Un philosophe sous les toits/Chapitre 7

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 115-137).

CHAPITRE VII.
CE QUE COUTE LA PUISSANCE ET CE QUE RAPPORTE LA CÉLÉBRITÉ.
modifier



Dimanche 1er juillet. — C’est hier qu’a fini le mois consacré par les Romains à Junon (junius, juin). Nous entrons aujourd’hui en juillet.

Dans l’ancienne Rome, ce dernier mois s’appelait quintilis (cinquième), parce que l’année, divisée seulement en dix parties, commençait en mars : Lorsque Numa Pompilius la partagea en douze mois, ce nom de quintilis fut conservé, ainsi que les noms suivants : sextilis, september, october, november, december, bien que ces désignations ne correspondissent plus aux nouveaux rangs occupés par les mois. Enfin, plus tard, le mois de quintilis, où était né Jules César, fut appelé julius, dont nous avons fait juillet.

Ainsi, ce nom inséré au calendrier y éternise le souvenir d’un grand homme : c’est comme une épitaphe éternelle gravée par l’admiration des peuples sur la route du temps.

Combien d’autres inscriptions pareilles ! mers, continents, montagnes, étoiles et monuments, tout a successivement servi au même usage ! Nous avons fait du monde entier ce livre d’or de Venise où s’inscrivaient les noms illustres et les grandes actions. Il semble que le genre humain sente le besoin de se glorifier lui-même dans ses élus, qu’il se relève à ses propres yeux en choisissant dans sa race des demi-dieux. La famille mortelle aime à conserver le souvenir des parvenus de la gloire, comme on garde celui d’un ancêtre fameux ou d’un bienfaiteur.

C’est qu’en effet les dons naturels accordés à un seul ne sont point un avantage individuel, mais un présent fait à la terre ; tout le monde en hérite, car tout le monde souffre ou profite de ce qu’il a accompli. Le génie est un phare destiné à éclairer au loin ; l’homme qui le porte n’est que le rocher sur lequel ce phare a été élevé.

J’aime à m’arrêter à ces idées ; elles m’expliquent l’admiration pour la gloire. Quand elle a été bienfaisante, c’est de la reconnaissance, quand elle n’a été qu’extraordinaire, c’est un orgueil de race : hommes, nous aimons à immortaliser les délégués les plus éclatants de l’humanité.

Qui sait si, en acceptant des puissants, nous n’avons pas obéi à la même inspiration ? À part les nécessités de la hiérarchie ou les conséquences de la conquête, les foules se plaisent à entourer leurs chefs de priviléges ; soit qu’elles mettent leur vanité à agrandir ainsi une de leurs œuvres, soit qu’elles s’efforcent de cacher l’humiliation de la dépendance en exagérant l’importance de ceux qui les dominent ! On veut se faire honneur de son maître : on l’élève sur ses épaules comme sur un piédestal ; on l’entoure de rayons afin d’en recevoir quelques reflets. C’est toujours la fable du chien qui accepte la chaîne et le collier, pourvu qu’ils soient d’or.

Cette vanité de la servitude n’est ni moins naturelle ni moins commune que celle de la domination. Quiconque se sent incapable de commander veut au moins obéir à un chef puissant. On a vu des serfs se regarder comme déshonorés, parce qu’ils devenaient la propriété d’un simple comte, après avoir été celle d’un prince, et Saint-Simon parle d’un valet de chambre qui ne voulait servir que des marquis.

Le 7, huit heures du soir. — Je suivais tout à l’heure le boulevard ; c’était jour d’Opéra, et la foule des équipages se pressait dans la rue Lepelletier. Les promeneurs arrêtés sur le trottoir en reconnaissaient quelques-uns au passage, et prononçaient certains noms : c’était ceux d’hommes célèbres ou puissants qui se rendaient au succès du jour !

Près de moi s’est trouvé un spectateur aux joues creuses et aux yeux ardents, dont l’habit noir montrait la corde. Il suivait d’un regard d’envie ces privilégiés de l’autorité ou de la gloire, et je lisais sur ses lèvres, que crispait un sourire amer, tout ce qui se passait dans son âme.

— Les voilà, les heureux ! pensait-il ; à eux tous les plaisirs de l’opulence et toutes les jouissances de l’orgueil. La foule sait leurs noms ? ce qu’ils veulent s’accomplit ; ils sont les souverains du monde par l’esprit ou par la puissance ! pendant que moi, pauvre et ignoré, je traverse péniblement les lieux bas, ceux-ci placent sur les sommets dorés par le plein soleil de la prospérité.

Je suis revenu pensif. Est-il vrai qu’il y ait ces inégalités, je ne dis pas dans les fortunes, mais dans le bonheur des hommes ? Le génie et le commandement ont-ils véritablement reçu la vie comme une couronne, tandis que le plus grand nombre la recevait comme un joug ? La dissemblance des conditions n’est-elle qu’un emploi divers des natures et des facultés, ou une inégalité réelle entre les lots humains ? Question sérieuse, puisqu’ il s’agit de constater l’impartialité de Dieu !

Le 8, midi. — Je suis allé, ce matin rendre visite à un compatriote, premier huissier d’un de nos ministres. Je lui apportais des lettres de sa famille, remises par un voyageur arrivant de Bretagne. Il a voulu me retenir.

— Le ministre, m’a-t-il dit, n’a point aujourd’hui d’audience ; il consacre cette journée au repos et à la famille. Ses jeunes sœurs sont arrivées ; il les conduit ce matin à Saint-Cloud, et ce soir il a invité ses amis à un bal non officiel. Je vais être tout à l’heure congédié pour le reste du jour ; nous pourrons dîner ensemble ; attendez-moi en lisant les nouvelles.

Je me suis assis près d’une table couverte de journaux que j’ai successivement parcourus. La plupart renfermaient de poignantes critiques des derniers actes politiques du ministère ; quelques-uns y joignaient des soupçons flétrissants pour le ministre lui-même.

Comme j’achevais, un secrétaire est venu les demander pour ce dernier !

Il va donc lire ces accusations, subir silencieusement les injures de toutes ces voix qui le dénoncent à l’indignation ou à la risée ! Comme le triomphateur romain, il faut qu’il supporte l’insulteur qui suit son char en racontant à la foule ses ridicules, ses ignorances ou ses vices !

Mais parmi les traits lancés de toutes parts, ne s’en trouvera-t-il aucun d’empoisonné? Aucun n’atteindra-t-il un de ces points du cœur où les blessures ne guérissent plus ? Que deviendra une vie livrée à toutes les attaques de la haine envieuse ou de la conviction passionnée ? Les chrétiens n’abandonnaient que les lambeaux de leur chair aux animaux de l’arène ; l’homme puissant livre aux morsures de la plume son repos, ses affections, son honneur !

Pendant que je rêvais à ces dangers de la grandeur, l’huissier est rentré vivement : — De graves nouvelles ont été reçues, le ministre vient d’être mandé au conseil ; il ne pourra conduire ses sœurs à Saint-Cloud.

J’ai vu, à travers les vitres, les jeunes filles, qui attendaient sur le perron, remonter tristement, tandis que leur frère se rendait au conseil. La voiture qui devait partir, emportant tant de joies de famille vient de disparaître, n’emportant que les soucis de l’homme d’Etat.

L’huissier est revenu mécontent et désappointé.

Le plus ou moins de liberté dont il peut jouir est pour lui le baromètre de l’horizon politique. S’il a congé, tout va bien ; s’il est retenu, la patrie est en péril. Son opinion sur les affaires publiques n’est que le calcul de ses intérêts ! Mon compatriote est presque un homme d’Etat.

Je l’ai fait causer, et il m’a confié plusieurs particularités singulières !

Le nouveau ministre a d’anciens amis dont il combat les idées, tout en continuant à aimer leurs sentiments. Séparé d’eux par les drapeaux, il leur est toujours resté uni par les souvenirs ; mais les exigences de parti lui défendent de les voir. La continuation de leurs rapports éveillerait les soupçons ; on y devinerait quelque transaction honteuse : ses amis seraient des traîtres qui songent à se vendre ; lui, un corrupteur qui veut les acheter ; aussi a-t-il fallu renoncer à des attachements de vingt années, rompre des habitudes de cœur qui étaient devenues des besoins !

Parfois pourtant le ministre cède encore à d’anciennes faiblesses ; il reçoit ou visite ses amis à la dérobée ; il se renferme avec eux pour parler du temps où ils avaient le droit de s’aimer publiquement. À force de précautions, ils ont réussi à cacher jusqu’ici ce complot de l’amitié contre la politique ; mais tôt ou tard les journaux seront avertis et le dénonceront à la défiance du pays.

Car la haine, qu’elle soit déloyale ou de bonne foi, ne recule devant aucune accusation. Quelquefois même elle accepte le crime ! L’huissier m’a avoué que des avertissements avaient été donnés au ministre, qu’on lui avait fait craindre des vengeances meurtrières, et qu’il n’osait plus sortir à pied.

Puis, de confidence en confidence, j’ai su quelles sollicitations venaient égarer ou violenter son jugement ; comment il se trouvait fatalement conduit à des iniquités qu’il devait déplorer en lui-même. Trompé par la passion, séduit par les prières, ou forcé par le crédit, il laissait bien des fois vaciller la balance ! Triste condition de l’autorité qui lui impose non-seulement les misères du pouvoir, mais ses vices, et qui, non contente de torturer le maître, réussit à le corrompre !

Cet entretien s’est prolongé et n’a été interrompu que par le retour du ministre. Il s’est élancé de sa voiture des papiers à la main ; il a regagné son cabinet d’un air soucieux. Un instant après, sa sonnette s’est fait entendre ; on appelle le secrétaire pour expédier des avertissements à tous les invités du soir ; le bal n’aura point lieu ; on parle sourdement de fâcheuses nouvelles transmises par le télégraphe, et dans de pareilles circonstances une fête semblerait insulter au deuil public.

J’ai pris congé de mon compatriote, et me voici de retour.

Ce que je viens de voir répond à mes doutes de l’autre jour. Maintenant je sais quelles angoisses font expier aux hommes leurs grandeurs ; je comprends

Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.

Ceci m’explique Charles-Quint aspirant au repos du cloître.

Et cependant je n’ai entrevu que quelques-unes des souffrances attachées au commandement. Que dire des grandes disgrâces qui précipitent les puissants du plus haut du ciel au plus profond de la terre ? de cette voie douloureuse par laquelle ils doivent porter éternellement leur responsabilité, comme le Christ portait sa croix ? de cette chaîne de convenances et d’ennuis qui enferme tous les actes de leur vie, et y laisse si peu de place à la liberté?

Les partisans de l’autorité absolue ont défendu, avec raison, l’étiquette. Pour que des hommes conservent à leur semblable un pouvoir sans bornes, il faut qu’ils le tiennent séparé de l’humanité, qu’ils l’entourent d’un culte de tous les instants, qu’ils lui conservent, par un continuel cérémonial, ce rôle surhumain qu’ils lui ont accordé. Les maîtres ne peuvent rester souverains qu’à la condition d’être traités en idoles.

Mais après tout, ces idoles sont des hommes, et si la vie exceptionnelle qu’on leur fait est une insulte pour la dignité des autres, elle est aussi un supplice pour eux ! Tout le monde connaît la loi de la cour d’Espagne, qui réglait, heure par heure, les actions du roi et de la reine, « de telle façon, dit Voltaire, qu’en la lisant on peut savoir tout ce que les souverains de la Péninsule ont fait ou feront depuis Philippe II jusqu’au jour du Jugement. » Ce fut elle qui obligea Philippe III malade à supporter un excès de chaleur dont il mourut, parce que le duc d’Uzède, qui avait seul le droit d’éteindre le feu dans la chambre royale, se trouvait absent.

La femme de Charles II, emportée par un cheval fougueux, allait périr sans que personne osât la sauver, parce que l’étiquette défendait de toucher à la reine : deux jeunes cavaliers se sacrifièrent en arrêtant le cheval. Il fallut les prières et les pleurs de celle qu’ils venaient d’arracher à la mort pour faire pardonner leur crime. Tout le monde connaît l’anecdote racontée par madame Campan au sujet de Marie-Antoinette, femme de Louis XVI. Un jour qu’elle était à sa toilette, et que la chemise allait lui être présentée par une des assistantes, une dame de très ancienne noblesse entra et réclama cet honneur, comme l’étiquette lui en donnait le droit ; mais, au moment où elle allait remplir son office, une femme de plus grande qualité survint et prit à son tour le vêtement qu’elle était près d’offrir à la reine, lorsqu’une troisième dame, encore plus titrée, parut à son tour, et fut suivie d’une quatrième qui n’était autre que la sœur du roi. La chemise fut ainsi passée de mains en mains, avec force révérences et compliments, avant d’arriver à la reine qui, demi-nue et toute honteuse, grelottait pour la plus grande gloire de l’étiquette.

Le 12, sept heures du soir. — En rentrant ce soir, j’ai aperçu, debout sur le seuil d’une maison, un vieillard dont la pose et les traits m’ont rappelé mon père. C’était la même finesse de sourire, le même œil chaud et profond, la même noblesse dans le port de la tête, et le même laisser-aller dans l’attitude.

Cette vue a ramené ma pensée en arrière. Je me suis mis à repasser les premières années de ma vie, à me rappeler les entretiens de ce guide que Dieu m’avait donné dans sa clémence, et qu’il m’a retiré, trop tôt, dans sa sévérité.

Quand mon père me parlait, ce n’était point seulement pour mettre en rapport nos deux esprits par un échange d’idées ; ses paroles renfermaient toujours un enseignement.

Non qu’il cherchât à me le faire sentir ! mon père craignait tout ce qui avait l’apparence d’une leçon. Il avait coutume de dire que la vertu pouvait se faire des amis passionnés, mais qu’elle ne prenait point d’écoliers : aussi ne songeait-il point à enseigner le bien ; il se contentait d’en semer les germes, certain que l’expérience les ferait éclore.

Combien de bon grain tombé ainsi dans un coin du cœur et longtemps oublié a tout à coup poussé sa tige et donné son épi ! Richesses mises en réserve à une époque d’ignorance, nous n’en connaissons la valeur que le jour où nous nous trouvons en avoir besoin !

Parmi les récits dont il animait nos promenades ou nos soirées, il en est un qui se représente maintenant à mon souvenir, sans doute parce que l’heure est venue d’en déduire la leçon.

Placé dès l’âge de douze ans chez un de ces collectionneurs-commerçants qui se sont donné le nom de naturalistes, parce qu’ils mettent la création sous verre pour la débiter en détail, mon père avait toujours mené une vie pauvre et laborieuse. Levé avant le jour, tour à tour garçon de magasin, commis, ouvrier, il devait suffire seul à tous les travaux d’un commerce dont son patron récoltait tous les profits. À la vérité, celui-ci avait une habileté spéciale pour faire valoir l’œuvre des autres. Incapable de rien exécuter, nul ne savait mieux vendre. Ses paroles étaient un filet dans lequel on se trouvait pris avant de l’avoir aperçu. Du reste, ami de lui seul, regardant le producteur comme son ennemi, et l’acheteur comme sa conquête, il les exploitait tous deux avec cette inflexible persistance qu’enseigne l’avarice.

Esclave toute la semaine, mon père ne rentrait en possession de lui-même que le dimanche. Le maître naturaliste, qui allait passer le jour chez une vieille cousine, lui donnait alors sa liberté à condition qu’il dînerait à ses frais et au dehors. Mais mon père emportait secrètement un croûton de pain qu’il cachait dans sa boîte d’herborisation, et, sortant de Paris dès le point du jour, il allait s’enfoncer dans la vallée de Montmorency, dans le bois de Meudon ou dans les coulées de la Marne. Enivré par l’air libre, par la pénétrante senteur de la sève en travail, par les parfums des chèvre-feuilles, il marchait jusqu’à ce que la faim et la fatigue se fissent sentir. Alors il s’asseyait à la lisière d’un fourré ou d’un ruisseau : le cresson d’eau, les fraises des bois, les mûres des haies, lui faisaient tour à tour un festin rustique ; il cueillait quelques plantes, lisait quelques pages de Florian alors dans sa première vogue, de Gessner qui venait d’être traduit, ou de Jean-Jacques dont il possédait trois volumes dépareillés. La journée se passait dans ces alternatives d’activité et de repos, de recherches et de rêveries jusqu’à ce que le soleil, à son déclin, l’avertît de reprendre la route de la grande ville où il arrivait, les pieds meurtris et poudreux, mais le cœur rafraîchi pour toute une semaine.

Un jour qu’il se dirigeait vers le bois de Viroflay il rencontra, près de la lisière, un inconnu occupé à trier des plantes qu’il venait d’herboriser. C’était un homme déjà vieux, d’une figure honnête, mais dont les yeux un peu enfoncés sous les sourcils avaient quelque chose de soucieux et de craintif. Il était vêtu d’un habit de drap brun, d’une veste grise, d’une culotte noire, de bas drapés, et tenait, sous le bras, une canne à pomme d’ivoire. Son aspect était celui d’un petit bourgeois retiré et vivant de son revenu, un peu au-dessous de la médiocrité dorée d’Horace.

Mon père, qui avait un grand respect pour l’âge, le salua poliment en passant ; mais dans ce mouvement une plante qu’il tenait à la main lui échappa.

L’inconnu se baissa pour la relever, et la reconnut.

— C’est une Deutaria heptaphyllos, dit-il ; je n’en avait point encore vu dans ces bois : l’avez-vous trouvée ici près, Monsieur ?

Mon père répondit qu’on la rencontrait en abondance au haut de la colline, vers Sèvres, ainsi que le grand Laserpitium.

— Aussi ! répéta le vieillard plus vivement. Ah ! je veux les chercher ; j’en ai autrefois cueilli du côté de la Robaila…

Mon père lui proposa de le conduire. L’étranger accepta avec reconnaissance et se hâta de réunir les plantes qu’il avait cueillies ; mais tout à coup il parut saisi d’un scrupule ; il fit observer à son interlocuteur que le chemin qu’il suivait était à mi-côte, et se dirigeait vers le château des Dames royales à Bellevue ; qu’en franchissant la hauteur il se détournait par conséquent de sa route, et qu’il n’était point juste qu’il prît cette fatigue pour un inconnu.

Mon père insista avec la bienveillance qui lui était habituelle ; mais plus il montrait d’empressement, plus le refus du vieillard devenait obstiné; il sembla même à mon père que sa bonne volonté finissait par inspirer de la défiance.

Il se décida donc à indiquer seulement la direction à l’inconnu qu’il salua et ne tarda point à perdre de vue.

Plusieurs heures s’écoulèrent et il ne songeait plus à sa rencontre. Il avait gagné les taillis de Chaville où, étendu sur les mousses d’une clairière, il relisait le dernier volume de l’Émile. Le charme de la lecture l’avait si complétement absorbé qu’il avait cessé de voir et d’entendre ce qui l’entourait. Les joues animées et l’œil humide, il relisait des lèvres un passage qui l’avait particulièrement touché.

Une exclamation poussée tout près de lui l’arracha à son extase ; il releva la tête et aperçut le bourgeois déjà rencontré au carrefour de Viroflay.

Il était chargé de plantes dont l’herborisation semblait l’avoir mis de joyeuse humeur.

— Mille remercîments, monsieur, dit-il à mon père ; j’ai trouvé tout ce que vous m’aviez annoncé, et je vous dois une promenade charmante.

Mon père se leva par respect, en faisant une réponse obligeante. L’inconnu parut complétement apprivoisé et demanda lui-même si son jeune confrère ne comptait point reprendre le chemin de Paris. Mon père répondit affirmativement et ouvrit sa boîte de fer-blanc pour y replacer le livre.

L’étranger lui demanda en souriant si l’on pouvait, sans indiscrétion, en savoir le titre. Mon père lui répondit que c’était l’Émile de Rousseau !

L’inconnu devint aussitôt sérieux.

Ils marchèrent quelque temps côte à côte, mon père exprimant avec la chaleur d’une émotion encore vibrante tout ce que cette lecture lui avait fait éprouver, son compagnon toujours froid et silencieux. Le premier vantait la gloire du grand écrivain génevois, que son génie avait fait citoyen du monde ; il s’exaltait sur ce privilége des sublimes penseurs qui dominent, malgré l’espace et le temps, et recrutent parmi toutes les nations un peuple de sujets volontaires, mais l’inconnu l’interrompit tout à coup :

— Et savez-vous, dit-il doucement, si Jean-Jacques n’échangerait point la célébrité que vous semblez envier contre la destinée d’un de ces bûcherons dont nous voyons fumer la cabane ! À quoi lui a servi sa renommée, sinon à lui attirer des persécutions ? Les amis inconnus que ses livres ont pu lui faire se contentent de le bénir dans leurs cœurs, tandis que les ennemis déclarés qu’ils lui ont attiré le poursuivent de leurs violences et de leurs calomnies ! Son orgueil a été flatté par le succès ! Combien a-t-il été blessé de fois par la satire ! Et, croyez-le bien, l’orgueil humain ressemble toujours au Sybarite que le pli d’une feuille de rose empêchait de dormir. L’activité d’un esprit vigoureux dont le monde profite, tourne presque toujours contre celui qui le posséde. Il en devient plus exigeant avec la vie ; l’idéal qu’il poursuit le désenchante sans cesse de la réalité; il ressemble à l’homme dont la vue serait trop subtile, et qui dans le plus beau visage, apercevrait des taches et des rugosités. Je ne vous parle point des tentations plus fortes, des chutes plus profondes. Le génie, avez-vous dit, est une royauté! mais quel honnête homme n’a peur d’être roi ? qui ne sent que pouvoir beaucoup, c’est, avec notre faiblesse et nos emportements, se préparer à beaucoup faillir ! Croyez-moi, monsieur, n’admirez ni n’enviez le malheureux qui a écrit ce livre ; mais si vous avez un cœur sensible, plaignez-le !

Mon père, étonné de l’entraînement avec lequel son compagnon avait prononcé ces derniers mots, ne savait que répondre.

Dans ce moment, ils arrivaient à la route pavée qui joint le château de Meudon et des Dames de France à celui de Versailles ; une voiture passa.

Les dames qui s’y trouvaient aperçurent le vieillard, poussèrent un cri de surprise, et se penchant à la portière, elles répétèrent :

— C’est Jean-Jacques ! c’est Rousseau !

Puis l’équipage disparut.

Mon père était resté immobile, les yeux grand ouverts, les mains en avant, stupéfait et éperdu. Rousseau, qui avait tressailli en entendant prononcer son nom, se tourna de son côté:

— Vous le voyez, dit-il, avec la misanthropique amertume que ses derniers malheurs lui avaient donnée, Jean-Jacques ne peut même se cacher : objet de curiosité pour les uns, de malignité pour les autres, il est pour tous une chose publique que l’on se montre au doigt. Encore s’il ne s’agissait que de subir l’indiscrétion des oisifs ! mais dès qu’un homme a eu le malheur de se faire un nom, il appartient à tous ; chacun fouille dans sa vie, raconte ses moindres actions, insulte à ses sentiments ; il devient semblable à ces murs que tous les passants peuvent souiller d’une injurieuse inscription. Vous direz peut-être que j’ai moi-même favorisé cette curiosité en publiant mes Mémoires. Mais le monde m’y avait forcé: on regardait chez moi par les fentes, et l’on me calomniait ; j’ai ouvert portes et fenêtres, afin qu’on me connût, du moins, tel que je suis. Adieu, Monsieur ; rappelez-vous toujours que vous avez vu Rousseau pour savoir ce que c’est que la célébrité.

Neuf heures. — Ah ! je comprends aujourd’hui le récit de mon père ! il renferme la réponse à une des questions que je m’adresse depuis une semaine. Oui, je sens maintenant que la gloire et la puissance sont des dons chèrement payés, et que, s’ils font du bruit autour de l’âme, tous deux ne sont le plus souvent, comme le dit madame de Staël, « qu’un deuil éclatant de bonheur ! »