Un roman picaresque en Angleterre

UN
ROMAN PICARESQUE
EN ANGLETERRE

The Romany Rye, by George Borrow, 2 vol. in-8o ; London, Murray 1857.



Dans un livre destiné à prouver que l’Amérique entrait dans sa phase ascendante, tandis que la Grande-Bretagne entrait dans sa phase décroissante, Emerson prétendait récemment que depuis quelques années l’Angleterre ne nous intéresse plus autant qu’autrefois. Il y a du vrai dans cette remarque ; mais que le célèbre Américain nous pardonne, son observation s’adresse aussi bien aux États-Unis qu’à l’Angleterre. Oui, l’Angleterre semble un peu baisser ; le talent littéraire n’y est plus aussi abondant qu’autrefois ; les livres remarquables y deviennent rares, et les excentriques eux-mêmes commencent à manquer dans cette île fameuse par son originalité. Hélas ! les meilleures terres s’épuisent ; l’inculte Sicile n’était-elle pas autrefois nommée le grenier des Romains ? Ce n’est pas d’ailleurs l’Angleterre seule qui devient moins intéressante. Tous les peuples commencent à mériter un peu le même reproche ; la curiosité naturelle et légitime qu’ils ont les uns des autres s’émousse et s’éteint faute d’aliment pour s’entretenir et se satisfaire. Quels sujets propres à piquer la curiosité que le dernier roman-feuilleton français, ou le dernier traité de science économique écrit par quelque Espagnol bien intentionné, porteur d’un beau nom ronflant et romanesque, et qui se fatigue à mâcher de coriaces doctrines anglaises ou françaises qui n’ont pas été faites pour lui ! Les signes d’affaissement sont tels en tout pays, que nous devons être modestes dans les jugemens que nous portons sur autrui. Et les peuples jeunes ne se portent pas mieux. Que le bon Emerson tourne ses regards du côté de l’Amérique, et nous dise un peu ce que produit ce pays, fier de ses immenses prairies et de ses forêts vierges, c’est-à-dire de produits et de richesses qui paraient le sol américain longtemps avant que l’homme y eût fait son apparition. L’Amérique est intéressante comme promesse, comme espérance ; mais quel grand intérêt direct, actuel, immédiat, a-t-elle pour nous ? Que possède-t-elle jusqu’à présent que nous ne lui ayons envoyé ? et dans lequel de ses produits ne reconnaissons-nous pas notre image ? L’activité intellectuelle, loin de s’accroître, y baisse sensiblement, et l’année qui vient de s’écouler a été d’une stérilité désespérante. Pas un mot humain n’est sorti de cette population de vingt-six millions d’hommes, car nous ne donnons pas le nom d’humain à des pamphlets injurieux ou à des vociférations électorales. Le désert lui-même serait plus fécond. Encore une fois, soyons tous très modestes, et n’accusons pas notre voisin de stérilité, lorsqu’il pourrait sans trop de peine nous donner les preuves de notre impuissance.

Ce qui me frappe au contraire au milieu de cette lassitude trop générale, et qui ne sera, il faut le croire, que passagère, c’est la vitalité que continue de montrer la littérature anglaise. Les chefs-d’œuvre sont rares en Angleterre comme partout ; mais nous ne cessons de nous étonner du nombre de livres curieux, originaux, instructifs, lisibles surtout, qu’elle produit sans relâche. Surveiller le mouvement de cette littérature, c’est en vérité une tâche qui, si elle est lourde, peut être acceptée et portée avec plaisir, ce que nous n’oserions dire de toute autre littérature. Il est rare que dans les plus mauvais des livres anglais il n’y ait pas quelque chose qui puisse éveiller l’imagination, exciter la sympathie, ou jeter une lumière inattendue sur certains côtés de la vie humaine, — un atome d’originalité, un rayon de poésie, un don d’observation imparfaitement exercé souvent, mais réel et vigoureux. J’ouvre un roman anglais : il est chétif comme œuvre d’art, je le veux ; il ne présente aucun tableau général de l’existence humaine. Cependant il m’ouvre la porte d’un petit monde particulier, bien restreint sans doute, mais réel et possédant cette qualité que rien ne remplace, la vie. Il ne tenait qu’à l’auteur de lâcher la bride à son imagination et de m’ennuyer d’une série d’aventures improbables ; il ne tenait qu’à lui de se croire un Cervantes, et de s’attribuer le droit de mettre au monde, sous prétexte d’invention poétique et de grand art, quelque conception mal venue, à la fois outrecuidante et difforme. Il a été plus modeste et plus honnête, il n’a décrit que ce qu’il avait vu, et grâce à cette honnêteté modeste, il a écrit un livre intéressant, un livre qui a la saveur du vrai. L’auteur ne me présente pas un large tableau de la société, et je lui suis reconnaissant de ne pas avoir eu cette ambition, qui ne doit appartenir qu’aux très grands génies ; en revanche, il m’a fait pénétrer dans quelque carrefour inconnu de cette société, ou dans quelque impasse jusqu’alors dédaignée. S’il a pénétré tous les mystères de ce carrefour, s’il en a pour ainsi dire épuisé la vie, pour la concentrer dans les pages qu’il me présente, je ne lui demande rien de plus. La littérature anglaise contemporaine est pleine de tels livres, qui sont d’autant plus intéressans qu’ils ne visent pas au grand art. Quand je lis certains livres français modernes qui ont la prétention d’exprimer des sentimens très élevés et des passions idéales, il me semble voir un lustre magnifique garni d’innombrables bougies dont aucune n’est allumée. Les Anglais n’ont très souvent qu’une vulgaire lanterne d’écurie, voire une lanterne sourde ; mais cette lanterne a le privilège d’être allumée. Oh ! les œuvres à proportions classiques et majestueuses, les prétentions au grand art, les aspirations affectées, qui nous en délivrera ? Grâce à cette ambition niaise, la tâche du lecteur français intelligent se trouve très simplifiée, car il n’y a plus que les œuvres hors ligne, les chefs-d’œuvre qui comptent, et qui valent la peine d’être lus. Les auteurs secondaires n’existent point. Pâles imitateurs, ils n’ont à dire ou à reproduire rien de particulier ; ils n’ont aucun sentiment original de la vie, si petit qu’il soit.

Les auteurs secondaires existent au contraire dans la Grande-Bretagne, et ont presque toujours un droit à être comptés. Bien pédant serait celui qui les dédaignerait, sous prétexte que leurs œuvres roulent sur un sujet trop mesquin, car ces auteurs secondaires ont donné à la littérature anglaise quelques-uns de ses chefs-d’œuvre. Cet attachement au vrai, à la réalité, fait encore, aujourd’hui comme autrefois, le caractère de la littérature anglaise ; il lui permet, même en l’absence de grands génies, d’enfanter des œuvres remarquables, et, au milieu de la défaillance intellectuelle générale, lui conserve un mouvement, une animation, une saveur, qui manquent aux autres littératures contemporaines. Il est donc possible que l’Angleterre baisse, comme le dit Emerson ; mais c’est encore le dernier pays dans lequel on écrive chaque année un nombre raisonnable de livres originaux et intéressans.

George Borrow est la preuve vivante de l’intérêt que ne manque jamais d’éveiller le sentiment de la réalité. Avec son expérience, son savoir philologique, sa vie aventureuse, il aurait pu, lui aussi, avoir de grandes prétentions, donner naissance à quelque traité sérieux sur le protestantisme et l’église de Rome, à quelque système plausible de philologie comparée, ou enfin à quelque roman à grands épisodes, où il aurait transformé ses bohémiens, ses fripons et ses types populaires. Il est probable alors que le traité politique eût été plein de préjugés anglicans, que le système philologique eût présenté nombre de côtés faibles, et que le roman serait allé dormir dans la poussière et l’oubli mérité des circulating libraries. Il a été mieux inspiré : il a raconté simplement ce qu’il avait vu, pensé, senti. Il n’a pas fait de système philologique, il a émis des conjectures, des insinuations, si nous pouvons nous exprimer ainsi ; il a établi des rapprochemens ingénieux et poétiques. Au lieu de présenter ses préjugés anglicans sous une forme dogmatique, il nous les a donnés pour ce qu’ils sont, des répugnances de sa nature à l’endroit de l’église romaine. Des préjugés sont insupportables dans une œuvre abstraite, mais ils n’ont rien de blessant lorsqu’ils se présentent comme faisant partie d’une nature humaine, vivante et agissante, qui a ses convictions et ses répugnances particulières, dont le spectacle est toujours intéressant.

Quant aux personnages que M. Borrow met en scène, il n’en est pas un seul qui n’eût pu facilement être exagéré et transformé en héros de roman. L’auteur n’a pas voulu gâter et fausser ce qu’il avait vu. D’un crayon net, rapide et sûr, il a esquissé une foule de physionomies dont il a pris soin de marquer minutieusement le trait principal. Il semble qu’avant de se mettre à l’œuvre, il ait calculé ses forces, déterminé rigoureusement ses aptitudes spéciales, et qu’il se soit tenu ce petit discours préalable : « Il y a trois hommes en moi, un anglican décidé, un érudit curieux, un observateur. L’église de Rome m’inspire une horreur que je voudrais faire partager à mes compatriotes, mais ma voix aura-t-elle assez d’autorité pour se faire écouter ? Quelle autorité peut avoir la parole d’un missionnaire qui a distribué des bibles en Espagne, autant par curiosité que par dévouement ? J’ai le goût de toutes les belles choses poétiques, depuis les chants celtiques jusqu’aux ballades des zingari ; mais ce goût est-il suffisant pour me constituer en professeur de philologie et d’esthétique, et n’est-il pas intimement uni d’ailleurs à mon amour des aventures et de la vie errante ? Je n’ai si bien senti cette littérature populaire et primitive que par une longue fréquentation du peuple, et parce que j’ai surpris sur le vif ces sentimens humains primitifs. Je ne peux pas plus séparer dans un livre mes aptitudes spéciales qu’elles n’ont été séparées dans ma vie : elles se soutiennent l’une l’autre ; mes sentimens religieux ont été le prétexte de ma vie errante, qui a été à son tour le moyen de satisfaire ma curiosité scientifique. J’ai connu les bohémiens et les muletiers espagnols, parce que j’avais des sentimens religieux antipapistes ; j’ai colporté des bibles, parce que j’étais curieux de voir et de savoir. Puisque l’anglican, le curieux et le voyageur se soutiennent mutuellement en moi, pourquoi les séparer ? Le seul moyen de faire un livre original, c’est d’exprimer la réalité complexe de mon caractère et de ma vie. Me voici donc tel que je suis, George Borrow, colporteur de bibles, honnête vagabond, missionnaire au service de l’église anglicane, ami des gypsies, gypsy moi-même, savant dans le langage erse et romany, curieux de la langue et de la littérature arméniennes, des poèmes celtiques et des contes populaires de tout pays. » Haine du papisme, philologie, curiosités littéraires, amour de la vie errante, se croisent et s’entrecroisent dans ses livres, comme les arabesques capricieuses d’une étoffe bariolée, et cet amalgame de qualités contraires, habilement ; fondues dans un récit fantasque, leur communique à la fois tout l’attrait d’un roman et tout l’intérêt d’une dissertation ingénieuse sur quelque point historique piquant.

Ce calcul de ses forces, cet examen préalable de ses facultés constituent non-seulement chez un écrivain l’honnêteté, mais la véritable habileté littéraire. Rien n’est malhonnête comme de viser à de grandes choses qu’on est à peu près sûr de manquer, lorsqu’il est en notre pouvoir de réussir dans des choses moyennes et modestes. Cette ambition est qualifiée de noble et d’élevée dans le monde littéraire, et elle est encouragée par tous les pédans. Viser toujours au grand est le mot d’ordre d’une certaine école critique, qui heureusement a plus d’autorité officielle qu’elle n’a d’influence réelle sur la direction du talent. Viser au grand ! c’est viser au parfait qu’il faudrait dire. Voyez-vous Martial abandonnant les courtes épigrammes qu’il réussit admirablement pour tenter une Enéide qu’il est sûr d’avance de manquer, et Téniers renonçant à ses magots et à ses fumeurs pour peindre des madones ! Cette ambition, si sottement encouragée et qui a produit tant de livres ineptes, n’est pas seulement malhonnête ; elle est inhabile au premier chef, car elle n’est jamais couronnée de succès. La nature, qui n’est pas pédantesque, n’encourage pas les violences qui lui sont faites. Ne faire que ce qu’on est capable de bien faire, ne dire que ce qu’on a vu et senti, c’est la plus sûre condition de réussir. En suivant cette règle de conduite, vous n’avez même pas besoin de génie pour enfanter une œuvre originale, car être vrai, c’est être original. Bosswell n’était pas un homme de génie, non plus que l’abbé Prévost, non plus que le bon Goldsmith lui-même, et cependant ils nous ont laissé trois chefs-d’œuvre. M. George Borrow n’est pas un homme de génie ; ses vues sont incohérentes et assez étroites ; il est rempli de préjugés ; ses passions les plus sérieuses tournent involontairement à la bouffonnerie ; son esprit d’observation est limité, et je dirais volontiers partiel ; il se complaît dans le détail, et il ne comprend bien que le détail. Qu’aurait-il fait s’il eût voulu aspirer aux choses tout à fait élevées ? Des pamphlets, protestans dans le goût du père Garasse, ou des livres de philologie remplis de détails ingénieux sans aucun lien et d’hypothèses excentriques soutenues avec entêtement. Il a préféré rester fidèle à sa nature, et il a écrit des livres picaresques qui sont au nombre des plus amusans qu’ait produits la littérature anglaise contemporaine.

Il y a mieux : en s’appliquant exclusivement à rendre avec exactitude ce qu’il avait vu et senti, il a écrit la meilleure prose que l’on ait écrite de nos jours en Angleterre. Rien n’est plus loin de la prose entortillée des écrivains modernes que la prose nette, ferme, rapide, sobrement imagée, de Borrow. Ouvrez les autres prosateurs anglais contemporains, Carlyle, Dickens, Thackeray, Macaulay. Vous êtes étonné de la peine extrême, du travail excessif dont témoigne leur style. Cette prose est pleine d’effets, d’images qui semblent pris dans une chambre noire, de reflets, de couleurs ; tout cela miroite et éblouit, mais tout cela est cherché, voulu, et sent l’effort. C’est une prose d’artiste, mais ce n’est pas le véritable langage humain. Il y a des momens où, quand on lit Carlyle, on est sujet à une étrange hallucination ; il semble que les mots ne soient plus l’expression des objets, qu’ils soient les objets eux-mêmes, qu’ils vivent pour leur propre compte, et que des populations de belliqueux substantifs, d’amoureux adjectifs et de participes affairés se livrent sous vos yeux à toutes les simagrées et à toutes les grimaces de la vie. On connaît le style de M. Macaulay ; la phrase de cet écrivain est un véritable miroir à facettes où la même pensée reproduit dix fois sa propre image. Quant à Dickens, il arrive parfois, à force de soins, à produire exactement l’effet contraire à celui qu’il cherchait ; à force de s’attacher à la description minutieuse des objets, il finit par les voir indécis et tremblottans ; comme si un brouillard passait devant ses yeux, fatigués d’un effort trop soutenu. Et M. Thackeray, qui se donne un mal incroyable pour être simple et qui réussit trop souvent à n’être que sec ! George Borrow n’a aucun de ces défauts : il ne cherche pas à être simple, brillant ou pompeux ; il n’essaie pas, à l’aide des mots, de lutter avec les ressources de la peinture ou de la musique, d’arriver à des effets pittoresques que le pinceau seul peut rendre, ou d’exprimer des sensations obscures que la musique elle-même peut bien éveiller en nous, mais qu’elle ne réussit pas à exprimer. Sa phrase n’est pas une lanterne magique, une chambre noire, un miroir à facettes ; sa prose n’est pas une palette ni un instrument d’optique, c’est un langage. M. Borrow ne perd à cette absence de prétention aucune de ses qualités anglaises ; le sentiment de la nature est chez lui très vif, et pourtant il n’en abuse pas ; il a une tendance à la rêverie, et il s’y laisse aller quelquefois, mais comme on se laisse aller au sommeil pour rafraîchir ses facultés. Il a, comme tous les Anglais, le don d’exprimer les impressions obscures des sens et les émotions les plus bizarres de l’imagination, rêves, pressentimens, vieux souvenirs éveillés tout à coup et sortant de leurs limbes, répugnances et attractions inexplicables ; seulement il ne provoque jamais ces sensations et ces émotions magiques et dangereuses. C’est un des caractères les plus marqués du talent de George Borrow que le soin avec lequel il préserve sa personnalité pratique, active, contre les entraînemens de la nature et de la rêverie : il jouit de la nature et de la rêverie quand elles se présentent, comme il aime à prendre un verre de vieille ale ou à contempler un visage sympathique ; mais il ne s’y complaît pas, et ne se laisse aller à aucun épicurisme poétique ni à aucune débauche de dilettantisme mélancolique.

Cet amour, sans hypocrisie et sans faiblesse, pour les belles et bonnes choses de ce monde peut nous donner l’explication de la vie aventureuse et de l’originalité de M. Borrow. Comment un missionnaire anglican a-t-il pu se complaire en aussi mauvaise compagnie, comment un homme qui se dit pieux a-t-il pu, sans rougir, entendre les propos de toute cette populace qu’il nous décrit ? Il parle leur langage, il partage leurs habitudes, il prend plaisir à pénétrer leurs secrets. Il saurait, au besoin, empoisonner un porc comme un bohémien, et il connaît toutes les ruses des maquignons voleurs. Il sait comment on peut cacher l’âge et les infirmités d’un cheval ; on lui a enseigné l’art de bizauter les cartes, et il pourrait gagner sa vie comme étameur et forgeron. Est-ce là le caractère qui convient à un homme chargé de la mission religieuse, et ne serait-ce pas plutôt le cas d’exagérer la décence extérieure et la respectabilité britannique ?

Heureusement pour lui, M. Borrow n’est pas capable de jouer un tel rôle ; il lui a été plus facile de se faire des amis parmi les bohémiens qu’il ne lui serait aisé de parler un jargon hypocrite et affecté. Il a horreur de l’hypocrisie et de la décence extérieure : la haine du comme il faut est la clé de son caractère et de toutes ses opinions religieuses, politiques et littéraires. Il n’a aucune hypocrisie à l’endroit des mœurs. Il trouve, malgré les sociétés de tempérance, qu’il est permis de boire quand on a soif, et qu’il est très comme il faut de se servir de ses poings et de boxer à outrance quand on est attaqué. Le comme il faut est, selon lui, la plaie moderne de l’Angleterre. — C’est l’amour du comme il faut qui nous a valu l’agitation papiste, dit-il, et qui a entamé nos vieilles et fortes mœurs. L’amour du comme il faut est uni indissolublement à toutes les opinions despotiques : c’est le meilleur auxiliaire du papisme, de la tyrannie continentale et de l’immoralité populaire. Notre église, par crainte de n’être pas comme il faut, met le plus de papisme qu’elle peut dans ses cérémonies et sa liturgie. Notre aristocratie, pour être comme il faut, se croit tenue d’admirer le despotisme et de regretter ces bons Stuarts, modèles achevés de gentilily et de perfidie. Observez les effets désastreux que cette rage stupide a déjà produits dans d’autres sociétés, celles des juifs, des gypsies et des quakers par exemple. C’étaient des sociétés poétiques, pittoresques, curieuses, et maintenant elles aussi roulent dans les ornières de la platitude, car le comme il faut est synonyme de vulgarité. Hélas ! toutes ces communautés sont honteuses d’elles-mêmes et abandonnent pour des oripeaux et du clinquant leur or et leurs diamans. Les riches juifs, par bon ton, désertent la synagogue pour l’opéra ou pour la chapelle des gens bien élevés, où un disciple du papisme prêche en surplis blanc un sermon soporifique. Ils abandonnent leur vieille littérature, leur Mischna, leur Gemara, leur Zohar, pour lire des romans fashionables, le Jeune Duc, par exemple, œuvre d’un israélite de bon ton. Le jeune juif a honte de la jeune juive, il se marie à quelque danseuse, et si la danseuse ne veut pas de lui, ce qui arrive souvent, à la fille endommagée de l’honorable tel ou tel. Et nos gypsies, nos chers gypsies, la rage du comme il faut a bouleversé leurs mœurs. Elle rend leurs femmes ce qu’elles n’étaient pas autrefois, harlots ; elle transforme les hommes en pères et en époux insoucians. Ils veulent, eux aussi, faire les gentlemen. Gorgiko Brown veut être pris pour un commerçant honorable, et essaie de s’insinuer dans les hôtels fréquentés par une bonne compagnie de troisième ordre. Et les quakers qui se mêlent à leur tour d’aspirer à la gentility et cherchent à se faufiler dans des sociétés où l’on n’a que faire de leur personne, où on ne les met pas à la porte par cette seule raison qu’ils sont riches ! Et quelle mauvaise littérature enfante cette passion effrénée du faux ! quels plats romans de la vie élégante ! Quels insipides traités religieux ! quelles sentimentalités sur les cathédrales du moyen âge et les Stuarts ! Le cœur se soulève de dégoût. Et nos partis politiques ! le comme il faut a opéré un vrai prodige : il les a détruits et fondus en un seul. Plus de tories, de whigs ni de radicaux ! tous gentlemen !

Le comme il faut, le faux idéal des belles manières et du bon ton, paraît donc à M. Borrow le poison secret de l’Angleterre, le levain qui aigrit toute la pâte sociale. Le comme il faut est le proche parent du cant et de l’hypocrisie, le générateur de tous les sentimens affectés, malsains, artificiels, l’ennemi de tous les sentimens sains et naturels. C’est ce faux idéal qui fait du peuple anglais un peuple de cockneys et de badauds à genoux devant la richesse et le pouvoir ; c’est lui qui a associé intimement les deux idées de richesse et de respectabilité ; c’est lui qui a fait admettre qu’un gentleman devait nécessairement appartenir à une certaine caste et posséder tant de milliers de livres sterling. D’où vient donc cette folie singulière ? M. Borrow découvre les racines de ce mal nouveau, devinez où ? Dans les romans de Walter Scott. Le comme il faut, avec toutes ses aberrations religieuses, politiques et littéraires, est né avec ce jacobitisme artificiel mis à la mode par les romans de Scott. Lorsque les Stuarts furent devenus l’idole de la nation anglaise, grâce à Waverley et à Rob Roy, alors commencèrent des hypocrisies dangereuses que nos pères n’auraient jamais soupçonnées. Il devint de bon goût, dans cette nation libérale, de gémir sur les malheurs des Stuarts, et de regretter la perte de l’esclavage qu’ils avaient voulu imposer à la nation. Les Stuarts traînaient à leur suite bien d’autres souvenirs, et le jacobitisme faisait naturellement penser au catholicisme. Oxford n’a pas voulu être accusée de mauvais ton ; elle a ressuscité en conséquence les traditions de Laud, et depuis ce temps les clergymen de la haute église prêchent des sermons et des homélies qu’ils ont pillées dans les romans de Walter Scott. Telle est l’opinion très originale de M. Borrow sur le comme il faut moderne, son origine et ses dangers ; elle peut être résumée un seul mot : le comme il faut n’est pas seulement l’ennemi de tout ce qui est vraiment grand, naturel et poétique, l’ennemi des sentimens sains et de la bonne littérature ; il est l’ennemi des libertés anglaises et du protestantisme, l’allié légitime du papisme, du despotisme et des préjugés de caste.

Ce n’est donc pas M. Borrow, on peut le croire, qui encouragera jamais la littérature distinguée ; il s’en repentirait comme de faire l’apologie du jacobitisme ou de prêcher le papisme. Il peindra donc des types populaires, ne fût-ce qu’en haine des gens de bon ton. On peut dire que George Borrow a ressuscité en Angleterre la littérature picaresque ; je dis ressuscité, car cette littérature n’a pas existé seulement en Espagne, comme on le croit trop communément. L’Angleterre a eu aussi ses types de joyeux mendians et de rusés voleurs. Lazarille de Tormes, le grañ tacano, la narquoise Justine ont existé sous d’autres noms en Angleterre, un siècle environ après l’époque où ils vivaient en Espagne, et ils y ont eu leurs biographes et leurs poètes. Le célèbre Daniel Defoë a raconté les aventures de Moll Flanders et de nombre de héros errans ; le poète Gay a chanté la vie picaresque dans l’Opéra du Mendiant ; le cynique Fielding a tiré plus d’une fois ses types de ce monde de vagabonds honnêtes et de coquins originaux, — et dans une ballade magnifique, the Jolly Beggars, le poète national de l’Écosse Robert Burns, a résumé en quelques strophes immortelles les joies misérables, les sordides amours, la vie entière de la canaille britannique. Enfin un homme de génie manqué, et dont les écrits sont aujourd’hui un peu trop dédaignés, Tobias Smollett, s’est appliqué presque exclusivement à la peinture des bas-fonds de la société. Roderick Random, Peregrine Pickle, Humphrey Clinker, le Comte Fathom, sont des romans picaresques au même titre que les romans de Mendoça et de Quevedo. Cette tradition picaresque s’est interrompue dans la littérature anglaise. La véritable littérature picaresque de l’Angleterre aujourd’hui, ce sont les statistiques et les rapports officiels. Les poètes et les romanciers observent bien toujours les carrefours de la société, mais ils ne sont plus des observateurs tout à fait indépendans, et c’est avec douleur, dans un intérêt social ou politique, qu’ils la décrivent. M. Borrow a eu l’honneur de renouer cette tradition ; seulement sous sa plume cette littérature a changé de caractère. Rien n’est sombre, sinistre, brutal, criminel comme les héros et les mœurs qui sont représentés dans la littérature picaresque de l’Angleterre. Ce caractère a disparu dans les écrits de M. Borrow, non-seulement dans ceux ou il décrit les mœurs des bohémiens et où il raconte sa vie errante en Espagne, mais même dans ceux où il raconte sa vie d’aventures sur les grands chemins de l’Angleterre. Ses vagabonds irlandais, ses maquignons, ses étameurs forains, n’ont rien de repoussant. Il a une préférence marquée pour les vagabonds honnêtes. Un peu de coquinerie ne lui déplaît pas cependant, pourvu qu’elle témoigne de certaines qualités naturelles qui auraient pu être mieux employées.

Nos lecteurs connaissent les précédens ouvrages de George Borrow, the Zincali, la Bible en Espagne et Lavengro. Le Gentilhomme bohémien (the Romany Rye) est la suite de ce dernier ouvrage, et nous transporte encore sur toutes les grandes routes de l’Angleterre il y a trente ans. On n’ignore pas ce qu’est Lavengro ou George Borrow, un mélange du bohémien, de l’érudit et du missionnaire. Après nous avoir raconté comment il avait appris la langue erse, comment il s’était affilié aux bohémiens et avait gagné leur confiance, comment il avait, avec l’aide de la belle et gigantesque Isopel Berners, vaincu l’étameur rouge, terreur de ses confrères, M. Borrow abandonnait son héros en pleine campagne, dans un creux ignoré de l’Angleterre, près d’un campement de bohémiens. Lavengro s’endormait après avoir souhaité poliment le bonsoir à Isopel Berners, la chaste compagne de sa jeunesse errante. C’est dans ce même creux que nous retrouvons Lavengro au commencement du Romany Rye. En attendant qu’il recommence sa vie d’aventures, il reçoit d’assez étranges visites, et qui pourraient elles-mêmes passer à bon droit pour des aventures. La première est celle de l’homme vêtu de noir, the man in black, espèce de courtier en matière religieuse, qui fait pour le compte de l’église romaine ce que M. Borrow devait faire lui-même plus tard pour le compte de l’église anglicane. Ce type de propagandiste est d’une excentricité très compliquée. L’homme noir est de bonne composition, joyeux vivant, sceptique comme Voltaire, athée comme un Allemand moderne, pratique comme un banquier juif et politique comme un jésuite. Il a autant de manières de convertir son prochain que Panurge avait de moyens de manger son blé en herbe. Pour les simples et les crédules, il a le culte des images. — Vous ne savez pas, dit-il à Lavengro, combien en certains momens l’âme aspire vers une image corporelle de ce qu’elle adore. Vous autres hérétiques, vous niez un des plus grands entraînemens de l’âme. Idolâtrie, dites-vous ? Eh ! mon ami, entre nous, l’homme est toujours un peu païen. — Aux cœurs endurcis et aux âmes vénales, l’homme noir offre les tentations de l’argent. Convertissez-vous pour de l’argent, a-t-il dit une fois à Lavengro. — Aux lettrés et aux esprits cultivés, il fait valoir l’organisation politique de l’église romaine et la nécessité d’une religion. Nous pouvons entre nous avouer ce fait de la nécessité d’une religion, n’est-il pas vrai ? Il est universellement admis. Pour ma part, je fais bon marché de nos dogmes ; mais quoi ! l’humanité est pour les trois quarts composée d’imbéciles ; vouloir les guérir de leur folie serait peine perdue, il est bien plus simple de l’exploiter. J’espère qu’érudit comme vous l’êtes, Vous reconnaissez la vérité de cette opinion. Eh bien ! je vous assure que le meilleur mode d’exploitation a été trouvé par nous… Il ne tient qu’à vous d’en profiter. Eh ! eh ! vos talens nous feraient le plus grand honneur ; voyons, enrôlez-vous dans notre milice !

— Et cette dame que voici, dit Lavengro en montrant Isopel, est-ce que vous voulez aussi l’enrôler ?

— Certainement, et nous serions trop heureux de l’avoir parmi nous, soit qu’elle vous accompagne ou qu’elle vienne seule, répond l’homme noir en saluant avec courtoisie. Nul doute qu’avec sa figure et sa prestance elle ne fit une remarquable dame abbesse, spécialement en Italie, où les dames de cette stature sont rares (Isopel est une géante). Oui, elle obtiendrait beaucoup de succès ; nous lui ferions facilement Une grande réputation de sainteté, et après sa mort, sœur Marie-Thérèse, — c’est le nom que je lui conseillerais de prendre, — serait bien et dûment béatifiée et canonisée.

— Eh bien ! Isopel, que dites-vous des propositions de monsieur ?

— Je dis que s’il continue je vais lui casser son verre contre les dents.

— Quelle énergie magnifique ! Me casser mon verre contre les dents ! Je suis de plus en plus convaincu qu’elle ferait une superbe dame abbesse. Peste ! comme elle gouvernerait sa communauté ! Madame est tout à fait la personne qu’il faudrait pour terrasser Satan, s’il s’avisait de troubler le repos de son couvent et d’y faire des visites trop fréquentes. Mille pardons, madame, tout cela est pure plaisanterie… Mais si madame ne veut pas être abbesse, peut-être consentirait-elle à suivre ce jeune zingaro, lorsqu’il nous sera affilié. Quant à vous, mon jeune ami, la fortune vous sourit, ne la dédaignez pas. Le vent enfle nos voiles, tous les partis nous soutiennent. D’ici à quelque temps, l’hérésie n’aura plus aucun crédit, les radicaux eux-mêmes nous appuient, en haine de l’église établie, quoique notre système soit dix fois moins libéral que votre église. La rage de ce qui est étranger nous fait aussi grand bien ; on nous aime comme on aime les danseuses espagnoles et les modes françaises. Et puis Walter Scott nous a été bien utile… Venez avec nous. Si vous saviez d’ailleurs comme l’église romaine est tolérante : tout ce qu’elle demande, c’est qu’on la serve. À cette condition, elle permet qu’on l’insulte et ne se fâche pas des plaisanteries un peu trop fortes. Elle ne se fâchait pas quand les miquelets du duc d’Albe, grands exterminateurs d’hérétiques, l’appelaient…

Je m’arrête, car la conversation devient trop vive pour être reproduite. Ces hérétiques ne respectent rien. Nous laissons naturellement à M. Borrow la responsabilité de ses paroles. Tout le début du Romany Rye est un vrai pamphlet anti-catholique, vif, violent, cynique, un pamphlet comme on n’en fait plus depuis le XVIe siècle, et comme peut en faire seulement un homme habitué à toutes les hardiesses du langage et à toutes les franchises de la nature.

Après le départ de l’homme noir arrive une visite des bohémiens du campement voisin : le judicieux M. Gaspard Petulengro, le plus habile menteur de la race romany, bon camarade au demeurant ; le beau Tawno Chikno, l’Apollon des gypsies, passé maître dans l’art de l’équitation, et leurs épouses légitimes, mistress Petulengro, femme aux paroles mielleuses et aux gestes caressans, et mistress Chikno, laide, acariâtre, infirme, jalouse, et prude par-dessus le marché. Hélas ! même chez les bohémiens existent les tortures des sentimens civilisés et les vicissitudes de la destinée. Mistress Chikno est tourmentée par deux sentimens qu’on ne croirait pas précisément caractéristiques de la nature des zingari, la haine du concubinage et la jalousie. Dès son arrivée, elle regarde avec défiance Lavengro et Isopel. — Tout ce qui reluit n’est pas or, dit-elle. Estce que cette jeune femme est votre épouse, jeune homme ? — Non, elle n’est pas mon épouse. — En ce cas, je ne cultiverai pas sa connaissance. Je n’entends autoriser en rien la mauvaise conduite et les ménages vagabonds ; j’ai trop souffert des infidélités de Tawno pour encourager jamais les ménages vagabonds. — A propos, interrompt Lavengro, et Tawno, je ne le vois pas ? — Demandez où il est à ceux qui l’encouragent dans son vagabondage, répond mistress Chikno en jetant un regard du côté de Petulengro. — Mais aussi quelle singulière idée, murmure ce dernier, pour une femme aussi disgracieuse, d’avoir épousé le plus bel homme de la race romany ? — Mistress Chikno est donc prude et jalouse ni plus ni moins qu’une femme civilisée. Qui pourrait aussi croire que, dans cette vie errante, l’homme ait à subir les lois de la destinée ? Rien pourtant n’est plus vrai : il y a des bohémiens qui semblent nés sous une mauvaise étoile, comme de simples civilisés ; rien ne leur réussit. Ils ne trouvent aucune bonne aubaine, la fortune se rit d’eux. S’il y a quelque mauvais coup à recevoir, il tombe droit sur leurs épaules. Un des membres de la société Petulengro est né sous cet astre fatal. En vain ses camarades essaient de lutter pour lui contre le sort ; en vain les jeunes bohémiennes, en le voyant laid et malheureux, cherchent à le consoler, rien ne peut sauver le malheureux Sylvestre, et il est réduit à vivre aux dépens de la bande fraternelle, à jouer le rôle de parasite et de mendiant dans la société bohémienne.

Au contraire tous les bonheurs pleuvent sur M. et Mme Petulengro. Contemplez un peu l’excentrique et riche costume du bohémien. Sa chemise, de la plus fine toile, est aussi blanche que celle du plus soigneux dandy, sa veste courte et bien coupée a pour boutons de larges écus de trois francs ; des demi-guinées forment la garniture de son gilet rouge et noir ; ses larges pantalons sont en velours rayé, ses bottes sont garnies de fourrures, et il tient à la main, pour se donner une contenance, une élégante cravache en baleine, garnie d’une poignée en argent. Aussi a-t-il l’aplomb que donne la richesse, ou un beau costume, ou une figure passable. Voyez comme il se présente bien ! « Nous voici, frère, dit-il à Lavengro ; nous sommes venus tous deux, le sorcier et la sorcière, la sorcière et le sorcier. » Et mistress Petulengro ! elle est chargée de bijoux qui reluisent merveilleusement sur sa peau brune, et font ressortir le ton noir de sa chevelure, qui tombe en longues tresses sur son front. Mistress Petulengro est une femme coquette, et dont les yeux bohémiens convoitent toutes les jolies choses terrestres. Jadis un jeune duc lui avait proposé artificieusement d’être sa seconde femme. Elle a de singulières allures, et on peut soupçonner qu’elle ferait plus d’un métier. Ainsi sa première pensée est de tresser à sa fantaisie la chevelure d’Isopel. « Permettez-moi, madame, d’arranger votre chevelure : je m’estimerais heureuse si vous me donniez cette marque de complaisance ! Vous êtes très belle, madame, oui, très belle ; j’aime les personnes qui comme vous ont le teint blanc et la chevelure blonde ; j’ai moins de goût pour les teints bruns et les chevelures noires. — Pourquoi donc alors avez-vous congédié le jeune lord pour me suivre ? interrompt M. Petulengro. — Les gens ne savent pas toujours ce qu’ils font quand ils sont jeunes ; ils font des choses dont ils se repentent plus tard quand ils ont plus d’expérience… Je vous en prie, madame, laissez-moi tresser votre chevelure ; cela fera plaisir au jeune gentleman… Ah ! ah ! il y a bien des dames qui voudraient faire plaisir au jeune gentleman, s’il consentait seulement à demander une faveur ; mais il est fier et semble avoir bonne opinion de lui-même… Vous êtes bien belle, madame ; si vous alliez dans la grande ville, vous feriez certainement sensation. J’ai bien fait sensation, moi qui pourtant suis si brune. » Et le flux de paroles continue à couler de la bouche de la bohémienne comme un léger chant d’oiseau qui recommence toujours, pendant qu’elle contemple avec une admiration enfantine la figure d’Isopel, et que d’une main caressante elle lisse et tresse ses bandeaux.

Les gypsies, comme les personnes du beau monde, rendent toujours les politesses qu’ils reçoivent, et Lavengro fut invité à souper chez M. et Mme Petulengro : un singulier souper, composé de viande de porc et de rôti d’écureuil. Au dessert, mistress Chikno chante un chant en langue gypsy, qui peut donner à la fois une idée de la poésie et des mœurs de cette étrange population.


« — Écoutez-moi, garçons de la Romanie, — qui êtes assis sur la paille auprès du feu, — et je vous dirai comment on empoisonne le cochon, — comment on s’y prend pour empoisonner le cochon.

« Nous allons à la boutique de l’apothicaire, — où nous achetons pour trois sous de poison, — et quand nous retournons auprès de nos frères, nous disons : — Nous empoisonnerons le cochon, — nous trouverons manière de l’empoisonner.

« Alors nous préparons le poison, — et nous nous dirigeons vers la demeure du fermier, — comme pour mendier quelques débris de nourriture, — quelques restes mis au rebut.

« Nous voyons un joli cochon, — et alors nous disons en langage romany : — Jette le poison au milieu de la boue, — le cochon le trouvera bien vite ; — pour sûr il le trouvera.

« De bonne heure, le lendemain, nous retournerons à la ferme, — et nous demanderons le cochon crevé, — le corps du cochon crevé.

« Et ainsi faisons-nous, ainsi faisons-nous, — le cochon est mort pendant la nuit. — Le matin nous demandons le cochon — et nous l’emportons dans notre tente.

« Et là nous lavons bien l’intérieur, — jusqu’à ce qu’il soit parfaitement propre — et qu’il n’y reste pas de poison, — pas un atome de poison.

« Et puis nous faisons bien rôtir le cochon, — et nous envoyons chercher de l’ale au cabaret, — et nous faisons un joyeux banquet romain.

« Le garçon joue du violon, il joue ; — la petite fille chante, elle chante un ancien refrain de Romanie. — Écoutez le refrain de Romanie. »


Les gypsies sont un sujet inépuisable pour M. Borrow. Il ne tarit pas en détails curieux et en remarques ingénieuses ; ainsi il fait observer l’incohérence singulière qui règne dans le choix de leurs noms. Les gypsies n’ont pas, comme les autres peuples, de noms qui appartiennent en propre à leur race : ils semblent les avoir ramassés à travers tous les pays et tous les siècles ; c’est une complète Babel de noms propres. Parmi les gypsies d’Angleterre, on en trouve qui portent des noms slaves ou italiens, et les zingari d’Espagne se parent souvent de noms septentrionaux. Ainsi mistress Chikno se nommait Mikaïlia, et mistress Petulengro Pakomovna. Le choix des noms propres semble aussi déterminé très souvent par la fantaisie et le caprice. On nommera une fille Leviathan, d’après le nom d’un vaisseau, ou un garçon Pyrame, d’après le nom de quelque chien ou de quelque cheval en renom. Beaucoup des noms singuliers dont l’origine tourmente tant M. Borrow doivent avoir été empruntés à l’écurie ou au chenil. Enfin, particularité remarquable, ils affectionnent pour les femmes surtout les noms poétiques et romanesques. Il semble qu’ils aient fouillé toute la collection des poèmes chevaleresques et des romans pastoraux : Ursule, Morella, Ercilla, Clémentine, Lavinie, Camille, Lydie, Curlanda, Orlanda, Meridiana. « D’où diable avez-vous tiré ces noms-là, Gaspard ? demande Lavengro. — D’où ma femme a-t-elle tiré son collier, frère ? — Elle le sait sans doute. — Elle le sait ? En vérité non. Elle le tient de sa grand’mère, qui mourut à l’âge de cent trois ans, qui le tenait de sa mère, laquelle ne pouvait donner d’autres renseignemens, sinon qu’il était dans la famille depuis un temps immémorial… Vous semblez embarrassé, frère. — Je sais réellement bien peu de choses sur votre race, Gaspard. — Bien peu, cela est vrai, mon frère. Nous savons peu de choses sur nous-mêmes, et vous ne savez rien que ce que nous vous avons appris ; et nous vous avons dit de temps à autre des choses qui ne sont pas exactement vraies, simplement pour nous moquer de vous, frère. Vous me direz que c’était mal. Peut-être aurez-vous raison. Dans deux ou trois jours, ce sera dimanche ; nous irons à l’église, et peut-être entendrons-nous un sermon sur les habitudes désastreuses du mensonge. » Allez donc bâtir un système historique sur des renseignemens qui vous seront fournis par cette race d’espiègles immoraux, dont le mensonge est à la fois le gagne-pain et la récréation, et qui dans toutes leurs paroles continuent leur métier de diseurs de bonne aventure !

Le dimanche suivant en effet, le clergyman prêcha, non sur le mensonge, mais sur le peu de profit que certaines personnes retirent de leurs vices. « Il y a des gens qui perdent leur âme sans aucune compensation, » dit-il. Ainsi parlant, il tournait les yeux du côté des gypsies, qui écoutaient sans sourciller cette leçon de morale qui tombait d’aplomb sur eux. Ici se pose une question intéressante : est-il possible de donner aux gypsies des sentimens religieux et chrétiens ? est-il possible de leur donner seulement des sentimens moraux fixes et inaltérables ? Nous laisserons M. Borrovv, qui a passé sa vie à les catéchiser, répondre à cette question. Il l’a fait dans une remarquable conversation où la nature propre au gypsy se laisse apercevoir à nu. Les choses ne laissent pas leur empreinte dans l’âme du gypsy, qui est essentiellement mobile et fluide comme l’eau. Comme l’eau, elle reproduit indifféremment toutes les images qui se présentent. Le gypsy croit à tout et ne croit à rien, ou plutôt il ne croit qu’à la sensation présente ; la sensation passée est déjà pour lui une fable. Il est donc sceptique, non-seulement à l’endroit des notions morales et sociales, mais à l’endroit de ses propres impressions. Il s’abandonne et se confie au hasard des émotions fugitives, comme dans la vie il s’abandonne à tous les hasards du vagabondage. Une impression est chassée par une autre sans laisser plus de trace dans sa mémoire qu’un plaisir physique qu’on se rappelle avoir goûté, mais dont on ne peut retrouver la jouissance par le souvenir. La pure animalité domine chez lui, et il n’y a de moral dans sa nature que cet imperceptible atome d’âme qui, comme une étincelle cachée, circule dans nos émotions même les plus sensuelles et leur communique je ne sais quoi de brillant, d’aimable ou d’élevé.


« Il est très éloquent, le prédicateur que nous venons d’entendre, dis-je à M. Petulengro, comme nous venions de franchir la barrière et d’entrer dans la campagne.

« — Très éloquent, frère, dit M. Petulengro ; il est très renommé dans les pays d’alentour pour ses sermons, et il y a des gens qui disent qu’il n’a pas son pareil dans toute l’Angleterre

« — Vous semblez très informé de tout ce qui le concerne, Gaspard. L’aviez-vous entendu prêcher auparavant ?

« — Jamais, frère ; mais il est souvent venu à notre tente, et ses filles aussi, et il nous a donné des traités, car il fait partie de ces gens qui s’appellent évangéliques et qui donnent aux gens des traités qu’ils ne peuvent pas lire.

« — Vous devriez apprendre à lire, Gaspard.

« — Nous n’avons pas le temps, frère.

« — N’êtes-vous pas souvent sans rien faire ?

« — Jamais, frère ; lorsque nous ne sommes pas occupés à notre commerce, nous sommes occupés à prendre nos récréations ; par conséquent nous n’avons pas le temps d’apprendre à lire.

« — Réellement vous devriez faire un effort. Si vous étiez disposé à apprendre, je m’empresserais de vous aider. Vous vaudriez bien mieux si vous saviez lire.

« — Comment cela, frère ?

« — Vous pourriez lire les Écritures, et apprendre ainsi à connaître vos devoirs envers vos semblables.

« — Nous les connaissons déjà, frère ; les constables et les juges ont réussi à nous infuser déjà une bonne partie de cette science.

« — Cependant vous violez souvent la loi.

« — Ainsi font, je pense, de temps à autre ceux qui ont appris à lire, frère.

« — Très vrai, Gaspard ; mais vous devriez réellement apprendre à lire, car, ainsi faisant, vous apprendriez aussi vos devoirs envers vous-même, et votre principal devoir est de veiller sur votre âme. Le prédicateur n’a-t-il pas dit : « Quand un homme aurait gagné le monde entier, en serait-il plus riche ? »

« — Nous n’avons pas grand’chose des richesses de ce monde, frère.

« — Très peu de chose, c’est vrai, Gaspard. Maintenant avez-vous observé comme les yeux de toute la congrégation se sont dirigés vers votre banc lorsque le prédicateur a dit : « Il y a des gens qui perdent leur âme et qui ne gagnent rien en échange, qui sont proscrits, méprisés, misérables. » Ces paroles n’étaient-elles pas tout à fait applicables aux gypsies ?

« — Nous ne sommes pas misérables, frère !

« — Cependant il me semble que vous devriez vous estimer tels, Gaspard ; avez-vous un pouce de terre qui soit à vous ? êtes-vous utiles à quelqu’un ? Tout le monde parle mal de vous. Qu’est-ce qu’un gypsy ?

« — Quel est l’oiseau qui fait tapage là-bas, frère ?

« — L’oiseau ! eh ! c’est le coucou qui bavarde ; mais qu’est-ce que le coucou peut avoir à faire en tout ceci ?

« — Nous allons voir, frère. Qu’est-ce que le coucou ?

« — Ce que c’est ? Vous le savez aussi bien que moi, Gaspard.

« — N’est-ce pas un oiseau tout à fait polisson et impertinent, frère ?

« — Je le regarde comme tel, Gaspard.

« — Personne ne sait d’où il vient, frère ?

« — D’accord, Gaspard.

« — Il est très pauvre, frère, il n’a pas même un nid à lui…

« — C’est ce qu’on dit, Gaspard.

« — Tout le monde médit de lui, frère ?

« — Oui, Gaspard, tout le monde l’insulte.

« — Et néanmoins il est passablement gai, frère ?

« — Oui, passablement gai, Gaspard.

« — Il n’est d’aucune utilité, frère ?

« — D’aucune exactement.

« — Ainsi vous seriez bien aise d’être délivré des coucous, frère ?

« — Mais non pas précisément, Gaspard ; le coucou est un oiseau facétieux, sa présence et sa voix donnent un grand charme au paysage. Je ne puis pas dire que je voudrais voir la terre débarrassée du coucou.

« — Eh bien ! frère, qu’est-ce qu’un garçon romany ?

« — Vous devrez répondre vous-même à cette question, Gaspard.

« — N’est-ce pas un drôle espiègle et fripon, frère ?

« — Oui, oui, Gaspard.

« — Qui n’est d’aucune utilité, frère ?

« — Exactement, Gaspard ; je vois…

« — Quelque chose qui ressemble fort à un coucou, frère ?

« — Je vois où vous voulez en venir, Gaspard.

« — Vous voudriez être débarrassé de nous, n’est-ce pas ?

« — Non, pas précisément.

« — Nous ne sommes pas un ornement pour les vertes campagnes dans les temps du printemps et de l’été, n’est-ce pas ? Et les voix de nos filles, avec leurs chansons et leur bonne aventure, ne contribuent pas à les rendre plus gaies ?

« — Je vois où vous voulez en venir, Gaspard.

« — Vous voudriez métamorphoser les coucous en oiseaux de basse-cour, n’est-ce pas ?

« — Je ne puis dire cela pour mon compte, Gaspard ; mais il y en a d’autres qui le voudraient peut-être.

« — Et changer les garçons et les filles gypsies en tisserands mécontens et en ouvrières de manufactures, frère ?

« — Je ne puis dire cela, Gaspard. Vous êtes certainement un peuple pittoresque, et à beaucoup d’égards un ornement pour nos villes et nos campagnes ; notre peinture et notre littérature vous ont aussi beaucoup d’obligations. Quels jolis tableaux ont fournis vos groupes et vos campemens, et que de jolis livres on a écrits dans lesquels les principaux personnages étaient des gypsies ! Je crois que si nous ne vous avions plus, nous vous regretterions.

« — Absolument comme vous regretteriez les coucous, s’ils étaient tous transformés en oiseaux de basse-cour. Je vous dirai, frère, que très souvent, lorsque j’étais assis sous une haie, au printemps ou en été, et que j’entendais chanter le coucou, j’ai pensé que les gypsies et les coucous se ressemblent sous plus d’un rapport, surtout sous le rapport du caractère. Tout le monde parle mal de nous, et chacun est bien aise cependant de nous voir.

« — Oui, Gaspard ; mais il y a une différence entre les hommes et les coucous : les hommes ont des âmes, Gaspard.

« — Et pourquoi pas les coucous, frère ?

« — Vous ne devriez pas parler ainsi, Gaspard ; ce que vous dites ressemble à un blasphème. Comment un oiseau aurait-il une âme ?

« — Et comment un homme en aurait-il une ?

« — Oh ! nous savons très bien que l’homme a une âme.

« — Comment le savons-nous ?

« — Nous le savons très bien.

« — En feriez-vous le serment, frère ? en lèveriez-vous la main ?

« — Mais oui, je pense que je le ferais, Gaspard.

« — Avez-vous jamais vu l’âme, frère ?

« — Non, je ne l’ai jamais vue.

« — Eh bien ! comment pourriez-vous jurer qu’elle existe ? La jolie figure que vous feriez en cour de justice, d’affirmer l’existence d’une chose que vous n’avez jamais vue. — Relevez votre tête, camarade. Où et quand l’avez-vous vue ? Affirmez-vous sous serment, camarade, que ce gypsy a volé le petit de l’ânesse ? — Oh ! il n’y a personne pour faire un contre-interrogatoire comme l’avocat P… Nos gens, lorsqu’ils sont dans l’embarras, aiment beaucoup à l’employer, quoiqu’il se fasse payer cher. Maintenant, frère, oserez-vous affirmer sous serment que nous avons une âme ?

« — Bien ! nous ne ferons aucun serment à ce sujet ; mais vous-même, vous croyez à l’âme : je vous ai entendu dire que vous croyiez à la bonne aventure, et qu’est-ce que la bonne aventure, sinon la science de l’âme ?

« — Quand donc ai-je dit que j’y croyais ?

« — Eh ! après cette bataille, lorsque vous me montrâtes cette marque sanglante dans le nuage, tandis que celui dont vous prophétisiez le sort s’en allait dans sa voiture vers la vieille ville, au milieu des torrens de pluie, des tonnerres et des éclairs.

« — Je crois me rappeler quelque chose de semblable, frère.

« — Une autre fois je vous ai entendu dire que le spectre d’Abershauw descendait de cette colline à cheval chaque nuit.

« — Mais quelle merveilleuse mémoire vous avez, frère !

« — Je voudrais ne pas l’avoir, Gaspard ; elle fait mon malheur.

« — Votre malheur ! Peut-être bien après tout. En tout cas, il est bien peu comme il faut d’avoir une telle mémoire. J’ai entendu ma femme dire qu’il était très vulgaire de montrer qu’on avait une mémoire trop fidèle, et que vous ne pouvez donner une meilleure preuve de bonne éducation que d’oublier toute chose aussi vite que possible, spécialement une promesse, ou un ami lorsqu’il se trouve dans la gêne. Bien, frère, je ne puis nier que je crois à la bonne aventure et au fantôme d’Abershauw, qui, dites-vous, est son âme. N’allez pas penser cependant que ce que je crois ou ce que j’affirme croire à un moment, je voulusse le croire le moment d’après ou seulement dire que j’y crois.

« — En vérité, vous m’étonnez, Gaspard. Dans une précédente occasion, je vous ai entendu citer un fragment de chanson qui dit que lorsqu’un homme est mis en terre, tout est fini pour lui.

« — Ai-je dit cela ? Dieu ! quelle mémoire vous avez, frère ! Mais vous n’êtes pas sûr que j’aie à présent la même opinion.

« — Certainement non, Gaspard. Après un sermon comme celui que nous avons entendu, je serais très choqué que vous eussiez encore la même opinion.

« — Cependant, frère, ne soyez pas trop sûr que je n’aie pas encore cette opinion, quelque choquante qu’elle vous paraisse.

« — Quel peuple incompréhensible vous êtes, Gaspard ! »


Incompréhensible ! beaucoup moins que ne le pense Lavengro. Au milieu de ces contradictions et de ces oscillations de pensée, la véritable nature de ce singulier peuple se laisse au contraire assez facilement surprendre. Le gypsy est sceptique et croyant, selon le caprice de son tempérament et les impressions de la minute qui passe. Il croit aux fantômes et à l’anéantissement absolu. Ses émotions, quelles qu’elles soient, poétiques ou grossières, basses ou brillantes, sont la règle de son esprit. Incompréhensible, il ne l’est pas ; mais inconvertissable, il l’est, et de manière à lasser la patience de toutes les théocraties de la terre. S’il est vrai que les gypsies aient une origine hindoue, il est permis d’imaginer qu’ils appartiennent à une caste déchue, chassée pour ses incorrigibles habitudes et son esprit rebelle à toute autre idée de règle morale que l’obéissance aux mouvemens de la nature.

Sont-ils cependant dépourvus de toute qualité ? Non, ils ont à un assez haut degré l’amour de la famille et à un degré excessif l’amour de la tribu. Les femmes surtout présentent un singulier mélange de vices et de qualités opposés. Que faut-il penser de leur vertu ? Il y a à ce sujet un dissentiment assez marqué entre deux esprits de même famille, quoique de tendances très différentes, c’est-à-dire M. Borrow lui-même et M. Mérimée. M. Borrow, qui a longtemps vécu dans leur compagnie, s’est constitué leur paladin, et cite des bohémiennes qui ont refusé d’accepter, en échange de leur honneur, des sommes considérables et des positions brillantes. M. Mérimée croit que la candeur de M. Borrow a été surprise, et que si elles ont refusé, c’est qu’elles ont pensé qu’on voulait se moquer d’elles. Des offres plus modestes, pense-t-il, auraient mieux réussi. Cependant cette vertu des bohémiennes se comprend sans trop d’efforts, car elle est soutenue par la haine de leur race contre le chrétien et l’Européen, le gorgio, comme ils l’appellent dans leur langage. Sont-elles fidèles aux époux et aux amans de leur race ? Ce qui est certain, c’est qu’elles ne sont jamais surveillées, et que les hommes se confient absolument à elles. En réalité, nous croyons qu’on peut dire que leurs vertus ne méritent pas ce nom. Si elles sont vertueuses, elles le sont sans être chastes ; elles aiment les propos relâchés, et se complaisent dans toute sorte de manœuvres libertines. Elles aiment à éveiller l’imagination du gorgio par leurs coquetteries et la liberté de leurs allures, quitte à l’arrêter avec un poignard, s’il se croit encouragé par leur tactique et leur langage. Enfin, si elles sont vertueuses pour leur propre compte, elles ne répugnent pas à encourager le vice ; au contraire, elles ont un goût et un talent particulier pour servir les intrigues immorales et les passions coupables. Elles sont menteuses, voleuses et coquettes ; mais laissons cette vertu s’expliquer elle-même.

Il y avait dans le campement des bohémiens une belle jeune femme, du nom d’Ursule, pour laquelle Lavengro semble avoir eu un commencement d’inclination. — Consultez Ursule, avait dit M. Petulengro. Ce soir, après souper, emmenez-la derrière une haie, et là elle vous apprendra relativement à nos mœurs quelques-unes des choses que vous ignorez. — Avertie par M. Petulengro, Ursule s’assied, le soir venu, près d’une haie solitaire, et la conversation suivante s’engage entre elle et Lavengro.

« — Bonsoir, Ursule, dis-je, je ne pensais pas avoir le plaisir de vous rencontrer ici.

« — Vous ne l’auriez pas eu en effet, dit Ursule, si Gaspard ne m’avait dit que vous aviez parlé de moi, et que vous désiriez causer avec moi sous une haie. Alors j’ai épié vos mouvemens, je suis venue ici, et je me suis assise.

« — Je pensais aller dans ma tente et lire la Bible, Ursule, mais…

« — Oh ! je vous en prie, allez à votre tente, et lisez : vous pourrez me parler sous la haie une autre fois.

« — Non, j’aime mieux décidément m’asseoir auprès de vous, Ursule, car après tout la lecture le soir est une mauvaise chose. Oui, j’aime mieux m’asseoir près de vous. — Et je m’assis à son côté.

« — Bien, frère. Maintenant que vous êtes assis à côté de moi sous la haie, qu’avez-vous à me dire ?

« — Vraiment je ne sais pas trop, Ursule.

« — Vous ne savez pas, frère ? Un aimable garçon, ma foi, qui demande aux jeunes femmes de venir s’asseoir avec lui sous les haies, et qui ne sait plus quoi leur dire quand elles sont venues !

« — Ah ! je me rappelle. Savez-vous, Ursule, que je m’intéresse beaucoup à vous ?

« — Je vous remercie, frère ; vous êtes bien bon.

« — Vous pouvez être exposée à bien des tentations, Ursule.

« — Oui, frère, à bien des tentations. Il est dur de voir de belles choses comme des châles, des chaînes d’or, des montres dans les boutiques, derrière les vitrages, et de savoir qu’elles ne sont pas pour vous. Bien souvent j’ai eu envie d’enfoncer le vitrage, mais j’ai réfléchi qu’ainsi faisant, je me couperais les mains d’abord, puis que je serais à peu près sûre d’être pincée et envoyée dans un pays étranger, au-delà du bain de la mouette (la mer).

« — Ainsi vous regardez l’or et les belles choses comme des tentations, Ursule ?

« — Sans doute, frère, de très grandes tentations. Ne pensez-vous pas ainsi ?

« — Non certainement, Ursule.

« — Vous n’en êtes que plus fou, frère ; mais alors ayez la bonté de me dire ce que vous appelleriez une tentation.

« — Eh mais ! par exemple l’espérance de l’honneur ou du renom, Ursule.

« — L’espérance de l’honneur et du renom ! Parfait, frère ; mais je vous dirai une chose : c’est qu’à moins que vous n’ayez de l’argent dans votre poche et de bons habits sur votre dos, vous courez le risque de ne pas obtenir beaucoup d’honneur et… comment appelez-vous l’autre chose ?… parmi les gorgios, pour ne rien dire des gypsies.

« — Je pensais, Ursule, que les gypsies errant dans le monde comme ils le font, libres et indépendans, ne se laissaient pas mener par de semblables bagatelles.

« — Alors vous ne savez rien des gypsies, frère. Aucun peuple sur la terre n’aime autant les choses que vous appelez des bagatelles, et n’est plus disposé à respecter ceux qui les possèdent.

« — L’argent et les beaux vêtemens vous pousseraient donc à faire toute chose, Ursule ?

« — Oui, oui, frère, toute chose,… car, ainsi que je vous l’ai dit, l’or et les beaux habits sont de grandes tentations.

« — Très bien. Ursule, je suis désolé de ce que j’entends ; je ne vous aurais pas crue si dépravée.

« — En vérité, frère ?

« — Penser que je suis à côté d’une femme qui consentirait volontiers à…

« — Allez, frère.

« — À faire la voleuse…

« — Continuez, frère.

« — La menteuse.

« — Continuez, frère.

« — La… la…

« — Allez donc, frère.

« — La…

« — La quoi, frère ? dit Ursule en se levant subitement.

« — Eh bien ! la… N’avez-vous pas…

« — Je vous le déclare, frère, dit Ursule, extrêmement pâle et parlant très bas, si j’avais quelque chose sous la main, je vous ferais repentir…

« — Eh bien ! qu’y a-t-il, Ursule ? en quoi vous ai-je offensée ?

« — Comment, en quoi vous m’avez offensée ? N’avez-vous pas insinué tout à l’heure que j’étais prête à… à…

« — Allez, Ursule.

« — Non, je ne le dirai pas. Je voudrais seulement avoir quelque chose sous la main.

« — Si je vous ai offensée, Ursule, je vous en demande pardon ; c’est que je ne vous comprenais pas. Asseyez-vous, je vous en prie : j’ai encore bien des questions à vous adresser.

« — M’asseoir ! non ! Il n’y a pas deux minutes que vous m’avez donné à entendre que vous étiez honteux d’être assis à côté de moi, une voleuse, une menteuse ?

« — Mais vous, ne m’avez-vous pas donné à entendre que vous étiez l’une et l’autre, Ursule ?

« — Je ne m’inquiète pas beaucoup d’être appelée menteuse et voleuse, dit Ursule : on peut être menteuse et voleuse, et être cependant une très honnête femme ; mais…

« — Eh bien ? Ursule ?

« — Eh bien ! je vous déclare que si vous insinuez encore que je puis être la troisième chose que vous avez dite, que le diable, me vienne en aide ! je ferai un malheur ! »


La conversation continue sous la haie bien avant dans la soirée. Ursule révèle à Lavengro quelques-uns des mystères de la vie des gypsies, et principalement de la vie des femmes. La liberté d’habitudes et de langage des femmes gypsies n’est qu’une manière de faire des dupes, comme la bonne aventure et la science des lignes de la main. Beaucoup de gorgios s’y laissent prendre, et elles en reçoivent de jolis présens, des bagues, des châles, des mouchoirs. Si le gorgio attend quelque chose en retour de ses présens, il est payé en plaisanteries, s’il persiste, en injures, et s’il persiste encore, en coups de griffes et en morsures ; — Mais supposons, demande Lavengro, que ce gorgio fût quelqu’un d’aimable, un officier de la milice par exemple : lui refuseriez-vous même un baiser ? — Nous ne faisons pas de différence, frère ; les filles d’un père gypsy ne font pas de différence entre les gorgios, et, qui plus est, n’en voient aucune. — Lavengro demande ce qu’elle ferait cependant dans le cas où un gorgio se vanterait d’avoir reçu ses faveurs. — Je sifflerais, répond Ursule, et alors tous mes proches quitteraient leurs occupations et viendraient m’entourer. — Voilà un gorgio, dirais-je, qui se vante… — Oh ! oh ! Ursule, dirait un de mes parens, intente-lui une action devant la loi, et il me mettrait en secret quelque chose dans la main. Alors, m’avançant je demanderais au gorgio s’il persiste à dire que j’ai commis quelque chose de mal la nuit dernière, lorsque j’étais sortie avec lui. S’il persistait, alors je lui dirais : Vous êtes un menteur, et je lui casserais la tête avec le bâton que je tiendrais caché dans ma main. — Du reste, ce n’est pas seulement avec les giorgios que les gypsies appliquent cette méthode de justice ; ils l’appliquent aussi entre eux lorsqu’une femme a été calomniée par un des leurs. Quant à l’amour qu’une femme gypsy pourrait ressentir pour un gorgio, il est sévèrement condamné ; et autrefois il était sévèrement puni. Ursule savait une chanson que chantaient souvent les filles gypsies pour s’avertir d’avoir aussi peu de relations que possible avec les gorgios ; cette chanson racontait l’histoire d’une gypsy qui, s’étant laissé séduire, avait été chassée par sa mère et plus tard enterrée vivante dans un lieu désert. Enfin M. George Borrow attribue à la fidélité des femmes la persistance des mœurs, des habitudes gypsies. C’est elles qui sont le lien de ces communautés errantes. « Tant que nos femmes nous resteront attachées, dit M. Petulengro, notre communauté pourra subsister ; mais les meilleures choses ne durent pas en ce monde. Les filles de la Romanie sont encore les filles de la Romanie, cependant elles ne sont pas tout à fait ce qu’elles étaient il y a soixante ans. Ma femme, quoiqu’elle soit bonne gypsy, ne vaut pas mistress Herne. Je crois qu’elle aime trop les Français et le langage français. Je vous le dis, frère, si jamais la communauté gypsy vient à se rompre, c’est parce que nos filles auront été mordues de ce chien enragé qu’on appelle le comme il faut. »

Ursule était elle-même un témoignage vivant des vertus singulières propres aux femmes gypsies. À l’âge de vingt-deux ans, elle avait déjà été mariée deux fois. « Lorsque j’eus dix-sept ans, dit-elle à Lavengro, Lancelot Lovell me fit une offre de mariage, et nous nous mariâmes à la façon gypsy, c’est-à-dire en nous donnant la main droite et en promettant d’être fidèles l’un à l’autre. Nous vécûmes ainsi deux ans, voyageant quelquefois seuls, quelquefois avec nos parens. Je devins grosse deux fois et je fis deux fausses couches, malheur que j’attribue en partie à la fatigue que j’éprouvais à courir les campagnes pour dire la bonne aventure, et en partie aux coups de pied et de poing que mon cher Lancelot m’administrait chaque soir, si je rentrais sous la tente avec moins de cinq shillings. » Au bout de deux ans, Lancelot vola et vendit le cheval d’un fermier, il fut pris et condamné à être transporté. Ursule demanda à le voir, et lui porta un beau gâteau dans l’intérieur duquel était renfermée soigneusement une scie dont Lancelot se servit pour s’évader. Ursule perdit plusieurs jours les traces de son mari, qui, serré de près, avait été obligé de s’enfuir à toutes jambes ; enfin, au carrefour du grand chemin, elle aperçut le patteran du fugitif. — Les gypsies appellent patteran les poignées de gazon ou les branches d’arbres dont ils sèment leur route de loin en loin pour indiquer à leurs frères la direction qu’ils ont prise. — Ursule suivit donc ces indications jusqu’à un endroit où, près d’une petite auberge, elle vit un grand rassemblement de gens réunis autour d’un cadavre qu’elle reconnut pour celui de son mari. Les gypsies en général ne savent pas nager ; Lancelot, partageant cette ignorance, était tombé à l’eau et s’était noyé. « Je le regrettai vivement, ajouta Ursule, car, en dépit des coups qu’il ne me ménageait pas, il n’était pas mauvais mari. Un homme, frère, d’après la loi gypsy, a le droit de battre sa femme, ou même de l’enterrer vivante, s’il le juge convenable : je suis née gypsy, et je n’ai rien à dire contre la loi. » Ursule avait longtemps vécu dans le veuvage ; mais enfin elle s’était remariée, et remariée à l’homme le plus laid et le plus misérable de la bande.

« — Comment vous, une aussi jolie femme, mariée à ce propre à rien, à ce Sylvestre, le Lazare des gypsies, qui n’a pas un sou à lui ! s’écria Lavengro, indigné de cette révélation.

— Plus pauvre il est, frère, plus il a besoin d’une femme intelligente comme moi pour prendre soin de lui et de ses enfans. J’irai marauder, frère, si cela est nécessaire, je dirai pour lui la bonne aventure… Frère, il y a trois heures que je cause avec vous sous la haie ; je vais rejoindre mon mari. »

Dirai-je que ce singulier mélange de sentimens bas et élevés me semble empreint d’une certaine beauté ? Serait-il donc vrai, ainsi que l’affirment certains philosophes modernes, que le bien et le mal sont une seule et même chose, et qu’il y a dans tout vice le germe d’une vertu ?

Cependant, au bout de quelque temps, Lavengro éprouva le besoin de changer de société et de reprendre sa vie errante. La vallée dans laquelle il a dressé sa tente n’a plus aucun charme pour lui. Isopel, la belle géante, est partie secrètement, en lui laissant une lettre à demi affable, à demi ironique. Au fait, il l’ennuyait un peu avec ses recherches philologiques, et il mettait trop d’ardeur à lui apprendre l’arménien ! Délivré de ses rêves de mariage et de vie sédentaire, Lavengro va de nouveau courir le monde. Sa bourse est plate, il est vrai, et il n’a ni monture ni chariot ; mais le généreux M. Petulengro lui a offert d’acheter pour lui un beau cheval qui se trouve en dépôt chez un cabaretier du voisinage. Ce cabaretier est, par parenthèse, un type assez original pour mériter une mention spéciale. Jadis son cabaret prospérait, mais depuis que l’homme noir parcourt les environs, il marche à grands pas vers sa ruine. Le pauvre homme s’est laissé convertir, et maintenant qu’il ne songe plus qu’au salut de son âme, il est la dupe du premier venu. Ses yeux sont hagards, et ses joues creuses et livides. « Avez-vous changé de religion, lui dis-je, ou bien l’homme noir vous a-t-il commandé le jeûne ? — Je n’ai pas encore changé, dit le cabaretier avec une sorte de frisson ; mais je dois me convertir publiquement dans une quinzaine, et cette idée, je puis vous l’avouer, absorbe toutes mes facultés. En outre, le bruit s’en est répandu, et tout le monde se moque de moi, et, ce qui est pis, ils viennent tous boivent ma bière et s’en vont sans payer. Je suis comme ensorcelé, je n’ose rien réclamer. Dieu damne l’homme noir ! puisse-je ne l’avoir jamais vu ! Le brasseur jure que si je ne lui paie pas cinquante livres dans la quinzaine, il fera saisir tout ce que je possède. Ma pauvre nièce pleure dans la chambre d’en haut, et moi il me prend quelquefois envie d’aller dans l’étable et de me pendre. » Lavengro, en bon anglican et en bon Anglais, lui conseille deux remèdes que le cabaretier promet d’employer : le premier, de ne pas changer de religion, et le second, de se servir de ses poings contre ceux qui ne le paient pas. Quelque temps après, Lavengro va lui rendre une nouvelle visite. Miracle ! le cabaret est rempli : le gin et l’ale coulent à flots, et tout le monde paie argent comptant. Les habitués sont pleins de politesse et d’obséquiosités, et le cabaretier les malmène avec l’arrogance d’un planteur ou d’un officier russe. La fortune subite de ce pauvre diable est en miniature une image de la lâcheté et de l’admiration qu’inspirent aux hommes le succès et la force. Depuis qu’il a convenablement roué de coups un buveur récalcitrant, l’argent afflue chez lui, il est honoré et respecté de tout le monde, et il a acquis le droit d’insulter ceux qui le font vivre. « Il n’a pas son pareil dans toute l’Angleterre, dit un buveur. — Non, dit un autre. L’homme qui a pu battre Tom Hopton pourrait battre le monde entier. — Je suis fier de lui, dit le premier. — Et moi aussi, dit le second ; je le défendrai contre tout le monde. Que j’entende un peu quelqu’un dire quelque chose contre lui, il aura affaire à moi. Et alors, regardant de mon côté, il ajouta : Avez-vous quelque chose à dire contre lui, jeune homme ? » Pendant ce temps, l’hôte va et vient dans la salle, provoquant et rudoyant ses pratiques. « Faites place au comptoir, faites place, messieurs, pour moi et mon ami, et lestement. — Que voulez-vous prendre, notre hôte ? un verre de sherry ? je sais que vous l’aimez, dit un buveur. — Que le diable vous emporte, vous et le sherry ; je ne me soucie pas de vous. N’avez-vous pas entendu ce que je vous ai dit ? — Très bien, très bien, vieux camarade je ne désire pas être importun. — Et avec un gracieux « serviteur, monsieur, » qu’il m’adressa, il nous laissa seuls. » De nouveaux habitués arrivent. « Qu’ils attendent que j’aie le temps de les servir ! dit l’hôtelier. — Mais la salle ne les contiendra pas tous. — Qu’ils se mettent dehors ! — Mais il n’y a pas assez de bancs. — Qu’ils se tiennent debout ou s’asseient par terre ! » Tels sont les résultats d’un coup de poing bien appliqué. Cette misérable taverne n’est-elle pas un miroir grossier, mais fidèle, dans lequel se réfléchissent toutes les lâchetés sociales et toute l’arrogance des triomphateurs.

Lavengro enfourche le cheval acheté avec les guinées de M. Petulengro, lui met les rênes sur le cou et le laisse libre d’aller à l’aventure. La première aventure qu’il raconte est d’un Sterne sans fausse sensibilité, d’un Sterne batailleur et boxeur. Il rencontre un vieillard assis sur le bord de la route, pleurant à chaudes larmes, et qui raconte qu’on vient de lui voler son âne : « Je revenais du marché, dit-il, lorsque j’ai rencontré un homme avec un sac sur les épaules qui m’a demandé si je voulais lui vendre mon âne. Je lui ai répondu que je ne songeais pas à le vendre, car il m’était très utile, et que d’ailleurs je l’aimais autant que s’il était ma femme ou mon fils. J’essayai de passer outre, mais le gaillard s’est planté devant moi en me demandant de le lui vendre et qu’il me l’achèterait à n’importe quel prix. Alors, voyant qu’il persistait, j’ai répondu que j’en voulais six livres. Je disais cela pour me débarrasser de lui et parce que je voyais bien qu’il était un pauvre diable qui probablement ne possédait pas six shillings ; mais j’aurais mieux fait de retenir ma langue, car je n’avais pas fini de parler que, déposant son sac, il en a tiré une balance, s’est dirigé vers ce tas de pierres et en a pesé quelques-unes qu’il a jetées ensuite devant moi en disant : Voici les six livres, voisin, maintenant descendez de votre âne et livrez-le moi. — Je restai stupéfait quelque temps et lorsque je lui demandai ce qu’il prétendait : — Ce que je prétends, vieux drôle, je prétends prendre possession de la marchandise que j’ai achetée. En disant cela, il a enfourché l’âne et s’est enfui aussi vite qu’il a pu. » Lavengro se met à la suite de ce facétieux voleur, et l’atteint bientôt. « Descendez de cet âne, coquin, ou je vais vous en faire descendre moi-même. » L’homme se retourne tranquillement. — Est-ce que vous voulez me voler ? — Vous voler ? dis-je. Non, mais vous prendre cet âne que vous venez de dérober à son propriétaire. — Je n’ai volé personne ; j’ai bel et bien acheté cet âne à son maître, et la loi me le donnera ; il a demandé six livres, et je lui ai donné six livres. » En même temps il s’avance contre Lavengro, brandissant un gourdin et laissant traîner la bride de l’âne, qui profite de ce moment pour administrer au voleur une ruade terrible et pour s’enfuir vers son vieux maître. « Aimable traitement ! dit le voleur en portant la main à son côté ; je ne serais pas étonné d’être estropié pour la vie. — Et vous le seriez, répondis-je, que vous n’auriez reçu que votre dû, coquin, pour avoir tenté de voler un pauvre homme en jouant sur les mots. — Coquin ! je ne le suis pas, répondit-il ; vous mentez. Et quant à jouer sur les mots, qu’y a-t-il là de répréhensible ? Les gens les plus huppés en font autant. »

Cette anecdote rappelle trait pour trait les anciennes facéties et friponneries populaires dont est remplie l’ancienne littérature, auxquelles se complaisaient Thibaut Agnelet ou Till Eulenspiegel, et qu’aimait à raconter le bon Sancho Pança. M. Borrow est le seul écrivain de notre temps qui ait vu la nature plébéienne comme l’ont vue les grands écrivains d’autrefois, depuis l’auteur inconnu de la farce de Pathelin jusqu’à Lesage. Il connaît sa prédilection pour l’équivoque, l’à-peu-près, les paroles à double sens et les actions à double face, ses friponneries casuistiques, son goût pour les grosses facéties, son audace effrontée à prendre au pied de la lettre une plaisanterie qui lui crée l’ombre d’un droit ; l’air de bêtise sous lequel elle sait dissimuler ses mauvaises pensées. Il connaît tous les signes de la franc-maçonnerie populaire, l’œil qui cligne, le coude qui donne avis, la grimace significative. C’est le dernier écrivait qui ait surpris au vif les mœurs de cette populace des districts ruraux, formée par le servage et l’oppression, et si différente de ces populations créées par l’industrie et la civilisation urbaine vers lesquelles les écrivains modernes ont de préférence braqué leur lorgnette.

Ce n’est pas seulement par la manière d’observer et de reproduire la vie populaire que M. Borrow rappelle les anciens écrivains. Il les rappelle par la franchise de son langage et par l’intensité de ses haines littéraires ou politiques. Il a des accès de colère qui font déborder en lui une éloquence bouffonne. Il y a plus, les gros mots sont les meilleurs avec lui, car il ne se soucie pas de passer pour un homme de bon ton, et il n’a jamais cultivé l’art des perfidies sournoises. Il déclare tout net que « le peuple allemand, dont l’Angleterre s’est engouée depuis quelques années, est un peuple stupide. » Nous ne savons ce que sir John Bowring peut lui avoir fait ; ce qui est certain, c’est qu’on a perdu l’habitude de traiter ainsi les gens depuis l’époque où ont été écrites les invectives de d’Aubigné contre Palma Cayet. Ses épigrammes littéraires sont tout à fait à l’ancienne mode ; elles ne se composent point d’un trait sec et acéré, comme celles d’un homme formé par le monde à la méchanceté, ou d’un bel esprit sans imagination. Non, elles sont dramatiques, et provoquent le rire comme une scène de comédie. Ce sont des épigrammes à plusieurs personnages, pour ainsi dire. En voici une qui n’eût pas été indigne des maîtres de la raillerie et du rire. Après avoir accompli l’acte de chevalerie errante que nous avons raconté plus haut, Lavengro s’était arrêté dans une belle vallée, sous un bouquet d’arbres, afin de se reposer. Son attention fut bientôt attirée par un bruit singulier, un ronflement sonore, comme celui qui peut s’échapper des voies respiratoires d’un géant endormi. « Je me levai, dit Lavengro, et je vis un homme couché sur le dos, son chapeau légèrement ramené sur les yeux, et tenant un livre ouvert dans sa main droite. Je me contentai d’abord de le regarder, pensant qu’il allait s’éveiller ; mais il continua de ronfler d’une manière convulsive. Enfin le bruit devint si terrible que je me sentis alarmé pour son existence, et que je tremblai dans la crainte d’une attaque d’apoplexie. Je m’écriai : « Monsieur ! monsieur ! réveillez-vous. Vous dormez trop. » Voyant qu’il ne se réveillait pas, je le secouai vigoureusement ; il ouvrit à demi les yeux, et, s’imaginant sans doute qu’il rêvait, il les referma ; mais j’étais déterminé a le réveiller, et je criai en conséquence : « Monsieur ! monsieur ! ne dormez plus. » Il ouvrit les yeux, se dressa sur son séant d’un air à demi effaré et me demanda ce que je voulais. — Je vous demande pardon, lui dis-je, mais j’ai pris la liberté de vous éveiller, parce que vous m’avez paru avoir un sommeil très agité ; en outre j’ai craint que vous ne prissiez la fièvre en dormant sous cet arbre. — Je ne cours aucun risque, répondit-il ; je viens souvent dormir ici. Mon sommeil n’était pas agité le moins du monde, et vous auriez fort bien fait de ne pas m’éveiller, car, pour vous dire la vérité, j’ai le sommeil très difficile. — On ne s’en douterait guère, répondis-je ; je n’ai jamais vu personne dormir d’aussi bon cœur. » Alors l’inconnu raconte à Lavengro que depuis plusieurs années il était tourmenté d’insomnies invincibles qui étaient survenues à la suite d’agitations nerveuses et d’inquiétudes morales. Les narcotiques semblaient plutôt augmenter que diminuer la maladie ; bref, tous les remèdes avaient été vains, lorsqu’un de ses amis lui porta un livre en lui conseillant d’en lire quelques pages chaque jour, en plein air et au milieu d’un paysage qui pût inviter au sommeil. « Je suivis son conseil, dit le dormeur ; le lendemain, je choisis cet endroit comme le plus riant de tous les environs, et j’ouvris le livre ; au bout de la première page, j’étais plongé dans un sommeil de plomb. Depuis cette époque, j’ai répété l’expérience chaque jour, et toujours avec un égal succès. Je n’ai pas d’enfans ; hier j’ai fait mon testament, et j’ai institué mon ami mon légataire universel en reconnaissance du service qu’il m’a procuré. » C’est à la poésie de Wordsworth que s’adresse cette épigramme. « Je n’avais jamais douté de sa puissance soporifique, ajoute M. Borrow, mais je fus confirmé dans ma croyance par cette anecdote. Comme depuis cette époque j’ai rencontré beaucoup de personnes qui mettaient ce poète au-dessus de Byron, j’en ai conclu que le nombre des gens affligés d’insomnies était plus nombreux que je ne pensais. » Comme M. Borrow est, par sa nature d’esprit, peu fait pour goûter la poésie de Wordsworth, nous ne perdrons pas notre temps à démontrer que cette épigramme est injuste, et nous nous contenterons de constater qu’elle est très plaisante et très réussie.

Une des prétentions de M. Borrow, c’est de vouloir que chacune de ses anecdotes présente non-seulement un petit tableau ou un petit drame, mais une leçon morale. Heureusement il en est de la morale de ses aventures comme de la morale des fables de La Fontaine : elle se compose de lieux communs, de dictons populaires, de coqs-à-l’âne, de proverbes ; elle ne nuit en rien par conséquent au récit et n’est pas assez sérieuse pour le gâter. Rien ne serait bizarre comme les titres moraux qu’on pourrait donner à ces aventures ; l’une d’elles, par exemple, pourrait être intitulée : qu’il est utile de savoir se servir de ses poignets, et que cette science n’est pas déshonorante pour un gentleman, ou l’apologie de l’art de boxer. Il est possible que la science du boxeur ne soit pas déshonorante pour un gentleman ; ce qui est certain, c’est que la scène est vivement racontée, et les personnages en présence très vivans et très anglais. C’est le récit d’une rixe entre un postillon insolent, tyran d’écurie, terreur des voyageurs, et un vieux gentleman. Cette scène est homérique ! Le postillon insulte le vieillard à la manière de Thersite, sans se douter qu’il a devant lui un héros vieilli dans les combats — « Comme vous avez été très malhonnête avec moi, je ne vous donnerai rien du tout pour boire, dit le vieillard. — Vraiment, cher ami ! répond le cocher. J’espère que je ne mourrai pas de faim pour cela ; il ne me donne pas son shilling : je vous en donnerai vingt, si vous voulez, mendiant. Il faut être poli avec monsieur, vraiment oui ! Eh bien ! ma foi, nous voilà beaux s’il faut être poli avec des gens pareils. — Flegmatiquement le vieillard fume sa pipe, sans répondre, mais en ayant soin de chasser la fumée à la figure du postillon et de lui fournir l’occasion d’une violence : le matamore donne dans le piège. — Pourquoi me fumez-vous au visage ? — Et d’un revers de main il fait tomber la pipe du vieillard. — Je vous remercie, répond ce dernier ; si vous voulez attendre un instant, je vais vous donner un reçu de la politesse que vous m’avez faite. — Et toujours flegmatique, il ramasse sa pipe, pose son chapeau, met bas son habit et se met en garde. Le combat est superbe ; on entend les coups de poing pleuvoir et les mâchoires voler en éclats. Édenté, meurtri, le nez en sang et l’œil poché, le postillon se retire de la lutte, pendant que la galerie, mortifiée de la défaite du matamore, exprime son opinion : — « C’est ce coup de garde que Tom ne connaissait pas, voyez-vous, qui a fait tout le mal. Je donnerais bien une guinée pour boxer avec le vieux. » Cette histoire est incontestablement morale ; elle prouve qu’il est bon de savoir se servir de ses poings, et surtout qu’il est utile d’avoir eu un professeur de boxe de la vieille école, le sergent Broughton, par exemple, qui avait formé le vieillard.

Mais la plus singulière de ces histoires à intentions morales est assurément celle du vieux sinologue qui avait appris le chinois et qui n’avait jamais lu un seul livre écrit en cette langue. Dans une de ses pérégrinations, Lavengro tomba de cheval, se blessa et fut recueilli sur la route par un vieillard qui le traita avec bienveillance et le garda chez lui pendant sa maladie. Lorsque Lavengro entra en convalescence et qu’il put exercer sur ce théâtre nouveau sa vieille curiosité, il fut étonné du nombre de tasses et de porcelaines de tout genre qui encombraient la maison. Sur les cheminées, sur les tables, sur les consoles, sur les étagères, partout des assiettes et des tasses chargées d’hiéroglyphes bizarres s’offraient à la vue. Lavengro apprit bientôt du maître de la maison l’histoire de cette collection bizarre. « Ces tasses chargées d’hiéroglyphes, lui dit-il, m’ont sauvé de la folie et de la mort. À la suite de fausses accusations auxquelles j’avais été en butte, une jeune femme à laquelle j’étais fiancé mourut de douleur. Sa mort me laissa stupide. Le ministre de la paroisse essaya vainement de me consoler et de me prêcher la résignation, dont il aurait eu besoin lui-même, car il mourut de douleur un mois après une banqueroute qui le ruina. Le médecin du canton fit tous ses efforts pour m’engager à me distraire par une occupation quelconque, mais j’étais incapable de m’appliquer à aucun objet, et je sentais dans ma tête comme une roue de moulin. Un jour que le vertige était plus fort que de coutume, j’essayai de fixer mes yeux sur un point donné, et mon regard tomba sur une théière dont les signes éveillèrent subitement mon attention. Quels singuliers signes ! dis-je, et pendant que je les contemplais, je sentais mon vertige s’apaiser et le calme renaître en moi. Je détournai mes regarda ; soudainement le vertige recommença, et j’entendis comme une voix qui me criait : — Les signes ! les signes ! accroche-toi aux signes, ou tu es perdu. — Dès lors une seule idée me préoccupa ; quelle fantaisie bizarre avait donné naissance à ces signes ? J’avais trouvé une occupation ; je comparais incessamment les signes d’une porcelaine aux signes d’une autre, et je les trouvai identiques, quoique différemment disposés. Cette différence d’agencement indiquait un dessein particulier. Assurément ces hiéroglyphes signifient quelque chose ; mais que signifient-ils ? , Alors ma curiosité fut éveillée, et je désirai ardemment savoir, la signification de ces inintelligibles ornemens, d’autant plus que mon médecin, consulté par moi, m’encouragea dans cette recherche, et me recommanda comme remède l’étude des signes. Un jour, me trouvant, dans une ville voisine, je m’arrêtai près d’une boutique où l’on vendait du thé, et je fus surpris de voir que les caisses et les vases qui le contenaient étaient ornés des mêmes signes qui me préoccupaient si fort. — Les meilleurs thés viennent de la Chine, dit une voix à mes côtés ; je me retournai, et je vis le marchand debout sur le seuil de sa boutique. Du véritable thé chinois, ajouta-t-il ; peut-être monsieur me fera-t-il l’honneur de l’examiner. — Je lui répondis que je n’avais pas besoin de thé, mais que je serais heureux, d’apprendre ce que voulaient dire ces signes qui encadraient les peintures de ses caisses et de ses vases. — Ce sont des lettres chinoises, répondit-il ; elles expriment sans doute quelque chose, mais je ne saurais trop dire quoi. Permettez-moi de vous vendre cette livre de thé, ajouta-t-il en me tendant un petit paquet enveloppé. L’enveloppe contient un exposé du système d’écriture des Chinois, que je distribue gratuitement afin de corriger l’ignorance gothique qui règne, dans le district à ce sujet. — J’avais fait enfin un pas ; je savais maintenant que les signes exprimaient des mots. Une seconde visite au marchand me rendit possesseur de quelques porcelaines qu’il me vendit fort cher, mais que je ne marchandais pas en considération du grand service qu’il me rendait. J’écrivis à Londres pour me procurer une grammaire et un dictionnaire chinois, et j’éprouvai un certain désappointement en apprenant qu’il n’existait dans la langue anglaise aucun livre de ce genre, et que je ne pourrais apprendre le chinois que par l’intermédiaire du français. Cependant je ne me décourageai pas, j’appris le français en deux ans, et je pus me mettre enfin à l’étude du chinois. Il y a trente-cinq ans que je m’en occupe, et je suis encore bien peu savant dans cette langue ; mais les années ont coulé paisibles, et le vertige n’est plus revenu. »

Lavengro demande ensuite au vieillard si ses études chinoises se sont exclusivement bornées à cette littérature d’assiettes et de théières ? « Entièrement, répondit le vieillard, je n’ai jamais lu autre chose. — Et puis-je vous demander vos raisons pour borner ainsi vos études ? — Ces inscriptions me permettent de passer mon temps ; que pourrait faire de plus toute la littérature chinoise ? — Et quel joli livre il est en votre pouvoir de faire avec ces inscriptions ! ajoutai-je. Pensez un peu. Un livre publié sous ce titre : Traductions de la littérature des porcelaines chinoises… Le glorieux John lui-même ne dédaignerait pas de le publier. »

Cet homme, qui avait appris le chinois, n’avait jamais pu apprendre à connaître l’heure exacte. Lavengro fut surpris de cette ignorance, et lui en demanda les motifs : « Je ne sais pas, dit-il ; je dis l’heure à quelques minutes près, mais je ne puis dire la minute exacte. — Et cependant vous avez appris le chinois. Je vous conseille d’apprendre aussitôt que possible à connaître quelle heure il est. Considérez combien il serait triste de partir de ce monde sans avoir acquis cette science. La millionnième partie de l’attention que vous avez donnée à l’étude du chinois vous suffira pour l’acquérir. — En apprenant le chinois, j’avais un motif, reprit le vieillard, celui de me délivrer de mes vertiges. Quant à apprendre à connaître l’heure qu’il est, je n’en vois pas la nécessité. On peut mener une vie très honorable sans savoir cela ; mais en vérité il est fâcheux que vous sachiez connaître l’heure. Il serait réellement plaisant que deux personnes, dont l’une sait l’arménien et l’autre le chinois, ne pussent, ni l’une ni l’autre, dire exactement l’heure qu’il est. »

Lavengro, après avoir couru quelque temps les grandes routes, résolut de se défaire de son cheval, et le vendit, à la foire d’Horn-castle, une somme trois fois plus forte qu’il ne l’avait payé. C’est encore un bon type que le jockey-maquignon qui fait marché avec lui, et qui naturellement lui raconte son histoire. À lui seul ce récit est tout un roman picaresque. Si le jockey s’était résigné à exercer un métier à demi honnête, ce n’était pas faute de mauvais exemples. Son grand-père était un rogneur de monnaies, très habile dans son métier, et surtout très prudent. L’appât du gain et l’ardeur du métier ne le poussaient jamais trop loin. Soit qu’il employât la lime, les ciseaux ou l’eau-forte, il se contentait d’un honnête bénéfice : sur une guinée, il ne prenait jamais plus de neuf pence, et sur une large pièce espagnole jamais plus d’une demi-couronne. À part le métier qu’il faisait, dit son petit-fils, c’était un homme moral, bon père et bon époux, et qui se laissa pendre pour ne pas dénoncer ses complices. Son fils fut aussi un homme moral et un coquin : bon sang ne peut mentir. Il vécut d’abord honnêtement, mais des revers de fortune arrivèrent. Pour se tirer d’affaire, il trouva commode de mettre en circulation de faux billets de banque. Après quelques années de ce commerce, il fut pris, malgré son habileté à se travestir, et, en considération de quelques dénonciations qu’il consentit à faire, condamné seulement à être transporté. Le jockey se rappelait cette circonstance avec amertume ; il regrettait que son père n’eût pas eu plus de fermeté d’âme à l’heure de la mort, et n’eût pas suivi l’exemple de son aïeul. Le jeune orphelin s’en alla vivre alors avec le vieux Fulcher, qui avait pour véritable profession le vol, et pour métier apparent la fabrication de paniers d’osier dont la matière première ne lui coûtait jamais rien, car il la prenait dans les propriétés d’autrui. Le vieux Fulcher était un voleur sans audace ; il ne dépassait jamais le simple délit. Il ne comprenait pas qu’on pût commettre un vol qui vous menât à la potence. En conséquence, il se bornait à de petits larcins, dont le plus grave, au moins par ses résultats, fut celui d’une carpe monstrueuse qu’un gentilhomme spleenetic de son voisinage s’amusait à nourrir de sa propre main. Le pauvre gentilhomme devint plus mélancolique que jamais après ce larcin, et finit par se pendre. « Ce qui est un jeu pour l’un est la mort pour un autre, » ajoute philosophiquement le jockey en terminant cette histoire.

Après la mort de ce prudent voleur, qui finit néanmoins par se casser le cou, son fils voulut continuer son commerce ; mais John Dale, l’honnête jockey, répondit à ses avances par un refus. Il résista même à la tentation d’épouser Mlle Fulcher, dont il fit sa femme plus tard cependant, lorsqu’après une odyssée picaresque des plus compliquées, il finit par la rencontrer, la corde au cou, dans un marché où elle avait été conduite par son mari. Il l’acheta moyennant la somme de 18 pence, que le vendeur se hâta d’aller dépenser au cabaret. John Dale eut la délicatesse de l’épouser, et il donne de cette détermination des raisons trop mémorables pour que nous ne les rapportions pas : « On m’a bien dit qu’elle était ma propriété, puisque je l’avais achetée la corde au cou ; mais, pour vous dire la vérité, je pense que tout le monde doit vivre de son métier, et je ne voulais pas agir avaricieusement avec notre curé, qui est un brave homme et qui a certainement droit à ses honoraires. »

Je raconterais bien volontiers l’histoire de Murtagh, — un véritable petit chef-d’œuvre de même genre, — mais en vérité je n’ose pas. On a déjà pu remarquer l’animosité de M. Borrow contre l’église de Rome ; cependant les conversations immorales de l’homme noir ne sont rien auprès des exploits de Murtagh, le séminariste irlandais. Murtagh est ce personnage bien connu des lecteurs de M. Borrow, qui avait jadis appris à Lavengro la langue irlandaise. Ce dernier rencontre son ancien maître sous l’habit de saltimbanque, et apprend son histoire de sa bouche. Nous résisterons pour plusieurs motifs à la tentation de la raconter. Que ceux de nos lecteurs qui connaissent l’anglais la lisent ; ils y verront comment Murtagh fut envoyé à Livourne, au séminaire irlandais, pour devenir savant en théologie, comment à son tour il rendit tout le séminaire habile dans l’art de manier les cartes, qu’il savait manœuvrer avec une rare dextérité, comment il gagna à la fois l’admiration et l’argent du portier, du cuisinier, de l’aumônier, de l’économe, et fit tant que sa réputation arriva jusqu’au directeur de l’établissement, homme grave et de mœurs austères, qui désira faire sa connaissance ; comment Murtagh s’aperçut que cet homme austère était encore plus fort que lui dans l’art de corner, de donner le coup d’ongle, de couper au petit pont, et quelles scènes suivirent cette découverte. À plus forte raison m’abstiendrai-je de raconter l’habileté que Murtagh montra plus tard en Irlande dans le métier d’exorciste, qu’on ne pouvait en effet confier à des mains plus agiles. Une fois il délivra une femme de deux démons qui sortirent de sa bouche sous la forme de deux anguilles ; une autre fois il fit une cure plus miraculeuse, et délivra une possédée de six démons qui sortirent sous la forme d’une unique souris blanche… Nous recommandons cette histoire, non certes pour les passions mesquines et les préjugés haineux qui l’ont inspirée, mais pour son mérite littéraire : elle peut soutenir sans désavantage la comparaison avec les meilleures pages du Baron de Fœneste, et peut se lire après n’importe quel roman picaresque.

Le Gentilhomme Romany se termine brusquement après l’histoire de Murtagh et ne finit pas plus en réalité que ne finissait Lavengro. Un sergent recruteur s’approche du jeune aventurier et lui propose de s’engager au service de la compagnie des Indes. « Pourquoi faire ? — Pour combattre les Kauloes, un tas de coquins qui ne valent pas la corde pour les pendre. — Kauloes ! et que signifie ce mot ? — Noirs, reprit le sergent recruteur ; et nous, ils nous appellent Lolloes, c’est-à-dire rouges, dans leur exécrable jargon. — Vraiment !… Mais, dis-je, c’est le jargon de M. Petulengro et de Tawno Chikno ; je ne serais pas étonné maintenant qu’ils fussent d’origine indienne. J’ai envie d’aller voir ce pays. »

Ainsi se termine cette nouvelle partie de l’odyssée humoristique que M. Borrow continue depuis tant d’années. Est-elle à jamais terminée, ou son prochain livre nous conduira-t-il dans l’Inde, vers laquelle Lavengro a l’air d’aspirer ? Peu importe : inachevés, incomplets, fragmentaires, ces livres peuvent se passer de conclusion, car ils ont une valeur intrinsèque, et chacune de leurs pages porte l’empreinte de la réalité. Le critique qui rend compte d’un livre de M. Borrow est à peu près dans la situation du critique qui aurait eu successivement à rendre compte des diverses parties de Gil Blas à mesure qu’elles se publiaient. L’œuvre est incomplète, mais chaque partie est excellente, et peut être appréciée isolément. M. Borrow a ressuscité un genre littéraire inconnu depuis longtemps, et il l’a ressuscité non pas artificiellement, comme on ressuscite telle forme rhythmique ou comme on remet à la mode le rondeau ou le sonnet, mais naturellement, et comme étant le seul cadre convenable où pussent se ranger les observations et les acteurs de sa vie errante. Pour un esprit sain et judicieux, l’observation de la vie populaire, surtout l’observation de la vie vagabonde et des mœurs équivoques, entraînera toujours nécessairement la forme du roman picaresque. Les machines mélodramatiques, les romans à grands ressorts, dans lesquels on a essayé, de nos jours, de nous présenter certains tableaux de la vie populaire, suffisent, par l’extravagance de leur forme, à démontrer que l’auteur ne connaît rien de ce qu’il prétend décrire. M. Borrow n’a pas adopté cette forme de parti pris, car aucune de ses pages ne trahit cette préoccupation. Il l’a retrouvée d’instinct, par le seul fait qu’il avait à exprimer des sentimens d’une certaine nature ; il l’a retrouvée par la même raison qui la fit inventer jadis à Cervantes et à Mendoça, c’est-à-dire en vertu de cette nécessité qui fait trouver à l’esprit la forme naturelle à ses conceptions. Seulement il faut, pour cela, que l’esprit ne soit pas faussé par l’ambition et préoccupé du désir du succès. C’est ainsi que M. Borrow est devenu, sans y songer, en quelque sorte le Quevedo et le Mendoça de l’Angleterre contemporaine.


EMILE MONTEGUT.