Un nouveau Livre sur madame de Maintenon

UN NOUVEAU LIVRE
SUR
MADAME DE MAINTENON

Madame Georges Saint-René Taillandier publiera prochainement une nouvelle biographie de Madame de Maintenon dans la collection des « Figures du passé, » à la librairie Hachette. Nous sommes heureux de donner ici les pages que M. Paul Bourget a adressées à l’auteur pour servir de préface à sa belle étude.


MADAME ET AMIE,

Combien je vous remercie de m’avoir communiqué les épreuves de ce remarquable livre sur Mme de Maintenon ! Je viens d’en achever la lecture et je songe à la joie que votre oncle Taine eût éprouvée devant cette étude psychologique d’une justesse à la fois et d’une finesse achevées, lui qui a tant aimé et pratiqué avec une telle supériorité ce bel art, si difficile, du portrait historique ou littéraire. Mais l’un peut-il se distinguer de l’autre ? Dégager dans un talent d’écrivain ce que l’auteur de l’Intelligence appelait les « génératrices, » n’est-ce pas aller jusqu’au plus intime et au plus vivant de l’être humain qui s’est manifesté par des œuvres d’art ? Et n’est-ce pas ce plus vivant, ce plus intime que démêle un grand historien dans les actions de l’homme d’État ou de l’homme de guerre ? La méthode doit être pareille, qu’il s’agisse de peindre un Balzac ou un Napoléon, un Swift ou un Danton, un Byron ou un Robespierre. Ces noms me viennent sous la plume, vous comprenez pourquoi. Ils vous rappellent comme à moi quelques-unes des meilleures pages des Essais de Critique et d’Histoire, de la Littérature Anglaise et des Origines, toutes animées de la même idée : qu’il faut, pour bien reproduire la vie, la penser par les causes, et que cette recherche des causes a pour condition l’établissement et la mise en cadre de petits faits vrais, exactement relevés et classés. Ah ! « les petits faits vrais, » que j’ai entendu souvent ces mots prononcés par votre oncle, avec cette ferveur intellectuelle que nous lui avons connue jusqu’au dernier jour ! C’est une formule très modeste, mais à la méditer, comme elle va loin !

C’est cette méthode de l’analyse psychologique à coups de petits faits que vous avez appliquée bien heureusement à l’une des personnalités les plus célèbres et demeurée la plus énigmatique peut-être de notre XVIIe siècle, et cela d’une façon si naturelle, si simple, que nulle part, — et c’est votre originalité, — l’appareil didactique n’est visible. La petite-fille du tragique Agrippa d’Aubigné, déchirée entre des parents de l’une et de l’autre religion, l’épouse avouée du difforme Scarron, l’épouse cachée du fastueux Louis XIV s’évoque devant nous, dans ses avatars successifs, avec la physionomie morale que lui ont faite ses hérédités, mais nuancée par les milieux où la placèrent tour à tour les prodigieux contrastes de sa destinée. Ces milieux, vous les constituez d’après la méthode tainienne, que je définissais tout à l’heure, mais avec une telle entente de la valeur significative de chaque détail que votre collection de « petits faits vrais » se trouve ainsi avoir une double portée. Ils expliquent la figure centrale et ils révèlent un morceau du siècle. Certains peintres de la Renaissance ont procédé de la sorte, en mettant comme fond à leurs portraits l’horizon familier où le personnage qui leur sert de modèle a vécu, où il s’est formé. Je songe à la salle célèbre de Brescia, sur les murs de laquelle Moretto a représenté les dames de la Maison Martinengo. Ces figures peintes se tiennent à distance l’une de l’autre, assises sur une balustrade de pierre, revêtue, là où elles sont, d’un tapis d’Orient. Les pieds et les jambes pendent du côté que l’on ne voit pas, en sorte que ces femmes ne montrent que leur visage et leur buste, disposition savante qui a permis au peintre de les individualiser davantage en faisant porter la lumière sur leurs traits et leurs gestes coutumiers. L’une tient un animal favori, un petit chien, l’autre joue avec un éventail de plumes, celle-ci manie un œilllet rouge, celle-là est en vieux rose avec des crevés blancs, sa voisine en jaune brodé de vert. Par derrière chacune se développe le jardin de son château, et le château lui-même, avec son architecture, son paysage de plaine ou de montagne, d’eaux vives ou de forêt. Quelle force de réalité donne au portrait cette juxtaposition du visage et da son atmosphère, de la créature humaine et de sa demeure ! J’ai ressenti une impression toute semblable à regarder avec vous la future fondatrice de Saint-Cyr, — tout enfant dans ce sombre donjon Huguenot de Mursay, flanqué de ses huit tours imprenables, — puis, grandelette, dans le couvent des Ursulines du faubourg Sainte-Anne, disputant sur sa foi première et cédant ; — ensuite dans le salon littéraire du pauvre Scarron où l’infirme tenait bureau d’esprit « entre Ninon qui faisait le philosophe et des Académiciens qui faisaient les coquettes, » — veuve après cela, et installée dans une grande et belle maison de la rue de Vaugirard où elle élève secrètement les enfants deux fois adultérins de Mme de Montespan, — à Versailles recevant le Roi dans sa ruelle, — à Saint-Cyr enfin, le suprême asile où elle devait être exposée, morte et vêtue de sa robe noire, dans sa chambre au meuble bleu. Et c’est toujours, dans ce décor si divers, les mêmes yeux aux prunelles observatrices, la même bouche réfléchie et volontaire, et chez cette femme jetée dans des circonstances si bien faites pour désorbiter les puissances intimes d’une âme, le même effort de rester celle que Louis XIV appelait « sa solidité. »

Sa naissance seule semblait l’avoir prédestinée à la contradiction et au déséquilibre. Elle était la fille d’un père et d’une mère que séparaient vingt-cinq ans d’âge, lui Huguenot et de quelle race, — elle passionnément catholique. À cette époque, des divergences de cette sorte ne demeuraient pas limitées au domaine du dogme. Elles impliquaient la guerre et des luttes à mort. Vous nous illustrez cette frénésie des conflits religieux d’alors par une anecdote bien saisissante, quand vous nous montrez Jehan d’Aubigné, le père d’Agrippa, et par conséquent le bisaïeul de Françoise, passant par Amboise. Il montre à son fils les cadavres de ses amis balancés à la porte et, mettant la main sur la tête du jeune garçon qui avait huit ans, il lui dit : « Mon enfant, il ne faut pas que ta tête soit épargnée après la mienne. Si tu l’y épargnes, tu auras ma malédiction. » Voilà une des traditions que Françoise d’Aubigné trouve dans son berceau, si l’on peut dire. A peine a-t-elle le temps de s’en imprégner et déjà ses parents catholiques s’emploient de toute leur énergie à la pénétrer d’une foi contraire. Très justement, à mon sens, vous discernez dans ce dualisme le trait le plus intime de cette nature, qui ramassait, qui résumait en elle le conflit dont souffrait la France depuis le milieu du XVIe siècle. On demeure frappé, en lisant vos remarques sur l’éducation de Mme de Maintenon, puis sur la révocation de l’Edit de Nantes, de l’analogie surprenante qui s’est rencontrée entre le malaise subi par cette conscience de femme et le malaise que traversait à la même époque la conscience nationale. De ce XVIe siècle, déchiré par la guerre religieuse et civile, le XVIIe siècle, cet âge de l’ordre, avait gardé dans son arrière-fond des germes d’anarchie. Tout son travail, instinctif et réfléchi, fut de les réduire, et dans le domaine politique et dans le domaine religieux. C’est cet appétit d’unité totale dans l’État qui explique la Révocation. Il est bien remarquable qu’elle ait coïncidé avec le plus complet effort du gallicanisme. Elle est de 1685, et la déclaration du clergé de France, que les Papes Innocent XI et Alexandre VIII condamnèrent si durement, de 1682. Faut-il croire que l’une de ces deux manifestations était destinée à faire passer l’autre ? Parmi les motifs qui décidèrent Louis XIV à défaire l’acte réconciliateur de Henri IV, doit-on mettre le désir de donner à l’Église catholique un gage d’orthodoxie, au moment même où ses évêques affirmaient avec le plus de force leur indépendance vis-à-vis de Rome ? C’est possible. Comme aussi, — Michelet a soutenu cette thèse, — l’idée de racheter le scandale de ses adultères. Un des mérites de votre livre est d’avoir dégagé, par-dessous ces causes secondaires, la cause profonde, ce besoin, obscur et irrésistible, comme un appel de la nature, de relier dans une synergie sans désaccord, toutes les vitalités du pays, cette volonté de faire une France complètement, imbrisablement une. Cette vue si exacte vous a permis de situer dans sa vraie place la Protestante convertie qui fut la confidente du Roi à cette époque de crise. Vous nous la montrez silencieuse, ne conseillant rien, ayant comme grand désir, comme but suprême de sa vie, le retour des réformés, leur absorption dans la communion catholique, mais toute tremblante, toute épouvantée, devant la perspective de ces conversions en masse. N’écrivait-elle pas : « Pour ceux qui se convertissent par peur, c’est un état effrayant que le leur ? » Quelles pages saisissantes que celles où vous nous la peignez à la Chapelle de Versailles, dans sa petite lanterne dorée, priant pour ces Huguenots qu’elle appelait de toute sa ferveur à l’Église, souhaitant qu’ils fussent, comme elle, ramenés de l’hérésie à la vérité, perplexe pourtant sur le moyen employé, n’osant pas se mettre en travers. Elle sait par expérience la sincérité de la foi protestante. Elle se demande si les mesures de force dont elle approuve le résultat, auront sûrement ce résultat. Elle l’ignore. Elle se souvient d’avoir tout enfant écrit à sa tante, la châtelaine de Mursay, du couvent où son autre tante l’avait emprisonnée : « Ah ! Madame et Tante, vous n’imaginez l’enfer que m’est cette maison, soi-disant de Dieu, et les rudoiements, duretés de celles qu’on a faites gendarmes de mon corps et de mon âme non, pour qu’elles n’y peuvent joindre. » C’est un mot à la Jeanne d’Arc, dites-vous, et vous vous demandez ensuite quelle part peut avoir celle qui l’avait prononcé dans la campagne des dragonnades. Vous répondez nettement : « Aucune, » et l’on continue à croire que vous avez raison.

On y incline d’autant plus que le projet de la création de Saint-Cyr semble bien dater de cette époque et qu’il dénote, chez la fondatrice de cette célèbre maison, la disposition d’esprit la plus contraire au compelle intrare, conseillé par Bâville et pratiqué par Louvois. Mme de Maintenon avait cinquante ans lorsqu’elle commença, suivant votre judicieuse formule, « de se vouer à une autre œuvre de réforme, à propager, pour un petit peuple à elle, ses cent quatre-vingts filles de Noisy, les clartés conquises au cours de tant de vicissitudes et d’expériences. Et pour ce petit peuple, on bâtissait Saint-Cyr. » Le meilleur et le plus intime de cette femme exceptionnelle tient dans les mots que j’ai soulignés. Ce que la vie lui a douloureusement et triomphalement appris, c’est à se replier sur elle-même et à s’adapter, La petite huguenote a dû renfermer sa conviction d’abord, puis s’adapter au couvent catholique. La demoiselle pauvre a dû comprimer ses aspirations sentimentales et s’adapter au monde un peu équivoque, recruté par le génial bouffon qui l’a sauvée de la misère. La belle jeune veuve, aux moyens toujours médiocres, a dû se restreindre et s’adapter aux exigences des sociétés qui voulaient bien la recevoir. Elle a dû s’adapter aux coulisses de la Cour, quand elle est entrée à Versailles, avec la charge d’élever les bâtards royaux. Pour aller plus loin et parvenir au plus inespéré des mariages, quelle surveillance de soi n’a pas été nécessaire et quelle entente des caractères ! Cette discipline quotidienne de tant d’années a développé chez elle un goût singulier, celui de la direction. Elle veut enseigner à des jeunes filles de noble naissance comme elle, dénuées comme elle et incertaines de leur avenir, l’art qui fut le sien, de se dominer, et de se développer en harmonie avec les nécessités françaises de l’époque. Elle les façonnera d’après son propre type, et, une fois façonnées ainsi, les établira. Vous nous montrez avec ce don de la vie qui anime tout votre livre, ce que cette direction fut pour elle : son vrai roman. Je ne vous dirai pas que vous nous la faites aimer. Mais nous ne pouvons pas, votre livre fermé, ne pas la considérer comme un être d’une très rare et très noble qualité morale.

Cette noblesse innée ne fut-elle pas gâtée en elle par ce qu’il faut bien appeler d’un vilain mot si souvent employé à son propos, l’esprit d’intrigue ? Ses ennemis, — et elle en eut d’implacables, — l’ont prétendu. Quand on vous a lue, on sait ce que vaut dans l’espèce le témoignage de Saint-Simon. D’ailleurs les Mémoires du terrible duc, si prodigieux de verve, méritent-ils sur un point quelconque la moindre créance ? Ce sont de magnifiques exemples de style, et voilà tout. J’irai plus loin. Quels sont les mémoires qui révèlent avec certitude autre chose que la sensibilité du Mémorialiste ? De même que, pour bien comprendre le caractère d’un poète ou d’un romancier, c’est la ligne générale de son œuvre qu’il faut dégager, de même pour juger avec vérité un personnage historique, il faut passer par-dessus tel ou tel témoignage, tel ou tel incident, et regarder à la ligne générale de son action. Ce pouvoir de s’adapter qui fut la faculté maîtresse de Mme de Maintenon suppose une exacte et minutieuse analyse de toutes les opportunités. Cela ne va pas sans beaucoup de diplomatie, et, par suite, sans un peu de ruse. Quand elle a, par exemple, accepté d’être la gouvernante des enfants du Roi, elle ne s’est certainement pas dit : « Je l’épouserai. » Mais, chaque fois que cette charge l’a mise en rapports avec lui, elle a certainement pensé à se procurer quelque avantage, à rendre sa position plus assurée. Elle a pratiqué cette science de l’approche dont Virgile a merveilleusement défini la complexe manœuvre quand il fait dire à sa Didon, implorant sa sœur pour qu’elle parle à Énée :


Sala viri molles aditus et tempora noras.

Cette connaissance des « abords faciles d’un homme et de ses moments, » quand cet homme est Louis XIV, c’est bien de l’intrigue, ou presque, mais moins calculée qu’improvisée. Voulez-vous m’accorder que Mme de Maintenon fut une ambitieuse par étapes et je vous accorderai qu’elle fut probe dans cette ambition, austère, fidèle et vraie. Tels sont les termes par lesquels vous résumez votre impression de cette vie tourmentée si longtemps qu’elle ne paraît pas avoir jamais connu la sérénité. Sa dépouille même dont vous nous racontez qu’elle fut tirée du cercueil et sinistrement enfouie n’a trouvé le repos que bien tard dans le chœur de cette chapelle de Saint-Cyr où elle avait tant prié. Vous lui avez donné, dans ce livre, le monument que cette femme si éprise de tenue et de discipline, eût peut-être le plus aimé, une biographie qui forcera les plus hostiles à la respecter.


PAUL BOURGET.