Un philosophe sous les toits/Chapitre 10

Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 181-206).

CHAPITRE X.
LA PATRIE.
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Octobre. — Le 12, sept heures du matin. — Les nuits sont déjà devenues froides et longues, le soleil ne me réveille plus derrière mes rideaux longtemps avant l’heure du travail, et, lors même que mes yeux se sont ouverts, la douce chaleur du lit me retient enchaîné sous mon édredon. Tous les matins il s’élève un long débat entre ma diligence et ma paresse, et, chaudement enveloppé jusqu’aux yeux, j’attends, comme le Gascon, qu’elles aient réussi à se mettre d’accord.

Ce matin, cependant, une lueur qui glissait à travers ma porte jusqu’à mon chevet, m’a réveillé plus tôt que d’habitude. J’ai eu beau me retourner de tous côtés, la clarté obstinée m’a poursuivi, de position en position, comme un ennemi victorieux. Enfin, à bout de patience, je me suis levé sur mon séant, et j’ai lancé mon bonnet de nuit aux pieds du lit !…

(J’observerai, entre parenthèses, que les différentes évolutions de cette pacifique coiffure paraissent avoir été, de tout temps, le symbole des mouvements passionnés de l’âme ; car notre langue leur a emprunté ses images les plus usuelles. C’est ainsi que l’on dit : Mettre son bonnet de travers ; jeter son bonnet par-dessus les moulins ; avoir la tête près du bonnet, etc.)

Quoi qu’il en soit, je me suis levé de fort mauvaise humeur, pestant contre mon nouveau voisin qui s’avise de veiller quand je veux dormir. Nous sommes tous ainsi faits ; nous ne comprenons pas que les autres hommes puissent vivre pour leur propre compte. Chacun de nous ressemble à la terre du vieux système de Ptolémée, et veut que l’univers entier tourne autour de lui. Sur ce point, pour employer la métaphore déjà signalée plus haut : Tous les hommes ont la tête dans le même bonnet.

J’avais provisoirement, comme je l’ai déjà dit, lancé le mien à l’autre bout de mon alcôve, et je dégageais lentement mes jambes des chaudes couvertures, en faisant une foule de réflexions maussades sur l’inconvénient des voisins.

Il y a un mois encore, je n’avais point à me plaindre de ceux que le hasard m’avait donnés ; la plupart ne rentraient que pour dormir, et ressortaient dès leur réveil. J’étais presque toujours seul à ce haut étage, seul avec les nuées et les passereaux !

Mais à Paris rien n’est durable : le flot de la vie roule les destinées comme des algues détachées du rocher ; les demeures sont des vaisseaux qui ne reçoivent que des passagers. Combien de visages différents j’ai déjà vus traverser ce long corridor de nos mansardes ? Combien de compagnons de quelques jours disparus pour jamais ! Les uns sont allés se perdre dans cette mêlée de vivants qui tourbillonne sous le fouet de la nécessité; les autres dans cette litière de morts qui dorment sous la main de Dieu !

Pierre le relieur est un de ces derniers. Retiré dans son égoïsme, il était resté sans famille, sans amis ; il est mort seul comme il avait vécu. Sa perte n’a été pleurée de personne, n’a rien dérangé dans le monde ; il y a eu seulement une fosse remplie au cimetière, et une mansarde vide dans notre faubourg.

C’est elle que mon nouveau voisin occupe depuis quelques jours.

À vrai dire (maintenant que je suis tout à fait réveillé et que ma mauvaise humeur est allée rejoindre mon bonnet), à vrai dire, ce nouveau voisin, pour être plus matinal qu’il ne conviendrait à ma paresse, n’en est pas moins un fort brave homme ; il porte sa misère, comme bien peu savent porter leur heureuse fortune, avec gaieté et modération.

Cependant le sort l’a cruellement éprouvé. Le père Chaufour n’est plus qu’une ruine d’homme. À la place d’un de ses bras pend une manche repliée ; la jambe gauche sort de chez le tourneur, et la droite se traîne avec peine ; mais au-dessus de ces débris se dresse un visage calme et jovial. En voyant son regard rayonnant d’une sereine énergie, en entendant sa voix dont la fermeté est, pour ainsi dire, accentuée de bonté, on sent que l’âme est restée entière dans l’enveloppe à moitié détruite. La forteresse est un peu endommagée, comme dit le père Chaufour ; mais la garnison se porte bien.

Décidément, plus je me rappelle cet excellent homme, et plus je me reproche l’espèce de malédiction que je lui ai jetée en me réveillant.

Nous sommes, en général, trop indulgents pour ces torts secrets envers notre prochain. Toute malveillance qui ne sort pas du domaine de la pensée nous semble innocente, et, dans notre grossière justice, nous absolvons sans examen le péché qui ne s’est point traduit par l’action !

Mais ne sommes-nous donc tenus envers les autres qu’à l’exécution des codes ? Outre les relations de faits, n’y a-t-il point entre les hommes une sérieuse relation de sentiments ? Ne devons-nous point à tous ceux qui vivent sous le même ciel que nous le secours, non-seulement de nos actes, mais de nos intentions ? Chaque destinée humaine ne doit-elle pas être pour nous un vaisseau que nous accompagnons de nos vœux d’heureux voyage ? Il ne suffit pas que les hommes ne se nuisent point l’un à l’autre, il faut encore qu’ils s’entr’aident, il faut qu’ils s’aiment ! La bénédiction du pape : urbi et orbi ! devrait être l’éternel cri de tous les cœurs. Maudire qui ne l’a point mérité, même intérieurement, même en passant, c’est contrevenir à la grande loi, celle qui a établi ici-bas l’association des âmes, et à laquelle le Christ a donné le doux nom de charité.

Ces scrupules me sont venus pendant que j’achève de m’habiller, et je me suis dit que le père Chaufour avait droit à une réparation ; Pour compenser le mouvement de malveillance de tout à l’heure, je lui dois un témoignage ostensible de sympathie ; je l’entends fredonner chez lui ; il est au travail ; je veux lui faire, le premier, ma visite de voisinage.

Huit heures du soir. — J’ai trouvé le père Chaufour devant une table éclairée par une petite lampe fumeuse, sans feu, bien qu’il fasse déjà froid, et fabriquant de grossiers cartonnages ; il murmurait entre ses dents un refrain populaire. Au moment où j’ai entr’ouvert la porte, il a poussé une exclamation de joyeuse surprise.

— Eh ! c’est vous, voisin ! entrez donc ! je ne vous croyais pas si matinal : aussi j’avais mis une sourdine à ma chanterelle ; j’avais peur de vous réveiller.

Excellent homme ! tandis que je l’envoyais au diable, il se gênait pour moi !

Cette idée m’a touché, et je lui ai fait, comme voisin, mes compliments de bienvenue avec une expansion qui lui a ouvert le cœur.

— Ma foi ! vous m’avez l’air d’un bon chrétien, m’a-t-il dit, d’un ton de cordialité soldatesque en me serrant la main ; j’aime pas les gens qui regardent le corridor comme une frontière et traitent les voisins en Cosaques. Quand on mange du même air et qu’on parle le même jargon, on n’est pas fait pour se tourner le dos… Asseyez-vous là, voisin, sans vous commander… Seulement, prenez garde au tabouret, il n’a que trois pieds, et faut que la bonne volonté tienne lieu du quatrième.

— Il me semble que c’est une richesse qui ne manque point ici ? ai-je fait observer.

— La bonne volonté! a répété Chaufour ; c’est tout ce que m’a laissé ma mère, et j’estime qu’aucun fils n’a reçu un meilleur héritage. Aussi, à la batterie, ils m’appelaient Monsieur Content.

— Vous avez servi ?

— Dans le troisième d’artillerie pendant la République, et plus tard dans la garde, pendant tout le tremblement. J’étais à Jemmapes et à Waterloo, comme qui dirait au baptême et à l’enterrement de notre gloire !

Je le regardai avec étonnement.

— Et quel âge aviez-vous donc à Jemmapes ? demandai-je.

— Mais quelque chose comme quinze ans, dit-il.

— Et vous avez eu l’idée de servir si jeune ?

— C’est-à-dire que je n’y songeais pas. Je travaillais alors dans la bimbeloterie, sans penser que la France pût me demander autre chose que de lui fabriquer des damiers, des volants et des bilboquets. Mais j’avais à Vincennes un vieil oncle que j’allais voir, de loin en loin ; un ancien de Fontenoy, arrangé dans mon genre, mais un savant qui en eût remontré à des maréchaux. Malheureusement, dans ce temps-là, il paraît que les gens de rien n’arrivaient pas à la vapeur. Mon oncle, qui avait servi de manière à être nommé prince sous l’autre, était alors retraité comme simple sous-lieutenant. Mais fallait le voir avec son uniforme, sa croix de Saint-Louis, sa jambe de bois, ses moustaches blanches et sa belle figure !… On eût dit un portrait de ces vieux héros en cheveux poudrés qui sont à Versailles !

Toutes les fois que je le visitais, il me disait des choses qui me restaient dans l’esprit. Mais un jour je le trouvai tout sérieux.

— Jérôme, me dit-il, sais-tu ce qui se passe à la frontière ?

— Non, lieutenant, que je lui réponds.

— Eh bien, qu’il reprend, la patrie est en péril !

Je ne comprenais pas bien, et cependant ça me fit quelque chose.

— Tu n’as peut-être jamais pensé à ce qu’est la patrie, reprit-il, en me posant une main sur l’épaule ; c’est tout ce qui t’entoure, tout ce qui t’a élevé et nourri, tout ce que tu as aimé! Cette campagne que tu vois, ces maisons, ces arbres, ces jeunes filles qui passent là en riant, c’est la patrie ! Les lois qui te protégent, le pain qui paie ton travail, les paroles que tu échanges, la joie et la tristesse qui te viennent des hommes et des choses parmi lesquels tu vis, c’est la patrie ! La petite chambre où tu as vu autrefois ta mère, les souvenirs qu’elle t’a laissés, la terre où elle repose, c’est la patrie ! tu la vois, tu la respires partout ! Figure-toi, mon fils, tes droits et tes devoirs, tes affections et tes besoins, tes souvenirs et ta reconnaissance, réunis tout ça sous un seul nom, et ce nom-là sera la patrie !

J’étais tremblant d’émotion, avec de grosses larmes dans les yeux.

— Ah ! j’entends, m’écriai-je ; c’est la famille en grand, c’est le morceau de monde où Dieu a attaché notre corps et notre âme.

— Juste, Jérôme, continua le vieux soldat ; aussi tu comprends, n’est-ce pas, ce que nous lui devons.

— Parbleu ! que je repris, nous lui devons tout ce que nous sommes ; c’est une affaire de cœur.

— Et de probité, mon enfant, qu’il acheva ; le membre d’une famille qui n’y apporte pas sa part de services, de bonheur, manque à ses devoirs et est un mauvais parent ; l’associé qui n’enrichit pas la communauté de toutes ses forces, de tout son courage, de toutes ses bonnes intentions, la fraude de ce qui lui appartient et est un malhonnête homme ; de même celui qui jouit des avantages d’avoir une patrie sans en accepter toutes les charges, forfait à l’honneur et est un mauvais citoyen !

— Et que faut-il faire, lieutenant, pour être bon citoyen ? demandai-je.

— Faire pour sa patrie ce qu’on ferait pour son père et sa mère, dit-il.

Je ne répliquai rien sur le moment, j’avais le cœur gonflé et le sang qui me bouillait dans le cerveau. Mais en revenant le long du chemin, les paroles de mon oncle étaient, pour ainsi dire, écrites devant mes yeux. Je répétais : — Fais pour ta patrie ce que tu ferais pour ton père et pour ta mère… Et la patrie est en péril ; les étrangers l’attaquent, tandis que moi, je tourne des bilboquets !…

Cette idée-là me travailla si bien dans l’esprit toute la nuit, que le lendemain je retournai à Vincennes pour annoncer au lieutenant que je venais de m’enrôler, et que je partais pour la frontière. Le brave homme me serra sur sa croix de Saint-Louis, et je m’en allai fier comme un représentant en mission.

Voilà comment, voisin, je suis devenu volontaire de la République avant d’avoir fait mes dents de sagesse.

Tout cela était dit sans emphase avec la gaîté délibérée des hommes qui ne regardent le devoir accompli ni comme un mérite, ni comme un fardeau. Le père Chaufour s’animait en parlant, non à cause de lui, mais pour les choses mêmes. Evidemment ce qui l’occupait dans le drame de la vie, ce n’était point son rôle, c’était la pièce !

Cette espèce de désintéressement d’amour-propre m’a touché. J’ai prolongé ma visite et je lui ai montré une grande confiance, afin de mériter la sienne. Au bout d’une heure, il savait ma position et mes habitudes ; j’étais déjà pour lui une vieille connaissance.

Je lui ai même avoué la mauvaise humeur que la lueur de sa lampe m’avait donnée quelques instants auparavant. Il a reçu ma confidence avec cette gaîté affectueuse des cœurs bien faits qui prennent toute chose du bon côté. Il ne m’a parlé ni du besoin qui l’obligeait au travail quand je prolongeais mon sommeil, ni du dénuement du vieux soldat opposé à la mollesse du jeune commis ; il s’est seulement frappé le front en s’accusant d’étourderie, et il m’a promis de garnir sa porte de bourrelets !

Ô grande et belle âme, chez laquelle rien ne tourne en amertume, et qui n’a de force que pour la bienveillance et le devoir !

15 octobre. — Ce matin, je regardais une petite gravure, encadrée par moi et placée au-dessus de ma table de travail ; c’est un dessin où Gavarni, devenu sérieux, a représenté un vétéran et un conscrit[1].

À force de contempler ces deux figures, d’expression si diverse et si vive, toutes deux se sont animées devant mes yeux ; je les ai vues se mouvoir, je les ai entendu se parler ; l’image est devenue une scène vivante dont je me trouvais le spectateur.

Le vétéran avançait lentement une main appuyée sur l’épaule du jeune soldat. Ses yeux, à jamais fermés, n’apercevaient plus le soleil qui scintillait à travers les marronniers en fleur. À la place du bras droit se pliait une manche vide, et l’une des cuisses reposait sur une jambe de chêne dont le retentissement sur le pavé faisait retourner les passants.

À la vue de ce vieux débris de nos luttes patriotiques, la plupart hochaient la tête avec une pitié affligée, et faisaient entendre une plainte ou une malédiction.

— Voilà à quoi sert la gloire ! disait un gros marchand ; en détournant les yeux avec horreur.

— Déplorable emploi d’une vie humaine ! reprenait un jeune homme qui portait sous le bras un volume de philosophie.

— Le troupier aurait mieux fait de ne point quitter sa charrue, ajoutait un paysan d’un air narquois.

— Pauvre vieux ! murmurait une femme presque attendrie.

Le vétéran a entendu et son front s’est plissé; car il lui semble que son conducteur est devenu pensif ! Frappé de ce qui se répète autour de lui, il répond à peine aux questions du vieillard, et son regard, vaguement perdu dans l’espace, paraît y chercher la solution de quelque problème.

Les moustaches grises du vétéran se sont agitées ; il s’arrête brusquement, et retenant, du bras qui lui reste, son jeune conducteur :

— Ils me plaignent tous, dit-il, parce qu’ils ne comprennent pas ; mais si je voulais leur répondre !…

— Que leur diriez-vous, père ? demande le jeune garçon avec curiosité.

— Je dirais d’abord à la femme qui s’afflige, en me regardant, de donner ses larmes à d’autres malheurs, car chacune de mes blessures rappelle un effort tenté pour le drapeau. On peut douter de certains dévouements ; le mien est visible ; je porte sur moi des états de service écrits avec le fer et le plomb des ennemis ; me plaindre d’avoir fait mon devoir, c’est supposer qu’il eût mieux valu le trahir.

— Et que répondriez-vous au paysan, père ?

— Je lui répondrais que pour conduire paisiblement la charrue, il faut d’abord garantir la frontière, et que tant qu’il y aura des étrangers prêts à manger notre moisson, il faudra des bras pour la défendre.

— Mais le jeune savant aussi a secoué la tête, en déplorant un pareil emploi de la vie ?

— Parce qu’il ne sait pas ce que peuvent apprendre le sacrifice et la souffrance ! Les livres qu’il étudie nous les avons pratiqués, nous, sans les connaître ; les principes qu’il applaudit, nous les avons défendus avec la poudre et la baïonnette.

— Et au prix de vos membres et de votre sang ; le bourgeois l’a dit en voyant ce corps mutilé: Voilà à quoi sert la gloire !

— Ne le crois pas, mon fils ; la vraie gloire est le pain du cœur ; c’est elle qui nourrit le dévouement, la patience, le courage ! Le maître de tout l’a donnée comme un lien de plus entre les hommes. Vouloir être remarqué par ses frères, n’est-ce pas encore leur prouver notre estime et notre sympathie ? Le besoin d’admiration n’est qu’un des côtés de l’amour. Non, non, la gloire juste n’est jamais trop payée ! Ce qu’il faut déplorer, enfant, ce ne sont pas les infirmités qui constatent un généreux sacrifice ; mais celles qu’ont appelées nos vices ou nos imprudences. Ah ! si je pouvais parler haut à ceux qui me jettent, en passant, un regard de pitié, je crierais à ce jeune homme, dont les excès ont obscurci la vue avant l’âge : — Qu’as-tu fait de tes yeux ? À l’oisif qui traîne, avec effort, sa masse énervée : — Qu’as-tu fait de tes pieds ? Au vieillard que la goutte punit de son intempérance : — Qu’as-tu fait de tes mains ! À tous : — Qu’avez-vous fait des jours que Dieu vous avait accordés, des facultés que vous deviez employer au profit de vos frères ? Si vous ne pouvez répondre, ne plaignez plus le vieux soldat mutilé pour le pays ; car, lui, il peut du moins montrer ses cicatrices sans rougir.

16 octobre. — La petite gravure m’a fait mieux comprendre les mérites du père Chaufour et je l’en ai estimé davantage.

Il sort à l’instant de ma mansarde. Il ne se passe plus un seul jour sans qu’il vienne travailler près de mon feu ou sans que j’aille m’asseoir et causer près de son établi.

Le vieil artilleur à beaucoup vu et raconte volontiers. Voyageur armé pendant vingt ans à travers l’Europe, il a fait la guerre sans haine et avec une seule idée : l’honneur du drapeau national ! Ç’a été là sa superstition, si l’on veut ; mais ç’a été, en même temps, sa sauve-garde.

Ce mot de France, qui retentissait alors si glorieusement dans le monde, lui a servi de talisman contre toutes les tentations. Avoir à soutenir un grand nom peut sembler un fardeau aux natures vulgaires ; mais pour les forts, c’est un encouragement.

— J’ai bien eu aussi des instants, me disait-il l’autre jour, où j’aurais été porté à cousiner avec le diable. La guerre n’est pas précisément une école de vertus champêtres. À force de brûler, de démolir et de tuer, vous vous racornissez un peu à l’endroit des sentiments, et quand la baïonnette vous a fait roi, il vous vient parfois des idées d’autocrate un peu fortes eu couleur. Mais à ces moments-là, je me rappelais la patrie dont m’avait parlé le lieutenant, et je me disais tout bas le mot connu : Toujours Français ! On en a ri depuis ! Des gens qui feraient de la mort de leur mère un calembour, ont tourné la chose en ridicule, comme si le nom de la patrie n’était pas aussi une noblesse qui obligeait ! Pour mon compte, je n’oublierai jamais de combien de sottises ce titre de Français m’a préservé. Quand la fatigue prenait le dessus, que je me trouvais en arrière du drapeau, et que les coups de fusil pétillaient à l’avant-garde, j’entendais bien parfois une voix qui me disait à l’oreille : — Laisse les autres se débrouiller, et pour aujourd’hui ménage ta peau ! Mais ce mot Français ! grondait alors en moi, et je courais au secours de la brigade. D’autres fois, quand la faim, le froid, les blessures m’avaient agacé les nerfs, et que j’arrivais chez quelque meinherr maussade, il me prenait bien une démangeaison d’éreinter l’hôte et de brûler la baraque ; mais je me disais tout bas : Français ! et ce nom-là ne pouvait rimer ni avec incendiaire, ni avec meurtrier. J’ai traversé ainsi les royaumes de l’est à l’ouest et du nord au midi, toujours occupé de ne pas faire affront au drapeau. Le lieutenant, voyez-vous, m’avait appris un mot magique : La Patrie ! Il ne s’agissait pas seulement de la défendre, il fallait l’agrandir et la faire aimer.

17 octobre. — J’ai fait aujourd’hui une longue visite chez mon voisin. Un mot prononcé au hasard a amené une nouvelle confidence.

Je lui demandais si les deux membres dont il était privé avaient été perdus à la même bataille.

— Non pas, non pas, m’a-t-il répondu : le canon ne m’avait pris que la jambe, ce sont les carrières de Clamart qui m’ont mangé le bras.

Et comme je lui demandais des détails :

— C’est simple comme bonjour, a-t-il continué. Après la grande débâcle de Waterloo, j’étais demeuré trois mois aux ambulances pour laisser à ma jambe de bois le temps de pousser. Une fois en mesure de réemboîter le pas, je pris congé du major et je me dirigeai sur Paris, où j’espérais trouver quelque parent, quelque ami ; mais rien, tout était parti, ou sous terre. J’aurais été moins étranger à Vienne, à Madrid, à Berlin ! Cependant, pour avoir une jambe de moins à nourrir, je n’en étais pas plus à mon aise ; l’appétit était revenu, et les derniers sous s’envolaient.

À la vérité, j’avais rencontré mon ancien chef d’escadron, qui se rappelait que je l’avais tiré de la bagarre à Montereau en lui donnant mon cheval, et qui m’avait proposé chez lui place au feu et à la chandelle. Je savais qu’il avait épousé, l’année d’avant, un château et pas mal de fermes ; de sorte que je pouvais devenir à perpétuité brosseur d’un millionnaire, ce qui n’était pas sans douceur. Restait à savoir si je n’avais rien de mieux à faire. Un soir je me mis à réfléchir.

— Voyons, Chaufour, que je me dis, il s’agit de se conduire comme un homme. La place chez le commandant te convient ; mais ne peux-tu rien faire de mieux ? Tu as encore le torse en bon état et les bras solides ; est-ce que tu ne dois pas toutes tes forces à la patrie, comme disait l’oncle de Vincennes ? Pourquoi ne pas laisser quelque ancien plus démoli que toi prendre ses invalides chez le commandant ? Allons, troupier, encore quelques charges à fond puisqu’il te reste du poignet ! Faut pas se reposer avant le temps.

Sur quoi j’allai remercier le chef d’escadron et offrir mes services à un ancien de la batterie qui était rentré à Clamart dans son foyer respectif, et qui avait repris la pince de carrier.

Pendant les premiers mois, je fis le métier de conscrit, c’est-à-dire plus de mouvements que de besogne ; mais avec de la bonne volonté on vient à bout des pierres comme de tout le reste : sans devenir, comme on dit, une tête de colonne, je pris mon rang, en serre-file, parmi les bons ouvriers, et je mangeais mon pain de bon appétit, vu que je le gagnais de bon cœur. C’est que, même sous le tuf, voyez-vous, j’avais gardé ma gloriole. L’idée que je travaillais, pour ma part, à changer les roches en maisons, me flattait intérieurement. Je me disais tout bas :

— Courage, Chaufour, mon vieux, tu aides à embellir ta patrie.

Et ça me soutenait le moral.

Malheureusement, j’avais parmi mes compagnons des citoyens un peu trop sensibles aux charmes du cognac ; si bien qu’un jour, l’un d’eux, qui voyait sa main gauche à droite, s’avisa de battre le briquet près d’une mine chargée : la mine prit feu sans dire gare, et nous envoya une mitraille de cailloux qui tua trois hommes et emporta le bras dont il ne me reste plus que la manche.

— Ainsi, vous étiez de nouveau sans état ? dis-je au vieux soldat.

— C’est-à-dire qu’il fallait en changer, reprit-il tranquillement. Le difficile était d’en trouver un qui se contentât de cinq doigts au lieu de dix ; je le trouvai pourtant.

— Où cela ?

— Parmi les balayeurs de Paris.

— Quoi ! vous avez fait partie ?…

— De l’escouade de salubrité; un peu, voisin, et c’est pas mon plus mauvais temps. Le corps du balayage n’est pas si mal composé que malpropre, savez-vous ! Il y a là d’anciennes actrices qui n’ont pas su faire d’économies, des marchands ruinés à la Bourse ; nous avions même un professeur d’humanités qui, pour un petit verre, vous récitait du latin ou des tragédies, à votre choix. Tout ça n’eût pas pu concourir pour le prix Monthyon ; mais la misère faisait pardonner les vices, et la gaîté consolait de la misère. J’étais aussi gueux et aussi gai, tout en tâchant de valoir un peu mieux. Même dans la fange du ruisseau, j’avais gardé mon opinion que rien ne déshonore de ce qui peut être utile au pays.

— Chaufour, que je me disais en riant tout bas, après l’épée le marteau, après le marteau le balai ; tu dégringoles, mon vieux, mais tu sers toujours ta patrie.

— Cependant vous avez fini par quitter votre nouvelle profession ? ai-je repris.

— Pour cause de réforme, voisin ; les balayeurs ont rarement le pied sec, et l’humidité a fini par raviver les blessures de ma bonne jambe. Je ne pouvais plus suivre l’escouade ; il a fallu déposer les armes. Voilà deux mois que j’ai cessé de travailler à l’assainissement de Paris.

Au premier instant, ça m’a étourdi ! De mes quatre membres, il ne me restait plus que la main droite, encore avait-elle perdu sa force ! fallait donc lui trouver une occupation bourgeoise. Après avoir essayé un peu de tout, je suis tombé sur le cartonnage, et me voilà fabricant d’étuis pour les pompons de la garde nationale ; c’est une œuvre peu lucrative, mais à la portée de toutes les intelligences. En me levant à quatre heures et en travaillant jusqu’à huit, je gagne soixante-cinq centimes ! le logement et la gamelle en prennent cinquante ; reste trois sous pour les dépenses de luxe. Je suis donc plus riche que la France, puisque j’équilibre mon budget, et je continue à la servir, puisque je lui économise ses pompons.

À ces mots, le père Chaufour m’a regardé en riant, et ses grands ciseaux ont recommencé à couper le papier vert pour ses étuis.

Je suis resté attendri et tout pensif.

Encore un membre de cette phalange sacrée qui, dans le combat de la vie, marche toujours en avant pour l’exemple et le salut du monde ! Chacun de ces hardis soldats a son cri de guerre : celui-ci la patrie, celui-là la famille, cet autre l’humanité; mais tous suivent le même drapeau, celui du devoir ; pour tous règne la même loi divine, celle du dévouement. Aimer quelque chose plus que soi-même, là est le secret de tout ce qui est grand ; savoir vivre en dehors de sa personne, là est le but de tout instinct généreux.

  1. Voir dans le Magasin Pittoresque de 1847 cette belle composition.