Un premier coup de fusil

Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901
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UN PREMIER COUP DE FUSIL

NOUVELLE

I


Nous l’aurons, notre chasse aux buffles.

Tout est prêt.

Demain, à pointe d’aube, rendez-vous général des touristes au port de Bizerte. Une chaloupe à vapeur sera là pour nous transporter au Djebel-Ichkeur.

C’est le père Mourad qui, complaisamment, est venu m’annoncer cela au Grand-Hôtel de Tunis.

Pendant qu’il me donne ces renseignements, je considère sa grosse figure encadrée d’un rond de barbe blanche où s’épanouit un sourire aimable, paterne, — et je songe… je songe que ce modèle des bureaucrates est le descendant des derniers deys d’Alger.

Mourad est accompagné de son petit-fils. Ce garçon de douze à treize ans a, dans sa veste orientale, une tournure dégagée, hardie ; ses yeux bruns examinent mon équipement, mes armes, avec une curiosité passionnée.

« Ce sera un chasseur ! dis-je à Mourad.

— Eh ! eh !… pour le moment, Sélim est un écolier, un élève du collège Sadiki.

— Monsieur, emmenez-moi ! je voudrais tant voir les buffles ! »

Le grand-père se rebiffe ; Sélim supplie ; je me joins à lui. Enfin la permission est octroyée, mais sous cette condition expresse que l’enfant ne se mêlera pas à la chasse, qu’il ne touchera pas à une arme chargée.

… Le Djebel-Ichkeur, au pied duquel nous venons de débarquer, est une montagne de forme bizarre : elle ressemble à un bonnet pointu mis de travers ; un large ruban de marécages l’entoure, la garâa, le domaine des buffles qu’on appelle les buffles du bey et qui vivent à l’état sauvage.

Ils ont cependant des gardes, dont le chef possède le titre de caïd des buffles.

On n’arrive pas tout de go au Djebel-Ichkeur. Il faut d’abord traverser le lac de Bizerte jusqu’à l’embouchure d’une rivière, l’oued Tinga ; cette rivière, remontée pendant plusieurs kilomètres, vous conduit à la garâa d’où elle sort.

Il s’agit alors d’aborder ; ce qui n’est pas commode, d’ordinaire.

Pour nous, cela n’a présenté aucune difficulté, l’excessive sécheresse de l’année ayant transformé une bonne partie de la garâa en terre ferme. Au débarquer, parmi les ruines de thermes romains, nous sommes reçus par un cavalier en burnous bleu, un personnage tout en longueur, une figure donquichottique, — il me fait l’effet d’un héron, — autour duquel évoluent une dizaine d’Arabes à pied, fort déguenillés.

C’est Si-Moufok, le caïd des buffles, avec ses hommes.

Nos chevaux, transportés la veille, nous attendent à quelques pas, sellés et harnachés.

Le caïd nous presse de nous mettre en selle. Les buffles ne sont pas loin.

Nous formons une longue file. Le caïd et ses Arabes vont et viennent d’un bout à l’autre de la colonne, ramenant çà et là un cheval au bon chemin, ce qui n’est pas sans importance, car en beaucoup d’endroits s’ouvrent des fondrières.

Il est temps que je parle de notre caravane.

Elle se compose de dix-huit chasseurs, tous bons fusils. À côté de simples touristes, des savants, des artistes, des militaires, un sénateur, ancien et futur ministre, un consul attaché à la Résidence, — je laisse les noms en blanc.

Je ne présenterai au lecteur que quelques personnes.

Un couple américain : M. Odgers, de Chicago, naturaliste très réputé aux États-Unis ; Mrs Odgers, sa jeune femme, fort gaie, exubérante, porte un costume qui sans doute lui va admirablement, mais que je trouve trop voyant, dangereux peut-être, pour une chasse de ce genre. Comme il n’y a pas à revenir là-dessus, je garde cette observation pour moi.

Nous avons une autre amazone, Mlle Delibes, qu’accompagne son frère, le jeune et célèbre docteur Delibes, de la Faculté de médecine de Paris.

Mlle Delibes a le titre encore peu commun d’avocate, ce qui ne la gêne pas pour être aussi excellente écuyère que Mrs Odgers. Beauté brune au type méridional, en contraste avec la blonde Américaine, qui évoque les portraits de Lawrence.

Derrière l’avocate, un magistrat, M. Ricard, juge de paix de Bizerte.

Puis M. Starkoff, lieutenant d’artillerie russe.

Me voici, précédé de Sélim. Né cavalier comme tout Arabe, l’enfant manie avec aisance un poney plein de feu ; mais il n’a pas de fusil, ce dont il est navré, bien qu’il n’en dise rien. Sur le bateau, il n’a cessé d’examiner mon winchester, de faire jouer la batterie, d’exécuter tous les mouvements du tir.

Il se hausse sur les étriers ; son regard ardent explore les environs et semble crier :

« Où sont les buffles ? »

Le commandant Guiche, des chasseurs d’Afrique, ferme la marche.

Chaque fois que le caïd des buffles se rapproche de lui, Guiche l’examine de la tête aux pieds.

« Eh ! je ne me trompe pas, dit-il enfin. À Laghouat, au 2e spahis, il y a neuf ans…

— Le commandant Guiche ! s’écrie Moufok. Pardon de ne pas vous avoir reconnu le premier, mon commandant. Oui, c’est bien moi, votre spahi Moufok. J’étais tunisien, je suis revenu au pays.

— Tu as fait du chemin ! Compliments, caïd !

— Avec du travail et de la conduite, mon commandant ! »

Guiche se met à rire.

Le caïd des buffles, gardant un beau sérieux, s’éloigne :

« C’était le plus grand chenapan de l’escadron ! » me confie Guiche.

Cependant le soleil est déjà haut sur l’horizon.

Cette marche à travers les buissons de soude, les touffes de lauriers-roses, le long des flaques dormantes, toutes blanches de pyrèthres, devient monotone. Plusieurs fois on a interrogé le caïd :

« Les buffles ? »

Il répond imperturbable :

« Taoua ! (Tout à l’heure, patience.) »

Mais il est abordé par un homme luisant de vase, un envoyé des rabatteurs.

Après avoir entendu cet homme, le caïd nous annonce qu’il faut renoncer à rencontrer les buffles ce matin. Les traqueurs n’ont pu encore les diriger de notre côté.

Ce sera pour l’après-midi.

Nos provisions ont été portées au plateau de la Source — un coin verdoyant que le caïd nous montre au flanc du djebel — notre déjeuner y est préparé. En attendant l’heure, nous pourrons chasser le menu gibier.

On s’égaille.

Des poules de Carthage, des perdrix, des grives tombent çà et là dans les carnassières.

J’admire Sélim. Il désirerait ardemment faire l’essai de son adresse, mais ce désir, il le maîtrise, il n’en laisse rien paraître. Le respect filial, l’obéissance scrupuleuse à la volonté du père, est un trait caractéristique et bien touchant des mœurs arabes.


II


Il a été plein de gaieté, ce déjeuner sur l’herbe, et nos deux personnages officiels n’ont pas été les moins jeunes, les moins fous.

Du petit plateau où nous sommes on découvre un vaste paysage.

A sight seeing, a noté l’Américaine sur son carnet.

En face de nous, le lac déployant sa nappe royale, azur et or, que sillonnent de grands navires aux longs panaches de fumée ; un fond de montagnes noires ; à droite, dans l’éloignement, une tombée de neige, Bizerte ; la barre d’encre de l’isthme coupée d’une ligne lumineuse, le canal ; l’arc de triomphe en dentelle de fer du transbordeur ; un triangle de mer. — À notre gauche, une succession infinie de plaines et de collines, d’un vert monochrome, que parcourt l’ombre de gros nuages roulant pesamment comme des blocs d’onyx, dans le ciel indigo. Au-dessous de nous, c’est un ravissement : la profusion des lauriers en fleur dans la garda ceinture la montagne d’une énorme guirlande de roses.

Le naturaliste Odgers essaye de se documenter sur les buffles. Personne ne peut les lui décrire, personne ne les a vus. Leur origine ? Selon quelques-uns, ils ont été envoyés par le sultan de Constantinople au siècle dernier. — C’est un cadeau de Napoléon, affirment quelques autres, et ils sont de race hongroise, comme les buffles des Landes. Autre cloche, ils ont été amenés du Soudan. Odgers fait des vœux pour cette dernière version : les buffles appartiendraient à une espèce très peu étudiée encore, les brachyures (à queue courte).

« Qu’ils viennent d’où ils voudront, j’aurai plaisir à leur camper des balles dans le coffre, s’écria le juge Ricard. Ah ! les maudites bêtes ? M’ont-elles fait damner, il y a deux ans surtout, à mes débuts ! J’ai été à la veille d’envoyer ma démission. Tous les jours, des conflits entre les gardes et les cultivateurs riverains, dégâts dans les propriétés, délits de chasse, procès-verbaux contradictoires, arrestations, rixes, contestations de limites, la bouteille à l’encre !… »

Mlle Delibes est seule à s’intéresser à ces Mlle Delibes est seule à s’intéresser à ces

Folkloristes, mes frères, écoutons l’horrifique légende du Djebel-Ichkeur, qu’en ce moment, sur l’invitation du consul, raconte notre jeune ami Sélim :

« Les montagnes s’étant mises en route pour porter leur hommage à Mahomet, s’arrêtèrent devant la garâa d’ichkeur :

« Elles consultèrent une algue, un rat, un goéland et une étoile. Tous furent d’avis que la garâa était infranchissable.

« Les pèlerines se résignèrent à faire un détour.

« Une seule s’entêta.

« Orgueilleuse et téméraire : « J’ai passé la mer, s’écria-t-elle, je suis bien de taille à traverser un marécage ! »

« Et, se moquant de ses compagnes, elle entra dans la garâa.

« Bien qu’elle enfonçât à chaque pas, elle allait toujours.

« Elle alla jusqu’à ce qu’elle fût au milieu.

« Elle s’aperçut alors qu’elle avait perdu la moitié de sa hauteur.

« Ses compagnes avaient disparu à l’horizon. La peur la prit.

« Elle voulut revenir sur ses pas : impossible ; poursuivre sa route : impossible encore.

« Elle fit pour se dégager des efforts désespérés, ainsi qu’en témoigne l’inclinaison bizarre de sa cime. Aucune puissance au monde n’eût pu délivrer la malheureuse, qui resta enlisée, prisonnière de la vase à perpétuité. » Admirable matière à mettre en vers latins !

Le narrateur est complimenté. On trouve qu’il parle très facilement le français. On le questionne sur divers sujets.

Il est écouté avec curiosité, surtout du sénateur, qui voudrait connaître par lui — à cet âge, on n’est qu’un écho — quels sont les sentiments intimes de la population tunisienne à notre endroit, comment elle apprécie notre œuvre réformatrice.

Les réponses sont très satisfaisantes, de nature même à surprendre les plus optimistes.

Sélim déclare que la marche en avant n’est pas encore assez accentuée, assez vigoureuse.

Il s’exprime avec une animation amusante.

« Il est energetic ! » s’écrie Mrs Odgers.

Alerte ! le caïd Moufok ! Du haut de sa ros sinante, ses longs bras manœuvrent comme un moulin à vent. En selle ! Les buffles ! Taoua !


III


« Quel est le sens précis du mot taoua ? »

Voilà près d’une heure que nous chevauchons, et nous n’avons pas encore entrevu l’ombre d’un buffle, à queue courte ou longue.

La colonne s’est fractionnée en plusieurs groupes. Je suis avec Sélim à l’arrière-garde.

Mlle Delibes ne s’ennuie pas. Elle a reçu une grave confidence. Le chaouch du juge ne lui a-t-il pas raconté qu’à la karaka (bagne) de La Goulette, un de ses cousins traîne le boulet depuis cinq ans, pour avoir commis le crime de tuer un buffle du bey !

La jeune avocate voit là pour elle une superbe cause de début, un gros procès retentissant.

Elle déchantera.

Dans quelques jours, toutes informations prises, elle saura que le chaouch possède, en effet, un cousin au bagne : sur ce point, son récit est exact, mais sur ce point seulement, ledit cousin ayant été très justement condamné pour vol et assassinat, sans l’intervention d’aucune espèce de buffle.

Pif ! paf ! patapaf !

Des coups de fusil là-bas !

Nous y voilà donc !

Nous galopons à travers un bois de tamaris ; nous traversons ensuite des fourrés de lauriers et de roseaux. Soudain nous débouchons en face d’un spectacle inattendu.

Nous sommes sur le bord d’un lac en miniature, une énorme pièce d’eau circulaire d’environ cinq cents mètres de diamètre.

Sur la rive opposée sont arrêtés nos compagnons : ils tirent non sur des buffles, mais sur une nuée noire qui tourbillonne au-dessus du lac.

C’est une bande de foulques, que le caïd et les gardes se sont amusés à faire lever des roseaux, un gibier que je connais pour l’avoir chassé sur l’étang de Bolmon, dans les Bouches-du-Rhône.

Le vol hésite, continue à tournoyer. Sous le feu incessant des chasseurs pleuvent les beaux oiseaux mordorés, comme des fruits mûrs sous un vent d’orage.

Ils se décident enfin à s’éloigner. Leurs grandes ailes déployées, leurs longues pattes pendantes, ils arrivent vers nous.

Nous avons eu le temps de changer nos cartouches : la bande est reçue par une décharge très nourrie.

Affolée, elle rebrousse. Elle s’abat vers le centre du bassin.

Des deux rives, les balles grêlent toujours, impitoyables.

Les pauvres échassiers plongent, nagent entre deux eaux, s’envolent encore, rasent la surface du lac, exécutent de curieux ricochets, quelquefois s’élèvent verticalement comme des fusées.

Nous avons assez de victimes. Une autre scène d’un joli pittoresque nous est offerte.

Un bateau plat conduit par un Arabe, avec une demi-douzaine de chiens, s’est détaché du bord. On voit les chiens sauter du bateau de tous côtés, nager, saisir, rapporter le gibier…

Nous remercions Moufok de cet intermède. Il nous quitte pour aller activer la traque.

Nous reformons la file. De nouveau les quarts d’heure, les demi-heures s’égrènent interminables.


IV


« Les buffles ? Et s’il n’y en avait pas ? » tinte la belle voix d’or de mistress Odgers.

À cette saillie imprévue, on se regarde effaré.

« Si les gardes n’étaient que des farceurs ? Si l’existence de ces buffles n’était qu’un coup monté, un truc pour escroquer leurs boukoufas aux propriétaires riverains, sous couleur de les protéger ? »

Le juge Ricard argumente, réfute.

Une nouvelle demi-heure blanche s’est écoulée. L’hypothèse lancée par l’Américaine, d’abord jugée inadmissible, s’insinue dans les esprits.

« Il y a eu autrefois des buffles et il n’y en a plus. Les gardes les ont mangés, parbleu ! émet Delibes.

— Aux spahis, grogne Guiche, Moufok était un fricoteur premier numéro ! »

Tout à coup Sélim, qui a l’ouïe aiguisée d’un jeune chacal, arrête son cheval :

« Écoutons ! »

Au bout de quelques instants, arrivent des clameurs lointaines : nous entrevoyons, voltigeant au-dessus des buissons, le burnous bleu.

« Cette fois, ce sont les buffles ; les voyez-vous ? »

Tout le monde les voit, excepté moi. Je distingue enfin un groupe de taches noires mouvantes, filant au fond d’un ravin. Sont-ce bien des buffles ?

Personne n’en doute. On se poste, les fusils en arrêt. Quelques kodaks aussi sont braqués.

Et soudain, à grand bruit, la chasse débouche.

Les buffles ? — C’est une harde de sangliers.

Magnifique compagnie, d’ailleurs : les laies en tête ; puis, je ne sais combien de marcassins ; à l’arrière-garde, ragots et solitaires.

Chacun choisit sa cible et fait feu.

Puis au galop !

Ils ne sauraient aller loin : le ravin se resserre, aboutit à un mur de rocs.

L’arrière-garde de la compagnie se résout à faire tête.

Ils nous chargent avec fureur.

La scène est émouvante.

Guiche a tué un solitaire d’un seul coup : la balle est entrée par l’œil.

Un autre sanglier est tombé sous les coups simultanés de Mlle Delibes et de Mrs Odgers.

Starkoff s’amuse avec un ragot : il fait adroitement volter son cheval autour de la bête de plus en plus excitée ; enfin, il ajuste. Subitement surgit un solitaire, qui, d’un coup de boutoir, éventre le cheval.

Nous arrivons : six ou sept coups à bout portant abattent le solitaire, mais le ragot s’est rué sur le jeune Russe qui, tombé sous son cheval, cherche à se dégager.

On voit luire l’éclair d’une arme et l’homme se relève seul. Le ragot a été tué raide par le couteau de chasse enfoncé droit au cœur.

Pendant cette lutte, la harde a disparu. Elle a trouvé une issue secrète, une fissure dans la muraille rocheuse.

Il y aurait à citer encore quelques beaux coups. Le tir de nos personnages officiels n’a pas été à l’honneur de la hiérarchie. Le secrétaire du consul a tué un ragot, le consul n’a eu qu’un marcassin ; l’ancien ministre n’a rien tué du tout.

Ah ! comme j’ai vu luire les yeux de Sélim durant cette bataille !

Tout cela s’est passé en moins de cinq minutes.

Le caïd nous explique que les hommes occupés à traquer les buffles, ayant délogé par hasard ces sangliers, ont pensé que ce gibier valait l’honneur d’une volée de nos balles, mais le rabat a été repris, les buffles ne vont pas tarder.

Un nouveau cheval a été amené à Starkoff. On s’aperçoit alors que le jeune homme est blessé : les défenses du sanglier ont percé sa botte et labouré sa jambe.

Starkoff veut cependant continuer la chasse : le docteur Delibes s’y oppose ; il fait un pansement provisoire et décide que Starkoff retournera avec lui à la chaloupe, où d’autres soins lui seront donnés.

Le sénateur et le consul, qui ont assez vu de la fête, partent en même temps.

Nous restons, nous, le sang fouetté, tout à fait en train.

Go ahead !

Les dames ne sont pas les moins belliqueuses.

Le caïd nous arrête : il est d’avis que nous demeurions où nous sommes ; nous ne trouverions pas un meilleur poste. Dans moins de dix minutes — cette fois il a précisé — les buffles passeront au bout de nos fusils.

Et il nous laisse.

Rapidement, nous nous sommes postés : nous attendons, nos armes en main, attentifs au moindre bruit, prêts à mettre en joue…

Une heure entière s’est écoulée, et nous sommes encore là, immobiles, tenant la pose…

Les figures se sont étrangement allongées…

De plus, le soleil décline, le ciel se couvre, on n’est pas rassuré.

On suppute le temps qu’il faudra pour retourner au point d’embarquement. Il est impossible de traverser le marécage à la nuit.

En face de nous, au loin, se marque une touche blanche : le village de Mateur.

Je questionne notre guide, un vieil Arabe, très complaisant, parlant français :

« Mais oui, monsieur, on peut traverser, il y a des pistes, seulement elles se déplacent… oui, on peut traverser, mais on peut aussi s’envaser. Un cavalier s’est perdu, il y a trois jours. Le temps de tourner la tête, l’homme et le cheval avaient disparu… Mais ça n’arrive pas à chaque fois ! »

On se groupe, on délibère ; la délibération n’est pas longue : on décide la retraite.

Nous avons calculé qu’il restait une heure de jour, juste le temps nécessaire pour regagner la chaloupe.


V


Comme nous défilons, se dresse sur un monticule la silhouette héronnière du caïd Moufok. Les bras en l’air, il proteste, il fulmine. Est-ce une comédie ?

Nous le laissons fulminer. Seul, Guiche lui jette :

« Carrottia !

Carrottia, moi ? » hurle Moufok.

Tout le monde sait — ou ignore — que la plus grave, la plus sanglante de toutes les injures pour un Arabe algérien, c’est l’épithète de carottier (prononcer carrottia, faire vibrer).

Moufok est livide de rage.

« Pas carrottia, mon commandant ! Jamais carrottia, moi ! »

Brusquement, il fait un tête-à-queue et, mâchant des mots rageurs, détale au galop.

Nous avons quitté le marécage, nous suivons un sentier rocailleux, mais sûr, qui contourne la base du djebel.

Naturellement, on n’est pas très satisfait, mais on se résigne ; après tout, on ne rentrera pas bredouille. Au lieu de buffles, on a eu une chasse aux sangliers.

Le jour commence à baisser.

Dans toute sa partie ouest, le ciel s’est tendu d’une grande nuée violette comme une robe d’évêque, trouée çà et là de rayons rouge feu.

Le reflet de cette nuée sur la garâa est magique. Les rayons s’enfoncent verticalement comme autant de colonnes lumineuses.

On croit voir, englouti sous l’eau, un palais des Mille et une Nuits, fait d’améthystes et de rubis.

Peu à peu, cet éclat s’atténue. Sur toute cette magnificence tombe une cendre impalpable, bleuâtre, grise : le crépuscule.

Heureusement, nous sommes presque arrivés. Voici le vif argent de l’oued sur lequel se découpent en ombres chinoises la coque et la cheminée de notre chaloupe.

Le docteur Delibes, accompagné du résidentiel, est venu à notre rencontre. Il nous donne des nouvelles rassurantes du blessé.

Pendant que nous l’écoutons et que nous nous préparons à quitter le chemin pour rejoindre l’embarcation, un bruit étrange — comme de rafale dans une forêt, de vagues soulevées par l’ouragan — point, grossit, éclate…

Une vision infernale !

Noirs de la tête aux pieds, de véritables diables, un grand troupeau, une cinquantaine de buffles au moins, surgit dans un galop effréné, trouant la broussaille, renversant, broyant tout.

Ils ont passé comme un météore… Apparus, disparus !… Personne n’a eu la présence d’esprit de lever son fusil. Les kodaks aussi sont demeurés perclus. La première parole qui rompt l’ensorcellement est articulée par le naturaliste :

« Ce sont des brachyures ! »

Nous entendons au même instant les clameurs du caïd Moufok et de ses traqueurs.

Nous voulons pousser nos chevaux : les pauvres bêtes résistent, les oreilles pointées, frémissant de tous leurs membres. Elles s’étaient bien tenues pourtant devant les sangliers.

Le cheval de Mrs Odgers a pris le mors aux dents. Il emporte son écuyère dans une petite plaine en forme de cirque encaissée au pied de la montagne.

Je suis épouvanté. Un buffle isolé suivait le troupeau à quelque distance ; je le vois s’arrêter un instant ; son œil a été frappé par la robe écarlate de l’amazone ; il se rue à sa poursuite… Mrs Odgers est désarmée : elle a, tout à l’heure, remis sa carabine à un domestique.

Odgers s’est lancé derrière le buffle : Sélim l’accompagne. Je veux en faire autant, mais mon cheval, lui aussi, devient fou ; il pique dans une direction opposée. Et, quand je suis parvenu à le maîtriser, je suis trop loin pour jouer un rôle utile dans la scène effrayante que j’ai sous les yeux.

Odgers a tiré à cent mètres ; l’animal, que la balle a effleuré, se retourne, regarde son agresseur, hésite, puis reprend sa course.

Mais il s’arrête déconcerté ; sa proie a disparu. Mrs Odgers a pu pousser sa monture derrière une ligne de rochers hérissant le fond du cirque et formant une sorte de couloir.

Au moment où Odgers va tirer de nouveau, son cheval brusquement se cabre et lui fait vider les arçons.

Il est tout de suite debout, mais le malheureux essaye en vain de soulever sa carabine, il a le poignet foulé.

Le buffle a dressé la tête, reniflé bruyamment ; ses yeux encavés, sournois et féroces, brillent comme deux braises ; il vient d’entrevoir, entre deux roches, le corsage rouge. Mrs Odgers débusque du couloir ; elle revient vers nous à fond de train.

Le buffle pousse un mugissement et fonce sur elle.

Je mets en joue ; mais, à cette distance, je tremble d’atteindre Mrs Odgers.

Un coup de feu éclate : c’est le caïd Moufok qui a tiré, mais de trop loin.

L’animal ne paraît pas avoir été atteint ; de plus en plus il gagne de vitesse…

La jeune femme semble perdue. Tête basse, cornes en avant, le monstre n’est plus qu’à quelques mètres.

À tout risque, je vais presser la détente.

Une détonation m’a prévenu. Je vois le buffle s’arrêter instantanément, osciller sur ses quatre pieds ; il s’abat lourdement, d’un bloc.

Qui a sauvé Mrs Odgers ? Sélim ! La carabine échappée à la main blessée du naturaliste, l’enfant l’a saisie ; prompt comme l’éclair, il a ajusté…

La bête a été frappée entre les deux épaules, à la place précise où le taureau des corridas reçoit l’estocade finale ; la balle a fait le même trajet que l’épée foudroyante du matador…

… Nous passâmes la nuit à Bizerte. Le lendemain, nous étions de retour à Tunis.



Le héros de cette chasse, qui remonte à plusieurs années, est maintenant à l’école militaire de Saint-Cyr ; il y tient un bon rang et on peut augurer avantageusement de son avenir : Sélim Kairallah sera un intrépide et loyal officier qui, sous le drapeau de la France, fera honneur à sa race et à son pays.


Albert Fermé.