Une Mission diplomatique en 1799

Une Mission diplomatique en 1799
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 352-387).
AUTOUR DUNE MISSION DIPLOMATIQUE[1]
1799


I

Durant la soirée tragique du 21 décembre 1798, qui vit le roi de Naples Ferdinand IV et sa femme la reine Marie-Caroline s’enfuir de leur capitale à l’approche des Français et s’embarquer avec leur famille sur un navire anglais commandé par le contre-amiral anglais Nelson, une chaise de poste sortait de la ville à la faveur de la nuit, tandis que par les rues populeuses qu’elle avait évité de traverser grondait l’émeute dont les souverains s’étaient effrayés, non moins que de l’invasion qui menaçait leurs Etats et qui les avait décidés à se réfugier en Sicile. Elle emportait le marquis de Gallo, ministre des Affaires étrangères du gouvernement napolitain. Il se dirigeait par Caserte vers Manfredonia, petit port situé sur l’Adriatique où il devait s’embarquer pour Trieste et de là gagner Vienne. Il était chargé d’une mission urgente et confidentielle auprès de l’empereur d’Autriche. Elle avait pour objet d’obtenir de lui qu’il vînt au secours de son beau-père, le roi de Naples, dont l’armée de la République venait d’envahir les Etats à la suite de la désastreuse campagne qu’il avait entreprise pour chasser de Rome les Français qui occupaient cette ville.

Il semble au premier abord qu’une telle mission, confiée à un diplomate pourvu d’expérience et d’habileté autant que l’était le marquis de Gallo, devait être couronnée de succès, surtout si l’on se rappelle que la maison de Naples était liée à la maison d’Autriche non seulement par un traité d’alliance, mais encore par plusieurs unions de famille. La reine Caroline était Autrichienne, née comme la reine de France Marie-Antoinette du mariage de l’empereur François Ier avec l’illustre Marie-Thérèse. Sa fille aînée avait épousé l’archiduc François qui régnait maintenant sous le nom de François II, et sa fille cadette l’archiduc Ferdinand, devenu peu après grand-duc de Toscane. Enfin, l’archiduchesse Marie-Clémentine, fille de Léopold II, était la femme de François de Bourbon, héritier de la couronne des Deux-Siciles. Mais, au-dessus des liens de famille, il y a la raison d’Etat et le marquis de Gallo ne se dissimulait pas qu’à Vienne elle serait opposée à ses sollicitations.

Le roi de Naples en marchant sur Rome avait commis la plus grave des fautes. Non seulement il avait violé spontanément et sans motifs le traité de paix récemment conclu avec la République française, contrariant par ce coup de tête les visées et les calculs de l’Autriche, mais encore il avait négligé de consulter l’Empereur, son gendre et son allié. Or l’alliance qui existait entre eux depuis le 19 mai précédent était purement défensive. La convention stipulait que les alliés ne se devaient aide et secours que si l’un d’eux était attaqué et le roi de Naples n’ignorait pas que, s’il prenait l’offensive, il ne serait pas secouru. L’expédition de Rome constituait donc, en même temps qu’une imprudence, un manquement à la foi des traités.

Ce n’était pas le premier dont l’Autriche eût à se plaindre. Après s’être allié à elle, Ferdinand, sans la prévenir, s’était engagé envers l’Angleterre à confier à la Hotte napolitaine la surveillance et la garde de la Méditerranée. Le gouvernement autrichien s’était offensé de cet arrangement conclu en dehors de lui et il en gardait rancune au roi de Naples. Que serait-ce donc quand il apprendrait les tristes résultats de l’expédition de Rome ? Le baron de Thugut, premier ministre impérial, ne s’étant jamais montré favorable aux souverains de Naples, quoique, au dire de la reine Marie-Caroline, la mère de celle-ci, l’impératrice Marie-Thérèse, eût été sa bienfaitrice, ne pouvait-on craindre qu’il ne trouvât dans les circonstances actuelles l’occasion de donner libre cours à la malveillance qu’à plusieurs reprises il avait manifestée ? Ces difficultés, le marquis de Gallo les prévoyait. Mais elles ne le décourageaient pas et, malgré tout, il ne désespérait pas du succès de sa mission.

Ambassadeur des Deux-Siciles à Vienne pendant plusieurs années et jusqu’au jour où son maître l’avait rappelé à Naples pour lui confier le ministère des Affaires étrangères, Mastrilli, marquis puis duc de Gallo, connaissait à fond la cour impériale. Il y était en faveur depuis surtout qu’il avait traité pour elle avec le général Bonaparte et pris une part heureuse aux négociations qui avaient abouti au traité de Campo-Formio. Dès ce jour, il avait joui de l’entière confiance de l’empereur François. D’autre part, il possédait celle de la jeune impératrice. Elle n’oubliait pas qu’il avait été l’habile négociateur de son mariage avec l’archiduc et qu’elle lui devait d’être assise sur le plus beau trône du monde.

Au surplus, n’eût-il pas eu ces raisons pour accepter la mission dont il s’était chargé, il n’aurait osé se dérober aux supplications de la reine Marie-Caroline. Dans l’affolement où la jetaient les périls qui se dressaient de toutes parts autour de la dynastie napolitaine, elle avait fait un poignant et pressant appel à son dévouement et à son cœur, invoqué les souvenirs du passé, rappelé les services déjà rendus par lui à la maison de Naples et, au nom de ces services même, imploré son assistance en faveur de la famille royale et de l’Etat.

Alors âgé de quarante-six ans, Gallo n’était pas assez vieux pour pratiquer l’égoïsme et pour fermer l’oreille aux prières d’une femme, d’une reine qu’il servait depuis si longtemps. Sans se dissimuler les difficultés de la tâche dont elle le suppliait de se charger, il l’avait assumée, et maintenant, il s’en allait à Vienne confiant dans son étoile, puisant, dans le souvenir de ses succès de carrière, l’espérance de sauver son pays et la maison de Bourbon.

Le lendemain, dans la soirée, il était à Manfredonia. Il devait y attendre un vaisseau de guerre qu’au moment où il quittait Naples, le ministre Acton avait promis de lui envoyer et qui devait le transporter à Trieste. Mais, à la même heure, dans la capitale napolitaine, la marine royale se trouvait subitement désemparée et immobilisée dans le port, par suite de la désertion d’une partie des équipages que la peur de l’invasion française faisait fuir de tous côtés. Le marquis de Gallo attendit en vain pendant une semaine le bâtiment qui lui avait été annoncé. Il se décida alors à partir par ses propres moyens et à se mettre en route à tous risques. Le 9 février, après un long séjour à Brindisi, il débarquait à Trieste, et le 15, il était à Vienne.

Dans la pensée de l’Autriche, la paix de Campo-Formio, à laquelle elle avait dû se résigner, n’était qu’une trêve à la faveur de laquelle elle parviendrait à renouer la coalition des puissances contre l’ennemi commun. C’était aussi la pensée de l’Angleterre. Elle n’avait pas approuvé les concessions faites au Directoire par le gouvernement impérial et, bien qu’elle ne dût pas prendre part au congrès de Rastadt qui allait s’ouvrir et fixer les possessions et les limites de l’Empire allemand, elle s’était flattée d’y exercer son influence à l’effet de provoquer une rupture qui remettrait en question les engagemens des uns et des autres. L’avortement de cette réunion diplomatique ne devait que trop favoriser ses desseins et encourager ses espérances. Le Piémont, Rome, les Pays-Bas, la Suisse, le royaume de Naples étant envahis par les Français ou à la veille de l’être, elle en avait profité pour entreprendre des démarches à Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Berlin, à Naples, voire à Constantinople et partout où elle espérait être écoutée. Au moment où le marquis de Gallo arrivait dans la capitale autrichienne, ces démarches couronnées de succès commençaient à porter leurs fruits.

Si d’une part le roi de Prusse, le roi d’Espagne et le jeune roi de Suède Gustave IV, en paix avec la République, refusaient énergiquement de prendre les armes, d’autre part, l’empereur de Russie Paul Ier signait avec les Anglais un traité par lequel il s’engageait à envoyer en Suisse et en Italie 45 000 hommes formant deux armées dont l’une de 16 000 serait spécialement affectée à la défense des Etats napolitains. Disons en passant, pour ne pas y revenir, que celle-ci ne reçut pas l’emploi auquel elle était destinée. Lorsqu’elle mit le pied en Italie, l’Autriche alléguant la nécessité, pour les coalisés, de porter d’abord tous leurs efforts sur le Nord de la péninsule, prit sur elle de la détourner de sa destination : ce fut même là un des griefs du roi Ferdinand contre le gouvernement impérial. Comme on l’a vu, il avait consenti à entrer dans la coalition et traité secrètement dans ce dessein avec les Cabinets qui s’y étaient engagés. Ainsi, tout se préparait pour la reprise des hostilités dont l’utilitaire Autriche se réservait de fixer l’heure. Si elle eût été prévenue à l’avance de l’intention du roi de Naples de marcher sur Rome, elle s’y fût opposée. Mais, nous l’avons dit, Ferdinand avait agi sans la consulter, et l’armée napolitaine était déjà en route, lorsque la nouvelle de l’expédition fut connue à Vienne.

En l’absence du marquis de Gallo, antérieurement rappelé à Naples, l’intérim de la légation des Deux-Siciles avait été confié à un chargé d’affaires, le chevalier Giansante. Ce diplomate eut à subir les premiers éclats de la colère dont fut saisi l’empereur François II, en apprenant la folle équipée de son beau-père, colère d’autant plus violente que le ministre Thugut s’était plu à l’exciter en laissant entendre à son souverain que, depuis longtemps, les ministres siciliens accrédités auprès des cours étrangères se répandaient contre la maison d’Autriche en propos malveillans et s’unissaient aux diplomates anglais pour la déconsidérer. L’Empereur n’était que trop disposé à prêter l’oreille à ces insinuations. Il savait le gouvernement anglais hostile à la politique d’agrandissement qu’il poursuivait en Italie. Il crut donc à ce que lui disait Thugut, encore que ce ne fût vrai qu’en partie. On trouve les preuves de sa crédulité et de son irritation dans le langage qu’il tint au chevalier Giansante.

Il lui reprocha durement la conduite du roi de Naples :

— La Cour que vous représentez, lui dit-il, a trompé ma confiance et n’en est plus digne. C’est pour s’affranchir de mon influence qu’elle a obéi aux suggestions de l’Angleterre, projeté cette expédition qui dérange tous mes plans et dont il n’est que trop aisé de prévoir Tissue. Puisqu’elle s’est fourrée dans ce guêpier à l’instigation des Anglais, c’est aux Anglais de l’en tirer. Pour moi, je ne saurais assumer la responsabilité d’un acte inexcusable et marqué au sceau de la folie.

À ce langage que nous reconstituons d’après les rapports diplomatiques, le chevalier Giansante ne pouvait répondre. Il dut courber la tête, n’ayant d’autre ressource que de le transmettre à sa cour et de le répéter quelques jours plus tard au marquis de Gallo lorsque ai diplomate fut rendu à Vienne.

Du peu que nous savons de la première audience que lui accorda l’Empereur, il faut retenir que c’est lui qui apprit à François II les désastreuses nouvelles qu’à peu de jours de là, les lettres éplorées de Marie-Caroline allaient apporter à sa fille : les défaites de l’armée napolitaine, la rentrée des Français à Rome, leur marche sur Naples et le départ de la famille royale pour Palerme. L’Impératrice était présente à cette entrevue. Au spectacle de la douleur que lui causait l’infortune de ses parens, son mari se montra sensible aux efforts qu’elle fit pour le convaincre de la nécessité de porter secours au roi son beau-père. Le langage qu’il tint à Gallo se ressentit plus encore de l’estime et de la confiance qu’il professait pour lui que de l’irritation dont s’était inspiré celui qu’il avait tenu à Giansante. Mais, après cette manifestation de l’amour filial, la politique reprit ses droits. Lorsque Gallo voulut aborder la question des secours, en démontrer l’urgence et en faire préciser la forme, l’Empereur allégua la nécessité d’y réfléchir, ajourna sa réponse et le renvoya à Thugut.

Reçu par ce ministre, et bien qu’ils fussent liés d’amitié, le diplomate napolitain entendit recommencer les plaintes elles reproches déjà formulés par l’Empereur. Thugut insista sur les conséquences funestes de la campagne entreprise par le Roi contre la France, funestes pour ses alliés comme pour lui. L’une de ces conséquences, et sans doute, il ne manqua pas de la faire valoir, pesait déjà sur la maison de Savoie dont l’expédition de Rome avait précipité les malheurs. Dans cette expédition, le Directoire avait cru voir la main de l’Autriche et le signal de la rupture du traité de Campo-Formio. L’armée de la République occupait alors le Piémont ; elle tenait le roi de Sardaigne prisonnier dans Turin sa capitale, et le soupçonnant d’avoir participé à ce complot, il en avait profité pour annexer purement et simplement le Piémont à la France en obligeant ce malheureux prince à se réfugier dans son île de Sardaigne.

Aux argumens de Thugut, le marquis de Gallo opposa les siens. Ils se résumaient en un seul tiré des événemens dont l’Italie était le théâtre. D’après lui, le Directoire depuis longtemps préparait l’envahissement des Etats napolitains. En marchant sur Rome, en occupant dans les Etats pontificaux les positions aptes à couvrir ses frontières, le roi Ferdinand n’avait fait que prévenir l’invasion qui le menaçait. Il aurait pu ajouter que, si son entreprise avait réussi, loin de le blâmer, on eût applaudi à son initiative.

Nous n’indiquons que les points principaux des discussions qui eurent lieu entre les deux diplomates, durant plusieurs conférences. En réalité, Thugut ne cherchait qu’à gagner du temps, l’Autriche étant résolue à ne guerroyer dans l’Italie méridionale que lorsque les Français auraient été chassés des pays qu’ils occupaient dans l’Italie du Nord, ce qui ne pouvait être immédiat, puisqu’il fallait attendre les effectifs russes dont la mise en marche était annoncée.

Telle était si bien l’intention du gouvernement impérial que, lorsque fut abordé l’examen des mesures à prendre, Thugut, pour amuser le tapis, souleva une question préliminaire et purement de forme. Tandis que Gallo réclamait aide et secours en vertu du traité défensif conclu le 19 mai 1798, entre Vienne et Naples, Thugut prétendait ne les accorder que comme un témoignage des sentimens affectueux de l’Empereur pour le Roi son beau-père.

— Si Sa Majesté Impériale, expliquait-il, considère comme un devoir de prêter son appui à un parent malheureux, elle ne saurait admettre que ce devoir lui soit imposé par un traité d’alliance purement défensif et qui n’est pas applicable aux circonstances présentes, puisque c’est le Roi qui a commencé la guerre.

— Il y a été contraint, répliquait Gallo.

— En admettant que ce soit vrai, reprenait son contradicteur, il ne s’ensuit pas que l’Empereur soit tenu ici par le devoir ou l’obligation.

En dépit d’entretiens successifs et de mémoires échangés, la difficulté ne fut pas résolue. Le ministre autrichien se contentait de répéter que le roi de Naples devait se tranquilliser, qu’on ne l’abandonnerait pas et que l’Empereur ne déposerait les armes que lorsque son allié aurait recouvré ses Etats. Mais, lorsque Gallo voulait lui faire préciser le moment où le Roi serait secouru, il répondait évasivement, plaidait la nécessité d’attendre que l’Italie du Nord fût délivrée des Français et que les bandes royalistes, qui se formaient en Calabre à la voix du cardinal Ruffo, eussent remporté quelques succès.

Dans ce langage, Gallo trouvait la preuve des intentions de l’Autriche. Il discernait une part de mauvais vouloir qu’il attribuait à la politique égoïste de cette puissance beaucoup plus préoccupée des moyens de s’agrandir que de favoriser la cause commune : il voyait là un danger, lequel ne pouvait être conjuré que par l’intervention de la Russie :

« La Russie, mandait-il à Palerme, est la seule puissance qui puisse faire marcher l’Autriche à la cravache par la crainte qu’elle inspire. Elle empêchera cette dernière de faire des acquisitions exagérées parce qu’il ne lui convient pas que sa voisine s’agrandisse en territoire et en sujets et obtienne une consistance menaçante pour la Russie elle-même. »

Tel était, trois mois après l’arrivée de Gallo à Vienne, l’état de la négociation dont il était chargé. Fort heureusement, les circonstances, durant ces trois mois, s’étaient profondément modifiées par suite des revers subis par les armées françaises dans le Nord de l’Italie. Dès le printemps de 1799, la coalition qu’on a vue se préparer à la fin de l’année précédente, était devenue une réalité. En l’absence de Bonaparte alors en Egypte, la République apercevait ligués contre elle la Russie, l’Autriche, l’Angleterre, Naples, le Portugal et la Turquie, laquelle seule n’était pas encore entrée en campagne. Ces puissances avaient mis sur pied 300 000 hommes qui marchaient en Allemagne, en Suisse, dans le Tyrol et en Vénétie. C’était le double de ce dont pouvait disposer la France dans ces divers pays. Dès l’ouverture des hostilités, tout est malheur pour les armées républicaines ; partout, elles sont obligées de reculer. Jourdan, Scherer, Bernadotte, Moreau lui-même sont successivement battus par l’archiduc Charles et par Souvaroff.

On sait que ces défaites ne devaient être que passagères. Dès le mois de septembre suivant, la République prendra sa revanche en infligeant de sanglans revers à ses vainqueurs d’un jour. Mais, cette revanche, qui déjouera les calculs des puissances et brisera la seconde coalition, on ne la prévoyait pas à l’heure où le marquis de Gallo négociait à Vienne. Les grandes cours s’abandonnaient à toutes les ivresses des victoires de leurs soldats. Si le marquis de Gallo avait été homme à se décourager du peu de succès de ses démarches, il aurait trouvé dans les événemens qui se succédaient des raisons de reprendre espoir. Mais il ne s’était pas découragé, et, maintenant, il l’était d’autant moins qu’à Naples où, lorsqu’il en était parti, la situation semblait désespérée, elle s’était, comme par ailleurs, subitement transformée.

La république parthénopéenne proclamée le 23 janvier par le général Championnet n’avait duré que quelques semaines. Devenue promptement impopulaire par suite des contributions dont ce général, sur l’ordre du Directoire, avait frappé la capitale et les provinces, attaquée de tous les côtés par les bandes du cardinal Ruffo, elle succombait au commencement du mois de mars sous les coups de ces bandes et d’une flotte britannique, en dépit de la résistance désespérée de quelques centaines de Napolitains qui s’étaient déclarés les partisans des Français. Les Etats de Naples retombaient sous l’autorité des Bourbons.

Les secours que le marquis de Gallo était venu chercher à Vienne n’étaient donc plus aussi urgens et quoiqu’il ne cessât de les considérer comme nécessaires à la consolidation du pouvoir royal rétabli à Naples et de les réclamer, il fut surtout préoccupé des moyens d’assurer à son maître des avantages positifs dans les remaniemens territoriaux qu’il prévoyait comme conséquence de la chute définitive de la puissance française en Italie. Ce fut là désormais son objectif.

Mais, pour atteindre le but qu’il se proposait, il ne comptait pas sur l’Autriche, tout en reconnaissant la nécessité de conserver avec le gouvernement impérial au moins dans la forme des rapports affectueux et confians que commandaient à la fois les alliances de famille et la raison d’Etat.

« Je conçois, écrivait-il, qu’il faut être du dernier mieux avec cette puissance, puisque le Roi ne peut subsister à moins d’avoir un appui proportionnel à ses besoins. L’Angleterre peut défendre et défend en effet le Roi du côté de la mer ; mais elle ne suffit pas toute seule : il faut le secours d’une puissance continentale, d’une puissance en Italie. »

Dans sa pensée, cette puissance, c’était l’Autriche. Aussi s’appliquait-il à mettre un terme à toutes les animosités qui s’étaient élevées entre Vienne et Naples. Pour les dissiper et rendre définitive une réconciliation nécessaire, il avait à deux reprises affronté les reproches fiévreux et irrités de l’Empereur et recouru pour les apaiser à l’influence de l’Impératrice. Il n’en restait pas moins convaincu que l’Autriche ne se prêterait pas à l’agrandissement du royaume sicilien, à moins d’y être contrainte. Et qui pouvait la contraindre, si ce n’est la Russie ?

« Le Roi, écrivait-il encore, peut espérer beaucoup plus de l’amitié moscovite que de celle de toute autre puissance, pour bien des raisons, entre autres pour celle-ci : l’agrandissement de son territoire ne donnera pas d’ombrage à la Russie, tandis qu’elle en prendrait pour celui d’une grande puissance orientale. »

Dans la même dépêche, il exposait qu’il fallait démontrer à la Russie l’état de dissolution dans lequel se trouvait l’Italie et la nécessité d’y créer la sécurité par un juste équilibre entre les Etats qui la composent. « Si la Russie veut garder son influence, elle ne peut pas permettre que toutes les choses dépendent d’une seule puissance, ni que celle-ci soit maîtresse absolue de l’Italie. Puisqu’elle ne peut rien prétendre pour elle-même, et afin que tout ne tombe pas au pouvoir d’un seul, elle doit désirer que le partage soit fait en faveur des autres. L’équilibre nécessaire, la seule monarchie napolitaine est à même de le former et de le soutenir. »

On voit par ces propos sur quel point se portait maintenant L’effort du marquis de Gallo. N’ayant pas obtenu les secours qu’il était venu demander à l’Autriche, il voulait les demander à la Russie. Mais ce n’était plus pour rétablir le Roi sur le trône puisque ce prince y était remonté, c’était pour favoriser l’agrandissement de son royaume.

Ici se pose la question de. » savoir si le marquis de Gallo, que nous allons voir s’appliquer à la réussite de ce nouveau projet, était autorisé, par les instructions antérieures de sa cour, à en poursuivre l’exécution ou s’il en a pris l’initiative. Plus tard, lorsque, comme nous le raconterons, il sera désavoué par le Roi lui-même, lorsqu’on blâmera « son imprudente témérité, » et lorsqu’on lui reprochera d’avoir offensé l’Autriche en sollicitant l’appui du Tsar, il rappellera que ce qu’il a fait, il avait été invité à le faire. Rien de plus vrai, car s’il ne reste aucune trace d’instructions écrites qui lui auraient été données, il résulte de sa correspondance qu’il avait reçu des instructions verbales positives, et bien qu’on l’eût investi de pouvoirs illimités, il a rendu compte de toutes ses démarches à son gouvernement. Il pourra prouver qu’à plusieurs reprises, on l’en a remercié ; qu’on les a même encouragées, et, à cet égard, les dépêches du général Acton constituent un témoignage irrécusable. Elles démontrent que la cour de Palerme n’a pas ignoré les desseins et les démarches du marquis de Gallo, et que, lorsque celui-ci a cru devoir se confier à Razomowski, ambassadeur de Russie à Vienne, le consulter et solliciter ses bons offices, il s’est empressé de faire part au ministre Acton de ses entretiens avec le représentant du Tsar. C’est même par le rapport où il les résume que nous les connaissons.

Il y raconte qu’après de longues discussions, Razomowski lui a déclaré que pour « gagner ce procès, » il fallait qu’il allât lui-même en Russie.

— Paul Ier sera très flatté de cette marque de confiance, a dit le diplomate moscovite, et puisqu’il s’agit de demander des secours en faveur d’un allié. Sa Majesté Impériale trouvera fort raisonnable qu’on s’adresse à Elle de préférence. Mieux vaut débattre verbalement que par lettre toutes les questions que comporte l’intérêt bien entendu du roi de Naples. — « Il me conseille donc, mandait Gallo à Acton, d’entreprendre ce voyage, seul remède au mauvais état des affaires. »

Il résulte de ces détails que, dès la fin de mai, le marquis de Gallo était décidé à partir pour la Russie où, déjà, en 1787, il avait rempli une mission auprès de Catherine II. Résolu à ce voyage, il ne s’occupa plus que de le rendre efficace. A cet effet, il sollicita et obtint de l’empereur François une lettre autographe pour le Tsar et un ordre donné au comte de Cobenzl, ambassadeur d’Autriche à Saint-Pétersbourg, d’appuyer ses démarches. L’Impératrice de son côté lui donna deux lettres, l’une pour la Tsarine, l’autre pour la grande-duchesse Alexandra qui venait d’être fiancée au prince palatin de Hongrie.

Après ce que nous avons dit des dispositions de l’Autriche, on ne pourrait que s’étonner de la voir se prêter ainsi aux désirs du marquis de Gallo et favoriser ses projets si nous ne mentionnions qu’il n’avait confié à l’Empereur et à Thugut qu’une partie de la mission dont il venait de prendre l’initiative. Ils ignoraient encore qu’il se proposait d’accroître la puissance de son maître en Italie en obtenant pour lui un agrandissement de territoire. Ils croyaient qu’il s’agissait uniquement d’obtenir des secours pour consolider le roi Ferdinand sur son trône. Sans doute aussi, jugeaient-ils habile, en se montrant favorables à la négociation, de s’assurer un moyen d’y participer au besoin. Gallo qui, dans ses dépêches, se plaint si souvent des mauvaises dispositions de la cour de Vienne, reconnaît à plusieurs reprises la bienveillance qu’elle lui a témoignée en vue de son prochain départ. Il s’en félicite vivement tout en recommandant aux souverains siciliens le secret le plus absolu sur le but qu’il poursuit : « La moindre indiscrétion, écrit-il, ferait avorter notre ouvrage. »

Le 27 mai 1799, après avoir constaté, dans une longue dépêche au général Acton, qu’à Vienne, on ne faisait rien à l’avantage du roi de Naples, et néanmoins rendu hommage aux souverains d’Autriche, « pour les preuves d’amour et d’intérêt véritable, d’amitié solide et de respect filial » qu’ils venaient de donner, en facilitant son accès auprès du Tsar, à la famille royale de Naples, il ajoutait : « Je pars pour Saint-Pétersbourg rempli de confiance. »

À cette époque, aller de Vienne en Russie n’était point petite affaire. La lenteur naturelle des communications, résultant de la longueur du trajet, se trouvait aggravée sur la route la plus directe, celle de Galicie, par le passage des troupes russes qui se rendaient en Suisse. Pour éviter cet encombrement, Gallo prit la plus longue, celle qui passait par Varsovie et Grodno. Quoiqu’il voyageât nuit et jour, sa course ne dura pas moins de trois semaines. Le 22 juin seulement, il mettait pied à terre dans la capitale russe.


II

Le 1er août 1800, le chevalier de Bray envoyé de Bavière à Saint-Pétersbourg, faisant allusion au régime de terreur que la folie intermittente de l’empereur Paul Ier imposait à la Russie, écrivait à sa cour :

« En général, le corps diplomatique est très bien disposé ; mais la manière inconcevable dont on le traite, la violation continuelle des premiers principes du droit des gens qu’on exerce à son égard, jusqu’à refuser les passeports pour des courriers, interdire la communication avec tel de leurs collègues, qui déplaît, ou les faire conduire aux frontières de Russie comme des conspirateurs, le peu d’égards qu’on a pour lui à la Cour, où, pendant tout cet hiver, on l’a fait venir sans que jamais l’Empereur ait paru au cercle comme cela a été constamment l’usage ; tant de dégoûts, l’impossibilité où il est de communiquer avec les Russes dont toutes les portes sont fermées, finiront par rendre le séjour de Pétersbourg insupportable aux ministres étrangers, et entraîneront peut-être même quelque résolution unanime tendant à faire changer ou cesser cet état de choses actuel. »

En juillet 1799, la situation n’était pas encore telle que ce tableau permet de se la figurer. Les débuts du marquis de Gallo à la Cour moscovite n’en furent pas troublés. Paul Ier n’était encore qu’un demi-fou. Ses caprices n’avaient pas donné toute leur mesure et s’il affectait vis-à-vis de ses sujets un caporalisme qui leur rappelait celui qu’ils avaient connu sous le règne de son père Pierre III, s’ils étaient exposés aux dénonciations, s’ils vivaient dans la crainte continuelle du bâton, de la disgrâce et de l’exil, ils bénéficiaient encore du contentement que causaient au maître les nouvelles qui lui apprenaient successivement les succès réitérés de ses armes en Italie.

Le corps diplomatique accrédité en Russie se composait alors : pour l’Angleterre, de lord Withworth qui était encore en faveur auprès de Paul Ier, mais dont celui-ci devait dire bientôt : « Cet homme que je croyais mon ami deviendra mon ennemi, si la politique de sa Cour le lui commande ; » pour la Suède, du baron de Stedting, « homme excellent, mais sans crédit ; » pour le Danemark, du baron de Rosenkranz qui succédait au baron de Blome et n’avait pas eu le temps de le faire oublier ni de se faire connaître ; pour le Portugal, du chevalier de Hoste, à qui l’Empereur n’avait jamais parlé depuis son avènement au trône ; pour l’Autriche enfin, du comte de Cobenzl. Le souverain ne témoignait que de l’éloignement pour celui-ci, autant en raison de la laideur de sa figure, que parce qu’il voyait en lui l’un des négociateurs de cette paix de Campo-Formio qu’il avait blâmée et déplorée, comme contraire à la cause des rois et dont il gardait toujours rancune à l’Autriche.

Le duc de Serra-Capriola, représentant du roi de Naples,. complétait ce personnel et n’en était pas la moins brillante parure. Occupant son poste depuis 1782, s’étant marié avec une sujette russe, la fille du prince Wiamenski, et persona grata dans le monde de la Cour, il était, à un plus haut degré qu’aucun de ses collègues, en possession de l’estime et de la confiance de l’Empereur. Il les avait conquises par la sagesse de ses conseils, par ses manières franches et loyales. Il leur devait d’avoir mené à bonne fin les négociations qui avaient abouti, le 29 décembre 1798, à un traité d’alliance offensive et défensive entre Naples et Saint-Pétersbourg. Annoncé à Serra-Capriola, comme chargé d’une mission confidentielle, le marquis de Gallo déclare à plusieurs reprises dans ses rapports qu’il a trouvé dans son collègue le collaborateur le plus dévoué, et il se plaît à rendre hommage à l’activité, au zèle, au talent avec lesquels celui-ci n’a cessé de s’acquitter de ses fonctions : « L’estime fort grande qu’il a su se concilier auprès de ce souverain et de ce ministère, l’influence qu’il a su acquérir sont devenues si efficaces, que tout ce que le Roi a obtenu, et toutes les conséquences heureuses qui s’ensuivront seront dues aux bons offices du chef de la Légation des Deux-Siciles. »

On ne saurait être ni plus bienveillant ni plus modeste, et d’après ce langage, nous devons supposer que Serra-Capriola a secondé de tous ses efforts les démarches de l’envoyé extraordinaire du roi de Naples. il était patriote et consciencieux, et les ordres de son souverain lui étaient sacrés. Est-ce à dire que, dans le fond de son cœur, il ne ressentit pas quelque mécontentement en apprenant qu’on avait confié à un autre que lui une mission pour laquelle sa situation auprès du gouvernement russe le désignait, et qu’il était mieux que quiconque en état de remplir ? Le témoignage du chevalier de Bray ne permet pas de l’affirmer. Lorsque la mission du marquis de Gallo eut échoué et lorsque l’échec fut connu, l’envoyé bavarois, après avoir rendu compte de l’incident, ajoutait : « Dès lors, la faveur dont le marquis de Gallo avait joui se dissipa entièrement, ce à quoi le duc de Serra-Capriola, jaloux de voir là un autre ministre de sa cour, contribua bien un peu pour sa part. » Il confirme ce dire dans un autre rapport : « Le duc de Serra-Capriola, écrit-il, le voyait d’un œil inquiet, ce qui a influé sur la mission politique de M. de Gallo. »

Il est bien évident que, quoique de Bray, arrivé à Saint-Pétersbourg le 14 novembre seulement, n’eût fait qu’entrevoir Gallo qui partit le 19, son langage était l’écho des propos fondés ou non qui se tenaient couramment dans cette capitale. Quoi qu’on pense à cet égard, il faut reconnaître que la conduite de Serra-Capriola fut en apparence irréprochable.

C’est lui qui, le 2 juillet, conduisit le marquis de Gallo chez le comte de Rostopchine, chancelier de l’Empire. Dans ce premier entretien, on ne toucha qu’en passant aux questions que l’envoyé de Naples avait mission de traiter avec l’Empereur. Il remit cependant au chancelier une note qu’il avait préparée à l’avance et qui démontrait la nécessité de faire marcher vers Naples le corps de troupes russes qui, dans la volonté du Tsar, était destiné à cet emploi et que l’Autriche avait détourné de sa destination pour l’employer à son profit. A l’appui de cette requête, Gallo invoquait le traité d’alliance récemment contracté par son maître avec la Russie et demandait que la cour de Vienne fût mise en demeure d’en finir une bonne fois pour toutes « avec des changemens et des incertitudes » qui paralysaient le bon vouloir de Paul Ier ; Cette mise en demeure s’imposait, dût-elle provoquer une crise entre les intéressés. Rostopchine parut approuver le raisonnement de Gallo, mais en alléguant qu’à l’Empereur seul il appartenait de décider.

Le dimanche suivant, Gallo fut reçu à Pavlowsky par l’Empereur. Il constate avec satisfaction la courtoisie et la bonté qui lui furent témoignées au cours de cette audience toute confidentielle. Elle ne dura pas moins d’une heure et demie. Seul avec l’auguste interlocuteur, il put donner libre cours à toutes les considérations qu’il s’était promis de faire valoir. Ce qu’il ne dit pas dans ses rapports, mais ce qui nous est révélé par le chevalier de Bray, c’est que, parmi les décorations dont il s’était revêtu pour se rendre à l’audience impériale et qu’il promena ensuite dans les salons russes, figurait celle de la Toison d’Or qu’il avait reçue de l’empereur d’Autriche après la signature du traité de Campo-Formio et dont Bonaparte, voulant reconnaître la part qu’il avait prise aux négociations, lui avait donné les insignes en brillans. Il ne cachait pas qu’il les tenait de lui. Le Tsar, qui le savait, fut mal impressionné en voyant sur sa poitrine ces insignes qui lui rappelaient une paix qu’il jugeait funeste et un ennemi avec qui, en ce même moment, il était en guerre. Néanmoins, on ne sut que plus tard qu’il en avait été mécontent. Gallo put d’autant moins soupçonner son mécontentement qu’en terminant l’entretien, le Tsar l’invita à dîner pour le même jour.

« Dans cette occasion, écrit-il, j’eus l’honneur d’être présenté à l’Impératrice et à la famille impériale. Sa Majesté m’accabla des marques de sa bienveillance pendant le repas, à la suite duquel elle m’accorda une conférence aussi longue que la première en m’octroyant la permission, en me pressant même, de retourner chez Elle toutes les fois que je le jugerais nécessaire. »

Relativement aux troupes russes sur lesquelles l’Autriche avait mis la main, l’Empereur déclara qu’il n’avait jamais changé d’intention quant aux secours qu’il avait promis au roi Ferdinand ; mais il avoua qu’il avait dû approuver « quelques variations quant au mode d’emploi, » à cause de la difficulté de pénétrer dans le royaume de Naples. » Sincère ou non, cet aveu couvrait l’Autriche pour le passé. En ce qui touchait l’avenir, Paul s’engagea à mettre désormais ses troupes à la disposition du Roi et à ne pas accéder aux propositions que pourrait lui faire la cour de Vienne à l’effet de les employer à d’autres opérations.

Ce point résolu, Gallo orienta l’entretien sur la question de savoir s’il ne convenait pas de donner une plus grande étendue de territoire à la maison de Bourbon en Italie, afin de lui assurer une influence et un équilibre proportionnels vis-à-vis des autres puissances et de ne pas laisser la maison d’Autriche devenir directement ou indirectement unique maîtresse de la péninsule. Les rapports qu’il envoya à Palerme, après cet entretien et après ceux qu’il eut avec Rostopchine, nous permettent de suivre en les résumant les motifs qu’il énuméra à l’appui de sa proposition.

Etant donné, ce qui n’était que trop certain, que l’Autriche entendait tirer de la guerre des profits considérables et pour tout dire « s’emparer de tout, » il était de l’intérêt commun de mettre obstacle à son avidité. Sans parler de ses projets sur la Bavière, les Pays-Bas et le Palatinat, elle rêvait de s’annexer la Valteline, les Grisons, les Etats Vénitiens et la partie des Légations que le Pape avait abandonnée. Sans respect pour les droits du roi de Sardaigne, elle voulait former avec le Piémont et le duché de Parme un Etat indépendant dont le gouvernement serait confié à titre héréditaire à l’un de ses archiducs. Elle disposait du reste de l’Italie, à l’exception du royaume de Naples, au profit du grand-duc de Toscane et du duc de Parme en dépossédant le Pape et le roi de Sardaigne d’une partie de leurs Etats. C’est contre ce programme que protestait le marquis de Gallo. Calculant que les Français seraient chassés de l’Italie, que l’Autriche, le Piémont, Parme, la Toscane seraient remis sur le même pied qu’avant la guerre et qu’en aucun cas les puissances ne consentiraient à laisser l’Autriche s’agrandir, il constatait que la république Cisalpine, Gènes et Lucques resteraient disponibles et il en faisait la base d’une combinaison qui permettrait d’agrandir les Etats napolitains en leur annexant les Légations, la marche d’Ancône et le duché d’Urbin. Quant à Gênes, on y supprimerait la forme républicaine et on donnerait ce territoire à un prince napolitain.

On remarquera que le Saint-Siège était la principale victime de ce projet et que cette considération n’empêchait pas le représentant d’un monarque qui se faisait gloire d’être catholique et se déclarait protecteur de la papauté, de chercher à la dépouiller. Il se justifiait, il est vrai, par diverses raisons qui n’étaient à vrai dire que de mauvaises raisons et dont on ne saurait se dissimuler le caractère hypocrite :

« Il est impossible que le Pape règne désormais sur une grande étendue. Il n’en a plus ni la force ni les moyens et ne peut plus y suppléer par l’opinion. La nature même et la faiblesse du gouvernement ecclésiastique ne feraient que prêter à des troubles continuels qui y ramèneraient l’esprit révolutionnaire dont le roi de Naples serait la victime s’il n’avait pas une bonne frontière. Il resterait toujours au Pape, malgré la dite diminution, une assez vaste domination temporelle qui serait proportionnée à ses moyens pour la gouverner. »

Le raisonnement était spécieux et le Tsar ne s’y méprit pas. Lorsque Gallo le lui eut présenté en l’enveloppant de toutes les finasseries diplomatiques que lui suggérait son désir de n’y pas donner une forme positive, il répondit :

— Eh bien ! oui, j’en conviens, il n’y a et il ne saurait y avoir entre nous aucune rivalité. Il nous est imposé par les circonstances d’être d’accord et de sauvegarder mutuellement nos intérêts. Mais que voulez-vous dire ? expliquez-vous, — Et comme s’il eût prévu la réponse de son interlocuteur, il ajouta en souriant : — Je vous vois venir.

— Oh ! sire, s’écria Gallo, je n’entends pas ruser avec Votre Majesté Impériale. Je ne veux que lui exposer en toute abondance de cœur les intérêts de mon maître et avec d’autant plus de franchise que je les crois conformes aux vôtres.

— Vous vouliez prendre Rome, continua l’Empereur.

Gallo n’avoue pas qu’il fut déconcerté par la question de l’Empereur ; mais il dut l’être en voyant ainsi deviner ce qu’étaient les intentions du roi Ferdinand quand il avait entrepris son expédition sur les Etats pontificaux. Néanmoins, il répliqua que le Roi n’avait jamais caressé ce projet ni formé aucune idée précise d’agrandissement, mais qu’il était préoccupé de la nécessité de s’assurer « une frontière militaire bien couverte qui lui faisait actuellement défaut. »

L’Empereur ne contesta pas cette nécessité. Il convint du besoin qu’avait le Roi d’une meilleure frontière et de la possibilité de la former avec la partie des Etats romains, à laquelle le Pape avait été contraint de renoncer. Mais il déclara qu’il importait de le remettre dans la possession du reste de ses Etats, ce qu’on appelait le patrimoine de Saint-Pierre ; « que c’était indispensable pour maintenir le prestige de la religion catholique si utile aux souverains. » Sous cette réserve, il était d’accord avec Gallo pour l’agrandissement du royaume de Naples lorsque les princes dépossédés auraient été réintégrés ou auraient reçu des dédommagemens.

Il laissa encore entendre qu’il n’admettait pas que l’Autriche pût s’agrandir et il reconnut avec Gallo que le roi de Naples seul méritait d’obtenir un degré supérieur de puissance.

— Je m’intéresse à lui, dit-il, et je suis disposé à favoriser ses vues.

La bienveillance dont Gallo recueillait ainsi le témoignage le décida à pousser plus loin ses propositions. Il confia au Tsar, sous le sceau du plus grand secret, qu’il y avait eu des pourparlers entre la cour de Vienne et celle de Naples pour créer en Toscane un établissement au profit du fils cadet du roi Ferdinand et que ce projet, qui avait été abandonné, pourrait être repris en substituant à la Toscane la république de Gênes.

« Je pris sur moi, écrit-il, et je crois fermement que le Roi ne blâmera pas cette liberté, de faire prévoir de loin que ce projet pouvait permettre de nouveaux rapports entre les deux Maisons, donnant à entendre, sans jamais prononcer le mot, que la probabilité d’un mariage entre le prince Léopold, second fils de Sa Majesté Sicilienne et une princesse de la maison impériale raffermirait à jamais le système politique des deux Cours... Ce point étant fort délicat, je n’ai pu parler clairement de cette idée, ni la développer davantage. J’ai constaté toutefois que l’Empereur a saisi la chose à mon point de vue et, à la suite de réflexions ultérieures, je suis sûr qu’un mariage avec la Maison royale de Naples ne lui déplairait pas. Je ne doute pas qu’en faveur de ce projet, le Tsar ne mette en œuvre tous les moyens pour procurer un établissement à la famille royale des Deux-Siciles. »

Il semble bien qu’à ce point de vue particulier Gallo se faisait illusion et qu’il se trompait lorsque, en constatant que le Tsar ne lui avait rien répondu, il interprétait ce silence comme un acquiescement à l’ouverture qu’il venait de faire. Des cinq filles de Paul Ier, quatre étaient déjà promises et la seule qui fût disponible, la grande-duchesse Anne, n’avait encore que cinq ans. Quant au fils cadet du roi de Naples, le prince de Salerne, il atteignait à peine sa dixième année. Un projet de mariage entre eux ne pouvait se réaliser qu’à longue échéance. Il était par conséquent impossible d’en faire la base d’une combinaison dont il importait que les effets fussent immédiats. Ainsi s’explique le silence de Paul Ier sur la proposition de Gallo et on ne peut que s’étonner que ce diplomate ne l’ait pas compris.

Pour tout le reste, il avait lieu d’être satisfait, le Tsar lui ayant répété qu’il ne trouvait aucune objection à faire aux désirs du roi de Naples et qu’il était tout disposé à en favoriser la réalisation. Toutefois, il fallait négocier avec Vienne. Il couronna cette déclaration par ces mots :

— Pour le moment, arrêtons-nous à ce point de départ. Je contribue volontiers à tous les avantages du Roi et de sa maison comme vous me l’avez proposé, nous prendrons dans la suite des accords confidentiels pour ce qui concerne l’Italie. Vous pouvez venir chez moi pour discuter tant que vous voudrez. Vous pouvez aussi faire des ouvertures au comte de Rostopchine sur toutes les matières en question.

Pour conclure, il invita son interlocuteur à les résumer dans un mémoire. Encore ici, la perspicacité du marquis de Gallo fut en défaut. Il ne soupçonna pas qu’en lui demandant un mémoire et en le renvoyant à Rostopchine, Paul Ier voulait éviter de prendre des engagemens qui l’auraient lié pour l’avenir. Quoiqu’il ne fût pas entièrement satisfait de l’attitude de l’Autriche, il n’en était pas encore à se défier d’elle autant qu’il le fut bientôt après. Malgré son intention de favoriser les vues du roi de Naples, il ne voulait pas la mécontenter et déjà naissait dans sa pensée l’idée de s’en remettre à un Congrès qui se réunirait à Saint-Pétersbourg, du soin de résoudre les questions litigieuses. Il y donna suite quelques jours plus tard. Gallo fut averti que les représentans russes à l’étranger avaient reçu l’ordre de la soumettre aux puissances auprès desquelles ils étaient accrédités. Le rapport qu’à l’issue de cette entrevue, il envoya à Acton à Palerme, se ressentait de la confiance enthousiaste que lui avait inspirée le langage de l’Empereur. On en retrouve une preuve pareille dans la première réponse qu’il reçut de sa cour. A Palerme, on ne songeait pas encore à incriminer sa hardiesse.

Dès le lendemain, il entreprenait la rédaction du mémoire que l’Empereur lui avait demandé. Il avait été convenu que la chose resterait secrète entre eux. Mais Gallo ne pouvait pas en faire un mystère au duc de Serra-Capriola et, très probablement, celui-ci l’aida à rédiger ce mémoire, collaboration qui ne présentait aucun inconvénient puisqu’ils avaient les mêmes intérêts à défendre. Mais Gallo manqua de prudence, en consultant à plusieurs reprises lord Withworth, l’ambassadeur d’Angleterre, et en lui communiquant le mémoire en entier avant de le remettre à Rostopchine. Cette confidence allait devenir la source des incidens si pénibles pour lui qui entraînèrent sa disgrâce et firent échouer sa négociation.

Il n’y a pas lieu d’analyser ici ce mémoire qui développait les argumens qu’avait fait valoir Gallo dans sa conférence avec le Tsar. On les y retrouve tous, et il suffira d’en donner la conclusion qui les résume :

« Sa Majesté Napolitaine, loin de penser à faire des acquisitions, préférerait préalablement à tout que l’état politique de l’Italie fût établi tel qu’il était avant la guerre et la Révolution ; mais puisque, par la nature des choses, cela est devenu impossible, puisqu’il faut former des partages en Italie, et que les autres puissances y reçoivent nécessairement des augmentations et des indemnisations, le Roi ne peut pas se dispenser de songer à son équilibre et d’y pourvoir comme les autres, et restera plus que les autres exposé à de grandes vicissitudes. »

Dans ce langage, tout n’était pas également sincère. Il n’était pas vrai notamment, que le roi de Naples désirât préférablement à tout le rétablissement de l’état antérieur de l’Italie. Cet état étant détruit, il ambitionnait de tirer profit de sa reconstitution, et il souhaitait qu’elle eût lieu sur de nouvelles bases. Peut-être aussi, alors que la guerre continuait et que, malgré les victoires russes, les Français occupaient encore une partie de l’Italie, le moment était-il mal choisi par la cour napolitaine pour essayer de se tailler de nouvelles possessions dans la péninsule. Gallo ne paraît pas comprendre que ce défaut d’opportunité a pesé sur toutes ses propositions et a contribué à les rendre vaines. Mais, ce qui lui fut plus amèrement reproché, non sans injustice d’ailleurs, c’est d’avoir employé dans son mémoire les mots « indemnités » et « indemnisations. » On verra bientôt la cour de Palerme lui déclarer que ces expressions ont excité la malveillance « et produit le plus grand et le plus nuisible des troubles ; » qu’elles valent au Cabinet des Deux-Siciles l’accusation de vouloir chasser le Pape de ses domaines et de ne réclamer le concours des troupes russes que pour favoriser l’agrandissement des siens ; qu’en un mot, ces expressions contraires à la dignité royale ont été imprudentes.

Déjà Gallo l’avait reconnu en les retrouvant dans la réponse que, le 19 juillet, Rostopchine faisait à son mémoire. Par ordre de l’Empereur, le chancelier lui objectait « qu’on ne pourrait faire usage du projet d’indemnisations qu’il proposait qu’à la fin de la guerre. » Il reprenait aussitôt la plume pour affirmer « que le prix le plus précieux qu’en espérait le Roi n’était pas celui de son indemnité. » — « Je ne saurais assez exprimer à Votre Excellence que l’idée d’une indemnisation n’est pour Sa Majesté qu’une idée accessoire imposée par les circonstances. » Bientôt après, il protestera auprès du Cabinet de Palerme contre l’accusation d’imprudence dont il est l’objet. Il rappellera que les expressions qu’il a employées sont sanctionnées par le droit public et que toutes les puissances en font usage. L’Autriche veut s’emparer de toute l’Italie pour s’indemniser de ce qu’elle a perdu par la guerre et par le partage de la Pologne. L’Angleterre demande la région du Cap et les comptoirs d’Amérique à titre d’indemnisation. La Russie et la Prusse se sont approprié la Pologne en affirmant qu’il était juste qu’elles fussent indemnisées des préparatifs coûteux que les agissemens de la France leur imposaient : « C’est ainsi que dans chaque guerre on tâche de se procurer la justification de toute nouvelle conquête et c’est le terme le plus équitable à citer lorsque la perte a été subie. Je me permets donc de demander, si toutes les puissances peuvent penser à se dédommager des maux qu’un ennemi leur a fait souffrir, pourquoi le roi de Naples ne pourra même pas se permettre de prononcer ce mot-là »

Rien de mieux fondé que ce raisonnement. Mais, lorsque Gallo l’opposait aux critiques qui lui avaient été adressées, leur effet s’était déjà produit. La malignité des adversaires et des envieux ajoutait ce grief à ceux qu’on lui imputait pour ses tentatives d’agrandissement. Il ne connut ces attaques et ces critiques qu’à la fin de septembre et il ne les prévoyait pas, lorsque, après avoir reçu la réponse de Rostopchine, il attendait à Saint-Pétersbourg la fin de la guerre et la réunion du Congrès.

En dépit des alternatives d’espoir et de crainte auxquelles il était livré en raison des événemens et de la mobilité des hommes d’Etat russes, laquelle s’inspirait de celle de l’Empereur, ce fut le moment le plus agréable de sa mission. L’Empereur lui prodiguait des témoignages de bienveillance et les ministres, à l’exemple de leur maître, ne les lui marchandaient pas. Il en reçut en deux circonstances une preuve solennelle.

Le 23 juillet, on apprit à Saint-Pétersbourg la nouvelle des victoires remportées à Novi le mois précédent par Souvarof sur les généraux Moreau et Macdonald. La Cour était alors à Péterhof. L’Empereur ordonna que, le 4 août, un Te Deum serait chanté dans la chapelle de cette résidence. Le corps diplomatique fut invité à la cérémonie. En entrant, Paul Ier s’arrêta devant Gallo et lui dit qu’un drapeau du roi Ferdinand s’étant trouvé parmi les trophées enlevés à l’ennemi, il jugeait à propos de le lui remettre pour l’envoyer au Roi comme un témoignage d’amitié, d’intérêt et d’estime. Après la cérémonie religieuse, le marquis de Gallo et le duc Serra-Capriola furent invités à prendre place sur un balcon d’où l’Empereur devait assister à une revue. Le défilé commencé et au passage du drapeau napolitain, l’Empereur fit cesser la marche, se le fit apporter et, le prenant des mains de son aide de camp général, il le présenta à Gallo en lui disant :

— Je vous prie de le recevoir ; il appartient au Roi et je ne saurais le garder.

Peu de temps après, la chute de la République parthénopéenne et les avantages remportés par l’armée royale que commandait le cardinal Ruffo, remettaient le roi de Naples en possession de ses États, et donnaient au Tsar l’occasion de manifester de nouveau l’intérêt qu’il portait à la cause napolitaine. Au reçu de ces importantes nouvelles, il s’empressa de les communiquer au marquis de Gallo et de faire célébrer à Saint-Pétersbourg une nouvelle cérémonie d’actions de grâces. Pour mieux témoigner encore sa satisfaction, il décora de ses ordres les généraux du Roi et notamment le cardinal guerrier à qui revenait le mérite de ces victoires.

En regardant de près aux divers incidens qui se déroulèrent pendant le séjour du marquis de Gallo en Russie, on doit reconnaître qu’en ce moment, il en était encore avec la Cour russe à toutes les ivresses de la lune de miel. Par malheur, il commençait à peine à s’y livrer que, déjà, elles touchaient à leur terme. L’avidité de l’Autriche, la différence de ses vues sur l’Italie avec celles de l’Angleterre, la nature soupçonneuse de Paul Ier, sa mobilité, les indiscrétions malicieuses de Rostopchine, la jalousie de quelques-uns des collègues de Gallo et, par-dessus tout, la duplicité et la mauvaise foi des souverains de Naples, allaient imprimer un caractère plus aigu aux difficultés qu’il s’efforçait de résoudre.


III

Tandis qu’à Saint-Pétersbourg, le marquis de Gallo s’appliquait à entretenir le bon vouloir de Paul Ier en faveur du roi Ferdinand, à Vienne, on commençait à prendre ombrage de l’es- pèce de mystère dont sa mission restait enveloppée. Thugut, qui s’était flatté de tenir la cour de Naples sous l’influence de l’empereur François, ne pouvait pas n’être pas frappé des changemens qui se produisaient, aussi bien dans l’attitude du Tsar envers le comte de Cobenzl, que dans les instructions que ce souverain envoyait à son ambassadeur à Vienne et il en imputait la responsabilité au diplomate napolitain.

En ces circonstances, il reçut de Saint-Pétersbourg : une communication révélatrice de l’impatience et des défiances du souverain russe. C’était un véritable questionnaire qui portait sur quatre points. Paul Ier demandait d’abord au gouvernement autrichien de faire connaître ses intentions quant au rétablissement de la monarchie française. C’est pour la rétablir que l’empereur de Russie avait pris les armes ; il voulait savoir si l’Autriche était animée des mêmes sentimens que lui. La seconde question avait trait au roi de Sardaigne. L’Autriche occupait le Piémont après en avoir chassé les Français grâce à l’aide des troupes russes. Était-elle d’accord avec le Tsar pour remettre le Roi en possession de tous les Etats sur lesquels il régnait avant la guerre ? Entendait-elle d’autre part, comme le proposait l’Angleterre, que les Pays-Bas fussent, ainsi qu’autrefois, réunis à la Hollande ? Enfin on la pressait d’exposer toutes ses idées relativement à l’Italie et à sa réorganisation. Cette mise en demeure trouva Thugut résolu à n’y pas répondre, ou tout au moins à ajourner sa réponse. Il garda donc le silence, ayant surtout à cœur de ne pas dévoiler encore ses projets ambitieux et de gagner du temps.

Presque en même temps que ce questionnaire, arrivait à Vienne la proposition que faisait Paul Ier à ses alliés de se réunir en congrès à Saint-Pétersbourg, pour arrêter d’un commun accord les bases de la reconstitution de la péninsule. Cette proposition émut et irrita le ministre autrichien parce qu’elle allait à l’encontre de tous ses projets. Avant même de décider comment il y devait répondre, il jugea bon de paralyser l’action du diplomate napolitain en lui faisant intimer l’ordre par le roi Ferdinand de ne pas se prononcer sur la dite proposition avant de s’être concerté avec les représentans de l’Autriche à Saint-Pétersbourg. A son instigation, l’empereur François écrivit à son beau-père pour le mettre en garde contre « les nouvelles idées » de l’empereur Paul :

« Je vous supplie de les examiner bien exactement, et si j’ose vous prier d’une grâce avec toute la franchise possible, c’est de faire en sorte que vos ministres aient l’ordre de se concerter avec les miens avant d’entreprendre quelque chose à ce sujet avec la Cour de Russie, pour que nous puissions parler dans le même sens, si cela est possible, car ce que l’on nous propose pourrait nous attirer des suites bien fâcheuses. »

Non content d’avoir dicté cette lettre à l’Empereur, Thugut en fit écrire une autre par l’Impératrice à sa mère Marie-Caroline.

« Mon cher mari, disait la jeune souveraine, m’a chargée de vous supplier en son nom que vous daigniez, dans cette affaire de Russie, ordonner à vos ministres de même que lui le fera aux siens, d’agir de concert et bien sincèrement se communiquer tout pour le bien commun. Je suis sûre qu’il fera tout son possible pour que mon cher père soit content. » Comme si elle eût rougi de se faire vis-à-vis de ses parens l’instrument des ambitions de l’Autriche, elle ajoutait : « Mon cher mari, qui vous baise les mains, vous est aussi sincèrement attaché et j’ose affirmer que bien des choses qui ont dû vous déplaire ne viennent pas de lui. Son cœur est bon : que je gémis de voir que l’on abuse trop souvent de sa bonté pour satisfaire à des inimitiés et à des passions personnelles ! »

Il y avait beaucoup d’hypocrisie dans ce langage, car l’Impératrice n’ignorait pas et cherchait à cacher que l’Autriche aspirait à s’emparer de la presque totalité de l’Italie et était hostile à l’agrandissement du royaume de Naples. Aussi, la proposition de Congrès, à peine connue, rencontra-t-elle à Vienne une opposition encore déguisée, mais qui n’allait pas tarder à se manifester.

A Londres, elle ne recevait pas un meilleur accueil. Elle fut connue, le 22 août, par une dépêche que l’ambassadeur Withworth adressait à lord Grenville, chef du Foreign Office et par l’ordre de la présenter au Cabinet britannique que Rostopchine envoyait au nom de l’Empereur au comte de Woronzoff, ambassadeur de Russie, en même temps qu’un double du questionnaire qui avait été présenté à la cour de Vienne.

Withworth se montrait favorable à la proposition. Il exposait qu’elle ne portait aucune atteinte au droit qu’avaient les princes dépossédés par la guerre d’être remis en possession de leurs Etats. Elle ne favorisait pas davantage les ambitions de l’Autriche, l’empereur de Russie ayant déjà déclaré qu’il ne consentirait à aucun agrandissement de cette maison, en Italie ni ailleurs. Mais lord Grenville ne fut pas de l’avis de son ambassadeur. Selon lui, les questions adressées aux puissances par le Cabinet de Saint-Pétersbourg étaient prématurées aussi bien que la proposition de Congrès. Néanmoins, s’expliquant sur le premier point avec le comte de Woronzoff, il lui déclara que les intentions de la Grande-Bretagne étaient favorables au rétablissement de la monarchie en France, sans laquelle on ne pouvait compter sur une paix durable, mais que, quant aux intentions des alliés, il fallait attendre pour les leur demander que la guerre eût pris fin. Toute résolution différente ne pourrait que nuire à la cause commune. Lorsqu’on serait en état d’imposer la paix à la France, il serait temps pour les alliés de se réunir en Congrès. Il faisait en outre observer que pour une réunion de ce genre, il fallait préférer à Saint-Pétersbourg un lieu de rendez-vous plus central, afin d’assurer aux Cabinets intéressés la rapide transmission de leurs dépêches.

Le silence de l’Autriche et la réponse du Cabinet de Londres ne pouvaient que déplaire à l’empereur de Russie, puisqu’ils équivalaient à un refus, c’est-à-dire à l’échec de sa démarche. La réponse anglaise était à Saint-Pétersbourg vers la mi-septembre. Bientôt après, arriva celle de l’Autriche. Il n’y était rien dit des questions posées par l’Empereur, et la proposition de Congrès en faisait tous les frais. Elle se résumait en ceci, que l’Autriche répugnait à communiquer ses plans à d’autres puissances que la Russie, et ne voulait pas ouvrir le Congrès aux Etats secondaires. Elle entendait traiter uniquement et secrètement avec l’empereur Paul et exclure ses autres alliés.

Elle donnait ainsi raison au jugement que portait le marquis de Gallo : « L’Autriche veut tout pour elle et elle entrave pour ne pas dire qu’elle réduit à néant tous les efforts combinés à l’effet d’établir un système qui conviendrait à tous les intéressés. » Elle justifiait également les craintes qu’exprimait le marquis de Circello, le ministre de Naples à Londres : « Si l’on ne veille plus qu’attentivement, il se produira un fait surprenant : l’Italie sauvée des griefs de la Révolution française n’en restera pas moins asservie si les menées du baron Thugut ne sont pas battues en brèche par les forces coactives des alliés. »

Mais, tout en persévérant dans son système de dissimulation, l’Autriche n’en comprenait pas moins la nécessité de disposer l’empereur de Russie à accueillir favorablement, lorsque le moment serait venu de le lui faire connaître, le programme qu’elle s’était tracé. Déjà, son ambassadeur, le comte de Cobenzl, dès son retour à Saint-Pétersbourg où il était revenu au mois d’août 1798, en quittant le congrès de Radstadt, s’était efforcé, conformément aux instructions qui lui avaient été données à Vienne, de gagner la confiance du Tsar. Rien qu’il recourût « aux prévenances les plus basses, » il n’y avait pas réussi pour des causes que nous avons indiquées plus haut et qui tenaient moins à l’attitude par trop discrète et trop dissimulée qu’il avait prise vis-à-vis des hommes d’Etat russes qu’à l’antipathie toute personnelle qu’inspirait sa personne au monde de la Cour. Cette antipathie venait même de se manifester sous une forme humiliante pour lui et de donner lieu à un incident que nous révèle le chevalier de Bray.

On était alors à la veille du mariage de deux des filles de l’empereur Paul, les grandes-duchesses Hélène et Alexandra. La première devait épouser le prince de Mecklembourg-Schwerin, la seconde l’archiduc Joseph, frère de l’empereur d’Autriche et Palatin de Hongrie. C’est le mariage de celle-ci qui donna lieu à l’incident dont nous parlons et que le chevalier de Bray relate en ces termes :

« Le comte de Cobenzl, depuis son retour de Radstadt, n’avait plus joui d’aucun crédit. Une maladie dégoûtante dont il fut attaqué et qui, de fort laid qu’il était, l’a rendu hideux, écarta de lui au physique, comme son caractère perfide en écartait au moral. Il devait épouser la grande-duchesse par procuration ; mais il inspirait un tel dégoût et une répugnance si invincible à l’Impératrice et à la princesse qui aurait été obligée, selon le rite grec, de boire à la même coupe que lui dans la cérémonie du mariage, qu’il fallut renoncer à ce projet et que l’archiduc fut obligé de venir en personne. »

Ajoutons à cette piquante révélation que l’Empereur et l’Impératrice souscrivirent avec d’autant plus d’empressement au désir de la grande-duchesse qu’elle était leur préférée surtout depuis le jour où, trois ans avant, sous le règne de Catherine, à la suite de la rupture de ses fiançailles avec le jeune roi de Suède Gustave IV, ils avaient été obligés de redoubler pour elle de tendresse et de soins afin de la consoler de sa déconvenue. Cobenzl fut donc écarté à son grand mécontentement, qui devint plus vif encore quand il put constater que le Tsar affectait vis-à-vis de lui une froideur de plus en plus marquée et à ce point que, bientôt, il cessa de lui adresser la parole.

Cependant, à Vienne, l’archiduc Joseph se préparait à partir pour se rendre à l’appel de la famille impériale de Russie. Afin de donner plus d’éclat à son voyage, il avait été décidé que le prince Ferdinand de Wurtemberg, frère de l’impératrice Marie Feodorovna, officier général au service de l’Autriche, l’accompagnerait. Cette circonstance apparut à Thugut comme favorable à ses desseins politiques. Il pensa que le beau-frère et le futur gendre de l’empereur Paul auraient plus facilement accès auprès de lui, en vue d’une entente nécessaire, que l’ambassadeur dont la disgrâce n’était plus un secret. Des instructions leur furent données en raison de la mission accessoire et confidentielle dont on les chargeait et qui avait pour but de rallier la Russie aux vues de l’Autriche. A titre de guide et de conseiller, on leur adjoignit un diplomate, le comte de Diechtristein, que l’on considérait comme un homme habile et expérimenté. Il avait déjà rempli plusieurs missions à Saint-Pétersbourg. Son mariage avec la fille de la comtesse Schouvalof lui avait ouvert le monde de la Cour et l’avait fait nommer chambellan de l’Empereur. Paul Ier ne se méprit pas aux causes qui avaient déterminé le baron de Thugut à donner à l’archiduc Joseph les deux compagnons qui partaient avec lui. En apprenant leur arrivée prochaine, il s’écria :

— Mon palais va donc être infesté par la politique !

Dès ce moment, « il soupçonna des vues cachées, des plans insidieux. » L’accueil qu’il fit au trio s’en ressentit. Tout d’abord, il refusa de recevoir, à Gatchina, le comte de Diechtristein, lequel, jugeant sa présence inutile et ne pouvant obtenir une audience, repartit au bout de trois jours. Restés seuls aux prises avec le Tsar, le prince de Wurtemberg et l’archiduc Joseph essayèrent vainement de mettre la conversation sur le terrain politique. L’Empereur se déroba à toutes leurs tentatives. Il fit défense à l’archiduc de lui parler affaires. Celui-ci ayant un jour voulu passer outre, il le menaça de le mettre aux arrêts dans sa chambre. Le prince de Wurtemberg ne fut pas plus heureux. Malgré l’intervention de sa sœur, l’Impératrice, il ne put aborder avec son beau-frère le sujet dont il eût voulu l’entretenir. On peut placer à cette date l’origine de l’irritation de Paul Ier contre ses alliés et de l’espèce d’aliénation mentale qui se traduisit bientôt par des extravagances. Cette irritation, bien qu’il essayât encore de la contenir, se trahissait déjà dans les propos qu’il tenait à sa table et ailleurs, en présence même des envoyés autrichiens.

Il disait un jour :

— Lorsque nos généraux ont pénétré en Italie et qu’ils y ont pris du fromage de Parmesan, ils l’ont payé.

Une autre fois, faisant allusion à la persistance que mettait l’Autriche à ne pas évacuer le Piémont, il s’étonnait « qu’on ne permît pas aux gens de retourner chez eux et que l’on gardât ce qui leur appartenait. » Enfin, le 26 septembre, dans une déclaration aux États de l’Empire, il menaçait de se retirer de la coalition et de rappeler ses troupes. Lorsque le 19 octobre, huit jours après le mariage de la grande-duchesse Hélène avec le prince de Mecklembourg-Schwerin, fut célébré celui de la grande-duchesse Alexandre, le refus de l’Empereur de se prêter à des entretiens politiques créait une situation embarrassée, confuse, et qui préludait à la rupture de Paul Ier avec ses alliés qui suivit bientôt après.

C’en était assez pour justifier toutes les appréhensions de Gallo. Elles étaient d’autant plus grandes qu’avant de quitter Saint-Pétersbourg, le comte de Diechtristein lui avait déclaré « que l’Autriche ne céderait rien de ce qu’elle avait conquis en Italie et qui était à peine suffisant pour l’indemniser des capitaux que la guerre avait engloutis. »

Telle était donc la situation à la fin d’octobre 1799. Gallo, cependant, ne désespérait pas de faire accepter par la Russie les plans développés dans son mémoire de juillet. Il continuait à trouver auprès de l’Empereur le même accueil gracieux et bienveillant qui lui avait été fait à son arrivée et, étant averti que le roi de Naples après être rentré en possession de son royaume, grâce à l’appui de l’Angleterre, occupait maintenant une partie des Etats pontificaux, il le pressait de s’y fortifier avant la réunion du Congrès, à laquelle, malgré tout, il croyait encore. Il était convaincu qu’en présence du fait accompli, les puissances maintiendraient Ferdinand dans ses conquêtes et que l’Autriche ne parviendrait pas à le déposséder.

Mais, pour que cette solution prévalût, il fallait que l’empereur Paul restât dans la coalition et de plus en plus il inclinait à en sortir. De jour en jour, les dissentimens entre ses alliés et lui s’aggravaient, emplissaient son cœur de dégoûts et de colères. Il se disait trahi et, tout autour de lui, les patriotes russes qui l’avaient vu avec regret se jeter dans une guerre dont la Russie ne tirerait aucun profit, l’incitaient à rappeler ses armées et à se contenter de les tenir en observation sur sa frontière. Ces conseils faisaient peu à peu leur chemin dans son âme impressionnable et mobile. Il commençait à dire ce qu’on lui entendit répéter depuis à plusieurs reprises, « qu’il n’avait pas le droit de sacrifier ses soldats aux ambitions de ses alliés. »

Dans le conseil de l’Empire, le chancelier Rostopchine s’était fait le défenseur de cette thèse, tandis que le comte Panine, ministre des Affaires étrangères, défendait la thèse contraire. « Comment la Russie, demandait celui-ci, pouvait-elle abandonner des alliés qu’elle-même avait recherchés, exposer à tous les dangers de la guerre des Etats qui ne l’auraient jamais faite si la Russie ne les y avait entraînés ? » Il développa ces idées dans un mémoire destiné à l’Empereur qui se trouvait alors à Gatchina. Il l’envoya à Rostopchine en le priant de le remettre. Rostopchine se fit tirer l’oreille. A en croire le chevalier de Bray, il écrivit à Panine pour lui demander si c’était sérieusement son intention que ce mémoire fût mis sous les yeux de Sa Majesté : « Oui, répondit Panine, je vous en conjure au nom de la patrie et vous prie d’ajouter cette nouvelle instance à mon mémoire. » Rostopchine dut s’exécuter, et Paul Ier, dans le conflit des deux opinions qui lui étaient exprimées, resta de plus en plus hésitant. Autour de lui, les agitations redoublèrent, chacun des deux partis s’efforçant de lui arracher une décision.

Malgré ce déchaînement d’intrigues, la faveur du marquis de Gallo persistait et par conséquent sa confiance. Bien que prévoyant des complications futures, il se flattait de n’en pas souffrir et d’atteindre le but qu’il poursuivait. Elles éclatèrent subitement, de la manière la plus imprévue et du côté d’où il était loin de les attendre.

Jusqu’à ce jour, le mémoire qu’au mois de juillet précédent il avait remis au Tsar sous le sceau du secret, était resté ignoré, sauf d’un petit nombre d’initiés. Etant donné les usages diplomatiques, il se croyait assuré de la discrétion des divers personnages auxquels il en avait donné connaissance. Tandis qu’il se reposait ainsi sur leur loyauté, éclatait brusquement à Londres et à Vienne la nouvelle de la remise du mémoire. On apprit dans ces capitales que le roi de Naples poursuivait l’agrandissement de ses Etats et que Gallo s’était rendu à Saint-Pétersbourg afin de faire agréer ses projets et d’obtenir l’appui de l’Empereur pour en faciliter l’exécution.

Comment le secret avait-il été violé ? Le marquis de Gallo fut longtemps à se le demander et les circonstances dans lesquelles s’était produite l’indiscrétion restent encore aujourd’hui confuses et obscures. Tout porte à croire cependant que le principal coupable fut Rostopchine. Peut-être le fut-il involontairement ; mais, ce qui est certain, c’est que dans une lettre qu’il écrivait au comte Woronsof, ambassadeur russe à Londres, il avait dit : « Le marquis de Gallo est venu ici avec des idées de partager le monde comme César. » Cette phrase railleuse arriva dans la capitale d’Angleterre en même temps que le Cabinet britannique recevait de son représentant à Saint-Pétersbourg le mémoire de Gallo.

Woronsof comme Rostopchine n’avait pas vu sans regret l’empereur Paul prendre part à une guerre dont la Russie ne pouvait rien espérer et qui servait uniquement les intérêts de l’Autriche et de l’Angleterre. Il n’approuvait pas davantage les prétentions du roi de Naples dont Gallo s’était fait l’interprète à Saint-Pétersbourg. La phrase de Rostopchine qui semblait les condamner le fit sourire d’aise. Il la répéta à son collègue napolitain le marquis de Circello. La correspondance de celui-ci ne laisse aucun doute sur les sentimens de jalousie qu’il nourrissait à l’égard de Gallo. Elle autorise à penser qu’il répéta à son tour l’appréciation malveillante de Rostopchine, qui, promptement répandue dans le corps diplomatique, y fut l’objet de commentaires dans lesquels Gallo n’était pas épargné.

A Londres, on s’était montré disposé à s’en amuser ; à Vienne, on s’en offensa. La colère de l’Autriche eut son écho à Palerme où déjà, tout en approuvant l’initiative du représentant de Naples, on n’approuvait pas qu’il eût employé les expressions « indemnités et indemnisations » pour préciser les dédommagemens qu’il réclamait en faveur du roi Ferdinand. Néanmoins, après lui avoir exprimé un regret sur ce point spécial, on avait rendu justice à son habileté et entièrement approuvé ses démarches. Dans une lettre que lui écrivait le général Acton, à la date du 27 septembre, il est dit que les raisonnemens qu’il a fait entendre à l’empereur de Russie pour lui démontrer le tort que causerait aux Deux-Siciles et à l’Italie tout entière l’agrandissement de l’Autriche « n’ont pu que rencontrer le plein agrément de Sa Majesté » et en ce qui touche la nécessité d’établir entre les divers souverains italiens un juste équilibre, « tout a été justement observé. »

Mais, après ces éloges, on voit poindre le désaveu qui va frapper Gallo et lui infliger la plus cruelle des humiliations ! Sous une forme encore circonspecte et timide, Acton lui confia que son mémoire soulève des tempêtes. « Le Cabinet des Deux-Siciles a été taxé de vues avides par les malintentionnés. La malignité cherche à les étendre au désir de chasser le Pape de ses domaines. »

Dans la même lettre, cette confidence s’envenime d’insinuations perfides. Acton s’y fait l’écho de propos qui commencent à se répandre et d’après lesquels « le négociateur n’avait pas de mission directe et formelle et qu’il n’agissait que d’après ses inspirations personnelles, n’ayant aucun souci de l’approbation ou de la désapprobation de Leurs Majestés Siciliennes. » Acton mettait cette accusation au compte de la perversité des ennemis de la cour de Naples. Mais il n’en dissimulait pas les inconvéniens et la gravité. « Les temps actuels sont difficiles ; les épines que tant de grands intérêts suscitent partout, les jalousies entre les Cours, leurs passions et d’autres encore qui peuvent concerner individuellement les négociateurs rendent leur travail excessivement ardu, scabreux et hasardeux. » Après avoir ainsi préparé Gallo à ce qui lui restait à dire, Acton ajoutait que, « dans cette pénible épreuve de la malignité toujours vigilante, » le Roi avait cru devoir déclarer qu’il désirait uniquement la réintégration en Italie de toutes les puissances dans les domaines que chacune possédait avant la guerre et que c’était seulement pour le cas où ce rétablissement total serait empêché par un souverain déjà puissant et qui voulait s’agrandir, que le roi de Naples demanderait « un système d’équilibre qui balance et rassure l’existence de tous les Etats en Italie. » Enfin, comme conclusion, Acton annonçait à Gallo que leur maître venait d’écrire à l’empereur de Russie pour lui exposer ces vues.

Il est à remarquer qu’elles étaient entièrement conformes à celles qu’avait développées dans ses entretiens avec le Tsar l’envoyé de Naples. On ne s’expliquerait donc pas le désaveu dont il allait être victime si l’on ne tenait compte à la fois de la duplicité de la reine Marie-Caroline, de celle du fatal conseiller qui ne cessait d’exercer sur elle une détestable influence et du trouble profond auquel ils furent livrés lorsque arrivèrent à Palerme les protestations de l’Autriche contre le mémoire du mois de juillet qu’on lui avait dissimulé. Ils se virent abandonnés par cette puissance. A plusieurs reprises déjà, elle s’était révélée malveillante pour la cour napolitaine. Que serait-ce donc maintenant, alors qu’elle se montrait à ce point offensée par la négociation engagée à son insu à Saint-Pétersbourg et alors surtout que le Tsar ne s’était pas encore prononcé sur la suite qu’il y donnerait. La situation était grosse de dangers. Pour y remédier, la Reine et son complice n’hésitèrent pas à sacrifier Gallo. Sous leur inspiration, le roi Ferdinand écrivit au Tsar la lettre dont parlait Acton dans la sienne.

C’est un long verbiage où se dissimule mal la similitude des vues du Roi avec les vues dont Gallo s’est fait l’interprète. L’hypocrisie en est éclatante et, ce qui est plus grave, c’est que le Roi semble oublier qu’il a donné carte blanche à son représentant, qu’il l’a laissé libre de ses actions et que tenu au courant de ses démarches successives, il les a toutes approuvées, notamment lorsque Gallo est parti pour la Russie. La dissimulation était poussée si loin qu’à propos de ce départ, le Roi osait dire « qu’il en avait été surpris » et ajouter, en ce qui touche l’agrandissement de son royaume : « que les démarches du même Gallo, quant à cet article, sont en contraste très frappant avec mes déclarations très positives depuis le commencement de la guerre. » Il en éprouvait une vive surprise et la peine la plus sensible.

« C’est dans le sein de Votre Majesté, écrivait-il, que je dépose mes regrets et mes inquiétudes... Je dois y présenter moi-même ma profession de foi avec la sincérité et la franchise dont je ne me suis jamais départi... Je la supplie de croire d’abord à l’assertion très positive que je lui présente qu’aucune instruction de ma part, commission ni projet n’ont pu motiver et autoriser des propositions d’indemnités... J’accepte avec reconnaissance l’examen et la discussion du sort futur de l’Italie sous les auspices de Votre Majesté Impériale ; mais, si des idées jetées par le marquis de Gallo sur des démembremens pouvaient exister auprès d’Elle ou qu’on y voulût les faire articuler et anticiper sous mon nom, je déclare être disposé à les rejeter et désapprouver dans les formes convenantes. »

Après s’être attardé dans ses impudens mensonges, le Roi annonçait au Tsar qu’il désignait le duc de Serra-Capriola pour le représenter dans le prochain Congrès. Quant au marquis de Gallo, si ses connaissances particulières et son expérience paraissaient au Tsar bonnes à utiliser, il resterait à Saint-Pétersbourg. Dans le cas contraire, un autre ministre était prêt à le remplacer. Ainsi Gallo était sacrifié par le souverain dont il n’avait fait que suivre les inspirations, seconder les projets et qui avait approuvé tous ses actes. Le procédé était odieux. On l’aggrava en négligeant d’envoyer à l’accusé un double de la lettre adressée au Tsar et dont celle d’Acton ne pouvait faire pressentir la perfidie. Il n’en connut l’existence que lorsque, s’étant présenté chez Rostopchine, il y fut reçu trop froidement pour ne pas en être froissé et même sans les égards auxquels il était accoutumé. Elle fut mise sous ses yeux et il put alors mesurer la valeur morale des souverains qu’il servait.

Ce que furent ses protestations, on peut le deviner en parcourant les lettres qu’il écrivit au roi Ferdinand à la suite de ce pénible incident. « La lettre que Votre Majesté a cru, dans sa justice, devoir adresser à l’empereur de Russie, tout ce qu’elle contient tendant à noircir mon caractère, ma loyauté, ma conduite, n’a pas laissé de me causer une douleur profonde, une humiliation sans bornes. S’il peut me rester quelque sentiment de consolation, il consiste en ce que je ne crois pas l’avoir méritée, et dans la confiance que m’inspire la justice de Votre Majesté. Tout ce que j’ai dit et écrit est en tout conforme, jusqu’aux tours des phrases, à ce que Vos Majestés ont approuvé et ordonné dans leurs lettres et dans les dépêches du Ministère. Que Votre Majesté daigne parcourir le mémoire que j’ai rédigé sur la question et les autres notes que j’ai présentées dans la suite ; elle y trouvera non seulement les mêmes idées, les mêmes principes, mais encore les mêmes phrases, les mêmes expressions suivant les déclarations que le chevalier Acton me communiqua d’une façon sommaire. »

Il ne fallut rien moins que les affirmations que l’on vient de lire et l’accent d’honnête homme avec lequel Galle les fit entendre à l’empereur de Russie pour le laver des accusations dont il était l’objet et pour imposer la conviction qu’il ne les méritait pas. Mais la scène fut des plus vives. Il disait plus tard que la lettre de désaveu avait failli le faire chasser ignominieusement de la cour moscovite. Le chevalier de Bray constate dans un de ses rapports « que M. de Gallo, d’abord fort bien accueilli parce qu’il venait au nom d’un prince malheureux, a fini par être maltraité. » C’en était fait de son crédit à la cour de Russie. Paul Ier, tout en l’assurant de la continuation de sa bienveillance, lui déclara qu’il ne pouvait plus voir en lui le représentant du roi de Naples, ce qui équivalait à lui donner congé et en même temps à une rupture de la négociation, d’autant plus condamnée maintenant à n’être pas reprise que les revers de l’armée russe, en Suisse, avaient décidé l’Empereur à rappeler ses troupes. Gallo n’avait donc qu’à partir.

Il s’y prépara après avoir remis ses pouvoirs au duc de Serra-Capriola. Il se sentait « vieux et souffrant. « Il avouait à la Reine sa fatigue, son dégoût des affaires ; il demandait qu’on lui accordât une retraite honorable à laquelle lui donnaient droit ses services, le zèle et la fidélité dont, depuis vingt-six ans, il donnait d’incessantes preuves. Pour ajouter à son écœurement, il reçut une lettre de la souveraine qui, tout en lui parlant avec la confiance familière dont elle avait l’habitude d’user envers lui, semblait le soupçonner d’avoir manqué de loyauté.

« Vous êtes allé à Pétersbourg. Certes, d’apparence, vos propositions sont en notre faveur ; mais, si elles vous eussent été signées pour nous compromettre ! J’éloigne cette pensée de mon esprit. » Et plus loin : « Je connais votre cœur et vos principes et il m’est impossible de croire, comme de plusieurs côtés on nous l’écrit, que vous seriez un agent de Thugut avec la veste et l’habit à nous, mais au fond à eux. Je vous suis trop attachée, vous estime trop et me sens trop de réelle amitié pour vous pour le croire et j’aime mieux croire que les gueux vous jouent le premier. »

Après l’avoir ainsi torturé par ces perfides insinuations et alors qu’elle était le principal auteur du traitement injuste qu’il venait de subir, elle poussait le besoin de dissimuler sa main jusqu’à lui demander, à titre de service, de s’occuper avec dévouement et activité de l’établissement de ses enfans et notamment de celui du prince Léopold avec une fille du Tsar, dont il avait été déjà question ; ce à quoi Gallo répondait qu’il n’en avait plus les moyens puisqu’on avait détruit son influence.

Parti de Saint-Pétersbourg, le 19 novembre, il s’arrêta à Mitau pour y saluer Louis XVIII, qui l’invita à dîner et l’entretint de son dessein de demander au roi des Deux-Siciles la main de l’une de ses filles pour le duc de Berry. À la fin de décembre, il était à Berlin d’où, après un assez long séjour, il gagna Vienne.

Durant ce voyage, il continuait à correspondre avec la cour de Naples et si, dans ses lettres, on ne trouve pas trace de rancune, il ne cesse d’y saisir toutes les occasions de répéter qu’il n’a rien à se reprocher et de se plaindre « d’avoir été mis en holocauste. » C’était la vérité. Aussi peut-on s’étonner que la douleur qu’il ressentait se soit toujours exprimée sous des formes respectueuses et qu’en sortant, il n’ait pas fait claquer les portes. Mais il appartenait à cette race de vieux serviteurs dont le dévouement restait au-dessus des pires déconvenues et ne se lassait jamais.

La retraite qu’il avait demandée ne lui fut pas accordée et ses services ayant été jugés toujours nécessaires, il consentit à les continuer. La cour de Naples les utilisait encore en 1806 et il ne dépendit pas de lui que la dynastie napolitaine détruite par Napoléon à cette époque ne fût sauvée. Trompé par sa cour tandis qu’il négociait avec Napoléon, ainsi qu’il l’avait été pendant qu’il négociait avec Paul Ier le marquis de Gallo passa au service de Murat, considérant qu’il y trouverait encore, comme lorsqu’il était au service des Bourbons, les moyens de servir sa patrie.


ERNEST DAUDET.

  1. Les principaux élémens de cette étude m’ont été fournis par l’intéressant ouvrage que le marquis di Somma di Circello a consacré à la mission du marquis de Gallo (Napoli, 1910) et par les rapports inédits du chevalier de Bray, envoyé de Bavière à la cour de Russie, dont divers extraits m’ont été communiqués par le colonel d’état-major belge, F. de Bray, qui prépare la publication des Mémoires de son aïeul et nous en a donné déjà le premier volume. J’ai consulté aussi ceux du duc de Gallo parus à Naples en 1888. Mais ils sont à peu près muets sur la Mission de Saint-Pétersbourg et ce silence ne peut s’expliquer que par la répugnance de l’auteur à en révéler les détails, alors qu’elle avait échoué. Il est à remarquer que les précédens historiens, et même le savant et regretté Albert Sorel, semblent l’avoir ignorée.