Un matin, chez Émile Zola

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UN MATIN, CHEZ ÉMILE ZOLA

Durant le procès, un matin, je suis allé prendre Émile Zola, chez lui, pour l’accompagner à la Cour d’assises. Il achève de déjeuner, et il est fort calme ; les longues et terribles séances ne l’ont pas fatigué ; ces hurlements de mort qui, chaque fois, le poursuivent, à son entrée et à sa sortie du Palais, ne l’ont même pas énervé ; en voyant la justice civile se prostituer à la justice militaire, la toque du juge coiffer le sabre du soldat, il n’a pas senti les atteintes du découragement, au contraire. Il y a, sur son visage reposé et souriant, comme une grande tranquillité joyeuse. Ce n’est pas de l’orgueil, mais la satisfaction intime, contenue, profonde, que donne le devoir accompli. Il est plein d’espoir, parce qu’il est plein de foi… Près de lui, une pile de journaux intacts sous leur bande : deux ou trois seulement dépliés et parcourus rapidement ; d’abjects outrages, des entassements d’ordures, de sinistres appels au meurtre comme toujours. Il n’a pas une plainte contre ces malfaiteurs qui le vouent à l’exécration publique, pas une colère ! À peine un haussement d’épaules… Ils font leur métier et gagnent leur argent… C’est juste ! Je remarque d’ailleurs que, depuis ces événements, Zola est moins nerveux, moins fébrile que d’habitude, il se possède davantage — corps, cerveau et âme. On sent, non seulement que sa conscience ne lui reproche rien, mais que chaque jour, chaque heure, chaque minute apportent à sa conviction un renfort d’énergies nouvelles, et comme une plus inébranlable sécurité dans la justice de son acte. Devant l’Iniquité monstrueuse, il n’a pu faire autrement que ce qu’il a fait, son acte est tout simple. Il est à la fois impulsif et raisonné. C’est un cri de pitié et de vérité parti en même temps de son cœur et de son esprit. S’il ne l’avait pas poussé, ce cri, si, comme tant d’autres en qui étaient les mêmes certitudes, mais non la même passion et le même courage, s’il avait, en face du crime, gardé un criminel silence, sa vie eût été à jamais empoisonnée ; jamais plus il n’aurait dormi !… Arrive donc ce qui doit arriver ! Il est prêt à sacrifier sa liberté, à donner sa vie, pour le triomphe de sa cause, qui est celle de l’humanité.

À ses gestes calmes, à sa voix assurée, à son regard résolu, je vois, je comprends, j’entends tout cela. Et devant cet homme si simple et si fort qui, pendant ces heures tragiques, n’a pas connu la moindre défaillance, dont la grandeur d’âme a grandi avec les insultes, avec les menaces, une émotion immense m’emplit le cœur… Je sais maintenant ce que c’est qu’un héros…

Des cris de « À bas Zola ! » nous viennent de la rue, stupidement poussés par des gens qui passent. Zola n’entend même pas ces cris, ou il les dédaigne. Le voilà maintenant qui expédie quelques lettres, range quelques papiers, donne des ordres aux domestiques… Il n’oublie rien, pas même de vérifier si l’on a renouvelé l’eau de son petit chien, Pinpin, qui trottine derrière lui, avec une agitation inaccoutumée, car il comprend qu’il y a quelque chose de changé dans la maison, puisque son maître va sortir encore, aux heures où il travaillait.

Et la maison, pourtant, a comme un air de fêtes. Si la haine est au dehors, à l’intérieur c’est la fidélité, l’hommage, l’admiration, l’encouragement… Des milliers de lettres, des milliers de télégrammes, encombrent les tables, les meubles, venus des quatre coins du monde… Partout des bouquets, des couronnes, de hautes gerbes de fleurs… Le cabinet de travail, le salon, la salle de billard, l’escalier en sont pleins… Il y en a de fastueux, il y en a de tout petits aussi, de pauvres fleurs humbles et qui ne sont pas les moins touchantes… J’en remarque un, fait de quelques violettes toutes pâles et fanées. Il vient de loin… Et c’est une mère qui l’envoie, une malheureuse mère dont le fils, pour une seconde de révolte, pour un geste impossible à maîtriser, a été condamné, par un conseil de guerre, à mourir en pleine force de jeunesse et d’espoir…

Quand nous sortirons – car l’heure est venue de partir – Zola entendra, dans la rue, les clameurs de mort, et il verra se précipiter aux portières de sa voiture les camelots de la servitude, devenus les camelots du crime.

Hurlez, pauvres diables, hurlez, dans les rues de ce Paris qui a donc oublié les menaces, les tas de cadavres, les fournées rouges des conseils de guerre de 1871 ! Hurlez ! Le jour reviendra, plus prochain que vous le pensez, et plus sanglant, je vous le dis, où vous comprendrez que ce n’était pas Zola que vous insultiez, mais vous-mêmes : et quand vous criiez : « À mort ! », que c’était sur votre liberté et sur votre vie que vous déchaîniez le meurtre !

Octave MIRBEAU