ils ont perdu, aux querelles religieuses, au danger social, et qu’ils voient un seul homme tenir d’une main jalouse tous les fils du gouvernement le plus compliqué qu’on ait vu, les optimistes disent, il est vrai : « Après lui, la constitution et la liberté ; » mais il ne manque pas de pessimistes qui répliquent et impriment : « Après lui, le déluge ! »


ERNEST LAVISSE.

  1. Le projet de loi n’a plus reparu à l’ordre du jour.