Une Réconciliation. — L’Espagne et l’Amérique latine

Une réconciliation – L’Espagne et l’Amérique latine
Alcide Ebray


UNE RÉCONCILIATION

L’ESPAGNE ET L’AMÉRIQUE LATINE

On a distingué, jusqu’ici, deux phases principales dans l’histoire des rapports du Nouveau Monde avec l’Espagne et l’Angleterre, les pays européens qui ont le plus contribué à lui donner sa physionomie actuelle. La première a consisté dans la domination directe des deux nations conquérantes sur les contrées conquises, lesquelles étaient réduites à l’état de dépendances. Puis est venue la seconde phase, conséquence d’une exploitation maladroite, et qui a été marquée par l’émancipation de ces dépendances. Bien que ce soient les colonies anglaises qui aient été les premières à se soulever, ce mouvement insurrectionnel n’a abouti qu’à un résultat partiel, puisque le Dominion du Canada est encore une dépendance britannique. En ce qui concerne l’Espagne, la seconde phase est consommée. Bien que ses colonies n’aient commencé que plus tard à s’émanciper, cette émancipation est désormais complète, puisque la guerre hispano-américaine de 1898 lui a fait perdre ses dernières possessions dans le Nouveau Monde. Cette seconde phase, aussi bien en ce qui concerne l’Espagne que l’Angleterre, a eu pour caractère commun une grande défiance et même de l’hostilité de la part des colonies émancipées à l’égard de l’ancienne mère patrie, considérée comme une marâtre. Il en est résulté un relâchement des rapports sociaux et économiques correspondant à la rupture des liens politiques. Nous serait-il réservé de voir s’ouvrir prochainement, dans les relations internationales de ces pays européens et américains, une nouvelle et troisième phase, qui consisterait dans un rapprochement assez étroit, sans qu’il puisse être question du rétablissement des anciens liens politiques ? On pourrait le croire, surtout, en ce qui concerne l’Espagne et l’Amérique latine. On a vu se manifester presque simultanément, en Angleterre et en Espagne, une tendance à créer des rapports plus étroits entre la métropole et ses anciennes colonies. En Angleterre, la campagne a été menée avec quelque ostentation par M. Chamberlain et ses disciples, le but poursuivi n’étant autre que la conclusion d’une « alliance anglo-saxonne » qui aurait dominé le monde. En Espagne, on a procédé beaucoup plus modestement, sans parler d’alliance ni de domination universelle, mais simplement d’un rapprochement dans le domaine social et économique. Or, tandis que l’agitation bruyante en faveur de l’ « alliance anglo-saxonne » a échoué, parce que les Américains se sont tenus sur une grande réserve, la propagande hispano-américaine a déjà produit un résultat visible, d’où pourront en découler d’autres : à savoir la réunion du « Congrès social et économique hispano-américain, » qui a siégé à Madrid au mois de novembre 1900, et dont la mission était de rechercher les bases d’un rapprochement entre l’Espagne et ses anciennes colonies de l’Amérique latine. C’est uniquement de ce mouvement hispano-latino-américain qu’il sera parlé dans le présent article. La politique américaine des Etats-Unis rend cette question particulièrement intéressante. En effet, tandis que l’Espagne cherche à attirer à soi l’Amérique latine, les Etats-Unis procèdent exactement de même au nom de la doctrine de Monroë. Autrement dit, le pan-américanisme se dresse devant l’hispano-américanisme, en sorte qu’on ne saurait ne pas suivre avec curiosité cette lutte engagée, en vue de la prépondérance dans l’Amérique latine, entre deux champions aussi inégaux que les Etats-Unis et l’Espagne.


I

Tandis que l’agitation en faveur de l’ « alliance anglo-saxonne » était partie des sphères officielles d’Angleterre, le caractère particulier de la propagande hispano-américaine consiste en ce qu’elle a été organisée par l’initiative privée, très efficacement secondée, il est vrai, par l’action et les encouragemens du gouvernement espagnol ainsi que des gouvernemens de l’Amérique latine. Le Congrès de Madrid, de même que ce qui avait été fait précédemment dans le même sens, a été l’œuvre de l’Union ibéro-américaine, à laquelle il sera juste d’attribuer le principal mérite du rapprochement hispano-américain, si les espérances qu’ont fait naître ses premières tentatives viennent à se réaliser. Cette intéressante société, qui a son siège à Madrid, dans la rue d’Alcala, et qui a été reconnue d’utilité publique par un décret royal du 18 juin 1890, s’est donné pour tâche et pour raison d’être de travailler par tous les moyens à ce rapprochement.

C’est pourquoi M. Silvela, dans l’exposé qu’il a présenté à la Reine-Régente, le 16 avril 1900, pour lui recommander la signature d’un décret plaçant le Congrès hispano-américain de Madrid sous le patronage du gouvernement, a pu dire « que l’Union ibéro-américaine avait été créée pour resserrer en tout temps les rapports de l’Espagne avec les peuples américains d’origine ibérique ; qu’elle avait été la première à se constituer dans le pays, s’inspirant de raisons pratiques en vue d’un but social élevé ; et qu’elle avait été aussi l’instigatrice du glorieux centenaire de la découverte de l’Amérique… » L’Union, qui a pour président M. Faustino Rodriguez San Pedro, et pour secrétaire M. Pando y Valle, ne se borne pas à organiser des Congrès ; elle publie régulièrement, deux fois par mois, une revue qui s’appelle elle-même l’Union ibéro-américaine, et qui a pour but de condenser toutes les études ayant trait aux rapports de l’Espagne avec l’Amérique latine.


Il va sans dire que ce n’est pas par pur idéalisme que les Espagnols cherchent à se rapprocher, dans l’ordre économique et social, de leurs anciennes colonies américaines, bien qu’il soit incontestable que le sentiment a sa part dans le mouvement auquel nous assistons.

M. Charles Benoist, parlant ici même de la ténacité remarquable que l’Espagne mettait à défendre les débris de ses possessions d’Amérique, s’exprimait de la manière suivante :

… Or immédiat, et réel, et visible à tous est bien l’intérêt espagnol que met en jeu l’insurrection cubaine ; ici viennent peser de tout leur poids une raison géographique et une raison économique, lesquelles s’ajoutent l’une à l’autre et font, en somme, une même raison.

« Pénétrez-vous bien de ceci, m’a dit un des orateurs le plus écoutés des deux Chambres : que nous ne pouvons pas renoncer à Cuba ; nous ne le pouvons absolument pas, autant que l’homme peut ne pas pouvoir. Vous autres, Français, si l’une de vos vieilles colonies se détachait, vous vous consoleriez peut-être à la pensée que vous en avez de nouvelles, et l’Afrique comblerait le vide qui se creuserait pour vous en Asie ou en Amérique. Mais nous, nous n’avons pas de nouvelles colonies, et, des vieilles, qu’est-ce que nous avons encore, en comparaison de ce que nous avons eu ? Cependant des colonies nous sont plus utiles qu’à vous-mêmes, à cause de notre position géographique, à l’extrémité de l’Europe, et entre deux mers. Vous tenez, vous, au continent ; vous y êtes solidement liés par une longue frontière territoriale, ouverte sur quatre ou cinq pays, et, à travers ceux-là, sur tous les autres. Nous, nous sommes une péninsule, fermée, du côté de la terre, par de hautes montagnes. Nous n’avons de jour que sur l’Océan et la Méditerranée, une mer occidentale et une mer orientale.

« C’était, en vérité, le génie de l’Espagne qui portait nos pères à suivre le double flot, se retirant et les attirant vers l’Occident et vers l’Orient ; et avec eux allait la fortune de l’Espagne. Comme péninsule, il nous faut une marine ; pour que nous ayons une marine, il nous faut une attraction sur la mer vers l’Orient et vers l’Occident ; et c’est en quoi Cuba et les Philippines nous tiennent par des liens que nous ne pouvons pas leur permettre de rompre. Il y va de la vie, il y va de l’honneur et, pourquoi le cacher ? il y va aussi de l’argent. Si pauvre, si affaiblie ou si attardée, si peu développée qu’on la dise au point de vue économique, l’Espagne a trois provinces au moins industrieuses et riches. Elle a les fers de la Biscaye, les tissus de la Catalogne et les blés de l’Andalousie ; quand même tout le marché intérieur leur serait réservé, il ne suffirait pas. En sorte que Cuba et les Philippines nous sont à la fois historiquement sacrées, politiquement nécessaires et économiquement utiles. » Ainsi s’exprime, ou à peu près, un homme qui passe, à juste titre, pour dire de fort bonnes choses et les dire fort bien[1].


C’est parce que l’Espagne « n’a pas pu ne pas pouvoir » qu’elle cherche aujourd’hui à réparer, du moins en ce qui concerne l’Amérique latine, le dommage matériel et moral que lui a causé sa guerre malheureuse. Bien que Cuba et Porto-Rico, avec leur population espagnole péninsulaire estimée à 300 000 âmes, fussent le principal trait d’union entre le Nouveau Monde et la métropole, ainsi que l’élément essentiel de l’action politique et économique de cette dernière dans les pays américains, tout ne semble pas perdu pour l’Espagne parce qu’elle a perdu ses colonies. Entre les Américains d’origine espagnole et les 18 millions d’Espagnols européens, — au total, un peu plus de 62 millions d’individus, — il existe encore le lien de la communauté de race, et celui, tout aussi important, que représente l’émigration péninsulaire vers l’Amérique latine. On estime déjà à un million environ le nombre des Espagnols fixés dans les anciennes colonies ; et, comme les provinces maritimes de la péninsule continuent de fournir un très fort contingent à l’émigration, on espère, en Espagne, pouvoir maintenir un certain degré de cohésion dans l’ensemble de cette race espagnole, qui, par le nombre, ne le cède qu’aux Anglo-Saxons et aux Slaves. De cette manière, les rapports économiques se développant à la faveur de la cohésion politique et morale, les Républiques latines du Nouveau Monde pourraient devenir, pour leur ancienne métropole, sinon aussi « historiquement sacrées » que Cuba et les Philippines, du moins aussi « politiquement nécessaires et économiquement utiles. » Telle semble bien être l’idée dominante des promoteurs espagnols du rapprochement hispano-américain.


II

Comme on l’a fait remarquer au cours du Congrès de Madrid, la politique qu’avait adoptée l’Espagne à l’égard de ses anciennes colonies, après qu’elles se furent émancipées, avait créé dans l’Amérique latine un état d’esprit en apparence peu favorable à ce rapprochement. Tandis que l’Angleterre et le Portugal, acceptant les faits accomplis, n’avaient pas tardé à renouer des relations officielles avec leurs anciennes dépendances devenues États indépendans, — ce qui avait eu pour conséquence la reprise des relations particulières, sociales et économiques, — l’Espagne, plus sentimentale que pratique, avait boudé pendant trop longtemps ceux qu’elle considérait comme des fils ingrats. Ainsi s’étaient perpétués, des deux côtés de l’Atlantique, des préjugés qui avaient contribué à éloigner l’une de l’autre les deux branches de la grande famille espagnole. Cependant, la raison ayant fini par l’emporter sur le ressentiment, elles avaient compris la nécessité de rétablir entre elles des rapports, sinon encore cordiaux, du moins réguliers et normaux.

Le 28 décembre 1836, fut conclu le traité de paix et d’amitié par lequel l’Espagne reconnaissait le Mexique comme État indépendant. Quelques questions étant restées pendantes entre les contractans, le traité de 1836 fut complété par des arrangemens subséquens en 1847, 1851 et 1853 ; enfin, en 1859, intervint l’arrangement Almonte-Mon. Ultérieurement se produisit l’intervention collective de l’Espagne, de l’Angleterre, et de la France au Mexique ; et, comme aucun nouveau traité n’est intervenu depuis ces événemens entre le Mexique et l’Espagne, on peut discuter la question toute théorique de savoir si le traité de 1836, avec ses modifications subséquentes, est encore en vigueur entre les deux contractans. Pratiquement, ceux-ci se comportent comme s’il l’était. Le 16 février 1840, fut conclu le premier traité de « reconnaissance, paix et amitié » entre l’Espagne et l’Equateur. Il resta en vigueur jusqu’en 1866, époque à laquelle l’Equateur, de même que la Bolivie, fit alliance avec le Chili et le Pérou, qui étaient en guerre avec l’Espagne. Les hostilités se poursuivirent, sinon en fait, du moins en droit, jusqu’à l’armistice de Washington, du 11 avril 1871. Un traité du 28 janvier 1885 rétablit les relations officielles entre l’Espagne et l’Equateur, et fut complété, dans la suite, par un nouvel arrangement, du 23 mai 1888. En ce qui concerne le Chili, c’est le traité du 25 avril 1844 qui rétablit les relations normales entre cette République et l’Espagne. Rompues par les événemens de 1866, elles ne furent reprises officiellement que douze ans après l’armistice de Washington : le traité du 12 juin 1883 remit en vigueur celui de 1844. Pour ce qui est de la Bolivie, le traité de « reconnaissance, paix et amitié » entre elle et l’Espagne porte la date du 21 juillet 1847 ; ratifié seulement le 22 janvier 1851, il cessa d’exister par le fait de la guerre de 1866, puis il fut remis en vigueur par le traité de Paris, du 21 août 1879. Avec le Pérou, les relations officielles n’avaient été rétablies que par le traité du 27 janvier 1865 : immédiatement rompues par suite de la guerre, elles ne furent reprises qu’à la suite du traité de paix et d’amitié du 14 août 1879, complété par celui du 16 juillet 1897. Entre le Venezuela et l’Espagne, le premier traité de « reconnaissance, paix et amitié » fut conclu le 30 mars 1845. Ultérieurement, la situation troublée de cette République et les pratiques arbitraires de son gouvernement causèrent de nouvelles interruptions dans ses rapports avec l’Espagne, ce qui nécessita la conclusion de nouveaux traités ou arrangemens. L’année 1850 fut marquée par deux traités : l’un avec Costa-Rica (10 mai) ; l’autre avec le Nicaragua (25 juillet). Puis, dans la suite, d’autres traités de « reconnaissance, paix et amitié » furent conclus entre l’Espagne et les Républiques dont les noms suivent : la République Dominicaine (18 février 1855), la République Argentine (9 juillet 1859), le Guatemala (29 mai 1863), San-Salvador (24 juin 1865), l’Uruguay (19 juillet 1870), le Paraguay (10 septembre 1880), la Colombie (30 janvier 1881), le Honduras (17 novembre 1894).

Ainsi, de 1836 à 1894, l’Espagne rétablit des rapports diplomatiques normaux entre elle et ses anciennes colonies, en dépit d’interruptions et de contretemps fâcheux. Mais ni en Espagne ni en Amérique on n’avait attendu que cette évolution se fût accomplie pour revenir à des sentimens cordiaux. Au contraire, c’est l’évolution qui s’était produite dans les esprits qui avait rendu possible l’œuvre diplomatique. On pourrait citer de nombreux exemples de cet apaisement graduel, mais il n’en est pas de plus intéressant qu’un article écrit, en mars 1858, par Emilio Castelar, qui n’avait encore que vingt-six ans. Il ne se trouvait pas isolé, du reste, puisque, son ami, Asquerino, venait de soumettre au gouvernement espagnol l’idée de confédérer entre elles les Républiques hispano-américaines, puis d’établir un lien entre celle confédération et la mère-patrie. Dans l’article auquel nous faisons allusion, Castelar, qui parlait en précurseur, disait entre autres choses :


… Réunir les idées de tous nos écrivains, communiquer au Nouveau Monde l’esprit espagnol sous toutes ses formes rares et variées ; lui rappeler chaque jour, sur tous les tons de notre langue commune, qu’ici vivent des hommes qui sont ses frères ; montrer à ses yeux l’idéal d’un avenir de paix dans lequel, par la réunion de nos forces et de nos intelligences, nous pourrions faire germer dans les entrailles de cette malheureuse Amérique. blessée par la tempête, et dans le sein de cette malheureuse Espagne, consumée par les cendres de ses ruines, une nouvelle science et une nouvelle littérature ; faire tout cela avec une constance rappelant notre ancien caractère, et le faire sans autre récompense que la satisfaction de notre conscience, c’est là un des bienfaits les plus grands et les plus positifs qui se puissent concevoir pour notre race abattue.

Cette œuvre n’est ni moins méritoire, ni moins grande que celle de nos ancêtres. Mais cela ne suffit pas : l’idée qui n’est pas suivie d’un fait est inféconde et stérile ; l’idée qui n’organise pas des forces est comme une goutte d’eau qui s’évapore et se perd…

… La race latine peut exercer, dans le Nouveau Monde, un apostolat supérieur à celui de la race anglo-saxonne. La raison en est simple. Race artiste, race guerrière, portée à la discipline, à l’unité, à la concentration de ses forces ; race éminemment sociale, la race latine peut faire plus, beaucoup plus que la race anglo-saxonne dans le Nouveau Monde. Examinez le caractère de cette dernière. Elle n’est pas humanitaire ; son caractère, ses tendances sont éminemment particularistes et locales. L’Anglo-Saxon ne travaille pas pour une idée ; il travaille pour le commerce. L’Anglo-Saxon, enfermé dans son propre individualisme, n’a ni pour les peuples, ni pour l’humanité, cette très vive sympathie qui caractérise la race latine. Ses victoires n’intéressent que lui, de même que ses défaites. En quelque endroit qu’il se présente, au lieu de chercher un peuple à éduquer ou une race à relever, il ne cherche qu’un grand marché pour y exercer son commerce.


Puis, après des développemens que nous ne pouvons reproduira, le jeune Castelar terminait son article par celle apostrophe un peu exubérante à l’adresse de l’Amérique latine :


L’Amérique, si belle, terre où la nature a épuisé son pouvoir, temple que le créateur a orné de toutes les grandes merveilles, pour y loger une grande idée ; l’Amérique comprendra ce qu’elle doit à la nation espagnole, et elle contribuera à faire que les fils d’une même et belle mère, appelés dans l’un et l’autre continent à une même destinée, unissent leurs intelligences et leurs cœurs pour concourir ainsi à l’accomplissement du plan de la Providence, à la civilisation de la race humaine.


Si de tels sentimens pouvaient déjà se manifester, du côté des Espagnols, en 1858, on comprend qu’ils se soient accentués, et même qu’ils aient été partagés par les Américains, à mesure que s’effaçait le souvenir des luttes passées, et que les rapports politiques se renouaient et se fortifiaient. C’est ce qui explique que, même avant le Congrès hispano-américain de 1900, quelque chose eût déjà été tenté en vue d’un rapprochement. Sans parler de plusieurs traités, dont l’un, celui de 1888 entre l’Espagne et 1 Equateur, avait établi le principe de l’arbitrage, divers Congrès s’étaient tenus entre Espagnols d’Europe et d’Amérique, en particulier les Congrès juridique, géographique et pédagogique de 1892.

D’un autre côté, en même temps que se manifestaient ces tendances à un rapprochement entre l’Espagne et l’Amérique latine, ou constatait les symptômes d’un mouvement analogue entre les différentes Républiques hispano-américaines du Nouveau Monde, bien qu’on eût pu croire qu’elles étaient, de longue date, habituées à se considérer en ennemies plutôt qu’en amies. Dans cet ordre d’idées, il faut rappeler un événement intéressant et original, dû à l’initiative de Léon XIII : il s’agit du Concile des archevêques et évêques de l’Amérique latine, qui s’est réuni à Rome, en 1899. Le Pape, dans une lettre aux membres du Concile, expliquait que, pendant longtemps, il avait cherché le moyen de témoigner d’une manière toute particulière sa sympathie aux fidèles de l’Amérique latine, et qu’il ne lui avait pas semblé qu’il pût atteindre plus heureusement ce but qu’en réunissant en un Concile, pour y discuter des choses de la foi, tous les évêques de cette partie du Nouveau Monde. En conséquence il s’était ouvert de ce projet aux intéressés, lesquels l’avaient approuvé avec joie, exprimant le désir que le Concile se réunît à Rome même[2]. Les matières traitées par cette assemblée ayant été de nature purement théologique, elles ne sauraient trouver place dans le cadre de cet article. Mais ce n’est pas en sortir que de faire remarquer que le Concile de 1899, bien qu’il eût pour but principal de maintenir l’unité de la foi entre les Sud-Américains et le reste de l’Eglise, a eu aussi pour résultat d’établir un lien plus étroit entre tous les dignitaires ecclésiastiques de l’Amérique latine. Or, c’est là un élément appréciable dans la question qui nous occupe, puisque la cohésion intellectuelle et morale des Républiques espagnoles du Nouveau Monde est une condition nécessaire pour la réussite de la propagande entreprise en vue du rapprochement hispano-américain.

On peut donc dire que le terrain avait été heureusement préparé pour le grand Congrès hispano-américain de Madrid.


III

C’est le 16 avril 1900 que M. Silvela, chef du cabinet conservateur alors au pouvoir, soumit à la Reine-Régente le projet de décret relatif au Congrès hispano-américain, qui devait se tenir à Madrid au mois de novembre suivant. Le premier ministre expliquait à la souveraine, dans l’exposé des motifs de ce document, que l’Union ibéro-américaine s’adressait à Sa Majesté pour obtenir d’elle que son gouvernement se mît à la tête de l’œuvre dont elle prenait l’initiative, et qu’il lui accordât son haut patronage. M. Silvela, parlant de l’idée même de ce Congrès, ajoutait que « le gouvernement, que préoccupaient toujours les aspirations légitimes de l’opinion, croyait cette conception digne d’être réalisée, parce qu’il estimait qu’il était favorable pour le pays et d’un intérêt hautement patriotique que les relations de l’Espagne avec l’Amérique latine devinssent toujours plus intimes. »

Il poursuivait en disant que « l’avenir social et économique de la nation espagnole était, en grande partie, lié à la nécessité de stimuler ces sympathies de race existant en Amérique à l’égard de l’Espagne, laquelle devait aborder sans perte de temps, avec désintéressement et noblement, le problème consistant à activer ses relations avec les peuples d’origine ibérique. » Le président du conseil, pas plus que les organisateurs mêmes du Congrès hispano-américain, ne cachait que le but poursuivi était aussi pratique et utilitaire que d’ordre moral et idéal. Il disait : «… Les énergies de la patrie étant tout entières dirigées vers la renaissance de ses forces, il est indispensable que nous luttions sur ces marchés, qui sont nos marchés naturels, pour y contrecarrer l’activité puissante du commerce d’autres nations, lesquelles, grâce à leur propagande, infligent chaque jour une décroissance plus accentuée à notre commerce ; de même, le marché espagnol doit une légitime réciprocité au commerce, à l’industrie et à l’agriculture de ces peuples frères. C’est pourquoi le ministre soussigné estime très opportune la conception économique du futur Congrès, très utile sa réalisation, et pratique l’idée d’expositions permanentes des produits destinés à l’exportation. » M. Silvela, tout en estimant que la préparation même du Congrès devait être laissée à une commission d’organisation issue de l’Union ibéro-américaine, recommandait donc à la Reine Régente de témoigner sa sympathie à cette entreprise en la plaçant sous la protection morale d’une « Junte suprême de patronage. » En conséquence, le décret royal détermina la composition de cette junte suprême, dont la présidence était confiée au ministre des Affaires étrangères ; il détermina aussi la composition de la commission d’organisation, présidée par M. Faustino Rodriguez San Pedro, président de l’Union ibéro-américaine. La Junte suprême de patronage, « comme haute représentation nationale, » disait le décret, devait avoir pour principale attribution de lancer les invitations aux gouvernemens des États hispano-américains dont la participation au Congrès de Madrid était espérée.


Il n’aura pas échappé, d’après ce qui précède, que le succès du Congrès hispano-américain était surtout désiré par l’Espagne, d’où l’on doit conclure que c’est elle qui serait appelée à en tirer les plus grands avantages. Puissance ayant éprouvé un désastre, elle cherchait naturellement un réconfort auprès de ses anciennes colonies. Mais celles-ci répondraient-elles à l’appel de leur ancienne métropole avec autant d’empressement qu’on en avait mis à les inviter ? Ne se détourneraient-elles pas, au contraire, d’un pays que ses malheurs avaient diminué aux yeux du monde ? Telles étaient les questions qu’on pouvait se poser à Madrid, et auxquelles, sans doute, on hésitait d’autant plus à répondre favorablement que l’avortement de l’ « alliance anglo-saxonne » n’était guère un précédent encourageant. A la réflexion, cependant, on aurait pu se rendre compte que ce précédent ne prouvait rien dans le cas de l’Espagne et de ses anciennes colonies. En effet, les États-Unis ont, pour décliner tout rapprochement tant soit peu étroit avec l’Angleterre, des raisons politiques et économiques que les Républiques hispano-américaines du Nouveau Monde ne sauraient avoir à l’égard de l’Espagne. Au point de vue politique, l’Angleterre possède encore, dans l’Amérique du Nord, des intérêts qui sont en opposition avec ceux de l’Union, puisqu’elle y est maîtresse du vaste Dominion du Canada, et que, d’autre part, les impérialistes américains ne cachent pas leur désir d’expulser un jour, comme intrus, les Anglais du Nouveau Monde. Non seulement, donc, les États-Unis sacrifieraient des intérêts américains s’ils consentaient à une alliance anglo-saxonne ; mais, d’un autre côté, l’Angleterre ayant partout de grands intérêts et des ambitions démesurées, toute solidarité anglo-saxonne pourrait imposer à l’Union nord-américaine des obligations gênantes et dangereuses. Au point de vue économique, les États-Unis s’étant ralliés à un protectionnisme outrancier, dont ils commencent à peine à s’écarter, ils n’ont aucune raison de désirer un rapprochement commercial entre eux et l’Angleterre. Mais la situation est tout autre entre les Républiques hispano-américaines et l’Espagne. Celle-ci n’ayant plus de possessions territoriales en Amérique, elle ne saurait porter ombrage à ses anciennes colonies ; n’ayant nulle part de grandes ambitions à réaliser, son amitié ne saurait inquiéter les États disposés à se rapprocher d’elle ; enfin les pays sud-américains et central-américains n’ayant ni la prospérité économique des États-Unis, ni leur ambition de se suffire à eux-mêmes, ils pourraient trouver un avantage dans un rapprochement commercial avec l’Espagne. Il y avait donc, dans cet ensemble de circonstances, des raisons pouvant faire supposer que l’initiative de l’Union ibéro-américaine serait plus favorablement accueillie dans l’Amérique latine que les avances de M. Chamberlain dans l’Amérique anglo-saxonne.

À ces raisons s’en ajoutait une autre d’une nature assez différente. Nous voulons parler de l’inquiétude que ne peut manquer d’inspirer aux Républiques hispano-américaines la tendance toujours plus marquée des États-Unis à se prévaloir de la doctrine de Monroë, détournée de son sens primitif, pour étendre leur hégémonie aux deux Amériques. La conquête des colonies espagnoles a été un premier pas dans cette voie, et la politique du gouvernement de Washington, dans le sens pan-américain, est un indice de ses visées ambitieuses. Après avoir organisé, à Buffalo, une Exposition pan-américaine, il a consacré tous ses efforts au succès du Congrès pan-américain convoqué à Mexico pour le mois d’octobre 1901, en vue de rapprocher les États des deux Amériques. Combinant même la politique d’intimidation avec la douceur, il est allé jusqu’à prendre une attitude presque comminatoire à l’égard du gouvernement du Chili, lequel avait manifesté l’intention de n’assister au Congrès de Mexico que moyennant certaines garanties. Il n’est donc pas impossible que les États hispano-américains, dans la crainte d’être absorbés, ou simplement dominés, par la grande république anglo-saxonne, éprouvent le besoin d’affirmer leur individualité ethnique par un rapprochement avec l’Espagne.

Quoi qu’il en soit, l’initiative de l’Union ibéro-américaine a été accueillie très favorablement dans l’Amérique latine, non seulement par l’opinion publique, mais aussi par les gouvernemens eux-mêmes. L’Argentine, la Colombie, Costa-Rica, le Chili, l’Equateur, le Guatemala, le Honduras, le Mexique, le Nicaragua, le Paraguay, le Pérou, San-Salvador, Saint-Domingue, l’Uruguay, le Venezuela, soit quinze États américains, se sont fait représenter officiellement an Congrès de Madrid, et, dès les premières séances, on put constater chez tous les congressistes, tant américains qu’espagnols, un sincère désir d’aboutir à un résultat pratique. Il apparut également que les Hispano-Américains, malgré les vicissitudes de l’histoire et les luttes qu’ils ont dû soutenir autrefois pour conquérir leur indépendance, n’avaient perdu ni le sentiment-de leur communauté d’origine avec les Espagnols d’Europe, ni la notion de leur solidarité avec les autres nations de civilisation latine.


IV

Au moment de passer en revue ce qu’on peut appeler les résultats du Congrès hispano-américain, il importe, pour prévenir tout malentendu et pour qu’on ne s’en exagère pas la portée, de rappeler que le rôle des congressistes était purement consultatif. Ils n’avaient pas à prendre des décisions définitives engageant les pays qu’ils représentaient, mais à élaborer en commun un programme d’action qui pût servir de base aux gouvernemens disposés à concourir à l’œuvre du rapprochement entre l’Espagne et l’Amérique latine. « Nous ne ferons pas autre chose, disait M. Labra à la séance d’inauguration, que de voter et recommander aux gouvernemens, et surtout à l’opinion publique, comme hommes d’honneur se rendant compte de ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur du monde hispano-américain, ce qui nous paraîtra opportun et profitable, dans l’attente que cette opinion publique finira par décider et imposer une solution qu’il importe d’assurer pour la félicité de notre famille et la tranquillité du monde. »

Ce caractère consultatif est indiqué aussi par le titre même donné au document contenant l’ensemble des desiderata du Congrès : « Conclusions et résolutions recommandées aux gouvernemens des peuples représentés, proclamées et approuvées par le Congrès social et économique hispano-américain… » de son côté, le ministre des affaires étrangères, en prononçant la clôture du Congrès, devait parler de « ses résolutions, ou, plus exactement, des aspirations que ces résolutions représentaient. » Un programme d’ « aspirations » recommandées aux gouvernemens intéressés, telle est bien, en réalité, la meilleure définition — parce que la moins prétentieuse, — de l’œuvre accomplie à Madrid. Ajoutons tout de suite que le Congrès ne devait pas considérer sa tâche comme terminée, une fois ses « aspirations » formulées. Après avoir, comme nous allons le faire, exposé le programme qu’il a élaboré, nous indiquerons les dispositions pratiques qu’il a prises pour empêcher que son œuvre n’eût qu’un caractère platonique.

Les vœux et avis formulés par les congressistes ont été classés sous onze rubriques, ou « sections, » portant les titres suivans : arbitrage ; jurisprudence et législation ; économie politique ; sciences ; lettres et arts ; enseignement ; rapports commerciaux ; transports, postes et télégraphes ; expositions permanentes ; rapports de banque et de bourse ; presse. C’est cet ordre que nous suivrons, pour ne pas nous égarer au milieu des matières nombreuses sur lesquelles le Congrès a fait porter ses délibérations.

Arbitrage. — Les espérances qu’avait fait naître la Conférence de La Haye devaient, bien qu’elles n’eussent été que très faiblement réalisées, inspirer aux congressistes de Madrid l’idée d’appliquer le principe de l’arbitrage comme moyen de régler les différends éventuels pouvant s’élever entre l’Espagne et les républiques hispano-américaines du Nouveau Monde, ou encore entre ces républiques elles-mêmes. Le demi-insuccès de la Conférence de La Haye n’était pas fait pour décourager les promoteurs du Congrès de Madrid. En effet, il ne saurait y avoir entre ; l’Espagne et ses anciennes colonies des conflits portant sur des intérêts aussi essentiels et inconciliables qu’entre les puissances représentées à La Haye. D’autre part, s’il est vrai que les États hispano-américains ne se font que trop souvent la guerre les uns aux autres, il n’est pas moins évident que ces guerres ne sont déterminées le plus souvent que par des raisons futiles, ou même personnelles, qui n’excluent pas l’arbitrage. Enfin, alors même qu’elle aurait été abandonnée de presque tous, la cause de l’arbitrage eût conservé, à Madrid, un dernier défenseur dans la personne de M. de Marcoartu, dont le zèle et la conviction sont capables de secouer la torpeur des plus sceptiques. C’est lui qui, en réalité, a été l’âme de la section qui s’occupait de l’arbitrage. Non seulement il en a fait adopter le principe par les délégués des seize États représentés, mais il a obtenu que l’arbitrage recommandé aux gouvernemens fût « obligatoire et sans exception. » Le Chili seul a refusé d’adhérer à ce caractère obligatoire, son différend territorial avec le Pérou le rendant très ombrageux en pareille matière.

Le Congrès a donc proclamé « l’urgence de constituer, par l’action des gouvernemens, un Tribunal d’arbitrage hispano-américain, auquel devront être soumises toutes les questions qui pourraient s’élever entre les États représentés au Congrès, ainsi que l’interprétation exacte des traités existant entre eux. » Il a, en outre, affirmé que « ce Tribunal devrait être permanent, obligatoire et sans exception ; » et, en prévision du cas où une telle entreprise ne serait pas immédiatement réalisable, il a recommandé « la constitution de Tribunaux d’arbitrage occasionnels pour le règlement de chaque conflit en particulier. » La clause qui suit est ainsi conçue : « Le Congrès, aspirant à ce que toutes les nations de l’Amérique latine et l’Espagne soient représentées d’une manière permanente dans le Tribunal d’arbitrage pour la solution de tous les conflits pouvant s’élever, non seulement entre l’Espagne et l’Amérique latine, mais aussi entre les Républiques latino-américaines, envisage la possibilité que la réalisation de cette idée subisse des délais, et, en prévision de ce cas, recommande qu’il soit procédé pour le moins à l’organisation immédiate de l’arbitrage, sous la forme indiquée précédemment, pour le règlement des questions pendantes ou pouvant surgir entre ces Républiques hispano-américaines et la nation espagnole. » Enfin, le Congrès a recommandé que, dans les milieux dirigeans d’Amérique et d’Espagne, il fût fait une propagande active en faveur de l’idée de paix et d’arbitrage.

Jurisprudence et législation. — Dans cet ordre d’idées, le Congrès a recommandé la ratification des traités de droit international de Montevideo, déjà approuvés ad referendum par l’Espagne, en 1893 ; en outre, il a recommandé l’approbation de ces mêmes traités, déjà acceptés et ratifiés par l’Uruguay, le Paraguay, l’Argentine, la Bolivie et le Pérou, aux autres pays hispano-américains. Cette seconde rubrique énumère ensuite un certain nombre de desiderata relatifs au droit d’asile et à l’extradition, aux brevets d’invention, aux marques de fabrique et aux raisons de commerce, etc. En matière de droit civil, le Congrès a exprimé le vœu que tous les États représentés établissent les mêmes dispositions en ce qui concerne le mariage, le divorce, l’époque de la majorité, etc.

Economie politique. — Dans cette section, on s’est surtout occupé de la question très intéressante et très actuelle de l’émigration. Comme nous le faisions remarquer plus haut, un des élémens principaux de l’influence espagnole en Amérique consiste dans la forte émigration qui se dirige de la péninsule vers les Républiques latines du Nouveau Monde. Aussi le Congrès de Madrid a-t-il cru devoir consacrer une attention toute particulière à ce phénomène, et, loin d’y voir une cause d’appauvrissement pour la métropole, il n’a songé qu’à le favoriser et à l’accentuer. Ses délibérations et ses décisions sur la matière doivent d’autant plus fixer l’attention que la question de l’émigration européenne vers l’Amérique latine s’est posée dans deux autres pays, en Allemagne, il y a quelques années, et en Italie, tout récemment. Le gouvernement allemand, ayant constaté que le flot sans cesse croissant de l’émigration se dirigeait de préférence vers l’Amérique anglo-saxonne, où les sujets de l’empire se dénationalisaient très rapidement par assimilation, il a songé à remédier à ce mal et à obtenir que les émigrans gardassent leur caractère national et leur langue en même temps que leur nationalité. A cet effet, il a fait voter par le Reichstag une loi sur l’émigration, qui, par un mécanisme dont nous n’avons pas à exposer ici le fonctionnement, lui permet de diriger le flot des émigrans vers des pays où ils risqueront moins de se dénationaliser, autrement dit des pays peuplés par une race à laquelle ils ne pourront que malaisément s’assimiler. En fait, le gouvernement impérial a jeté son dévolu sur l’Amérique du Sud, en particulier le Brésil, comprenant que les élémens germaniques, d’une part, espagnols et portugais, de l’autre, pourront vivre côte à côte sans se mêler. Il en est résulté que la colonisation allemande dans l’Amérique latine a pris de telles proportions que des régions entières sont comme germanisées. L’émigration italienne, qui, sans y être poussée par des moyens artificiels, se dirige spontanément vers l’Amérique latine, y a créé, au profil de l’Italie, un état de choses semblable à celui que l’Allemagne a provoqué de propos délibéré. C’est donc sous une autre forme qu’en Allemagne que le problème de l’émigration s’est posé au-delà des Alpes : le gouvernement, en faisant voter la loi récente, a simplement voulu assurer la protection de l’Etat aux émigrans qu’exploitaient sans pitié les agences d’émigration. Mais, dans l’un et l’autre cas, la législation est destinée à faciliter et à activer l’exode des Allemands et des Italiens vers l’Amérique latine. C’est ce qui rend particulièrement intéressant le mouvement analogue qui a son point de départ en Espagne ; car nous voyons ainsi, — sans compter la France, dont l’émigration vers l’Argentine est cependant assez forte, — trois grands pays européens, dont deux de race latine, rivaliser entre eux pour coloniser l’Amérique du Sud. En ce qui concerne l’Espagne, son émigration est déjà favorisée par le fait que les Espagnols et les Sud-Américains, les Brésiliens exceptés, parlent la même langue. Néanmoins, le Congrès de Madrid a estimé que ces facilités naturelles ne suffisaient pas encore, et qu’il y avait lieu d’y ajouter l’action de la législation. C’est pourquoi il a émis le vœu que le gouvernement espagnol prît l’initiative d’une loi sur l’émigration, et qu’il conclût, d’autre part, avec les Républiques hispano-américaines, des conventions destinées à la protection des émigrans fixés dans le Nouveau Monde.

Si l’on examine les propositions que le Congrès désirerait voir servir de base au projet de loi qu’il sollicite, on verra qu’il s’est inspiré de la double préoccupation que nous avons constatée en Allemagne et en Italie : d’abord activer l’émigration espagnole vers l’Amérique du Sud — voilà le but politique et hispano-américain ; puis, protéger les émigrans contre les risques auxquels ils s’exposent — voilà le but humanitaire et philanthropique. À ce dernier point de vue, quelques-unes des suggestions faites par le Congrès semblent avoir été empruntées directement à la nouvelle loi italienne, ou aux règlemens allemands : telles les peines prévues contre les agences d’émigration fonctionnant sans avoir été autorisées par le gouvernement ; telle aussi l’institution d’asiles pour les émigrans dans les principaux ports d’embarquement ; telle encore la création, à Madrid, d’une Junte centrale de l’émigration, qui correspondrait assez exactement au Commissariat général italien.

D’un autre côté, le Congrès a recommandé la création, en Amérique, de comités chargés de protéger l’immigrant espagnol, de lui servir de guides et de soutiens. Quant aux conventions que le gouvernement espagnol a été invité à conclure avec les gouvernemens hispano-américains, elles auraient pour but de faciliter aux Espagnols vivant en Amérique la conservation de leur nationalité.

Comme on le voit, l’adoption de ces propositions serait plus profitable à l’Espagne qu’à l’Amérique latine, puisque l’émigration sud-américaine vers l’Espagne ; est peu considérable. Aussi faut-il conclure, du fait que les délégués des Républiques hispano-américaines se sont associés à ceux de l’Espagne pour formuler ces vœux, que l’Amérique latine ne prend pas plus ombrage de l’émigration espagnole que cela n’est le cas, aux Etats-Unis, à l’égard des élémens anglo-saxons pouvant venir d’Angleterre ou d’ailleurs. Effectivement, si l’on a déjà entendu quelquefois formuler des plaintes contre l’émigration allemande dans l’Amérique du Sud, les mêmes griefs ne se sont jamais fait sérieusement entendre à l’adresse de l’émigration espagnole.

Sciences. — Le Congrès a exprimé le vœu de voir se créer dans l’Amérique latine, c’est-à-dire dans les centres assez importais pour que le besoin s’en fasse sentir, des Académies ou autres institutions en vue de l’étude des sciences mathématiques, physiques et naturelles. En outre, il a recommandé une union plus étroite entre les Académies espagnoles et sud-américaines, au moyen d’une correspondance qui s’établirait entre elles et de l’échange de toutes leurs publications.

Lettres et Arts. — Les orateurs, tant espagnols qu’américains, qui ont pris la parole au Congrès de Madrid, ont insisté sur ce point que le principal agent de rapprochement entre l’Espagne et ses anciennes colonies consiste dans la langue qui leur est commune. Il était donc naturel que la question de la langue fût traitée par les congressistes. Elle l’a été, en effet, et d’une manière qui n’intéresse pas seulement les pays de langue espagnole. L’Espagne n’est pas le seul pays dont la langue ait été transportée au-delà des mers, où elle est parlée par des multitudes d’hommes : l’Angleterre est plus encore dans ce cas, sa langue étant celle de presque toute l’Amérique du Nord et de ses vastes colonies des autres parties du monde ; la France aussi se trouve dans les mêmes conditions, quoique à un degré moindre, sa langue étant celle du Canada français et de ce qui lui reste de ses anciennes colonies, et étant en voie de devenir celle aussi de son nouvel empire colonial. Or, c’est un fait constant qu’une langue quelconque, parlée dans des centres aussi dispersés et aussi éloignés les uns des autres, se maintient difficilement dans sa pureté primitive. Ce que les Anglais appellent le parler de Jean-Baptiste, autrement dit le français du Canada, n’est plus identique au français de France, non seulement en ce qui concerne la prononciation, mais aussi quant à la forme des expressions elles-mêmes, lesquelles ont subi l’influence de l’anglais, ou bien sont restées simplement archaïques. De même, l’anglais parlé aux États-Unis n’est plus l’anglais d’Angleterre, et l’on va jusqu’à dire que certains Américains, dans un esprit national assez étroit, se réjouissent de constater que leur parler prend un caractère original qui crée une différence entre leur pays et la vieille Angleterre. Le maintien de l’intégrité de la langue présente donc, pour la métropole, un double intérêt : purement littéraire et désintéressé, en ce sens qu’il est toujours regrettable de voir s’altérer une langue illustrée par toute une série de chefs-d’œuvre ; puis politique, en ce sens que la survivance de la langue commune est propice au maintien de rapports étroits entre les pays qui la parlent. On comprend donc qu’il soit d’un intérêt général de constater comment le Congrès hispano-américain a traité la question spéciale de la langue espagnole.

Au nombre des principaux vœux qu’il a formulés, figurent les suivans : que la jeunesse universitaire hispano-américaine, lorsqu’elle vient en Europe, y visite particulièrement l’Espagne, « afin de resserrer les liens fondés sur la communauté du langage ; » que les auteurs didactiques espagnols et américains s’appliquent à écrire des œuvres originales ou à faire de bonnes traductions des œuvres étrangères qui leur, paraîtront les meilleures, pour remplacer ainsi, surtout dans l’enseignement supérieur, les textes écrits en langues étrangères ou mal traduits en espagnol ; qu’il se crée, en Amérique et en Espagne, des sociétés dont le but serait de favoriser les études philologiques ayant trait à la langue espagnole, et de publier des manuels, mis par leur bas prix à la portée de tout le monde, dans lesquels seraient relevées toutes les imperfections qui tendent à altérer cette langue ; que les autorités scolaires des États hispano-américains envoient en Espagne, à titre de récompense, les jeunes gens se destinant à l’enseignement, et qui se seront le plus distingués par leur mérite.

Puis, comme il faut une autorité en pareille matière, le Congrès a posé en principe que « pour défendre et affirmer l’unité de la langue espagnole, il y avait lieu de reconnaître comme autorité naturelle, primordiale et supérieure, l’Académie royale d’Espagne, assistée des Académies américaines qui sont en correspondance avec elle. » Dans le même ordre d’idées, le Congrès a reconnu qu’il était indispensable d’avoir « un dictionnaire commun, d’une autorité reconnue, dans lequel, en dehors des vocables généralement admis dans tous les États d’origine espagnole, il serait fait une mention spéciale de ceux qu’imposent aux personnes cultivées l’usage, l’empire des mœurs et les nécessités croissantes des progrès scientifiques. » Autrement dit, c’est une action à la fois conservatrice et progressiste qu’on attend de l’Académie espagnole, instrument dont ni les Anglais ni les Allemands ne disposent pour maintenir l’intégrité de leur langue.

Outre cette question capitale, le Congrès en a examiné d’autres d’un intérêt moindre, touchant les rapports littéraires, artistiques ou de librairie entre l’Espagne et l’Amérique latine.

Enseignement. — La question de l’enseignement est étroitement liée à celle de la langue. Dans cet ordre d’idées, le Congrès a émis les vœux suivans : qu’il soit convoqué une assemblée pédagogique hispano-américaine, ayant pour mission officielle d’élaborer les bases communes des programmes d’enseignement dans tous les pays hispano-américains, afin d’atteindre à la plus grande unité possible ; que les États représentés au Congrès s’envoient périodiquement, les uns aux autres, leurs étudians les plus distingués, une fois qu’ils auront terminé leurs études ; que tous les gouvernemens des États représentés reconnaissent la validité des études et des titres professionnels légalement reconnus par un quelconque des États hispano-américains. Ce dernier vœu est le plus important de tous ; car sa prise en considération, en facilitant l’exercice des professions libérales dans un pays espagnol quelconque à quiconque aura étudié en pays de langue espagnole, contribuera pour beaucoup à l’unité morale poursuivie par le Congrès de Madrid.

Relations commerciales. — Au premier rang des vœux formulés par le Congrès, figure celui-ci : « Qu’il se conclue, entre l’Espagne et les États ibéro-américains, des arrangemens commerciaux dans lesquels, tout en maintenant le régime de la nation la plus favorisée, établi dans les précédens traités de paix et de reconnaissance, on stipulera des concessions réciproques et des abaissemens de droits en faveur des produits qui intéressent le plus le commerce des hautes parties contractantes. » En outre, le Congrès a demandé une protection réciproque de la marine marchande ; l’établissement de « docks » ou ports francs, aussi bien en Espagne qu’en Amérique ; enfin, plus de sollicitude, de la part du commerce espagnol, à s’enquérir des débouchés que peut lui offrir l’Amérique latine.

Transports, postes et télégraphes. — L’amélioration des moyens de transport devra consister surtout dans une plus grande extension donnée aux compagnies de navigation espagnoles, en particulier en ce qui concerne la ligne du Pacifique, entre l’Espagne et Iquique ; les tarifs des chemins de fer espagnols devront être révisés au point de vue du transport des marchandises destinées à être embarquées pour l’Amérique latine ; des travaux d’amélioration devront être exécutés, en vue de favoriser l’embarquement, dans les ports de Cadix, Vigo, Barcelone, La Corogne, Huelva et Séville. Pour faciliter les communications télégraphiques, il y aura lieu d’établir un câble exclusivement hispano-américain, et les gouvernemens intéressés devront conclure un accord dans ce sens.

Expositions permanentes. — Ces expositions devront être organisées par l’Union ibéro-américaine, les chambres de commerce, les sociétés économiques d’agriculteurs, commerciales ou industrielles, les sociétés des beaux-arts et de la presse, et par tous ceux qui sont intéressés au développement de la production espagnole. Tous les produits destinés à ces expositions seront exempts de droits de douane entre les divers pays intéressés.

Relations de banque et de bourse. — Deux vœux essentiels sont à relever dans cet ordre d’idées : celui qui a trait à la création et au fonctionnement d’une banque qui aurait pour mission de favoriser le développement de la production, du commerce et du crédit entre les nations hispano-américaines ; puis, celui qui recommande aux gouvernemens représentés au Congrès l’admission, à la côte officielle, de tous les fonds publics espagnols et hispano-américains.

Presse. — Le Congrès a demandé, entre autres choses : que les gouvernemens des pays hispano-américains consentent à réduire au minimum l’affranchissement des périodiques destinés à l’échange ; que le gouvernement espagnol renonce à l’ordonnance du 19 mai 1893, en vertu de laquelle l’introduction en Espagne de livres imprimés en langue espagnole est subordonnée à la remise de trois exemplaires de chaque œuvre, disposition qui entrave les rapports de librairie entre les pays de langue espagnole ; qu’il se constitue une sorte de fédération de la presse hispano-américaine ; qu’il se fonde, à Madrid, une Revue consacrée à l’étude et à la propagande des questions sociales et économiques intéressant l’Espagne et l’Amérique latine.


V

Si nous avons cru devoir exposer un peu longuement les principaux vœux et desiderata émis par le Congrès hispano-américain, ce n’est pas par amour de la documentation ; c’est parce que nous avons pensé que cette exposition détaillée ferait ressortir le but et le caractère de cette assemblée d’une manière particulièrement précise. A présent, cette question se pose naturellement : Que résultera-t-il de ce concours de bonnes volontés ? Dans le discours qu’il a prononcé à la séance de clôture du Congrès, M. Moret s’est exprimé de la manière suivante :


Qu’est-ce que ce Congrès ? est-ce une réalité, ou est-ce un songe ? Est-ce un puissant rayon de soleil qui va vivifier la terre et faire germer la semence des vœux qui ont été exprimés ici, ou est-ce un pale et poétique rayon de l’une qui pourra projeter les ombres des arbres et des feuilles, mais qui ne prêtera aucune chaleur, qui ne donnera pas la vie à l’embryon que nous sentons palpiter ici ? Est-ce une aspiration du sentiment, ou est-ce le résultat d’une nécessité ? Selon la réponse qui sera faite à cette question, nous pourrons douter de l’avenir ou avoir confiance, tenir ou ne pas tenir pour certains les résultats et l’efficacité pratique de cette conférence. Pour mon compte, messieurs, je réponds sans hésiter que ce Congrès correspond à une réalité, et que, quels que soient les sentimens et les passions qui se sont fait jour ici, il y a un instinct qui pousse le peuple espagnol, ainsi que les peuples hispano-américains, à désirer cette union…


Si le Congrès de Madrid s’était borné à élaborer le programme que nous venons d’exposer, et à en recommander simplement la réalisation aux gouvernemens qui s’étaient fait représenter, nous serions peut-être moins optimiste que M. Moret, et nous croirions plutôt à un « pâle et poétique rayon de l’une » qu’à un « puissant rayon de soleil. » Mais, par bonheur pour la cause hispano-américaine, le Congrès a créé un organe destiné à agir d’une manière constante pour la réalisation de son programme. En effet, l’article 8 de la première section de ce programme stipule que « le Congrès, après avoir voté des remerciemens à l’Union ibéro-américaine de Madrid, pour son initiative et ses efforts en vue de la réunion de la présente assemblée, recommande au Comité directeur de cette société de se charger de préparer, proposer et convoquer, le plus tôt possible, un nouveau Congrès, lequel aura pour but d’examiner ce qui aura été fait dans le sens de la réalisation des présentes conclusions sur les rapports internationaux, et de résoudre les questions nouvelles qui se seront posées, afin de rendre toujours plus intimes les relations entre l’Espagne et l’Amérique latine. » Le même article ajoute que « pour en rendre le succès plus complet, il sera constitué une commission mixte, composée de délégués spéciaux hispano-américains et de ceux du présent Congrès, associés au Comité directeur de l’Union ibéro-américaine. » C’est de ces stipulations qu’est née la « Commission internationale permanente » du Congrès hispano-américain, chargée de veiller et de travailler à la réalisation des décisions prises par ce dernier. Cette Commission, qui se compose de délégués des États représentés au Congrès, — trois au maximum pour chacun d’eux, — a pour président le président de l’Union ibéro-américaine, pour secrétaire, le secrétaire général de l’Union, et son siège est également dans les locaux de cette société. C’est le 13 avril 1901 que la Commission internationale permanente s’est régulièrement constituée, et, au moyen de son organe officiel, l’Union ibéro-américaine, elle a aussitôt commencé à faire une propagande active en vue de remplir le mandat qui lui a été confié par le Congrès.

D’un autre côté, le gouvernement espagnol et le Parlement témoignent à la cause hispano-américaine un intérêt qui est de bon augure. Le discours du trône, lu à l’ouverture des nouvelles Certes, le 11 juin 1901, contenait le passage suivant, que nous trouvons significatif :

… Cette situation favorable a permis à mon gouvernement de consacrer une attention spéciale à nos rapports avec les nations hispano-américaines qui ont pris part au Congrès de Madrid, et au programme qui est résulté des débats de cette assemblée. A cet effet, il s’occupe activement d’un arrangement commercial avec la République Argentine ; il prépare des négociations analogues avec les autres pays de l’Amérique latine ; il travaille à établir la validité réciproque des titres professionnels, et il se propose de consolider les avantages déjà obtenus pour assurer à nos écrivains et à nos artistes la propriété de leurs œuvres partout où se parle la langue espagnole.


Les deux Chambres des Cortès, en répondant au discours du trône, se sont livrées à une manifestation non moins sympathique en faveur de la cause hispano-américaine. L’Adresse du Sénat contenait le passage suivant :


Nous applaudissons et assurons notre concours le plus résolu à tout ce que le gouvernement de Votre Majesté proposera et fera pour resserrer les liens qui nous unissent aux Républiques hispano-américaines, qui ont noblement honoré de leur présence la mère-patrie au dernier Congrès de Madrid. L’arrangement commercial avec la République Argentine, les autres négociations annoncées, la validité réciproque des titres professionnels et les traités relatifs à la propriété littéraire seront un sujet de prédilection pour l’attention du Sénat, qui, sans doute, se fait l’interprète des plus nobles sentimens de la race ibérique en mettant au premier rang de nos intérêts l’union morale de tant de nations illustres, qui ont le même sang généreux, la même langue harmonieuse, la même et sainte religion.


Quant à L’Adresse votée par la Chambre des députés, elle disait que « rien ne pourrait être plus agréable aux représentais du pays que de collaborer à la belle œuvre consistant à resserrer les liens existant entre l’Espagne et l’Amérique latine. »


VI

Tant de bonnes volontés existant de part et d’autre, et les pouvoirs publics, tant en Espagne qu’en Amérique, se montrant disposés à seconder les initiatives individuelles, y a-t-il, cependant, une raison quelconque de douter de l’avenir de l’idée ibéro-américaine ? Il serait mal à nous, étant donné surtout la discrétion qui nous est imposée à l’égard de choses ne regardant que nos voisins ou leurs frères de race, de venir faire entendre des paroles de découragement. Aussi bien, rien ne nous dispose à être pessimiste de parti pris. Mais il nous semble que les promoteurs de l’idée ibéro-américaine ne pourront qu’être reconnaissans envers ceux qui, suivant avec intérêt leur entreprise, — nous croyons avoir prouvé que nous en sommes, — se permettront d’attirer leur attention sur certains écueils qu’on distingue mieux de loin que de près, et contre lesquels pourraient venir échouer leurs généreux projets. Pour que ceux-ci aboutissent, deux conditions sont nécessaires : d’abord, que l’Espagne et les autres États d’origine espagnole s’inspirent les uns aux autres assez de confiance et d’estime pour qu’il en naisse le désir d’un rapprochement plus étroit ; puis, que ces mêmes États ne soient pas paralysés par des difficultés intérieures, qui détourneraient leur attention de questions d’un intérêt plus vital et plus général. En ce qui concerne l’Espagne, on peut dire, sans manquer de sincérité, que sa guerre malheureuse contre les États-Unis n’a pas atteint son prestige au point d’éloigner d’elle ses filles d’Amérique, actuellement émancipées. Mais ses amis n’ont pas constaté sans surprise, une fois la guerre terminée, qu’elle éprouvait une difficulté inattendue à recouvrer le calme dont tout pays a besoin après une grande crise. On a pu constater que l’œuvre de régénération nationale, courageusement entreprise au lendemain des désastres, paraissait être entravée par des compétitions et des querelles de parti qu’on s’étonnait de voir recommencer après une trop courte trêve.

Des sphères parlementaires, le trouble a passé dans la rue ; une effervescence inquiétante s’est produite en divers endroits, prenant presque des allures de guerre civile ; d’autre part, des tendances séparatistes se sont manifestées en Catalogne. Au moment même où le Congrès hispano-américain se réunissait à Madrid, une crise politique venait d’y éclater, qui constituait une atmosphère peu propice. Sans doute, les congressistes venus d’Amérique n’ont dû voir dans celle crise qu’un fâcheux contretemps coïncidant avec leur présence dans la métropole. Mais si, d’au-delà de l’Atlantique, ils devaient souvent voir se reproduire le même phénomène, ils en garderaient une impression d’instabilité qui ébranlerait leur confiance en même temps que le prestige dont l’Espagne jouit auprès d’eux. On peut en dire exactement autant de la politique intérieure des Républiques hispano-américaines, et, surtout, de leur politique à l’égard les unes des autres. Non seulement la plupart d’entre elles sont travaillées par des troubles chroniques assez inquiétans, mais, d’un autre côté, la déplorable facilité avec laquelle elles partent en guerre les unes contre les autres est un élément de désordre capable de compromettre les plus louables entreprises. Autrement dit, aussi bien en ce qui concerne l’Espagne que l’Amérique latine, ce seront leurs propres fautes éventuelles, beaucoup plus que les intrigues ourdies à l’extérieur, qui pourront constituer le principal obstacle à la réalisation de l’idée ibéro-américaine. Mais il n’est pas interdit d’espérer que, d’un côté de l’Atlantique comme de l’autre, on se rendra compte qu’il y a urgence de renoncer à des erremens qui n’ont que trop duré. En Espagne, le monde politique, malgré les rivalités des partis, doit comprendre que le pays ne saurait résister indéfiniment à de trop fortes secousses. Quant aux divers États de l’Amérique latine, ils ont une raison particulièrement impérieuse de renoncer à leurs querelles, et de se rapprocher les uns des autres : à savoir le péril pan-américain, qui les menace du côté du Nord. Les États-Unis dissimulent à peine leur ambition d’étendre leur hégémonie aux deux Amériques, et il est certain que toutes les complications qui pourront survenir dans l’Amérique latine favoriseront leurs visées à la domination pan-américaine. Consciens de ces divers dangers, Espagnols et Hispano-Américains devraient pouvoir réagir contre ces fâcheuses tendances, et alors l’œuvre préparée par le Congrès de Madrid pourrait se réaliser pour le plus grand avantage des uns et des autres.


Avons-nous, en France, une raison quelconque d’assister avec défiance à ces tentatives de rapprochement entre l’Espagne et l’Amérique latine ? M. Morel, dans son discours de clôture, a prononcé les paroles suivantes : « Il appartient à l’Espagne de rassurer ses deux grandes sœurs latines, l’Italie et la France, au sujet de ce mouvement. Il lui appartient de leur dire que ce groupement de peuples de race espagnole, rassemblé ici, n’oubliera jamais son caractère latin, ni la fraternité qui doit régner entre Latins. Elle doit leur dire que, elles aussi, elles ont des raisons de craindre pour l’avenir, et qu’un jour viendra peut-être où elles nous tendront la main, non pas pour nous soutenir, mais pour que nous nous prêtions mutuellement appui. » Sans anticiper à ce point sur l’avenir, ni prévoir encore le cas où l’Italie et la France pourraient avoir besoin du groupement hispano-américain, il ne nous semble pas qu’aucun de ces deux pays doive s’émouvoir à la perspective de rapports plus étroits entre l’Espagne et les Républiques hispano-américaines. En ce qui concerne l’Italie, son principal intérêt, dans l’Amérique latine, consiste dans le fort contingent d’emigrans qu’elle y envoie. Or, on ne voit pas que cet intérêt puisse être compromis, par un rapprochement hispano-américain. Pour ce qui est de la France, la question est plus complexe, car notre pays a des rapports commerciaux importans avec l’Amérique latine, et, d’autre part, il y exerce une influence morale et intellectuelle très sensible. Mais notre situation y est assez solidement assise pour que nous puissions ne pas craindre de la voir péricliter, d’autant plus que notre pays représente, dans l’ordre commercial et économique, un facteur singulièrement plus puissant que l’Espagne. Cela ne veut pas dire, cependant, que notre commerce doive se désintéresser complètement de la question ; il doit la suivre, au contraire, et agir selon les circonstances. Quant à notre influence intellectuelle et morale, elle est trop prépondérante dans tous les pays latins pour être menacée par un rapprochement, même étroit, entre l’Espagne et l’Amérique latine. Il semble plutôt, puisqu’elle est encore plus accentuée en Espagne qu’en Amérique, que nous pourrions user de ce rapprochement comme d’un moyen pour faire tomber dans notre sphère d’attraction intellectuelle les Républiques hispano-américaines. Nous estimons donc, pour toutes ces raisons, que le rapprochement hispano-américain, bien loin de nuire à une partie quelconque du monde latin, ne pourrait que servir les intérêts généraux de la latinité.


ALCIDE EBRAY.


  1. Voyez la Revue du 1er février 1897. — L’Espagne, et la Crise coloniale. — Les Insurrections de Cuba.
  2. Nunc vero Nostri erga vos animi novum exstare documentum volumus ; id quod jamdiu Nobis in optatis fuit. Etenim ex quo tempore sæcularia sollemnia agebantur quartum ob memoriam detectæ Americæ, sedulo cogitare cœpinus, qua potissimum via communibus rutionibus latini nominis, novum orbem plus dimidia parte obtinentis, prospicere possemus. Optimum autem ad eam rem fore perspeximus, si quotquot essetis ex istis civitatibus. Episcopi consultum inter vos, invitatu et auctoritate nostra, conveniretis. Siquidem conferendis consiliis sociandisque prudentiæ fructibus, quos cuique vestrum usus rerum peperisset, apte per vos provisum iri intelligebamus, ut apud eas gentes, quas idem aut certe cognatum genus conjunctas teneret, unitas ecclesiasticæ disciplinæ salva consisteret, vigescerent digni catholica professione mores, atque concordibus bonorum studiis Ecclesia publice floreret. Illud etiam magnopere suadebat initum exequi concilium, quod vos, sententiam rogati, hujusmodi propositum ingenti cum assensu excepisselis. Ut autem venit perficiendæ rei maturitas, optionem vobis fecimus, Venerabiles Fratres, ut eligeretis locum, ubi id habendum esse Concilium videretur. Porro autem vos maximam partem significastis coituros libentius Romam, ob eam quoque causam, quod pluribus vestrum expeditior huc pateret aditus, quam propter difficillima istic itinera ad longinquam aliquam americanam urbem. — Acta et Decreta Concilii plenarii Americæ latinæ in Urbe celebrati anno domini MDCCCXCIX ; — Romæ, Typis vaticanis MDCCCC.