Une Mission internationale dans la Lune/06

Éditions Jules Tallandier (p. 49-55).

vi

À PROPOS DE LA LUNE

Outre les périscopes de la cabine de pilotage, il y en avait d’autres dans le poste de l’équipage et la chambre du moteur. C’étaient des appareils tubulaires de faible section, que l’on faisait à volonté saillir au dehors. Ainsi, les passagers pouvaient observer, tour à tour, le soleil, la lune et la terre.

Pour le soleil, son éclat était absolument insoutenable, On était obligé de l’atténuer par des verres fumés et des écrans plombés.

— J’imagine, dit Brifaut, que, dans le vide, la lumière solaire est beaucoup plus riche en rayons ultra-violets.

— En effet, dit Lang, l’atmosphère terrestre absorbe et diffuse les rayons bleus et violets du spectre solaire, et c’est, d’ailleurs, l’origine de l’azur. Ici, nous ne pourrions regarder le soleil à l’œil nu sans être aussitôt aveuglés.

Vu du Selenit, le soleil se montrait avec des contours plus nets, mais aussi moins réguliers, car les protubérances, qui ne sont que d’énormes éruptions de gaz incandescents, atteignant parfois trois à quatre cent mille kilomètres de hauteur, devenaient visibles. En dépit des écrans, d’ailleurs, l’astre paraissait d’un bleu intense.

Cette nuance était aussi celle de la lune, dont le croissant délié luisait à environ quinze degrés du soleil. Entre les deux astres, le ciel était noir et semé d’étoiles.

La lune était dans sa phase de croissance ; on la voyait sous un angle plus grand que de la surface de la terre, et comme, d’ailleurs, nulle atmosphère ne s’interposait entre elle et le regard, on distinguait déjà fort nettement les principaux traits de la partie éclairée par le soleil.

L’étrange sensation de légèreté qu’éprouvaient les passagers, n’allait pas absolument sans trouble, car le cœur, habitué à chasser un fluide pesant, battait trop fort et trop précipitamment ; les explorateurs avaient la face congestionnée. Néanmoins, l’élasticité des artères réagissait, et Uberaba, le médecin de la bande, estimait que l’on n’avait pas d’accident grave à redouter.

En adaptant aux périscopes un grossissement faible, on pouvait reconnaître sur le croissant de la lune, en partant du nord, le grand cirque d’Endymion à côté de la mer de Humbolt, puis Messala et Berzélius, Geminus, Burckhardt, Cléomède, tous allongés en ellipse par la perspective.

— Au-dessus de Cléomède, dit Lang, cette grande plaine sombre entourée de montagnes, et qui affecte, comme les cirques, une forme ovale, c’est la mer des Crises. Au-dessous, vous voyez le bord occidental de la mer de la Fécondité. Le soleil se lève sur cette plaine, qui mesure environ six cents kilomètres de large… Notez que, quand on parle du bord ouest de la lune, on entend par là celui qui fait face à l’ouest de la terre. Il s’ensuit que, si vous regardez la lune la tête tournée vers le nord, vous avez l’ouest à votre droite et non à votre gauche comme sur la terre.

Lang continua d’énumérer les cirques en descendant vers le sud : Langrenus, Vendelinus, Petavius, ce dernier remarquable par la grande crevasse qui joint son rempart à son massif central. Puis la région extraordinairement tourmentée du sud, qui ressemble à la peau rugueuse et couverte de pustules d’un énorme animal.

— Toutes les montagnes sont donc des cirques à la surface de la lune ? demanda Madeleine.

— Pas toutes, mais un grand nombre. Les cirques constituent une formation extrêmement répandue à la surface de notre satellite. Vous pouvez vous les représenter comme une plaine sensiblement plus basse que la région environnante, entourée d’un rempart circulaire, ou polygonal, qui atteint parfois plus de cinq mille mètres d’altitude, et au centre de laquelle s’élève généralement une montagne isolée, ou un groupe de montagnes moins hautes que le rempart. Le versant intérieur de celui-ci est abrupt, tandis que le versant extérieur est en pente relativement douce, et fait souvent à peine saillie sur le plateau qui lui sert de socle. Il y a pour tant des chaînes plus ou moins rectilignes, comme celles qu’on a baptisées de noms empruntés à la géographie de notre globe : les Alpes, les Apennins, le Caucase, etc…

— Les cirques sont des cratères de volcans, déclara Brifaut.

— Non, dit Bojardo, on ne le croit plus aujourd’hui, bien qu’on ne puisse nier leur caractère volcanique. Pour ma part, je suis partisan de la théorie des fissures et des épanchements. La croûte de la lune, s’étant refroidie et contractée plus vite que la masse centrale, a éclaté en une multitude de petits morceaux qu’on pourrait comparer aux cases d’un damier, ou plus exactement aux carreaux hexagonaux dont on se sert pour paver le sol des cuisines. Entre ces fragments, des laves se sont fait jour, et ont formé les remparts approximativement circulaires que nous observons.

— Vous ne pouvez pas ignorer, dit Uberaba, que cette théorie rencontre de graves objections. Comment expliquerez-vous, par exemple, puisque le phénomène est dû à l’extension de la masse interne, que la plaine intérieure du cirque soit aussi profondément affaissée ? Et les montagnes centrales, quelle sera leur origine

— Pour celles-ci, ce ne sont que de petits cratères formés après coup, et quant à l’affaissement du fond, il est résulté du vide causé dans le noyau fluide de la lune par l’expulsion des laves à la surface.

— Cela revient à dire que vous admettez, tantôt une dilatation, tantôt une contraction du noyau de la lune, selon que vous en avez besoin pour justifier une théorie conçue à priori.

— Peut-être, dit Bojardo en s’échauffant, tenez-vous pour cette invraisemblable théorie des bulles ?

— En quoi est-elle invraisemblable ? exclama Uberaba.

— Parce qu’il ne saurait exister de bulles de cent kilomètres de diamètre.

— Sur la terre, sans doute ; sur la lune, c’est autre chose. Les gaz expulsés par la masse fluide tendaient à se frayer un passage à travers la croûte mince et encore pâteuse ; soumis à des pressions énormes, ils n’étaient pas incapables de soulever sur de vastes étendues des matières peu denses, que la faible pesanteur lunaire ne maintenait d’ailleurs pas fortement appliquées. Après le refroidissement, et quand les gaz ont cessé d’agir, la voûte s’est effondrée, laissant à découvert la cavité sous-jacente.

— Ingénieux, mais insuffisant. Vous n’expliquez pas la formation des montagnes centrales.

— Débris de la voûte.

— Mais pourquoi ces débris ne jonchent-ils pas tout l’intérieur du cirque au lieu de s’accumuler au centre ?

— Cela peut s’expliquer, je vous le prouverai, repartit Uberaba.

— Moi, dit Espronceda, je suis pour la théorie du bombardement.

— Ah ! oui, par les aérolithes ! exclamèrent en même temps Bojardo et Uberaba, ironiques.

— Nierez-vous que la surface de la lune n’ait absolument l’aspect d’un sol bombardé ? Si notre satellite s’est formé aux dépens de la masse terrestre, on doit admettre que toute la matière dont il est composé n’a pas toujours été rassemblée en un seul globe comme aujourd’hui. La terre a d’abord eu une myriade de petits satellites, qui circulaient tous sensiblement dans le même orbite, et qui ont fini par s’agglomérer en tombant les uns sur les autres. Dans la dernière période de cette concentration, la lune, déjà constituée et recouverte d’une croûte à demi pâteuse, a été exposée à un bombardement d’aérolithes qui a creusé les cavités que nous observons. Les montagnes centrales des cirques s’expliquent par le rejaillissement des matières après le choc.

— Il aurait donc fallu que la surface lunaire, que vous supposez pâteuse pour les besoins de la cause, se solidifiât subitement au point de chute, et en celui-là seulement aussitôt après le choc ! Autrement la trace se serait effacée par l’effet des réactions qui se produisent normalement au sein des matières semi-fluides. Or, un choc peut déterminer la liquéfaction d’une matière solide par suite de l’élévation de température qui en résulte, mais jamais, que je sache, la solidification d’une matière fluide. Vous voyez donc que votre thèse est insoutenable.

Brifaut écoutait avec amusement cette discussion, qui prouvait, en somme, qu’aucune des théories admises sur la formation du relief lunaire n’est à l’abri de la critique.

— Mais, risqua-t-il, est-il impossible que les cirques de la lune, qui se ressemblent tellement, des plus grands aux plus petits, et qui sont si difficiles à expliquer par des causes purement naturelles, aient été construits par des êtres intelligents ?

Cette réflexion fut accueillie par les éclats de rire de tous les autres membres de la mission, Madeleine exceptée.

— L’idée de mon mari est-elle donc si ridicule ? dit la jeune femme, vexée.

— Madame, dit Lang, M. Brifaut n’est pas astronome. Il serait fort excusable de soutenir une hypothèse qui a été envisagée sérieusement par des savants comme Képler, Schroeter et Gruithuysen, auxquels nous devons les premières observations détaillées de la lune. Mais ces auteurs ne possédaient pas les instruments d’optique ni les moyens photographiques des observatoires modernes. Ils n’appréciaient pas les véritables dimensions des cirques lunaires, ils n’en remarquaient pas non plus les irrégularités.

— Pourtant, observa Brifaut, mal convaincu, si les cirques étaient pour les sélénites quelque chose d’analogue aux villes de nos sociétés humaines, nous ne les voyons sans doute plus aujourd’hui qu’à l’état de ruines, et cela vous explique leurs déformations, les irrégularités dont vous parlez. Si la lune a été habitée autrefois, mais si, comme il est probable, elle est depuis longtemps un monde mort, les vestiges que nous découvrons à sa surface sont les dernières traces d’édifices qui ont commencé à s’effondrer il y a des millions de siècles.

— Raisonnement spécieux, dit Galston. Il est plus simple d’invoquer l’action des forces naturelles. Les phénomènes volcaniques ont certainement joué un rôle énorme sur notre satellite.

Le temps du voyage s’écoula de la sorte, occupé par de paisibles discussions. On ne renonçait à la controverse que pour manger ou dormir.

Le croissant de la lune que les passagers du Selenit voyaient planer au-dessus de leur tête, grossissait rapidement. La partie du disque qui n’était pas éclairée directement par le soleil offrait un aspect laiteux ; c’était le phénomène bien connu de la lune cendrée, qui est dû à la réverbération de la lumière du jour par la terre sur notre satellite.

Et, en effet, à l’opposé de la lune, presque directement sous leurs pieds, les voyageurs distinguaient le globe terrestre, énorme et brillant, déjà entamé pourtant par la nuit sur son bord oriental.

Scherrebek, assisté de Galston et de Kito, entreprit de mesurer avec exactitude le diamètre apparent de la lune et celui de la terre.

— Nous serons parvenus, dit-il, dans la zone d’attraction de la lune, quand le diamètre apparent de l’astre atteindra cinq degrés douze minutes, c’est-à-dire quand il nous paraîtra dix fois plus grand que de la surface de la terre. Par contre, nous ne verrons plus cette dernière que sous un angle de 2° 6′, c’est-à-dire qu’elle nous semblera environ quatre fois plus grosse que la lune ne paraît de la terre. Le point neutre se trouve aux neuf dixièmes de la distance de la terre à la lune, soit à environ 346 000 kilomètres de notre globe.

Il prit ses mesures et déclara :

— Nous serons au point neutre dans quelques minutes. Tout le monde à son poste ! Il faut d’abord veiller à empêcher une déviation, afin de ne pas passer à côté de la lune, comme il est arrivé aux personnages inventés par Jules Verne.

Garrick et Kito, aussi légers que l’air qu’ils respiraient, se laissèrent redescendre dans la chambre des machines. Scherrebek, lui-même, regagna, en compagnie de Galston, la cabine de pilotage.