Un hiver à Majorque/Chapitre 13

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TROISIÈME PARTIE.

I.

Nous partîmes pour Valldemosa, vers la mi-décembre, par une matinée sereine, et nous allâmes prendre possession de notre chartreuse au milieu d’un de ces beaux rayons de soleil d’automne qui allaient devenir de plus en plus rares pour nous. Après avoir traversé les plaines fertiles d’Establiments, nous atteignîmes ces vagues terrains, tantôt boisés, tantôt secs et pierreux, tantôt humides et frais, et partout cahotés de mouvements abrupts qui ne ressemblent à rien.

Nulle part, si ce n’est en quelques vallées des Pyrénées, la nature ne s’était montrée à moi aussi libre dans ses allures que sur ces bruyères de Majorque, espaces assez vastes, et qui portaient dans mon esprit un certain démenti à cette culture si parfaite à laquelle les Majorquins se vantent d’avoir soumis tout leur territoire.

Je ne songeais pourtant pas à leur en faire un reproche ; car rien n’est plus beau que ces terrains négligés qui produisent tout ce qu’ils veulent, et qui ne se font faute de rien : arbres tortueux, penchés, échevelés ; ronces affreuses, fleurs magnifiques, tapis de mousses et de joncs, câpriers épineux, asphodèles délicates et charmantes ; et toutes choses prenant là les formes qu’il plaît à Dieu, ravin, colline, sentier pierreux tombant tout à coup dans une carrière, chemin verdoyant s’enfonçant dans un ruisseau trompeur, prairie ouverte à tout venant et s’arrêtant bientôt devant une montagne à pic ; puis des taillis semés de gros rochers qu’on dirait tombés du ciel, des chemins creux au bord du torrent entre des buissons de myrte et de chèvrefeuille ; enfin une ferme jetée comme une oasis au sein de ce désert, élevant son palmier comme une vigie pour guider le voyageur dans la solitude.

La Suisse et le Tyrol n’ont pas eu pour moi cet aspect de création libre et primitive qui m’a tant charmé à Majorque. Il me semblait que, dans les sites les plus sauvages des montagnes helvétiques, la nature, livrée à de trop rudes influences atmosphériques, n’échappait à la main de l’homme que pour recevoir du ciel de plus dures contraintes, et pour subir, comme une âme fougueuse livrée à elle-même, l’esclavage de ses propres déchirements. À Majorque, elle fleurit sous les baisers d’un ciel ardent, et sourit sous les coups des tièdes bourrasques qui la rasent en courant les mers. La fleur couchée se relève plus vivace, le tronc brisé enfante de plus nombreux rejetons après l’orage ; et quoiqu’il n’y ait point, à vrai dire, de lieux déserts dans cette île, l’absence de chemins frayés lui donne un air d’abandon ou de révolte qui doit la faire ressembler à ces belles savanes de la Louisiane, où, dans les rêves chéris de ma jeunesse, je suivais René en cherchant les traces d’Atala ou de Chactas.

Je suis bien sûr que cet éloge de Majorque ne plairait guère aux Majorquins, et qu’ils ont la prétention d’avoir des chemins très-agréables. Agréables à la vue, je ne le nie pas ; mais praticables aux voitures, vous allez en juger.

La voiture à volonté du pays est la tartane, espèce de coucou-omnibus conduit par un cheval ou par un mulet, et sans aucune espèce de ressort ; ou le birlucho, sorte de cabriolet à quatre places, portant sur son brancard comme la tartane, comme elle doué de roues solides, de ferrures massives, et garni à l’intérieur d’un demi-pied de bourre de laine. Une telle doublure vous donne bien un peu à penser quand vous vous installez pour la première fois dans ce véhicule aux abords doucereux ! Le cocher s’assied sur une planchette qui lui sert de siège, les pieds écartés sur les brancards, et la croupe du cheval entre les jambes, de sorte qu’il a l’avantage de sentir non-seulement tous les cahots de sa brouette, mais encore tous les mouvements de sa bête, et d’être ainsi en carrosse et à cheval en même temps. Il ne paraît point mécontent de cette façon d’aller, car il chante tout le temps, quelque effroyable secousse qu’il reçoive ; et il ne s’interrompt que pour proférer d’un air flegmatique des jurements épouvantables lorsque son cheval hésite à se jeter dans quelque précipice, ou à grimper quelque muraille de rochers.

Car c’est ainsi qu’on se promène : ravins, torrents, fondrières, haies vives, fossés, se présentent en vain ; on ne s’arrête pas pour si peu. Tout cela s’appelle d’ailleurs le chemin.

Au départ, vous prenez cette course au clocher pour une gageure de mauvais goût, et vous demandez à votre guide quelle mouche le pique. — C’est le chemin, vous répond-il. — Mais cette rivière ? — C’est le chemin. — Et ce trou profond ? — Le chemin. — Et ce buisson aussi ? — Toujours le chemin. — À la bonne heure !

Alors vous n’avez rien de mieux à faire que de prendre votre parti, de bénir le matelas qui tapisse la caisse de la voiture et sans lequel vous auriez infailliblement les membres brisés, de remettre votre âme à Dieu, et de contempler le paysage en attendant la mort ou un miracle.

Et pourtant vous arrivez quelquefois sain et sauf, grâce au peu de balancement de la voiture, à la solidité des jambes du cheval, et peut-être à l’incurie du cocher, qui le laisse faire, se croise les bras et fume tranquillement son cigare, tandis qu’une roue court sur la montagne et l’autre dans le ravin.

On s’habitue très-vite à un danger dont on voit les autres ne tenir aucun compte : pourtant le danger est fort réel. On ne verse pas toujours ; mais, quand on verse, on ne se relève guère. M. Tastu avait éprouvé l’année précédente un accident de ce genre sur notre route d’Establiments, et il était resté pour mort sur la place. Il en a gardé d’horribles douleurs à la tête, qui ne refroidissent pourtant pas son désir de retourner à Majorque.

Les personnes du pays ont presque toutes une sorte de voiture, et les nobles ont de ces carrosses du temps de Louis xiv, à boîte évasée, quelques-uns à huit glaces, et dont les roues énormes bravent tous les obstacles. Quatre ou six fortes mules traînent légèrement ces lourdes machines mal suspendues, pompeusement disgracieuses, mais spacieuses et solides, dans lesquelles on franchit au galop et avec une incroyable audace les plus effrayants défilés, non sans en rapporter quelques contusions, bosses à la tête, et tout au moins de fortes courbatures.

Le grave Miguel de Vargas, auteur vraiment espagnol, qui ne plaisante jamais, parle en ces termes de los horrorosos caminos de Mallorca : « En cuyo esencial ramo de policia no se puede ponderar bastantemente el abandono de esta Balear. El que llaman camino es una cadena de precipicios intratables, y el transito desde Palma hasta los montes de Galatzo presenta al infeliz pasagero la muerte a cada paso, » etc.

Aux environs des villes, les chemins sont un peu moins dangereux ; mais ils ont le grave inconvénient d’être resserrés entre deux murailles ou deux fossés qui ne permettent pas à deux voitures de se rencontrer. Le cas échéant, il faut dételer les bœufs de la charette ou les chevaux de la voiture, et que l’un des deux équipages s’en aille à reculons, souvent pendant un long trajet. Ce sont alors d’interminables contestations pour savoir qui prendra ce parti ; et, pendant ce temps, le voyageur, retardé, n’a rien de mieux à faire qu’à répéter la devise majorquine : mucha calma, pour son édification particulière.

Avec le peu de frais où se mettent les Majorquins pour entretenir leurs routes, ils ont l’avantage d’avoir de ces routes-là à discrétion. On n’a que l’embarras du choix. J’ai fait trois fois seulement la route de la Chartreuse à Palma, et réciproquement ; six fois j’ai suivi une route différente, et six fois le birlucho s’est perdu et nous a fait errer par monts et par vaux, sous prétexte de chercher un septième chemin qu’il disait être le meilleur de tous, et qu’il n’a jamais trouvé.

De Palma à Valldemosa on compte trois lieues, mais trois lieues majorquines, qu’on ne fait pas, en trottant bien, en moins de trois heures. On monte insensiblement pendant les deux premières ; à la troisième, on entre dans la montagne et on suit une rampe très-unie (ancien travail des chartreux vraisemblablement), mais très-étroite, horriblement rapide, et plus dangereuse que tout le reste du chemin.

Là on commence à saisir le côté alpestre de Majorque ; mais c’est en vain que les montagnes se dressent de chaque côté de la gorge, c’est en vain que le torrent bondit de roche en roche ; c’est seulement dans le cœur de l’hiver que ces lieux prennent l’aspect sauvage que les Majorquins leur attribuent. Au mois de décembre, et malgré les pluies récentes, le torrent était encore un charmant ruisseau courant parmi des touffes d’herbes et de fleurs ; la montagne était riante, et le vallon encaissé de Valldemosa s’ouvrit devant nous comme un jardin printanier.

Pour atteindre la Chartreuse, il faut mettre pied à terre ; car aucune charrette ne peut gravir le chemin pavé qui y mène, chemin admirable à l’œil par son mouvement hardi, ses sinuosités parmi de beaux arbres, et les sites ravissants qui se déroulent à chaque pas, grandissant de beauté à mesure qu’on s’élève. Je n’ai rien vu de plus riant, et de plus mélancolique en même temps, que ces perspectives où le chêne vert, le caroubier, le pin, l’olivier, le peuplier et le cyprès marient leurs nuances variées en berceaux profonds ; véritables abîmes de verdure, où le torrent précipite sa course sous des buissons d’une richesse somptueuse et d’une grâce inimitable. Je n’oublierai jamais un certain détour de la gorge où, en se retournant, on distingue, au sommet d’un mont, une de ces jolies maisonnettes arabes que j’ai décrites, à demi cachée dans les raquettes de ses nopals, et un grand palmier qui se penche sur l’abîme en dessinant sa silhouette dans les airs. Quand la vue des boues et des brouillards de Paris me jette dans le spleen, je ferme les yeux, et je revois comme dans un rêve cette montagne verdoyante, ces roches fauves et ce palmier solitaire perdu dans un ciel rose.

La chaîne de Valldemosa s’élève de plateaux en plateaux resserrés jusqu’à une sorte d’entonnoir entouré de hautes montagnes et fermé au nord par le versant d’un dernier plateau à l’entrée duquel repose le monastère. Les chartreux ont adouci, par un travail immense, l’âpreté de ce lieu romantique. Ils ont fait du vallon qui termine la chaîne un vaste jardin ceint de murailles qui ne gênent point la vue, et auquel une bordure de cyprès à forme pyramidale, disposés deux à deux sur divers plans, donne l’aspect arrangé d’un cimetière d’opéra.

Ce jardin, planté de palmiers et d’amandiers, occupe tout le fond incliné du vallon, et s’élève en vastes gradins sur les premiers plans de la montagne. Au clair de la lune, et lorsque l’irrégularité de ces gradins est dissimulée par les ombres, on dirait d’un amphithéâtre taillé pour des combats de géants. Au centre et sous un groupe de beaux palmiers, un réservoir en pierre reçoit les eaux de source de la montagne, et les déverse aux plateaux inférieurs par des canaux en dalles, tout semblables à ceux qui arrosent les alentours de Barcelone. Ces ouvrages sont trop considérables et trop ingénieux pour n’être pas, à Majorque comme en Catalogne, un travail des Maures. Ils parcourent tout l’intérieur de l’île, et ceux qui partent du jardin des chartreux, côtoyant le lit du torrent, portent à Palma une eau vive en toute saison.

La Chartreuse, située au dernier plan de ce col de montagnes, s’ouvre au nord sur une vallée spacieuse qui s’élargit et s’élève en pente douce jusqu’à la côte escarpée dont la mer frappe et ronge la base. Un des bras de la chaîne s’en va vers l’Espagne, et l’autre vers l’orient. De cette chartreuse pittoresque on domine donc la mer des deux côtés. Tandis qu’on l’entend gronder au nord, on l’aperçoit comme une faible ligne brillante au delà des montagnes qui s’abaissent, et de l’immense plaine qui se déroule au midi ; tableau sublime, encadré au premier plan par de noirs rochers couverts de sapins, au second par des montagnes au profil hardiment découpé et frangé d’arbres superbes, au troisième et au quatrième par des mamelons arrondis que le soleil couchant dore des nuances les plus chaudes, et sur la croupe desquels l’œil distingue encore, à une lieue de distance, la silhouette microscopique des arbres, fine comme l’antenne des papillons, noire et nette comme un trait de plume à l’encre de Chine sur un fond d’or étincelant. Ce fond lumineux, c’est la plaine ; et à cette distance, lorsque les vapeurs de la montagne commencent à s’exhaler et à jeter un voile transparent sur l’abîme, on croirait que c’est déjà la mer. Mais la mer est encore plus loin, et, au retour du soleil, quand la plaine est comme un lac bleu, la Méditerranée trace une bande d’argent vif aux confins de cette perspective éblouissante.

C’est une de ces vues qui accablent parce qu’elles ne laissent rien à désirer, rien à imaginer. Tout ce que le poëte et le peintre peuvent rêver, la nature l’a créé en cet endroit. Ensemble immense, détails infinis, variété inépuisable, formes confuses, contours accusés, vagues profondeurs, tout est là, et l’art n’y peut rien ajouter. L’esprit ne suffit pas toujours à goûter et à comprendre l’œuvre de Dieu ; et s’il fait un retour sur lui-même, c’est pour sentir son impuissance à créer une expression quelconque de cette immensité de vie qui le subjugue et l’enivre. Je conseillerais aux gens que la vanité de l’art dévore, de bien regarder de tels sites et de les regarder souvent. Il me semble qu’ils y prendraient pour cet art divin qui préside à l’éternelle création des choses un certain respect qui leur manque, à ce que je m’imagine d’après l’emphase de leur forme.

Quant à moi, je n’ai jamais mieux senti le néant des mots que dans ces heures de contemplation passées à la Chartreuse. Il me venait bien des élans religieux ; mais il ne m’arrivait pas d’autre formule d’enthousiasme que celle-ci : Bon Dieu, béni sois-tu pour m’avoir donné de bons yeux !

Au reste, je crois que si la jouissance accidentelle de ces spectacles sublimes est rafraîchissante et salutaire, leur continuelle possession est dangereuse. On s’habitue à vivre sous l’empire de la sensation, et la loi qui préside à tous les abus de la sensation, c’est l’énervement. C’est ainsi que l’on peut s’expliquer l’indifférence des moines en général pour la poésie de leurs monastères, et celle des paysans et des pâtres pour la beauté de leurs montagnes.

Nous n’eûmes pas le temps de nous lasser de tout cela, car le brouillard descendait presque tous les soirs au coucher du soleil, et hâtait la chute des journées déjà si courtes que nous avions dans cet entonnoir. Jusqu’à midi nous étions enveloppés dans l’ombre de la grande montagne de gauche, et à trois heures nous retombions dans l’ombre de celle de droite. Mais quels beaux effets de lumière nous pouvions étudier, lorsque les rayons obliques pénétrant par les déchirures des rochers, ou glissant entre les croupes des montagnes, venaient tracer des crêtes d’or et de pourpre sur nos seconds plans ! Quelquefois nos cyprès, noirs obélisques qui servaient de repoussoir au fond du tableau, trempaient leurs têtes dans ce fluide embrasé ; les régimes de dattes de nos palmiers semblaient des grappes de rubis, et une grande ligne d’ombre, coupant la vallée en biais, la partageait en deux zones : l’une inondée des clartés de l’été, l’autre bleuâtre et froide à la vue comme un paysage d’hiver.

La chartreuse de Valldemosa contenant tout juste, suivant la règle des chartreux, treize religieux y compris le supérieur, avait échappé au décret qui ordonna, en 1836, la démolition des monastères contenant moins de douze personnes en communauté ; mais, comme toutes les autres, celle-là avait été dispersée et le couvent supprimé, c’est-à-dire considéré comme domaine de l’État. L’État majorquin, ne sachant comment utiliser ces vastes bâtiments, avait pris le parti, en attendant qu’ils achevassent de s’écrouler, de louer les cellules aux personnes qui voudraient les habiter. Quoique le prix de ces loyers fût d’une modicité extrême, les villageois de Valldemosa n’en avaient pas voulu profiter, peut-être à cause de leur extrême dévotion et du regret qu’ils avaient de leurs moines, peut-être aussi par effroi superstitieux : ce qui ne les empêchait pas de venir y danser dans les nuits du carnaval, comme je le dirai ci-après ; mais ce qui leur faisait regarder de très-mauvais œil notre présence irrévérencieuse dans ces murs vénérables.

Cependant la Chartreuse est en grande partie habitée, durant les chaleurs de l’été, par les petits bourgeois palmesans, qui viennent chercher, sur ces hauteurs et sous ces voûtes épaisses, un air plus frais que dans la plaine ou dans la ville. Mais aux approches de l’hiver le froid les en chasse, et lorsque nous y demeurâmes, la Chartreuse avait pour tous habitants, outre moi et ma famille, le pharmacien, le sacristain et la Maria-Antonia.

La Maria-Antonia était une sorte de femme de charge qui était venue d’Espagne pour échapper, je crois, à la misère, et qui avait loué une cellule pour exploiter les hôtes passagers de la Chartreuse. Sa cellule était située à côté de la nôtre et nous servait de cuisine, tandis que la dame était censée nous servir de ménagère. C’était une ex-jolie femme, fine, proprette en apparence, doucereuse, se disant bien née, ayant de charmantes manières, un son de voix harmonieux, des airs patelins, et exerçant une sorte d’hospitalité fort singulière. Elle avait coutume d’offrir ses services aux arrivants, et de refuser, d’un air outragé, et presque en se voilant la face, toute espèce de rétribution pour ses soins. Elle agissait ainsi, disait-elle, pour l’amour de Dieu, por l’assistencia, et dans le seul but d’obtenir l’amitié de ses voisins. Elle possédait, en fait de mobilier, un lit de sangle, une chaufferette, un brasero, deux chaises de paille, un crucifix, et quelques plats de terre. Elle mettait tout cela à votre disposition avec beaucoup de générosité, et vous pouviez installer chez elle votre servante et votre marmite.

Mais aussitôt elle entrait en possession de tout votre ménage, et prélevait pour elle le plus pur de vos nippes et de votre dîner. Je n’ai jamais vu de bouche dévote plus friande, ni de doigts plus agiles pour puiser, sans se brûler, au fond des casseroles bouillantes, ni de gosier plus élastique pour avaler le sucre et le café de ses hôtes chéris à la dérobée, tout en fredonnant un cantique ou un bolero. C’eût été une chose curieuse et divertissante, si on eût pu être tout à fait désintéressé dans la question, que devoir cette bonne Antonia, et la Catalina, cette grande sorcière valldemosane qui nous servait de valet de chambre ; et la niña, petit monstre ébouriffé qui nous servait de groom, aux prises toutes trois avec notre dîner. C’était l’heure de l’Angelus, et ces trois chattes ne manquaient pas de le réciter : les deux vieilles en duo, faisant main basse sur tous les plats, et la petite répondant amen, tout en escamotant avec une dextérité sans égale quelque côtelette ou quelque fruit confit. C’était un tableau à faire et qui valait bien la peine qu’on feignît de ne rien voir ; mais lorsque les pluies interceptèrent fréquemment les communications avec Palma, et que les aliments devinrent rares, l’assistencia de la Maria-Antonia et de sa clique devint moins plaisante, et nous fûmes forcés de nous succéder, mes enfants et moi, dans le rôle de planton pour surveiller les vivres. Je me souviens d’avoir couvé, presque sur mon chevet, certains paniers de biscottes bien nécessaires au déjeuner du lendemain, et d’avoir plané comme un vautour sur certains plats de poisson, pour écarter de nos fourneaux en plein vent ces petits oiseaux de rapine qui ne nous eussent laissé que les arêtes.

Le sacristain était un gros gars qui avait peut-être servi la messe aux chartreux dans son enfance, et qui désormais était dépositaire des clefs du couvent. Il y avait une histoire scandaleuse sur son compte ; il était atteint et convaincu d’avoir séduit et mis à mal une señorita qui avait passé quelques mois avec ses parents à la Chartreuse, et il disait pour s’excuser, qu’il n’était chargé par l’État que de garder les vierges en peinture. Il n’était pas beau le moins du monde ; mais il avait des prétentions au dandysme. Au lieu du beau costume demi-arabe que portent les gens de sa classe, il avait un pantalon européen et des bretelles qui certainement donnaient dans l’œil des filles de l’endroit. Sa sœur était la plus belle Majorquine que j’aie vue. Ils n’habitaient pas le couvent, ils étaient riches et fiers, et avaient une maison dans le village ; mais ils faisaient leur ronde chaque jour et fréquentaient la Maria-Antonia, qui les invitait à manger notre dîner quand elle n’avait pas d’appétit.

Le pharmacien était un chartreux qui s’enfermait dans sa cellule pour reprendre sa robe jadis blanche, et réciter tout seul ses offices en grande tenue. Quand on sonnait à sa porte pour lui demander de la guimauve ou du chiendent (les seuls spécifiques qu’il possédât), on le voyait jeter à la hâte son froc sous son lit, et apparaître en culotte noire, en bas et en petite veste, absolument dans le costume des opérateurs que Molière faisait danser en ballet dans ses intermèdes. C’était un vieillard très-méfiant, ne se plaignant de rien, et priant peut-être pour le triomphe de don Carlos et le retour de la sainte inquisition, sans vouloir de mal à personne. Il nous vendait son chiendent à prix d’or, et se consolait par ces petits profits d’avoir été relevé de son vœu de pauvreté. Sa cellule était située bien loin de la nôtre, à l’entrée du monastère, dans une sorte de bouge dont la porte se dissimulait derrière un buisson de ricins et d’autres plantes médicinales de la plus belle venue. Caché là comme un vieux lièvre qui craint de mettre les chiens sur sa piste, il ne se montrait guère ; et si nous n’eussions été plusieurs fois le réclamer pour lui demander ses juleps, nous ne nous serions jamais doutés qu’il y eût encore un chartreux à la Chartreuse.

Cette Chartreuse n’a rien de beau comme ornement d’architecture, mais c’est un assemblage de bâtiments très-fortement et très-largement construits. Avec une pareille enceinte et une telle masse de pierres de taille, il y aurait de quoi loger un corps d’armée ; et pourtant cette vaste construction avait été élevée pour douze personnes. Rien que dans le nouveau cloître (car ce monastère se compose de trois chartreuses accolées l’une à l’autre à diverses époques), il y a douze cellules composées chacune de trois pièces spacieuses donnant sur un des côtés du cloître. Sur les deux faces latérales sont situées douze chapelles. Chaque religieux avait la sienne, dans laquelle il s’enfermait pour prier seul. Toutes ces chapelles sont diversement ornées, couvertes de dorures et de peintures du goût le plus grossier, avec des statues de saints en bois colorié, si horribles que je n’aurais pas trop aimé, je le confesse, à les rencontrer la nuit hors de leurs niches. Le pavé de ces oratoires est formé de faïences émaillées et disposées en divers dessins de mosaïque d’un très-bel effet. Le goût arabe règne encore en ceci, et c’est le seul bon goût dont la tradition ait traversé les siècles à Majorque. Enfin chacune de ces chapelles est munie d’une fontaine ou d’une conque en beau marbre du pays, chaque chartreux étant tenu de laver tous les jours son oratoire. Il règne dans ces pièces voûtées, sombres, et carrelées d’émail, une fraîcheur qui pouvait bien faire des longues heures de la prière une sorte de volupté dans les jours brûlants de la canicule.

La quatrième face du nouveau cloître, au centre duquel règne un petit préau planté symétriquement de buis qui n’ont pas encore perdu tout à fait les formes pyramidales imposées par le ciseau des moines, est parallèle à une jolie église dont la fraîcheur et la propreté contrastent avec l’abandon et la solitude du monastère. Nous espérions y trouver des orgues ; nous avions oublié que la règle des chartreux supprimait toute espèce d’instruments de musique, comme un vain luxe et un plaisir des sens. L’église se compose d’une seule nef pavée en belles faïences très-finement peintes, à bouquets de fleurs artistement disposés comme sur un tapis. Les lambris boisés, les confessionnaux et les portes sont d’une grande simplicité ; mais la perfection de leurs nervures et la netteté d’un travail sobrement et délicatement orné attestent une habileté dans la main-d’œuvre qu’on ne trouve plus en France dans les ouvrages de menuiserie. Malheureusement cette exécution consciencieuse est perdue aussi à Majorque. Il n’y a dans toute l’île, m’a dit M. Tastu, que deux ouvriers qui aient conservé cette profession à l’état d’art. Le menuisier que nous employâmes à la Chartreuse était certainement un artiste, mais seulement en musique et en peinture. Étant venu un jour à notre cellule pour y poser quelques rayons de bois blanc, il regarda tout notre petit bagage d’artistes avec cette curiosité naïve et indiscrète que j’avais remarquée autrefois chez les Grecs esclavons. Les esquisses que mon fils avait faites d’après des dessins de Goya représentant des moines en goguette, et dont il avait orné notre chambre, le scandalisèrent un peu ; mais ayant aperçu la Descente de croix gravée d’après Rubens, il resta longtemps absorbé dans une contemplation étrange. Nous lui demandâmes ce qu’il en pensait : « Il n’y a rien dans toute l’île de Majorque, nous répondit-il dans son patois, d’aussi beau et d’aussi naturel. »

Ce mot de naturel dans la bouche d’un paysan qui avait la chevelure et les manières d’un sauvage nous frappa beaucoup. Le son du piano et le jeu de l’artiste le jetaient dans une sorte d’extase. Il abandonnait son travail et venait se placer derrière la chaise de l’exécutant, la bouche entr’ouverte et les yeux hors de la tête. Ces instincts élevés ne l’empêchaient pas d’être voleur comme tous les paysans majorquins le sont avec les étrangers ; et cela sans aucune espèce de scrupule, quoiqu’ils soient d’une loyauté religieuse, dit-on, dans les rapports qu’ils ont entre eux. Il demandait de son travail un prix fabuleux, et il portait les mains avec convoitise sur tous les petits objets d’industrie française que nous avions apportés pour notre usage. J’eus bien de la peine à sauver de ses larges poches les pièces de mon nécessaire de toilette. Ce qui le tentait le plus, c’était un verre de cristal taillé, ou peut-être la brosse à dents qui s’y trouvait, et dont certainement il ne comprenait pas la destination. Cet homme avait les besoins d’art d’un Italien et les instincts de rapine d’un Malais ou d’un Cafre.

Cette digression ne me fera pas oublier de mentionner le seul objet d’art que nous trouvâmes à la Chartreuse. C’était une statue de saint Bruno en bois peint, placée dans l’église. Le dessin et la couleur en étaient remarquables : les mains, admirablement étudiées, avaient un mouvement d’invocation pieuse et déchirante ; l’expression de la tête était vraiment sublime de foi et de douleur. Et pourtant c’était l’œuvre d’un ignorant ; car la statue placée en regard, et exécutée par le même manœuvre, était pitoyable sous tous les rapports ; mais il avait eu en créant saint Bruno un éclair d’inspiration, un élan d’exaltation religieuse peut-être, qui l’avait élevé au-dessus de lui-même. Je doute que jamais le saint fanatique de Grenoble ait été compris et rendu avec un sentiment aussi profond et aussi ardent. C’était la personnification de l’ascétisme chrétien. Mais, à Majorque même, l’emblème de cette philosophie du passé est debout dans la solitude.

L’ancien cloître, qu’il faut traverser pour entrer dans le nouveau, communique à celui-ci par un détour fort simple que, grâce à mon peu de mémoire locale, je n’ai jamais pu retrouver sans me perdre préalablement dans le troisième cloître.

Ce troisième bâtiment, que je devrais appeler le premier parce qu’il est le plus ancien, est aussi le plus petit. Il présente un coup d’œil charmant. Le préau qu’il embrasse de ses murailles brisées est l’ancien cimetière des moines. Aucune inscription ne distingue ces tombes que le chartreux creusait durant sa vie, et où rien ne devait disputer sa mémoire au néant de la mort. Les sépultures sont à peine indiquées par le renflement des touffes de gazon. M. Laurens a retracé la physionomie de ce cloître dans un joli dessin, où j’ai retrouvé avec un plaisir incroyable le petit puits à gable aigu, les fenêtres à croix de pierre où se suspendent en festons toutes les herbes vagabondes des ruines, et les grands cyprès verticaux qui s’élèvent la nuit comme des spectres noirs autour de la croix de bois blanc. Je suis fâché qu’il n’ait pas vu la lune se lever derrière la belle montagne de grès couleur d’ambre qui domine ce cloître, et qu’il n’ait pas mis au premier plan un vieux laurier au tronc énorme et à la tête desséchée qui n’existait peut-être déjà plus lorsqu’il visita la Chartreuse. Mais j’ai retrouvé dans son dessin et dans son texte une mention honorable pour le beau palmier nain (chamaerops) que j’ai défendu contre l’ardeur naturaliste de mes enfants, et qui est peut-être un des plus vigoureux de l’Europe dans son espèce.

Autour de ce petit cloître sont disposées les anciennes chapelles des chartreux du quinzième siècle. Elles sont hermétiquement fermées, et le sacristain ne les ouvre à personne, circonstance qui piquait beaucoup notre curiosité. À force de regarder au travers des fentes dans nos promenades, nous avons cru apercevoir de beaux débris de meubles et de sculptures en bois très-anciennes. Il pourrait bien se trouver dans ces galetas mystérieux beaucoup de richesses enfouies dont personne à Majorque ne se souciera jamais de secouer la poussière.

Le second cloître a douze cellules et douze chapelles comme les autres. Ses arcades ont beaucoup de caractère dans leur délabrement. Elles ne tiennent plus à rien, et quand nous les traversions le soir par un gros temps, nous recommandions notre âme à Dieu ; car il ne passait pas d’ouragan sur la Chartreuse qui ne fit tomber un pan de mur ou un fragment de voûte. Jamais je n’ai entendu le vent promener des voix lamentables et pousser des hurlements désespérés, comme dans ces galeries creuses et sonores. Le bruit des torrents, la course précipitée des nuages, la grande clameur monotone de la mer interrompue par le sifflement de l’orage, et les plaintes des oiseaux de mer qui passaient tout effarés et tout déroutés dans les rafales ; puis de grands brouillards qui tombaient tout à coup comme un linceul, et qui, pénétrant dans les cloîtres par les arcades brisées, nous rendaient invisibles et faisaient paraître la petite lampe que nous portions pour nous diriger, comme un esprit follet errant sous les galeries, et mille autres détails de cette vie cénobitique qui se pressent à la fois dans mon souvenir : tout cela faisait bien de cette Chartreuse le séjour le plus romantique de la terre.

Je n’étais pas fâché de voir en plein, et en réalité une bonne fois, ce que je n’avais vu qu’en rêve, ou dans les ballades à la mode, et dans l’acte des nonnes de Robert le Diable, à l’Opéra. Les apparitions fantastiques ne nous manquèrent même pas, comme je le dirai tout à l’heure ; et à propos de tout ce romantisme matérialisé qui posait devant moi, je n’étais pas sans faire quelques réflexions sur le romantisme en général.

À la masse des bâtiments que je viens d’indiquer, il faut joindre la partie réservée au supérieur, que nous ne pûmes visiter, non plus que bien d’autres recoins mystérieux ; les cellules des frères convers, une petite église appartenant à l’ancienne Chartreuse, et plusieurs autres constructions destinées aux personnes de marque qui y venaient faire des retraites ou accomplir des dévotions pénitentiaires ; plusieurs petites cours entourées d’étables pour le bétail de la communauté, des logements pour la nombreuse suite des visiteurs ; enfin, tout un phalanstère, comme on dirait aujourd’hui, sous l’invocation de la Vierge et de saint Bruno.

Quand le temps était trop mauvais pour nous empêcher de gravir la montagne, nous faisions notre promenade à couvert dans le couvent, et nous en avions pour plusieurs heures à explorer l’immense manoir. Je ne sais quel attrait de curiosité me poussait à surprendre dans ces murs abandonnés le secret intime de la vie monastique. Sa trace était si récente, que je croyais toujours entendre le bruit des sandales sur le pavé et le murmure de la prière sous les voûtes des chapelles. Dans nos cellules, des oraisons latines imprimées et collées sur les murs, jusque dans des réduits secrets où je n’aurais jamais imaginé qu’on allât dire des oremus, étaient encore lisibles.

Un jour que nous allions à la découverte dans des galeries supérieures, nous trouvâmes devant nous une jolie tribune, d’où nos regards plongèrent dans une grande et belle chapelle, si meublée et si bien rangée, qu’on l’eût dite abandonnée de la veille. Le fauteuil du supérieur était encore à sa place, et l’ordre des exercices religieux de la semaine, affiché dans un cadre de bois noir, pendait de la voûte au milieu des stalles du chapitre. Chaque stalle avait une petite image de saint collée au dossier, probablement le patron de chaque religieux. L’odeur d’encens dont les murs avaient été si longtemps imprégnés n’était pas encore tout à fait dissipée. Les autels étaient parés de fleurs desséchées, et les cierges à demi consumés se dressaient encore dans leurs flambeaux. L’ordre et la conservation de ces objets contrastaient avec les ruines du dehors, la hauteur des ronces qui envahissaient les fenêtres, et les cris des polissons qui jouaient aux petits palets dans les cloîtres avec des fragments de mosaïque.

Quant à mes enfants, l’amour du merveilleux les portait bien plus vivement encore à ces explorations enjouées et passionnées. Certainement, ma fille s’attendait à trouver quelque palais de fée rempli de merveilles dans les greniers de la Chartreuse, et mon fils espérait découvrir la trace de quelque drame terrible et bizarre enfoui sous les décombres. J’étais souvent effrayé de les voir grimper comme des chats sur des planches déjetées et sur des terrasses tremblantes ; et quand, me devançant de quelques pas, ils disparaissaient dans un tournant d’escalier en spirale, je m’imaginais qu’ils étaient perdus pour moi, et je doublais le pas avec une sorte de terreur où la superstition entrait peut-être bien pour quelque chose.

Car, on s’en défendrait en vain, ces demeures sinistres, consacrées à un culte plus sinistre encore, agissent quelque peu sur l’imagination, et je défierais le cerveau le plus calme et le plus froid de s’y conserver longtemps dans un état de parfaite santé. Ces petites peurs fantastiques, si je puis les appeler ainsi, ne sont pas sans attrait ; elles sont pourtant assez réelles pour qu’il soit nécessaire de les combattre en soi-même. J’avoue que je n’ai guère traversé le cloître le soir sans une certaine émotion mêlée d’angoisse et de plaisir que je n’aurais pas voulu laisser paraître devant mes enfants, dans la crainte de la leur faire partager. Ils n’y paraissaient cependant pas disposés, et ils couraient volontiers au clair de la lune sous ces arceaux rompus qui vraiment avaient l’air d’appeler les danses du sabbat. Je les ai conduits plusieurs fois, vers minuit, dans le cimetière.



Costumes majorquins.

Cependant je ne les laissai plus sortir seuls, le soir, après que nous eûmes rencontré un grand vieillard qui se promenait parfois dans les ténèbres. C’était un ancien serviteur ou client de la communauté, à qui le vin et la dévotion faisaient souvent partir la cervelle. Lorsqu’il était ivre, il venait errer dans les cloîtres, frapper aux portes des cellules désertes avec un grand bourdon de pèlerin, où était suspendu un long rosaire, appelant les moines, dans ses déclamations avinées, et priant d’une voix lugubre devant les chapelles. Comme il voyait un peu de lumière s’échapper de notre cellule, c’était là surtout qu’il venait rôder avec des menaces et des jurements épouvantables. Il entrait chez la Maria-Antonia, qui en avait grand’peur, et, lui faisant de longs sermons entrecoupés de jurons cyniques, il s’installait auprès de son brasero jusqu’à ce que le sacristain vînt l’en arracher à force de politesses et de ruses ; car le sacristain n’était pas très-brave, et craignait de s’en faire un ennemi. Notre homme venait alors frapper à notre porte à des heures indues ; et quand il était fatigué d’appeler en vain le père Nicolas, qui était son idée fixe, il se laissait tomber aux pieds de la madone dont la niche était située à quelques pas de notre porte, et s’y endormait, son couteau ouvert dans une main, et son chapelet dans l’autre.

Son tapage ne nous inquiétait guère, parce que ce n’était point un homme à se jeter sur les gens à l’improviste. Comme il s’annonçait de loin par ses exclamations entrecoupées et le bruit de son bâton sur le pavé, on avait le temps de battre en retraite devant cet animal sauvage, et la double porte en plein chêne de notre cellule eût pu soutenir un siége autrement formidable ; mais cet assaut obstiné pendant que nous avions un malade accablé, auquel il disputait quelques heures de repos, n’était pas toujours comique. Il fallait le subir pourtant avec mucha calma, car nous n’eussions certes reçu aucune protection de la police de l’endroit ; nous n’allions point à la messe, et notre ennemi était un saint homme qui n’en manquait aucune.



Seramo de Palma.

Un soir, nous eûmes une alerte et une apparition d’un autre genre, que je n’oublierai jamais. Ce fut d’abord un bruit inexplicable et que je ne pourrais comparer qu’à des milliers de sacs de noix roulant avec continuité sur un parquet. Nous nous hâtâmes de sortir dans le cloître, pour voir ce que ce pouvait être. Le cloître était désert et sombre comme à l’ordinaire ; mais le bruit se rapprochait toujours sans interruption, et bientôt une faible clarté blanchit la vaste profondeur des voûtes. Peu à peu elles s’éclairèrent du feu de plusieurs torches, et nous vîmes apparaître, dans la vapeur rouge qu’elles répandaient, un bataillon d’êtres abominables à Dieu et aux hommes. Ce n’était rien moins que Lucifer en personne, accompagné de toute sa cour, un maître diable tout noir, cornu, avec la face couleur de sang ; et autour de lui un essaim de diablotins avec des têtes d’oiseau, des queues de cheval, des oripeaux de toutes couleurs, et des diablesses ou des bergères, en habits blancs et roses, qui avaient l’air d’être enlevées par ces vilains gnômes. Après les confessions que je viens de faire, je puis avouer que pendant une ou deux minutes, et même encore un peu de temps après avoir compris ce que c’était, il me fallut un certain effort de volonté pour tenir ma lampe élevée au niveau de cette laide mascarade, à laquelle l’heure, le lieu et la clarté des torches donnaient une apparence vraiment surnaturelle.

C’étaient des gens du village, riches fermiers et petits bourgeois, qui fêtaient le mardi gras et venaient établir leur bal rustique dans la cellule de Maria-Antonia. Le bruit étrange, qui accompagnait leur marche était celui des castagnettes, dont plusieurs gamins, couverts de masques sales et hideux, jouaient en même temps, et non sur un rythme coupé et mesuré, comme en Espagne, mais avec un roulement continu semblable à celui du tambour battant aux champs. Ce bruit, dont ils accompagnent leurs danses, est si sec et si âpre, qu’il faut du courage pour le supporter un quart d’heure. Quand ils sont en marche de fête, ils l’interrompent tout d’un coup pour chanter à l’unisson une coplita sur une phrase musicale qui recommence toujours et semble ne finir jamais ; puis les castagnettes reprennent leur roulement, qui dure trois ou quatre minutes. Rien de plus sauvage que cette manière de se réjouir en se brisant le tympan avec le claquement du bois. La phrase musicale, qui n’est rien par elle-même, prend un grand caractère jetée ainsi à de longs intervalles, et par ces voix qui ont aussi un caractère très-particulier. Elles sont voilées dans leur plus grand éclat et traînantes dans leur plus grande animation.

Je m’imagine que les Arabes chantaient ainsi, et M. Tastu, qui a fait des recherches à cet égard, s’est convaincu que les principaux rhythmes majorquins, leurs fioritures favorites, que leur manière, en un mot, est de type et de tradition arabes[1].

Quand tous ces diables furent près de nous, ils nous entourèrent avec beaucoup de douceur et de politesse, car les Majorquins n’ont rien de farouche ni d’hostile, en général, dans leurs manières. Le roi Belzébuth daigna m’adresser la parole en espagnol, et me dit qu’il était avocat. Puis il essaya, pour me donner une plus haute idée encore de sa personne, de me parler en français, et, voulant me demander si je me plaisais à la Chartreuse, il traduisit le mot espagnol cartuxa par le mot français cartouche ce qui ne laissait pas de faire un léger contre-sens. Mais le diable majorquin n’est pas forcé de parler toutes les langues.

Leur danse n’est pas plus gaie que leur chant. Nous les suivîmes dans la cellule de Maria-Antonia, qui était décorée de petites lanternes de papier suspendues, en travers de la salle, à des guirlandes de lierre. L’orchestre, composé d’une grande et d’une petite guitare, d’une espèce de violon aigu et de trois ou quatre paires de castagnettes, commença à jouer les jotas et les fandangos indigènes, qui ressemblent à ceux de l’Espagne, mais dont le rhythme est plus original et le tour plus hardi encore.

Cette fête était donnée en l’honneur de Raphaël Torres, un riche tenancier du pays, qui s’était marié, peu de jours auparavant, avec une assez belle fille. Le nouvel époux fut le seul homme condamné à danser presque toute la soirée face à face avec une des femmes qu’il allait inviter tour à tour. Pendant ce duo, toute l’assemblée, grave et silencieuse, était assise par terre, accroupie à la manière des Orientaux et des Africains, l’alcalde lui-même, avec sa cape de moine et son grand bâton noir à tête d’argent.

Les boleros majorquins ont la gravité des ancêtres, et point de ces grâces profanes qu’on admire en Andalousie. Hommes et femmes se tiennent les bras étendus et immobiles, les doigts roulant avec précipitation et continuité sur les castagnettes. Le beau Raphaël dansait pour l’acquit de sa conscience. Quand il eut fait sa corvée, il alla s’asseoir en chien comme les autres, et les malins de l’endroit vinrent briller à leur tour. Un jeune gars, mince comme une guêpe, fit l’admiration universelle par la raideur de ses mouvements et des sauts sur place qui ressemblaient à des bonds galvaniques, sans éclairer sa figure du moindre éclair de gaieté. Un gros laboureur, très-coquet et très-suffisant, voulut passer la jambe et arrondir les bras à la manière espagnole ; il fut bafoué, et il le méritait bien, car c’était la plus risible caricature qu’on pût voir. Ce bal rustique nous eût longtemps captivés, n’était l’odeur d’huile rance et d’ail qu’exhalaient ces messieurs et ces dames, et qui prenait réellement à la gorge.

Les déguisements de carnaval avaient moins d’intérêt pour nous que les costumes indigènes ; ceux-là sont très-élégants et très-gracieux. Les femmes portent une sorte de guimpe blanche en dentelle ou en mousseline, appelée rebozillo, composée de deux pièces superposées ; une qui est attachée sur la tête un peu en arrière, passant sous le menton comme une guimpe de religieuse, et qui se nomme rebozillo en amount ; et l’autre qui flotte en pèlerine sur les épaules, et se nomme rebozillo en volant ; les cheveux, séparés en bandeaux lissés sur le front, sont attachés derrière pour retomber en une grosse tresse qui sort du rebozillo, flotte sur le dos et se relève sur le côté, passée dans la ceinture. En négligé de la semaine, la chevelure non tressée reste flottante sur le dos en estoffade. Le corsage, en mérinos ou en soie noire, décolleté, à manches courtes, est garni, au-dessus du coude et sur les coutures du dos, de boutons de métal et de chaînes d’argent passées dans les boutons avec beaucoup de goût et de richesse. Elles ont la taille fine et bien prise, le pied très-petit et chaussé avec recherche dans les jours de fête. Une simple villageoise a des bas à jour, des souliers de satin, une chaîne d’or au cou, et plusieurs brasses de chaînes d’argent autour de la taille et pendantes à la ceinture. J’en ai vu beaucoup de fort bien faites, peu de jolies ; leurs traits étaient réguliers comme ceux des Andalouses, mais leur physionomie plus candide et plus douce. Dans le canton de Soller, où je ne suis point allé, elles ont une grande réputation de beauté.

Les hommes que j’ai vus n’étaient pas beaux, mais ils le semblaient tous au premier abord, à cause du costume avantageux qu’ils portent. Il se compose, le dimanche, d’un gilet (guarde-pits) d’étoffe de soie bariolée, découpé en cœur et très-ouvert sur la poitrine, ainsi que la veste noire (sayo) courte et collante à la taille, comme un corsage de femme. Une chemise d’un blanc magnifique, attachée au cou et aux manches par une bandelette brodée, laisse le cou libre et la poitrine couverte de beau linge, ce qui donne toujours un grand lustre à la toilette. Ils ont la taille serrée dans une ceinture de couleur, et de larges caleçons bouffants comme les Turcs, en étoffes rayés, coton et soie, fabriquées dans le pays. Avec cela, ils ont des bas de fil blanc, noir ou fauve, et des souliers de peau de veau sans apprêt et sans teint. Le chapeau à larges bords, en poil de chat sauvage (morine), avec des cordons et des glands noirs en fil de soie et d’or, nuit au caractère oriental de cet ajustement. Dans les maisons, ils roulent autour de leur tête un foulard ou un mouchoir d’indienne, en manière de turban, qui leur sied beaucoup mieux. L’hiver, ils ont souvent une calotte de laine noire qui couvre leur tonsure ; car ils se rasent, comme des prêtres, le sommet de la tête, soit par mesure de propreté, et Dieu sait que cela ne leur sert pas à grand’chose ! soit par dévotion. Leur vigoureuse crinière bouffante, rude et crépue, flotte donc (autant que du crin peut flotter) autour de leur cou. Un trait de ciseau sur le front complète cette chevelure, taillée exactement à la mode du moyen âge, et qui donne de l’énergie à toutes les figures.

Dans les champs, leur costume, plus négligé, est plus pittoresque encore. Ils ont les jambes nues ou couvertes de guêtres de cuir jaune jusqu’aux genoux, suivant la saison. Quand il fait chaud, ils n’ont pour tout vêtement que la chemise et le pantalon bouffant. Dans l’hiver, ils se couvrent ou d’une cape grise qui a l’air d’un froc de moine, ou d’une grande peau de chèvre d’Afrique avec le poil en dehors. Quand ils marchent par groupes avec ces peaux fauves traversées d’une raie noire sur le dos, et tombant de la tête aux pieds, on les prendrait volontiers pour un troupeau marchant sur les pieds de derrière. Presque toujours, en se rendant aux champs ou en revenant à la maison, l’un d’eux marche en tête, jouant de la guitare ou de la flûte, et les autres suivent en silence, emboîtant le pas, et baissant le nez d’un air plein d’innocence et de stupidité. Ils ne manquent pourtant pas de finesse, et bien sot qui se fierait à leur mine.

Ils sont généralement grands, et leur costume, en les rendant très-minces, les fait paraître plus grands encore. Leur cou, toujours exposé à l’air, est beau et vigoureux ; leur poitrine, libre de gilets étroits et de bretelles, est ouverte et bien développée ; mais ils ont presque tous les jambes arquées.

Nous avons cru observer que les vieillards et les hommes mûrs étaient, sinon beaux dans leurs traits, du moins graves et d’un type noblement accentué. Ceux-là ressemblent tous à des moines, tels qu’on se les représente poétiquement. La jeune génération nous a semblé commune et d’un type grivois, qui rompt tout à coup la filiation. Les moines auraient-ils cessé d’intervenir dans l’intimité domestique depuis une vingtaine d’années seulement ?

— Ceci n’est qu’une facétie de voyage.

  1. Lorsque nous allions de Barcelone à Palma, par une nuit tiède et sombre, éclairée seulement par une phosphorescence extraordinaire dans le sillage du navire, tout le monde dormait à bord, excepté le timonier, qui, pour résister au danger d’en faire autant, chanta toute la nuit, mais d’une voix si douce et si ménagée qu’on eût dit qu’il craignait d’éveiller les hommes de quart, ou qu’il était à demi endormi lui-même. Nous ne nous lassâmes point de l’écouter, car son chant était des plus étranges. Il suivait un rhythme et des modulations en dehors de toutes nos habitudes, et semblait laisser aller sa voix au hasard, comme la fumée du bâtiment, emportée et balancée par la brise. C’était une rêverie plutôt qu’un chant, une sorte de divagation nonchalante de la voix, où la pensée avait peu de part, mais qui suivait le balancement du navire, le faible bruit du remous, et ressemblait à une improvisation vague, renfermée pourtant dans des formes douces et monotones.

    Cette voix de la contemplation avait un grand charme.