Un grand Egyptologue français - Gaston Maspero

Un grand égyptologue français - Gaston Maspero
Maurice Croiset

Revue des Deux Mondes tome 34, 1916


UN
GRAND ÉGYPTOLOGUE FRANÇAIS

GASTON MASPERO

La France vient de perdre, en la personne de Gaston Maspero, le maitre le plus autorisé de l’égyptologie contemporaine, un de ses savans les plus illustres, un de ceux qui, par ses travaux, par son action, par sa vie entière, lui ont fait le plus d’honneur.

A l’émotion profonde des premiers jours, doit succéder maintenant, parmi ses confrères et ses amis, comme parmi tous ceux qui ont profité de sa science, le recueillement pieux du souvenir. Au moment où une vie si utile, si active, si bien remplie, vient de se terminer, il importe d’en rappeler sommairement les traits caractéristiques, afin d’en faire mieux apprécier toute la valeur. Elle a été, dans sa simplicité, dans sa rectitude, un bel exemple de volonté constante, de développement méthodique et continu, d’attachement passionné à un même labeur, poursuivi sans hésitation ni défaillance depuis l’adolescence jusqu’à la vieillesse. Elle a été aussi, par les qualités intellectuelles et morales qui l’ont honorée, une insigne manifestation de tout ce qui vaut chez nous aux véritables savans estime et respect. Qu’il soit permis à un des plus anciens amis de Maspero, à un des témoins attristés de sa fin subite, de dire ici, en ravivant ses souvenirs, ce qu’il a été, ce qu’il a voulu, ce qu’il a fait.


I

Né à Paris, le 23 juin 1846, Gaston-Camille-Charles Maspero était, par sa famille, d’origine italienne. Peut-être dut-il à cette ascendance quelque chose des qualités que l’on attribue communément à nos voisins d’au-delà des Alpes, la finesse et la souplesse de l’intelligence. Mais ce qui semble avoir prédominé en lui de bonne heure, ce fut la curiosité sérieuse, associée à une remarquable volonté de travail. Il était doué, en outre, d’une rare faculté d’assimilation et d’une mémoire excellente. Il fit ses études comme interne au lycée Louis-le-Grand, de 1853 à 1865. Il se destinait à l’Ecole normale, et son goût très prononcé pour les études historiques pouvait faire pressentir de loin son orientation future. D’ailleurs, il ne négligeait rien et réussissait en tout. De bonne heure, il trouva sa voie. Lui-même aimait à rappeler plus tard comment sa vocation d’égyptologue s’était éveillée devant le simple spécimen d’écriture hiéroglyphique que donnait le Manuel d’Histoire ancienne de Duruy. Son esprit pénétrant et réfléchi, stimulé par un sens très vif de la réalité vivante, avait entrevu là autre chose qu’un objet de pure curiosité. Il se mit à fréquenter le musée égyptien du Louvre, il s’arrêta devant ces monumens et ces inscriptions auxquels la plupart des visiteurs n’accordent guère qu’un regard rapide en passant. Voulant absolument les comprendre, c’est-à-dire en somme se rendre compte de ce qu’avait été le peuple dont ils représentaient les idées et les croyances, les mœurs et les sentimens, il se procura, sur ses très modiques ressources, quelques mémoires des égyptologues les plus renommés alors, de Chabas, d’Emmanuel de Rougé. Il les étudia comme il savait étudier. En rhétorique, il déchiffrait déjà cette écriture dont le secret n’était encore connu que de bien peu d’adeptes. Cela ne l’empochait d’ailleurs aucunement de posséder autant de grec et de latin que n’importe qui d’entre ses condisciples. En 1865, à dix-neuf ans, il était reçu à l’Ecole normale dans la section des lettres.

Cette adolescence, austère et studieuse, l’avait mûri, sans lui faire perdre l’entrain ni la vaillante humeur de la vingtième année. Reçu licencié en 1866, il s’adonnait plus spécialement, dès sa seconde année d’Ecole, à l’histoire, en vue de préparer l’agrégation. Le travail énorme qu’exigeait alors cette préparation semblait léger pour lui. Non seulement il y associait ses études personnelles d’égyptologie, qui l’occupaient plus que jamais, mais son esprit demeurait ouvert à tout. Il faisait un jour, devant notre excellent maître, Jules Zeller, une leçon des mieux documentées sur la journée d’un empereur de Byzance, d’après les textes du temps ; mais, simultanément, il lisait un peu de tout, y compris les poètes contemporains, dévorait notamment la Légende des siècles de Victor Hugo, dont il savait par cœur des morceaux étendus, et se complaisait fort aux romans de Dickens, qui lui offraient d’ailleurs l’occasion de perfectionner, en commun avec un de ses camarades, sa connaissance de l’anglais. Les joyeuses aventures de M. Pickwick le délectaient particulièrement ; car il y avait, dans cette nature profondément sérieuse, un côté enjoué et une sorte de naïveté de jeunesse, qui lui prêtaient un charme très vif. Sans être musicien, il aimait la musique et il avait appris à lire une partition. Il fréquentait assidûment les concerts populaires que donnait alors, chaque dimanche, le vaillant Pas-de-loup. C’était de plus, en ce temps lointain, un grand amateur de sports et de jeux. Aucun de ses camarades n’était plus assidu ni plus ardent que lui à la partie de barres ou aux exercices de gymnastique qui suivaient généralement le repas de midi, et aucun n’y avait plus de succès. Il se faisait ainsi le tempérament robuste qui, plus tard, devait lui permettre de supporter longtemps la fatigue, sous le climat de l’Egypte.

Une circonstance imprévue l’empêcha de se présenter à l’agrégation d’histoire en 1868, comme il en avait eu l’intention. À cette date, il avait quitté l’Ecole depuis un an. A la suite d’une de ces manifestations politiques auxquelles la jeunesse s’est laissé entraîner de tout temps, il avait été victime d’une mesure répressive, de la part d’une administration timorée, qui aggrava l’importance des faits, au lieu de s’appliquer à les atténuer. Profitant aussitôt d’une occasion qui s’offrait à lui, il était parti bravement pour l’Amérique du Sud, et il servait d’auxiliaire, dans l’Uruguay, à un savant de Montevideo, qui prétendait démontrer qu’une des langues du Pérou était un dialecte sanscrit. Maspero, sans doute, lit intérieurement toutes les réserves nécessaires, mais il gagna du moins à cet exil temporaire ce qu’on gagne toujours à voyager, une plus ample expérience ; et, en outre, il put ainsi jeter un coup d’œil sur le domaine, bien peu exploré alors, des antiquités et des langues américaines. Cette aventure le détourna de l’enseignement secondaire : il n’eut pas à le regretter.

Un an auparavant, une rencontre plus ou moins fortuite l’avait mis en relations avec le grand égyptologue français Mariette, de passage à Paris. Celui-ci, informé de ses études et de son savoir précoce, avait voulu le mettre à l’épreuve, en lui faisant traduire deux textes récemment découverts, notamment la stèle dite du Songe, trouvée par lui-même et encore inédite. Le succès fut complet. La traduction du jeune normalien parut dans la Revue archéologique. Elle le classa parmi les égyptologues, entre lesquels son éducation universitaire devait lui assurer rapidement un rang d’honneur.


II

L’Ecole pratique des Hautes-Etudes venait d’être fondée en 1868 par Victor Duruy. Maspero, peu après son retour d’Amérique, y entra, en 1869, comme répétiteur de langue et d’archéologie égyptiennes. Quatre ans plus tard, en 1873, il présentait à la Faculté des lettres de Paris deux thèses qui lui valurent le titre de docteur ès lettres. Toutes deux, bien entendu, se rapportaient à ses études favorites : la thèse principale traitait du Genre épistolaire chez les anciens Égyptiens. C’était la première fois que l’égyptologie affrontait le jugement de la Faculté. Celle-ci n’eut qu’une courte hésitation. En accueillant la science nouvelle, elle lui reconnut droit de cité dans l’Université.

Cette science, qui avait dû, comme on le sait, son premier essor aux admirables découvertes de Champollion, avait pris pied avec lui au Collège de France dès 1831. Elle était française d’origine, elle recevait en France une investiture officielle. Bien que Letronne, qui occupa, de 1832 à 1848, la chaire laissée vacante par la mort prématurée de Champollion, ne fût pas à proprement parler un égyptologue, il rendit à l’égyptologie de réels services, en lui apportant le concours de sa grande érudition d’helléniste et de sa critique pénétrante. Il eut pour successeur Charles Lenormant, dont les connaissances archéologiques lui profitèrent aussi. Mais les progrès qu’elle avait faits pendant ce temps se manifestèrent surtout par l’enseignement d’Emmanuel de Rougé, spécialiste éminent, qui professa au Collège, de 1860 à 1872. Quand sa mort rendit vacante la chaire qu’il avait si brillamment occupée, on pouvait être embarrassé pour lui trouver un digne successeur. Le choix de l’assemblée des professeurs se porta sur le jeune répétiteur de l’Ecole des Hautes-Etudes, qui, depuis près de cinq ans, attestait, par ses leçons et par ses travaux, les progrès constans de son savoir. Il fut proposé en première ligne, à l’âge de vingt-six ans. Un peu effrayé d’un accès si rapide aux honneurs, le ministre réfléchit longuement, puis fit de lui un chargé de cours ; ce fut seulement le 4 février 1874, que son successeur le nomma titulaire.

Maspero a donc été professeur de philologie et d’archéologie égyptiennes au Collège de France pendant près de quarante-deux ans, de 1874 à 1916. Ce long enseignement fut, il est vrai, interrompu à deux reprises par ses séjours en Égypte, dont l’un dura près de six ans et l’autre quatorze ; soit, en tout, une absence d’une vingtaine d’années. Il reste qu’il a professé en personne au Collège pendant environ vingt-deux ans et, simultanément, à l’Ecole des Hautes-Etudes pendant une durée presque égale.

Ce n’est pas ici le lieu de s’étendre sur ce côté, par trop spécial, de son activité scientifique. Disons simplement que, grâce à sa double fonction de professeur et à son esprit d’organisation, il fut à même de donner un enseignement d’égyptologie plus complet et plus coordonné que cela n’avait été possible auparavant. Ses cours ont roulé sur l’archéologie, l’histoire, la grammaire, l’explication des textes, la religion. Il y manifestait au plus haut degré cette variété d’aptitudes et de connaissances qui l’a toujours servi merveilleusement. Visant avant tout aux résultats utiles, il n’a jamais cherché à grossir son public en lui présentant des exposés brillans, mais plus ou moins superficiels. Il s’adressait à un petit nombre d’auditeurs, qu’il se proposait d’instruire véritablement. Plusieurs de ses élèves sont devenus à leur tour des maîtres.

A l’Ecole des Hautes-Etudes était réservé l’enseignement d’initiation, comprenant les élémens de la langue et les exercices de traduction faits par les élèves eux-mêmes sous sa direction. Dans ses leçons du Collège de France, il exposait en général soit les résultats de ses études personnelles, soit ceux des plus récentes découvertes, discutant les questions douteuses, développant ses propres vues, à l’aide des textes qu’il traduisait et commentait. Ceux dont il avait à faire usage étaient souvent des textes non interprétés encore, dont beaucoup de parties étaient extrêmement obscures, sinon inintelligibles, pour les meilleurs égyptologues. Maspero s’attaquait hardiment aux difficultés, sans craindre de compromettre son autorité de savant dans des tentatives nécessairement conjecturales. Il croyait au raisonnement bien conduit. Sa méthode consistait à étudier successivement les diverses interprétations possibles, à éliminer, par une critique serrée, celles qu’il jugeait inacceptables, à mener ainsi les esprits, à travers une série de déductions coordonnées et progressives, vers la seule qui lui parût vraiment satisfaisante. Il y avait, dans sa manière de faire, de la loyauté, de la hardiesse, de la confiance en la raison. Il y mêlait souvent des intuitions heureuses. Et, à supposer que la solution proposée ne fût pas définitive, la démonstration en elle-même constituait une leçon excellente, qui, d’ailleurs, avait fait surgir, chemin faisant, quantité d’aperçus ingénieux, de suggestions profitables.

L’égyptien des anciens monumens, par l’obscurité de ses formules surabondantes, par l’indécision de ses constructions, offre au traducteur des difficultés toutes particulières, presque insurmontables parfois. Une exactitude rigoureuse est indispensable, et pourtant il faut bien s’arranger pour être compris. Maspero s’était fait, comme traducteur, une méthode, et il en a donné d’innombrables exemples, qui ont fait loi, en France du moins. Ce ne fut pas le moindre des services rendus par son enseignement.


III

Mais, quelle qu’ait été l’importance de son rôle comme professeur, ce qu’il a fait pour la science pendant ses séjours en Égypte fut encore, a n’en pas douter, supérieur en valeur comme en notoriété.

Au cours de l’année 1880, l’état de santé de Mariette, qui avait si glorieusement représenté la science française en Égypte, laissait prévoir sa fin prochaine. Il était à craindre qu’après lui notre influence n’y fût supplantée par celle de l’Allemagne. Pour prévenir ce danger, le ministre de l’Instruction publique, grâce à l’initiative prévoyante de M. Xavier Charmes, conçut l’heureuse idée d’y établir, au Caire, une mission permanente. Maspero se trouvait naturellement désigné pour en être le chef. Il accepta ce titre avec toutes ses responsabilités, et, en décembre 1880, ayant tout préparé avec son activité coutumière, il partait, accompagné de deux élèves égyptologues, MM. Loret et Bouriant, d’un arabisant, M. Dulac, et d’un dessinateur, M. Bourgoin. De cette mission devait naître l’Institut français d’archéologie orientale.

La savante colonie arriva au Caire le 5 janvier 1881. Mariette était mourant. Il eut à peine le temps d’accueillir celui qui allait si heureusement continuer et développer son œuvre. Il succombait le 18 du même mois, laissant vacante la charge de directeur des fouilles et du mutée de Boulaq. Elle fut donnée à Maspero le 8 février suivant.

C’était une grande joie pour cet égyptologue passionné que de se trouver ainsi transporté tout à coup au milieu de ces monumens qu’il n’avait pu étudier jusque-là que dans des livres ou des documens écrits. Il allait enfin pouvoir les interroger par lui-même, en découvrir de nouveaux, faire connaissance directe avec les lieux où les anciens Egyptiens avaient vécu, s’expliquer le passé par une comparaison incessante avec le présent. Il lui devenait possible de vérifier ce qu’il avait pressenti, de compléter ce qu’il avait seulement ébauché. Aussi, malgré la lourde charge d’un service à organiser, malgré les difficultés et les dangers suscités par la révolte d’Arabi pacha en 1882, ce premier séjour en Égypte fut-il pour Maspero une période d’intense activité scientifique et de remarquables découvertes[1].

Il avait ses desseins. Il apportait avec lui d’importantes questions à résoudre. Sa première ambition fut de demander aux pyramides leur secret, entrevu seulement par Mariette dans les derniers mois de sa vie, à la suite de la découverte de la sépulture royale de Méthésouphis. A peine installé dans ses fonctions, il faisait attaquer, à Sakkarah, la pyramide du roi Ounas, et il avait la satisfaction de voir immédiatement se développer la démonstration commencée. On y découvrait, non seulement le sarcophage royal, mais toute une série de textes hiéroglyphiques, contenant des formules de rituel, des prières destinées à préserver le défunt des mauvaises rencontres dans le monde infernal et à lui assurer une existence bienheureuse. On apprenait ainsi ce qu’on pouvait demander à ces antiques monumens, et, du même coup, apparaissait presque tout l’ensemble des croyances qui s’y rattachaient. Continuant ses fouilles révélatrices, il explorait successivement, dans le même lieu, les pyramides de Pépi Ier, Pépi II, Téti III. Le déchiffrement des inscriptions qui tapissaient les parois intérieures de ces vieilles sépultures lui permettait de reconstituer la série des rites en usage sous l’ancien Empire, au temps de la Ve et de la VIe dynastie. Rien encore n’avait projeté tant de lumière sur la religion de l’Egypte et sa première civilisation. Et, comme cette religion elle-même se montrait pleine de survivances des âges précédons, on pouvait désormais apercevoir, à travers ce passé si lointain déjà, un autre passé plus lointain encore, dont on n’avait eu jusque-là aucune notion. Une telle découverte faisait faire un grand pas aux études égyptologiques. Elle aurait suffi, seule, à assurer le renom de son auteur.

Il est impossible, naturellement, de rapporter ici, année par année, les travaux d’exploration qui remplirent cette période de 1881 à 1886, où chaque saison de fouilles apportait à l’infatigable chercheur des résultats merveilleux. Il les a exposés lui-même, avec une exactitude et une précision qui ne laissent rien à désirer, dans une série de rapports annuels, qui sont autant de documens précieux. Publiés dans le Bulletin de l’Institut égyptien, en 1885 et 1886, ils y seront longtemps consultés par les spécialistes.

Pendant tout ce temps, malgré les circonstances défavorables signalées plus haut, il réussit à maintenir en pleine activité les chantiers ouverts par Mariette et à en ouvrir lui-même de nouveaux pour une exploration méthodique des vieilles nécropoles. On y travaillait soit à consolider les temples qui menaçaient ruine, soit à déblayer les édifices à demi ensevelis ou dont l’accès avait été peu à peu fermé par l’entassement confus des débris. Rien, du reste, ne se faisait au hasard. Il avait en tête tout un plan de travail méthodique, qui devait se développer peu à peu. Et, pour le mener à bien, quand les ressources lui manquaient, il savait s’en procurer en faisant appel au public. C’est ainsi qu’avec le produit d’une souscription ouverte par le Journal des Débats, il put commencer le travail qui a dégagé en partie le Grand Sphinx de Gizeh du monceau de sable d’où émergeait sa tête mutilée. C’est ainsi encore qu’à partir de 1884, il entreprenait de rendre au jour le célèbre temple de Louxor, enfoui sous la butte où s’élève le village du même nom. Il s’agissait de faire revivre un des souvenirs magnifiques de l’antique « Thèbes aux cent portes, » de la ville des Thoutmès, des Aménothès, des Séti et des Ramsès. Grâce à lui, l’œuvre immense d’Aménothès III, le Memnon des Grecs, et de Ramsès II, leur Sésostris, fut, en partie au moins, rendue à l’admiration des visiteurs modernes. D’autres ont continué ce qu’il avait commencé ; mais il est juste que la meilleure part d’une reconnaissance bien méritée remonte à lui.

Ce fut à peu de distance de là, sur l’autre rive du Nil, qu’il fit, en 1881, une de ses plus retentissantes trouvailles, celle des momies royales, actuellement exposées au musée du Caire. Celle-là fut vraiment due à son génie de chercheur. Depuis plusieurs années, avant même de venir en Égypte, son attention clairvoyante, à laquelle rien n’échappait, avait relevé certains indices qui lui donnaient lieu de soupçonner qu’une cachette importante devait se trouver dans cette région. Dès qu’il en eut le moyen, il entreprit une enquête en règle. Il la conduisit avec autant de fermeté que d’adresse. Pressé de questions et réduit aux aveux, un homme du pays dut enfin révéler l’existence d’un puits ignoré, près du sanctuaire de Déir-el-Bahari. Maspero le fit fouiller. On sait comment il en exhuma bientôt onze momies royales des XVIIIe, XIXe et XXe dynasties, ainsi que celles de reines et princesses du même temps, sans compter les restes d’un important mobilier funéraire. Cette découverte sensationnelle fit en son temps grand bruit dans le monde. Arrachés à la nuit de ce souterrain, où ils gisaient abandonnés, les vieux rois d’Ouasit revinrent à la lumière du jour en plein XIXe siècle, et ils trouvèrent, dans une vitrine de musée, le genre de popularité auquel, assurément, ils s’étaient le moins attendus.

Ces travaux assidus et les effets du climat de l’Égypte n’avaient pas été sans exercer une fâcheuse influence sur la santé de Maspero.

On a vu plus haut qu’il dut revenir en France en 1886 et y séjourna jusqu’en 1899. La seconde période de son activité archéologique en Égypte s’étend de la fin de 1899 jusqu’en 1914, date de son retour définitif.


IV

Cette seconde période eut un caractère un peu différent de la première. L’influence anglaise avait modifié déjà et modifiait de plus en plus l’administration khédiviale. La pacification du pays, l’ordre qui s’y établit, le mouvement de réorganisation qui s’y fit sentir à partir de 1886, le développement de ses relations commerciales, y attiraient une foule toujours croissante d’étrangers. Des entreprises s’organisaient pour y amener des caravanes de visiteurs et pour les promener à forfait parmi les monumens de l’antiquité. Le vieux musée de Boulaq, devenu insuffisant, avait été transporté en 1890 à Gizeh, dans l’ancien palais d’Ismaïl pacha, fort mal approprié à sa destination nouvelle. Mais on achevait, en 1901, de lui préparer un nouveau domicile sur l’autre rive du fleuve, dans le plus beau quartier du Caire, à Qasr en-Nil, et, en 1902, le nouveau directeur inaugurait l’édifice, élevé, un peu à la hâte malheureusement, sur les plans, excellens d’ailleurs, de l’architecte français Dourgnon. Lui-même s’installait, tout près de ses collections, dans l’élégante demeure, d’aspect oriental, où nombre de Français et d’étrangers ont trouvé l’accueil le plus hospitalier. C’est là qu’il a passé quatorze années d’un travail incessant, dont fait foi la seconde série de ses rapports annuels, publiés de 1899 à 1913.

Il était maintenant le chef très occupé d’un personnel nombreux, qu’il avait autrefois commencé à former, et qui, accru par ses successeurs, se complétait et s’organisait définitivement sous sa direction. Ce personnel, qui ne comprenait encore, en 1899, lorsqu’il arriva, que vingt-quatre fonctionnaires. et agens subalternes, en comptait cent quatre-vingt-dix-sept en 1911.

Après l’accord anglo-français de 1904, l’Égypte fut répartie, quant au service des antiquités, entre quatre inspecteurs en chef, qui prirent résidence à Louxor, Assiout, Sakkarah, Mansourah. Grâce au patriotisme avisé de Maspero, il avait été stipulé que le directeur et deux inspecteurs en chef seraient français. Chacun de ces inspecteurs en chef avait sous ses ordres plusieurs inspecteurs ordinaires, secondés eux-mêmes par des agens subalternes, préposés et gardiens. Deux directeurs des travaux s’y adjoignaient. Cette organisation, qui fut son œuvre, assurait un service indispensable ; mais elle lui imposait une lourde tâche. Le directeur, assisté d’un comité consultatif d’archéologie, devait personnellement se tenir en relations constantes avec tous ses subordonnés, recevoir leurs rapports, leur donner les instructions nécessaires ; et, en outre, traiter avec le gouvernement toutes les questions qui intéressaient le service. Fort heureusement, il y avait en Maspero un organisateur et un administrateur, qui n’étaient pas inférieurs à l’archéologue.

Tenant à voir tout par lui-même, il employait deux ou trois mois d’hiver, chaque année, a une tournée d’inspection. Il partait vers le 15 décembre, remontait le Nil jusqu’à Assouàn sur une vieille dahabiyéh, construite une quarantaine d’années auparavant pour un prince de la famille khédiviale et, depuis lors, affectée au service du musée. Puis, abandonnant son remorqueur, il redescendait le fleuve à la rame, s’arrêtant partout où sa présence lui semblait utile. Ce voyage annuel, entre des rives historiques, était d’ailleurs pour lui un demi-repos. Il aimait cette navigation paisible, qu’il faisait avec Mme Maspero et à laquelle il associait parfois des amis, des compagnons de travail. Elle lui procurait le plaisir de revoir des sites connus, pleins de souvenirs, des lieux dont l’histoire lui était familière, des aspects de la nature et de la vie orientale, qu’il observait toujours avec la même curiosité intelligente et le même intérêt. Il séjournait plus ou moins longtemps aux chantiers de fouilles, il allait voir les travaux en cours, il se faisait rendre compte de tout, et communiquait à tous, non seulement ses idées, mais ses conseils pratiques, son activité, son esprit. Vers le printemps, -il rentrait au Caire, satisfait, comme administrateur, d’avoir embrassé d’un coup d’œil tout l’ensemble de son service, et, comme historien, d’avoir renoué commerce plus intime avec l’âme de l’ancienne Égypte.

Une grande administration ne va pas sans un gros budget. Maspero, doué au plus haut degré du sens pratique si nécessaire à la conduite des affaires, n’était pas homme à négliger ce point de vue. Soit en obtenant des augmentations de crédits du gouvernement anglo-égyptien, soit en créant lui-même de nouvelles ressources, il réussit à grossir notablement les fonds disponibles de son service. Quelques chiffres ne seront peut-être pas inutiles pour témoigner de son influence et des résultats qu’il savait obtenir. Son budget, qui était, en 1899, de 265 464 francs, atteignait déjà en 1904 un chiffre de 536 692 francs, et s’élevait, en 1911, à 679 380 francs. En outre, les entrées au musée et les permis de visite des monumens apportaient un supplément de ressources qui augmentait rapidement. Le produit en était de 94 692 francs au mois de juin 1899 ; il atteignait 349 336 francs à la fin de 1910. Maspero attachait avec raison la plus grande importance à la partie financière de son administration, comprenant bien que tout le reste, c’est-à-dire le principal à ses yeux, en dépendait.

Cette chose principale, c’était, comme on le comprend, l’œuvre archéologique qu’il menait plus activement que jamais. Mais comme il sentait bien l’impossibilité de la réaliser entièrement par lui-même ou par ses auxiliaires réguliers, il avait, sagement, fait deux parts des. terrains de fouilles : l’une, qu’il réservait au gouvernement égyptien, c’est-à-dire à sa propre direction, l’autre qui pouvait être concédée, par des autorisations spéciales, soit à des chercheurs connus, soit à des sociétés offrant les garanties suffisantes. Régime conçu dans un esprit vraiment pratique et qui, depuis lors, a trouvé sa justification dans l’expérience.

Sans entrer, ici non plus, dans une énumération détaillée de ce qui fut fait par lui ou d’après ses instructions, rappelons seulement la reprise des fouilles dans les pyramides de Sakkarah, la découverte du tombeau d’Amenhotp III à Déir-el-Bahari, le relèvement des colonnes écroulées qui avaient soutenu le plafond de la salle hypostyle du temple de Karnak, un certain nombre de trouvailles mémorables, comme celle de la favissa de Karnak, d’où furent retirées plusieurs milliers de statues ou statuettes, le redressement des colonnes formant le portique du beau temple ptolémaïque d’Edfou, le déblaiement de la nécropole civile de Thèbes à Cheik Abd-el-Gournah, celui du célèbre Ramesseum, temple funéraire de Ramsès II, enfin le désensablement du grand sanctuaire d’Abou-Simbel dans la Haute-Egypte.

Une de ses grandes préoccupations pendant cette période fut de prévenir l’écroulement d’un certain nombre de temples anciens qui menaçaient ruine. Elles se portaient spécialement sur ceux de la Haute-Égypte, que le relèvement du barrage d’Assouân, décidé en 1906, condamnait à être submergés annuellement et exposait ainsi à une destruction rapide. Epris de ces grands monumens du passé, il voulait les sauver, s’il était possible, ou, à tout le moins, en retarder la fin.

C’est à cette œuvre de préservation que, secondé par ses deux chefs de travaux, MM. Barsanti et Bazaire, il consacra, pendant cinq ans, une bonne part de ses soins. Dès 1907, il obtenait du représentant du gouvernement anglais, sir Eldon Gorst, un crédit de 1 600 000 francs, pour essayer de prévenir les effets désastreux de l’immersion inévitable. Cette somme fut partagée entre les travaux de consolidation, habilement exécutés par M. Barsanti, et l’exploration des nécropoles nubiennes, qui fut commencée par M. Reisner. En même temps, il faisait photographier tout ce qui risquait de disparaître, voulant qu’il en subsistât au moins une image précise et détaillée.

Ces temples et ces nécropoles, il s’appliquait aussi à les défendre contre un danger d’un tout autre genre, celui du pillage mercantile et des dégradations intéressées. Dès 1901, il avait élaboré un projet de loi pour la protection des monumens en Égypte ; mais les difficultés résultant des capitulations avaient empêché qu’il ne fût accepté. Il ne se découragea pas. Il ne se décourageait jamais. Le mal, d’ailleurs, allait croissant. Dans son rapport annuel de 1910, il écrivait avec douleur : « La fouille illicite se poursuit sur tout le territoire, sans que nous soyons capables, je ne dis pas de la supprimer, mais simplement de la restreindre. Des nécropoles entières sont vidées, des chapelles sont dépecées, des murs sont démolis. Les statues trop lourdes sont brisées et les morceaux en sont achetés sous-main par les marchands de profession, qui les revendent aux amateurs et aux pourvoyeurs de musées. » Ce ne fut toutefois qu’en 1912, grâce au très puissant concours de lord Kitchener, qu’il eut enfin la satisfaction de voir promulguer, le 16 juin, la loi si nécessaire qui était son œuvre. Il put se dire, ce jour-là, qu’il avait bien mérité de l’antique Égypte.

L’organisation des musées, dans un pays où se multiplient les découvertes et où affluent les visiteurs, a une importance capitale. Ils sont indispensables, non seulement pour la conservation des objets dont la garde ne pourrait être assurée sur place, mais aussi pour offrir à ceux qui veulent s’instruire des séries de pièces bien choisies et bien classées. Maspero avait activement travaillé, pendant sa première direction, au développement du musée de Boulaq, créé par Mariette. Il eut tout le mérite de l’aménagement excellent du musée du Caire. Dès 1900, on avait commencé à en imprimer, sous sa direction, le Catalogue général. Continué depuis lors par ses soins, ce catalogue est devenu un répertoire de premier ordre, dont les planches reproduisent tous les objets qui offrent un intérêt à l’artiste ou à l’historien. Une même pensée l’inspirait dans la création des musées provinciaux dont il avait conçu le projet et qu’il a commencé à organiser. Destinés à recueillir surtout des objets déjà représentés dans les séries du Caire, ces musées devront faciliter aux visiteurs des localités célèbres l’intelligence des monumens de la région et de leur histoire.

Dans cette brillante carrière de chef de service et d’administrateur, Maspero a eu certainement de grandes satisfactions. Il a pu faire beaucoup pour la science à laquelle il s’était voué. Il a eu le plaisir de le constater par lui-même, de sentir son œuvre s’élargir et progresser d’année en année, et aussi celui de la voir comprise, admirée même, presque unanimement. Les honneurs qui lui ont été conférés ont dû prendre pour lui une valeur particulière parce qu’ils étaient vraiment les témoignages de services éclatans. Il était devenu membre de l’Académie des Inscriptions dès 1883, à l’âge de trente-sept ans. D’autre part, le gouvernement égyptien et le gouvernement anglais lui donnèrent, l’un et l’autre, les plus hautes marques de leur estime et de leur gratitude, Mais il eut aussi à subir, en raison de ses fonctions et de la conscience qu’il mettait à les bien remplir, des épreuves pénibles, au moins dans ses dernières années. Elles lui furent d’autant plus sensibles qu’il devait moins s’y attendre et qu’il s’efforçait d’ailleurs, par une discrétion qui avait sa fierté, de les dissimuler le plus possible. Cette amertume secrète, s’ajoutant aux fatigues physiques qu’il n’avait jamais voulu s’épargner, contribua sans doute à l’altération de sa santé, avant qu’il se décidât à quitter définitivement l’Egypte. Elle fut, à n’en pas douter, une des causes de sa fin prématurée.


V

Soit au bord du Nil, soit en France, Maspero a été, par ses nombreux écrits, l’interprète assidu de l’antique Égypte. En cette qualité, il a réalisé une œuvre dont la valeur égale l’étendue.

Elle se compose, pour une part considérable, de mémoires savans, qui, étant destinés aux spécialistes, ne peuvent être ni analysés, ni même énumérés dans une étude telle que celle-ci. Publiés d’abord dans divers recueils, bulletins ou revues, beaucoup sont aujourd’hui réunis dans la Bibliothèque égyptologique, qu’il avait fondée en vue d’y grouper les écrits, dispersés ou inédits, des égyptologues français. C’est en lisant là ses belles Etudes de mythologie et d’archéologie égyptiennes, qu’on peut se rendre compte du travail auquel il s’est livré sur la religion de l’ancienne Égypte. On y voit, en particulier, se développer ses idées personnelles à propos du rôle qu’il attribuait à la magie, et surtout sa conception, si juste, de la multiplicité primitive des cultes et des croyances, trop méconnue avant lui. Dans le Recueil des travaux relatifs à la philologie et à l’archéologie égyptiennes et assyriennes, dont trente-six fascicules ont paru, de 1870 à 1914, sa part est fort grande aussi. On y trouve toute une série de mémoires se rapportant à la grammaire, et notamment à la question difficile de la vocalisation, qui a divisé les égyptologues. C’est sur ce terrain qu’il prit position contre l’école de Berlin et contre son chef, Adolf Erman. Il n’appartient qu’aux égyptologues de profession de se faire une opinion sur ce dissentiment. Toute cette partie de l’œuvre de Maspero, quelle qu’en soit l’importance, leur est d’ailleurs plus ou moins réservée. Ce sont d’autres ouvrages qui ont établi dans le grand public sa renommée de science et de talent.

Il est vrai que les uns et les autres ont des caractères communs. Aucun savant n’a été plus soucieux que lui du détail précis, de la documentation exacte et complète. Aucun ne s’est astreint plus résolument aux tâches ingrates, mais nécessaires, aux statistiques, aux classemens laborieux, aux descriptions scrupuleuses, aux mensurations patientes. Profondément convaincu que toute science repose sur l’étude la plus attentive des faits, il a mis cette conviction en pratique toujours et partout. Mais, d’autre part, il se rendait parfaitement compte de l’insuffisance du fait qui n’est pas éclairé et comme illuminé par l’idée. Fidèle à l’esprit de la science française, il comprenait, aussi clairement que personne, que la fin de toute recherche historique est l’éternelle humanité, dont il s’agit de dégager l’identité permanente sous la série des aspects divers qui se succèdent dans le temps. Toutes ses études sur l’Égypte antique aboutissent en somme à nous montrer, derrière les témoignages écrits ou les représentations figurées, des hommes, qui, tout en ayant des traits à eux, ressemblaient à leurs descendans.

Sa grande Histoire des peuples de l’Orient classique, publiée, de 1895 à 1898, en trois magnifiques volumes, enrichis d’une admirable illustration, est le remaniement et le développement d’un ouvrage de même titre, mais beaucoup moins étendu qu’il avait fait paraître vingt-cinq ans auparavant. La variété de son savoir lui a permis d’y embrasser, dans un large exposé, l’évolution de tous les peuples de l’Asie antérieure et de la vallée du Nil, Égypte, Syrie, Chaldée, Judée, Assyrie, Médie, Perse, Mésopotamie, Arménie, Anatolie, jusqu’à l’époque des conquêtes d’Alexandre. En dehors même de son domaine propre, il a pu s’y montrer parfaitement informé de toutes les découvertes, et de tous les travaux qu’elles avaient suscités. Il s’était donné, par ses études personnelles, le moyen de les contrôler et le droit de les juger. Son ouvrage, lorsqu’il parut, représentait exactement l’état de la science à la fin du XIXe siècle. Mais ce n’était pas là son seul mérite. Ce qui en fait une des grandes œuvres historiques de notre temps, c’est qu’à cette solide documentation se superposent des qualités d’un autre ordre. Le premier, il a su faire, non plus une série d’histoires partielles et juxtaposées des vieilles nations orientales, mais une histoire vraiment une et synthétique de l’Orient tout entier. Le premier, il a saisi et mis pleinement en lumière les relations des peuples entre eux, leurs points de contact, le conflit de leurs vues et de leurs intérêts. Personne, d’ailleurs, ne les avait non plus caractérisés si nettement, chacun dans leur individualité propre. Voici l’Égypte avec ses dynasties, sa hiérarchie officielle, sa féodalité, ses sanctuaires, ses nécropoles, ses religions étranges et diverses, ses mœurs et ses institutions si particulières, l’Egypte de Memphis, de Thèbes, de Saïs, celle du Delta et celle du haut Nil. Nous voyons ses rois bâtisseurs de pyramides et de temples, ses rois prêtres, ses rois conquérans. Ses armées défilent sous nos yeux dans leur équipement authentique, sous la conduite de leurs princes, montés sur leurs chars de guerre. Nous assistons à leurs victoires sanglantes, aux massacres de prisonniers, aux cérémonies triomphales. Et nos regards se reportent cependant, par échappées, sur la vie des cités, sur leur commerce et leur industrie, sur les petits métiers et les petites gens, sur l’agriculture. Il en est de même pour la Chaldée, pour les pays syriens. Puis l’historien fait surgir devant nous le terrible empire d’Assour : l’ambition et l’orgueil des Salmanazar et des Tiglatphalazar se détachent en traits saisissans dans ce tableau plein de vie. Il nous explique le déclin de leur puissance et, plus loin, le relèvement de l’empire ninivite au VIIIe siècle. Sargon et Sennachérib, Asarhaddon et Assourbanabal passent devant nos yeux, tels que leurs sujets ont pu les voir dans leurs palais monumentaux ou dans l’appareil formidable de leur force guerrière. Ils tombent pourtant à leur tour. Les Mèdes leur succèdent. Et alors le récit nous retrace les étonnantes conquêtes de Cyrus, la constitution de l’empire perse, édifice magnifique et fragile, qui dure deux siècles, puis se dissout peu à peu, jusqu’au jour où il s’écroule enfin sous les coups d’Alexandre, qui ouvre l’Orient à l’hellénisme. Véritable et tragique épopée, féconde en péripéties émouvantes, si l’on ne considère les choses que par leur côté dramatique, mais histoire éternellement riche en enseignemens, si l’on s’attache à l’étude des causes et à l’enchaînement intime des faits. C’est le mérite de Maspero d’avoir su mettre en lumière ces deux aspects de son sujet.

Pour l’illustration de ce bel ouvrage, à laquelle il s’est attaché avec amour, il disposait de ressources abondantes, qu’il a su choisir et mettre en œuvre de la manière la plus heureuse. Dessins de paysages, photographies de bas-reliefs, statues et statuettes, bijoux, objets d’art, armes et ustensiles, dispersés dans les grands musées d’Egypte et d’Europe, tous ces documens lui étaient connus, tous étaient classés dans sa mémoire. Il se fit un plaisir de les adapter à son récit, de façon à faire passer sous les yeux de son lecteur les scènes et les personnages dont il parlait. Son goût, sa science et ses connaissances techniques s’unirent pour constituer, à côté de l’œuvre proprement historique, une œuvre artistique, qui en est le meilleur commentaire.

Mais l’intérêt éclairé qu’il prenait aux choses de l’art est surtout attesté par deux ouvrages plus spéciaux, l’Archéologie égyptienne, publiée en 1887 dans la Bibliothèque de l’enseignement des beaux-arts, et l’Égypte, qui a paru en 1912, dans la collection Ars una (Bibliothèque générale de l’Art). Conçus en vue du même objet, ils sont cependant très distincts. L’Archéologie traite successivement de l’architecture civile et militaire, de l’architecture religieuse, des tombeaux, de la peinture et de la sculpture, des arts industriels. Chaque genre, considéré à part, y est étudié à son tour. Dans l’Égypte, au contraire, l’ordonnance de la composition est essentiellement chronologique. L’auteur y retrace, selon l’ordre des temps, les débuts de l’art en Égypte, l’art thinite, l’art memphite, l’art thébain, l’âge saïle et la fin de l’art égyptien. Cette simple différence en dit long sur l’évolution de l’égyptologie entre ces deux époques. Les distinctions de dates, qui apparaissaient, un peu incertaines encore, en 1887, s’étaient précisées en 1912. Les productions de l’art avaient pris leur place bien déterminée dans le temps, elles avaient été rattachées plus sûrement aux changemens dynastiques, c’est-à-dire aux époques de l’histoire, et elles s’étaient assez multipliées, par l’effet des découvertes, pour que chaque âge put être caractérisé avec précision. Maspero était plus capable que personne d’en dégager tantôt les grands traits distinctifs, tantôt les nuances délicates. Dans ces deux ouvrages, il s’est d’ailleurs appliqué également à l’explication historique et technique, tout à fait indispensable, quand il s’agit d’objets aussi étrangers à nos habitudes. « Leurs mérites, comme il l’écrivait très justement, n’éclatent pas tout d’abord. On ne les saisit qu’après une étude patiente, et l’on doit les enseigner aux gens qui n’ont pas le temps de chercher eux-mêmes à les découvrir[2]. » Il les enseignait donc, et il le faisait avec la clarté, la précision qu’on pouvait attendre d’un observateur très pénétrant, très habile à éclairer les choses du passé par celles du présent. Habitué à fouiller du regard les infinis détails des stèles et des parois où étaient retracées les scènes les plus diverses, il n’en laisse rien échapper de ce qui peut et doit nous intéresser. Mais cet effort d’attention ne nuit en rien chez lui ni à l’intelligence de l’ensemble, ni à la vivacité des impressions. C’est le charme de son Égypte que les nombreux passages où il esquisse rapidement quelque aspect d’un site ou d’un monument qui l’avait frappé, et qu’il n’oubliait plus. Parlant, par exemple, des célèbres colosses d’Abou Simbel : « Je les ai étudiés, nous dit-il, de nuit et de jour, sous tous les angles et sous tous les jeux de la lumière. Le matin, dans la pâleur de l’aube, ils semblent sonder l’horizon lointain d’un regard sombre et dur : bientôt pourtant, quand le soleil, glissant sur le versant de la montagne, a gagné leur visage, leurs yeux s’éclairent, leurs lèvres frémissent et sourient, et l’on dirait, pendant un instant, qu’un frisson de vie contenue court sur leur corps[3]. » Le plaisir est grand de voyager en imagination avec un compagnon de route qui voit si bien et qui analyse ainsi ce qu’il voit.

Ce jugement ne sera sans doute pas démenti par ceux qui ont lu ses Contes populaires de l’Ancienne Égypte, dont quatre éditions ont paru, ou les feuilletons qu’il donnait, de temps à autre, dans le Journal des Débats et qu’il a réunis sous le titre de Souvenirs d’Égypte, ou encore ses impressions de voyage, adressées au Temps, et recueillies dans ses Ruines et paysages d’Égypte.


VI

Telle fut l’œuvre de Maspero.

Sa vie a été vraiment un bel exemple de volonté droite, intelligente, sûre d’elle-même. Le hasard des circonstances, qui fait presque seul les succès de tant d’autres, n’a eu qu’une part insignifiante dans les siens. Tout jeune, il a choisi sa voie, non parce qu’elle lui apparaissait comme facile ou avantageuse, mais parce qu’elle lui ouvrait l’accès à des régions de science peu explorées encore et qu’il jugeait dignes de l’être. Il a mesuré, dès ses premiers pas, tout ce que en choix exigeait de lui, et, sans s’arrêter à aucune considération étrangère, il s’est donné absolument à cette vocation réfléchie. Pour la réaliser, rien ne l’a rebuté, en fait de travail patient et d’efforts prolongés. A travers les péripéties de son existence, il s’est attaché, sans dévier, à ce qui en était à ses yeux la tâche principale, profitant des circonstances, non pour l’alléger, mais au contraire pour la développer, pour la compléter, pour l’achever, autant que cela était en son pouvoir. Une énergie puissante l’animait ; énergie discrète, qui n’aimait pas à se manifester bruyamment, qui ne se dépensait pas en déclarations inutiles, mais qui se retrouvait toujours égale à elle-même, aussi incapable de découragement qu’étrangère à toute vaine exaltation.

Bien qu’il eût conscience, comme il était juste, des services éminens qu’il avait rendus à la science, il n’y avait en lui ni infatuation ni dédain. Il se considérait comme obligé en conscience de faire tout ce qu’il faisait. Et il savait trop combien sont lents les progrès de nos connaissances, en quelque genre que ce soit, et combien elles comportent de lacunes, pour s’imaginer, comme il arrive à d’autres, qu’il ne restait rien à faire en dehors de ce qu’il avait fait. Attaché à ses idées, tant qu’elles lui paraissent vraies, il ne prétendait s’imposer à personne. Il mettait ses élèves en état de travailler par eux-mêmes, leur montrait les routes à explorer, mais se gardait de les tenir ensuite en lisières. Il était attentif sans jalousie aux recherches de ceux qu’il aurait pu considérer comme des rivaux, rendait justice à leurs travaux, faisait volontiers connaître leurs découvertes. Sa grande autorité d’égyptologue n’a jamais été employée à empêcher qui que ce soit de se produire et de faire œuvre utile.

Ce savant éminent était un homme simple, bon et serviable, un ami sûr, délicat et dévoué. Son commerce était charmant d’aménité, de bonne grâce, sans aucune prétention. Sa conversation plaisait par un agréable mélange de souvenirs, d’observations fines, d’aperçus personnels, d’informations étonnamment variées.

Grâce à ces qualités naturelles, sa vie, à tout prendre, et malgré les épreuves dont personne n’est exempt, fut heureuse, jusqu’à la mort de son fils Jean, jeune savant plein d’avenir, tombé au champ d’honneur en février 1915. Ce coup terrible l’atteignit au moment où il venait de rentrer en France, très fatigué ; et malgré son grand courage naturel, soutenu par son patriotisme, il s’en fallut de peu qu’il n’y succombât. Il fut sauvé de cette crise par les soins constans, par le dévouement quotidien de la femme, aussi courageuse que distinguée, qui, après l’avoir aidé vaillamment dans sa tâche, sut alors surmonter sa propre douleur pour alléger la sienne. Il n’en était pas moins frappé à mort. Il survécut un an encore, affaibli physiquement, mais d’ailleurs en pleine possession de ses facultés, remplissant, avec son exactitude scrupuleuse et son intelligence administrative, les fonctions de secrétaire perpétuel, auxquelles un vote unanime de l’Académie des Inscriptions l’avait appelé en 1914, comme successeur de Georges Perrot. Sa vie, toutefois, était menacée à tout instant. Le 30 juin 1916, au moment où s’achevait une des séances hebdomadaires de l’Académie, il défaillit subitement. La mort l’avait pris en pleine activité, dans l’exercice de ses fonctions. Il succombait à son poste, comme un bon combattant.

La France gardera le souvenir du grand savant qui a largement développé l’œuvre de Champollion et de Mariette. Elle retiendra avec reconnaissance un nom doublement honoré, par le labeur et la science du père, par la mort héroïque du fils.


MAURICE CROISET.


  1. Rappelé en France par un ordre du gouvernement au moment où l’explosion du fanatisme mettait en grand péril la vie des étrangers, il sut, par sa présence d’esprit, assurer le départ et le salut de tous ceux dont la sécurité lui était particulièrement confiée. Il revint en Égypte, quelques mois plus tard, dès que cela fut possible.
  2. Égypte, p. 309.
  3. Égypte, p. 197.