Calmann Lévy, éditeur (p. 239-250).


XL


L’archichancelier, ce prince des bourgeois de Paris, au milieu desquels il aimait à se promener tous les soirs à pied, les mains derrière le dos, et suivi d’une petite cour silencieuse, donnait de grands dîners par goût, et des fêtes par ordre ; ce qui se devinait sans peine à la manière dont les premiers étaient soignés, et les secondes abandonnées aux entrepreneurs des plaisirs de ce genre. Cependant, lorsque c’était un bal masqué où l’empereur devait venir, on tâchait que les invitations fussent moins nombreuses et, surtout plus rigides ; mais cette précaution n’empêchait pas le bal de ressembler à une cohue : soit que la présence d’une femme qui en aurait fait les honneurs y manquât, soit que l’habitude de rire des courtisans du grave Cambacérès nuisît à la retenue qu’on doit avoir en bonne compagnie, il régnait dans ces bals un ton qu’on n’aurait pas toléré ailleurs ; les gens les plus habitués à toutes les délicatesses du langage y parlaient de tout avec une franchise, une naïveté d’expression comique ; la gaieté surtout y prenait une tournure égrillarde dont personne ne s’étonnait. Enfin, sans que rien en apparence dût établir de différence entre ces fêtes et celles qu’on donnait chaque jour chez les ambassadeurs, les ministres et à la cour, on ne pouvait se dissimuler qu’elles ne jouissaient d’aucune considération parmi les fashionables de cette époque. La vanité militaire contribuait un peu à ce jugement : alors, tout ce qui n’était pas de l’armée était l’objet des dédains de ceux-là mêmes qui n’en étaient pas. Le nom de pékins, si plaisamment prodigué à tout ce qui ne portait pas d’épaulettes, jetait du ridicule sur les classes les plus respectables ; et les femmes, qui sont toujours du parti des moqueurs, ajoutaient encore à cette injustice par leurs préférences pour les habits d’uniforme : c’était, la flatterie à la mode. Les mêmes qui, dans ce temps, ne pouvaient regarder un pékin sans prendre un air dédaigneux, n’auraient pas quitté les églises il y a deux ans, et aujourd’hui ne manqueraient pas une revue de la garde nationale.

L’impératrice étant déjà fort avancée dans sa grossesse n’était restée que quelques moments au bal de l’archichancelier, mais l’empereur s’y trouvait encore lorsque madame de Lorency, madame de Cernan, et M. Brenneval y arrivèrent. Malgré le soin qu’il avait de changer souvent de domino et de ne se confier qu’à une personne pour son déguisement, sa démarche, la peine que prenait le duc de R… et quelques autres de ses aides de camp de le précéder ou de le suivre à distance, et son parler bref surtout, le faisaient reconnaître. Ce jour là, voulant se donner le plaisir d’observer par lui-même l’effet qu’il produisait quand on le rencontrait sous le masque, il imagina de faire mettre le domino sous lequel il venait d’être reconnu à Isabey, dont l’adresse gracieuse était aussi justement vantée que son beau talent, et qui savait contrefaire la marche et les gestes de l’empereur à s’y tromper. Rentrés tous deux dans la salle de bal, bientôt la foule s’empresse autour du magicien, qu’on croit être encore l’empereur : les flatteries, les plaisanteries sur le pouvoir de sa baguette magique se succèdent avec rapidité.

— C’est bien lui, disent les uns en s’éloignant du groupe où on les étouffait ; il ne peut pas s’empêcher de garder son attitude impérieuse, même sous le masque.

— Ah ! vraiment, disent les autres, il n’a pas besoin de se faire magicien pour nous mener à la baguette.

— Voulez-vous me dire ma bonne aventure ? lui demandait une jeune femme.

— Il lui serait tout aussi facile de la faire, répondait le bel-esprit du groupe.

Et cent bons mots de ce genre qui divertissaient beaucoup le nouveau magicien. Il avait déjà répondu plusieurs fois avec bonheur aux questions embarrassantes dont on l’accablait, car tout le monde voulait avoir un mot du masque régnant, lorsque M. Brenneval, ayant un grand intérêt à savoir si c’était vraiment l’empereur qui était là, vint prendre madame de Lorency pour l’aider à le reconnaître. Ayant eu souvent l’occasion de l’entendre causer, elle devait avoir encore sa voix présente à l’oreille, et puis il espérait que l’esprit d’Ermance, la grâce de sa tournure engageraient le masque redoutable à lier conversation avec eux.

— Laissez passer madame, dit une voix qu’Ermance reconnut pour être celle de M. de Maizières ; elle vous dira bien vite si c’est lui.

Bien qu’elle ne fût point à visage découvert, comme elle donnait le bras à son père, elle ne s’étonna pas d’avoir été devinée par Ferdinand ; mais elle fut vivement troublée en apercevant le comte Albert à côté de lui. Le soin qu’on prenait de s’habiller avec le plus d’élégance possible à ces bals, l’horreur que professait l’empereur pour les dominos noirs rendaient l’incognito bien difficile, surtout pour les femmes dont la jolie taille aurait trop coûté à dissimuler : aussi n’y restait-on masqué que pendant les premières heures du bal. Mais Ermance, qui avait intérêt à rester inconnue, se pencha vers Ferdinand pour le prier de ne la point trahir. En ce moment, M. Brenneval ayant adressé quelques mots au magicien :

— Vous avez raison, répondit-il, et je voudrais…

— Je voudrais ! s’écria aussitôt madame de Lorency ; ce n’est pas l’empereur, il n’a jamais prononcé ce mot-là. Au même instant, on entendit un éclat de rire, et l’on vit s’échapper du groupe un domino bleu que suivirent plusieurs autres.

— Méchante, dit alors tout bas le magicien à Ermance, pourquoi m’avoir si vite détrôné ?

En effet, la simple réflexion de madame de Lorency avait frappé tous ceux qui étaient là comme une preuve incontestable, et chacun s’éloignait du magicien en disant :

— La remarque de ce joli domino blanc est si vraie que l’empereur n’a pu s’empêcher d’en rire ; car, vous l’avez vu, c’est lui qui s’est enfui si vite après s’être trahi. Quelle maladresse de la part de ce petit magicien ! Puisqu’il voulait singer son maître, il fallait dire : Je veux.

Quelques minutes après, le domino bleu s’approcha d’Ermance ; elle donnait alors le bras au duc de B…, dont la conversation spirituelle l’intéressait d’autant plus qu’il lui racontait une anecdote récente ; mais à peine le domino bleu se fut-il arrêté pour parler à madame de Lorency, qu’elle sentit le bras du duc de B… se retirer doucement et laisser retomber le sien. Alors le domino bleu s’offre pour remplacer le duc de B…, il se promène avec elle assez de temps pour fixer l’attention des courtisans et des femmes qui attendaient leur tour avec impatience.

Le plaisir de posséder une femme jeune, blanche et bien faite, n’empêchait pas l’empereur de rêver quelques petites infidélités fugitives : lorsqu’il pouvait compter sur le secret, il tentait volontiers une aventure amoureuse ; mais il fallait tant de conditions réunies pour l’engager dans un semblable tort, qu’il n’a pas dû s’en rendre souvent coupable.

C’est une erreur de croire que son aversion pour ce qu’on appelle une femme d’esprit lui fit aimer de préférence celles qui en manquaient ; non, l’esprit d’observation et d’ironie était le seul qu’il détestât, et malheureusement les plus beaux génies n’en sont pas exempts, en France surtout, où l’on commence par critiquer les actions avant de les comprendre. On conçoit que, pour le restaurateur d’un pays où la plus tragique des révolutions laissait tout à rétablir ou à créer, l’artillerie des bons mots et des épigrammes fût plus redoutable que celle des ennemis. Depuis que l’on a vu tant de gouvernements succomber tour à tour sous les projectiles de la presse, comme le disent nos publicistes, on est forcé de convenir que Napoléon avait raison de la redouter, et que l’esprit satirique des salons, qui suppléait alors à celui des journaux, ne devait pas lui plaire davantage. « Les institutions seules peuvent se moquer du quand dira-t-on, disait à madame de Staël un de ses amis, et si puissant que soit un homme, il aura toujours raison d’avoir peur de votre esprit. »

Celui de madame de Lorency n’était pas de nature à faire craindre une réflexion malveillante : l’empereur, attiré par ce charme de douceur et de grâce qui la caractérisait, fut très-coquet pour elle ; d’abord, cherchant à la troubler, il lui parla de la dangereuse habitude que prenait son mari de vivre loin d’elle ; puis il la questionna sur l’état de son cœur. C’est par-là que commencent toutes les conversations de bal ; mais ce qui distingua celle-ci, ce fut la franchise d’Ermance à convenir de l’amour qu’elle avait pour son mari.

De tous les souverains qui se sont avisés d’aimer leurs sujettes, Napoléon est peut-être le seul qu’un refus n’ait jamais irrité. On cite l’exemple d’une jeune femme près de laquelle il voulut faire valoir d’anciens droits acquis avant son mariage et qui, s’étant refusée à tromper son mari, avait toujours été depuis respectée et protégée par l’empereur. Jaloux à l’excès, il aimait à trouver, fût-ce même dans la femme qu’il désirait le plus séduire, un exemple de fidélité conjugale ; c’était une garantie pour celle qu’il exigeait de l’impératrice ; et cette vertu, qu’il devait croire assez rare, lui faisait toujours plaisir à rencontrer.

Cet entretien entre les deux masques était interprété par tous ceux qui le remarquaient d’une manière différente.

— C’est quelque nouvelle faveur qu’elle demande pour son mari, disaient les ambitieux.

— Il la gronde sans doute de voir tant de ces bégueules du faubourg Saint-Germain, disaient les parvenus.

— Le pauvre Lorency fait bien d’être en Turquie, disaient les jeunes gens.

Mais les femmes passaient et repassaient le plus près possible des deux masques dont on s’occupait, dans l’espoir d’attraper quelque mots de leur conversation.

Pendant ce temps, le comte Albert, pâle, abattu, le coude appuyé sur une console, suivait des yeux Ermance et l’auguste domino qui lui donnait le bras. Si l’idée de combattre le souvenir d’un mari infidèle intimidait son amour, on peut se figurer ce que cette nouvelle rivalité lui inspirait de crainte, ou plutôt de désespoir ; il en était dominé au point de ne pas entendre ce que lui disaient plusieurs petits masques dont les agaceries dédaignées se changeaient aussitôt en injures, ou bien qui, devinant sans peine la cause de sa préoccupation, en faisaient tout haut des plaisanteries offensantes pour madame de Lorency.

Enfin, le domino bleu s’arrêta près de la console sur laquelle s’appuyait Albert ; il regarda la pendule et dit adieu à Ermance ; alors les masques à la suite se rassemblèrent dans l’ordre accoutumé, et tous sortirent du bal.

Albert, voyant madame de Lorency toute seule, s’offrit pour la conduire à la place où madame de Cernan était restée, dans un autre salon : Ermance accepte, non pas sans s’apercevoir du trouble d’Albert, mais n’osant lui dire un mot, dans la crainte de l’augmenter.

— Il faut être bien audacieux, madame, dit-il alors d’un ton amer, pour oser vous offrir son bras après celui que vous venez de quitter.

Puis, voyant que madame de Lorency s’obstinait à ne pas répondre, il ajouta :

— Je commets peut-être une indiscrétion en vous parlant d’un entretien qui excite l’envie ou la jalousie de tant de personnes ici ; mais vous n’espérez pas sans doute en garder le secret : la publicité est un malheur attaché à une si auguste préférence.

— Je ne prétends pas plus nier cette conversation que m’en vanter, reprit madame de Lorency, et si la malignité cherche à en tirer parti contre moi, j’espère trouver plus de justice chez les gens qui me connaissent.

— Ceux-là ont pourtant plus de raisons encore de croire à votre puissance, et on leur persuaderait difficilement que l’homme qui posssède toutes les séductions de la gloire ne les employât pas à tenter une si belle conquête.

— Il a de plus nobles ambitions, reprit Ermance, et je vous assure qu’il ne pense pas…

— Ne lui faites rien perdre de mon estime, interrompit Albert ; s’il pouvait connaître tant de perfections sans les apprécier, il serait indigne de son bonheur ; mais je ne lui fais pas cette injure. Seulement, le soin de bouleverser les empires et de gouverner le sien lui laissent si peu de temps à donner à ses affections qu’elles ne sont jamais que les épisodes fort courts de l’histoire de son règne, et l’on ne peut voir sans regret celle qu’on aurait exclusivement adorée tout sacrifier à la gloire de lui plaire un moment.

— Tout sacrifier ? reprit Ermance avec dignité.

— Pardon, je vous offense ; je suis un malheureux, un fou qui mérite bien plus votre pitié que votre colère ; par grâce, ne me jugez pas sur ce que la rage me fait dire en ce moment ; je me perds, je le sens je n’ai aucun droit de vous parler ainsi ; vous m’en punirez sans doute, en ne me permettant plus de vous parler de ma vie ; mais n’importe, je cède à une puissance au-dessus de ma volonté, de mon intérêt ; un seul moment, du moins, vous saurez ce que je pense, ce que j’aurai souffert ma vie entière sans vous l’apprendre, si la terreur de vous en voir écouter un autre ne m’avait égaré à ce point ; mais il vous aime, sans doute il vous l’a dit, il attend de vous l’amour que tant de femmes lui offrent. Cette pensée me tue, et vous ne saurez ajouter au supplice que j’éprouve.

En finissant ces mots, Albert s’était laissé tomber sur le siége qui se trouvait auprès de celui d’Ermance. Madame de Cernan causait de l’autre côté avec M. d’H…, dont l’esprit distingué et la gaieté piquante la captivaient entièrement. Ermance, interdite, craignait également d’encourager Albert dans sa folie, ou de la porter à l’extrême en la traitant légèrement. Elle se demandait comment il avait pu être amené à lui déclarer ainsi son amour, et elle s’étonnait de l’écouter sans défiance comme sans colère. C’est qu’il disait vrai, et que, tout en déplorant le sentiment qu’elle ne partageait point et qui excitait déjà la jalousie d’Adhémar, elle n’avait pas la mauvaise foi de le combattre par ces minauderies si communes aux femmes, par ces doutes affectés qui réclament de nouvelles assurances et diffèrent l’instant du refus.

— Vous m’affligez, dit-elle d’un accent pénétré, car je vous crois trop de noblesse dans l’âme pour vouloir agir sur la vanité d’une personne qui ne vous a pas donné le droit de l’abuser. Aucune coquetterie de ma part n’a pu vous encourager dans l’idée d’un sentiment romanesque entre nous, et je ne doute pas que cette folie d’un instant ne cède bientôt à la raison et à l’affection qu’il dépend de vous de m’inspirer.

— Que dites-vous ! reprit Albert avec des yeux brillants d’espoir. Quoi ! vous pourriez répondre…

— Non, pas à votre amour, répliqua Ermance avec toute la sévérité d’une femme d’esprit qui sait qu’en pareils cas les ménagements sont des humiliations mal déguisées ; non, je ne mériterais pas de vous intéresser autant, si je pouvais vous flatter d’un retour impossible. M. de Lorency a des maîtresses, je le sais, et ce tort, qui vous encourage à me parler de consolations, m’afflige profondément ; mais il ne saurait altérer mon attachement, je dirai plus, ma passion pour lui. Je voudrais que le sentiment du devoir fût pour quelque chose dans l’éloignement que j’éprouve pour tout autre amour ; mais je ne m’abuse point : après l’avoir épousé contre mon gré et lui avoir peut-être trop mal dissimulé ma répugnance à obéir aux ordres de l’empereur, qui voulait ce mariage, j’ai reconnu mon injustice envers lui, et j’ai fini par l’aimer d’un amour trop vif, trop tourmenté, pour n’être pas éternel. Hélas ! si ce sentiment était plus heureux, je ne vous en parlerais pas, dit Ermance d’une voix qui trahissait ses larmes, je n’insulterais point par mon bonheur à votre peine, mais je suis malheureuse, et sans espoir d’être jamais consolée, car je préfère mon malheur à toute la félicité qu’un autre sentiment pourrait m’offrir.

— Et moi aussi, reprit Albert, que le désespoir et la reconnaissance animaient à la fois ; mon malheur est ma vie, et vous venez de me le rendre plus cher encore. Votre cruelle franchise ne me guérira pas, je le sens, mais elle soumettra toutes mes actions à votre volonté. La pensée que vous savez ce que j’éprouve m’aidera à le supporter ; vous me plaindrez, du moins ; vous saurez qu’il y a là, près de vous, un être que vous seule animez ; je ne vous serai plus étranger ; je ne serai plus réduit à vous faire parvenir par une ruse une preuve de ma pensée permanente, à me cacher dans les bois de Montvilliers pour respirer un instant le même air que vous, pour vous voir passer comme une ombre, et pour pleurer ensuite du regret de n’avoir pas osé m’approcher du fantôme adoré. Vous me permettrez de vous voir, n’est-ce pas ? d’aller puiser dans votre indifférence la force de vous moins aimer. Ah ! vous me devez bien cette triste consolation !

— Il ne tiendrait qu’à vous de me voir sans cesse, dit Ermance d’un ton timide, et si j’avais sur vos sentiments le moindre empire, nous serions…

— Ah commandez, s’écria vivement Albert, quelque soit le sacrifice, vous êtes trop sûre de l’obtenir.

— Celui-là, en supposant que c’en fût un, me donnerait l’unique bonheur que je puisse attendre dans une situation où l’amitié seule… peut me distraire de mes peines.

— Moi ! je pourrais les adoucir ! je pourrais obtenir un instant l’oubli de ce qui vous afflige ! Ah ! parlez, ne me laissez pas ignorer plus longtemps comment je puis me dévouer à vos moindres intérêts.

— Mes moindres intérêts ! répéta Ermance ; ah ! je vous jure qu’après celui dont je vous ai parlé, c’est le premier de mon cœur.

— Dites donc, vous me faites mourir d’impatience ! Si madame de Cernan se levait, elle vous entraînerait avec elle et je ne pourrais plus savoir ce que vous voulez de moi.

— Au fait, je ne sais pourquoi j’hésite à vous l’apprendre, reprit madame de Lorency en cherchant à vaincre son embarras et le sentiment de fierté qui la retenait au souvenir de son amie ; on ne devrait pas être embarrassée de proposer un moyen qui peut assurer le bonheur de trois personnes, et arracher au chagrin, peut-être même… à la mort, un être angélique… dont la beauté n’est que le moindre charme et qu’il serait si doux de rendre à la vie, au…

— Je vous comprends, interrompit le comte Albert en redressant sa tête qu’il avait inclinée pour mieux entendre madame de Lorency, dont la voix baissait à mesure qu’elle approchait du but de sa conversation ; je vous comprends, et je regrette que vous m’ordonniez l’impossible.

— Non ; une action noble et généreuse ne vous sera jamais impossible.

— Je l’espère, reprit-il ; mais abuser un cœur dévoué, payer son affection par une ingratitude éternelle, lui apporter en dot un amour délirant pour un autre ! Non, malgré les exemples nombreux d’une si lâche trahison, ajouta-t-il en appuyant sur cette phrase, malgré la douleur profonde que je ressens à vous refuser ce sacrifice, je sens qu’il n’est pas en mon pouvoir de l’accomplir…

— Laissez-moi espérer que ce refus n’est pas irrévocable, et qu’un jour…

— Je vous tromperais, si, assez heureux pour troubler votre repos, vous m’aviez ordonné de consacrer ma vie à une de ces femmes que l’on prend par convenance et que l’on épouse de même ; jaurais eu le courage de braver le poids d’une chaîne semblable pour vous prouver ma soumission à vos désirs, mais je connais trop bien le supplice d’être immolé à l’amour qu’un autre inspire pour jamais l’imposer à personne. Votre amie est belle, spirituelle, parfaite, elle doit être adorée, et ce serait mériter tout ce que je souffre que de la ravir au bonheur qui l’attend un jour.

— Ainsi donc, vous nous délaisserez toutes deux ; et ce rêve d’une douce présence, d’une amitié tendre, il y faut renoncer.

— Quoi ! vous auriez la barbarie d’y mettre pour condition une perfidie indigne de tous trois ?

— Cette perfidie ne saurait exister ; et lors même qu’une idée déraisonnable troublerait un instant ce bonheur, bientôt l’attrait d’une femme charmante en triompherait.

— Ne l’espérez pas. Votre présence est tout pour moi. J’affronterais mille dangers pour vous rencontrer un instant ; je donnerais ma fortune, ma vie pour entendre une minute le son de votre voix ; mais renoncer à vous aimer, à savourer le poison qui me brûle, non, j’aime encore mieux vous fuir.

Comme Albert prononçait ces mots, il s’aperçut qu’un masque l’écoutait, planté debout devant Ermance. Ce domino brun avait l’air d’attendre que la conversation d’Albert fût terminée pour en commencer une avec madame de Lorency. En jetant les yeux sur cet observateur silencieux, Ermance éprouva un saisissement indéfinissable. Les regards qui perçaient à travers le masque noir avaient quelque chose d’effrayant. Son attitude était fière, son immobilité menaçante.

— Il doit être tard, dit Ermance d’une voix mal assurée et ne pouvant détourner ses yeux du domino qui lui causait un trouble si étrange ; je voudrais m’en aller. Soyez assez bon, dit-elle à M. de Sh…, pour chercher mon père, et le prévenir que je compte sur lui pour me ramener. Madame de Cernan restera encore longtemps ici… pour l’attendre.

Ces mots articulés avec peine, cette oppression qui gênait la respiration d’Ermance, Albert les interpréta comme l’effet d’un adieu pénible.

— Je vous obéis, madame, dit-il en se levant, et j’espère que votre justice me tiendra compte de tout ce que je perds aujourd’hui pour garder votre estime.

Alors il s’éloigna pour aller trouver M. Brenneval dans la salle où l’on jouait.

À peine fut-il à quelques pas de madame de Lorency qu’elle voulut se lever et changer de place, pour échapper à l’observation tenace du domino brun. D’abord elle pensa qu’il se méprenait sans doute sur elle, et qu’en ôtant son masque elle le détromperait. Or, elle le détacha un instant pour respirer plus librement, et se débarasser ainsi de l’importum observateur. Mais la vue de ses traits ne parut point lui causer de surprise ; il se rapprocha d’Ermance, puis, s’emparant de son bras avec une sorte d’autorité, il l’entraîna assez loin de madame de Cernan, au milieu de la foule des masques.

— Que me voulez-vous ? disait Ermance, n’osant résister à cette volonté muette ; je ne puis vous suivre… on va venir me chercher.

Et le masque gardait le silence. Seulement, Ermance sentait trembler son bras sous le sien, et reconnaissait, aux battements pressés de son cœur, l’émotion que devait éprouver ce mystérieux personnage. Enfin succombant à une terreur invincible, elle veut s’éloigner de lui et retourner à sa place. Dans le mouvement qu’elle fait pour dégager son bras, le petit médaillon qui ne la quitte jamais s’échappe de sa pèlerine ; la chaîne en cheveux qui le lient s’accroche aux blondes de la garniture, elle craint de le perdre et veut le cacher dans sa ceinture ; mais le masque, qui vient de l’apercevoir, rompt aussitôt le faible cadenas de la chaîne de cheveux, la prend, et dit d’une voix altérée par la colère des mots sans suite qu’Ermance ne peut entendre, car elle a presque perdu l’usage de ses sens. M. Brenneval qui la rejoint en ce moment, la voit prête à se trouver mal. Persuadé que la chaleur qu’il fait dans cette salle la suffoque, il l’entraîne hors du bal, et la ramène chez elle dans un état d’effroi et de stupeur impossible à décrire.