Un gentilhomme/Texte entier

Ernest Flammarion.

Un gentilhomme


LIVRE PREMIER


I


Le 1er mars de l’année 1877 fut la date importante de ma vie, et je me rappelle, avec une extraordinaire précision, tous les détails, même les plus indifférents, qui marquèrent cette journée en traits pourtant si effacés et qui, aujourd’hui, après tous les événements, intimes et publics où je fus mêlé, l’éclairent, pour moi seul, d’une sorte de majesté historique. Que le lecteur se montre indulgent à la futilité de ces premiers souvenirs, en raison de l’émotion qu’ils renouvellent en mon cœur, et qu’il sache que ce n’est pas seulement pour lui que j’écris ces pages, mais surtout pour moi qui éprouve, à les revivre, une joie âpre et forte — du moins je me le figure.

Donc, le 1er mars de l’année 1877, par un vilain temps aigre et brumeux, je débarquai, le soir, à huit heures, sur le quai de la petite gare de Sonneville-les-Biefs. Nous avions près de trois heures de retard ; il nous avait fallu attendre, en divers embranchements, des correspondances qui n’arrivent jamais. La lenteur exaspérante du train, les longs arrêts aux stations, cette journée grise et maussade, passée dans un compartiment de troisième classe, entre un artilleur à moitié ivre qui regagnait sa caserne, et un ouvrier peintre qui ne cessa de chanter Le Trouvère, les mille préoccupations que me causait l’existence nouvelle et inconnue où j’allais entrer, tout cela me mettait dans une mauvaise disposition d’esprit et de nerfs. J’étais exténué de fatigue ; j’avais faim. Ne voulant pas me présenter, à une heure aussi avancée de la soirée, au marquis d’Amblezy-Sérac que, par discrétion et timidité, je n’avais pas prévenu de mon arrivée chez lui, je me fis conduire à l’auberge du village — Les Trois Couronnes, je vous demande un peu,  — tenue par Hippolyte, François Berget, successeur. Ainsi l’annonçait pompeusement une enseigne, plaque de tôle, dévernie et rouillée, qui, au-dessus de la porte charretière, grinçait au vent comme une girouette. Je décidai que je souperais et coucherais là, vaille que vaille. Le lendemain, plus dispos, je me rendrais au château de Sonneville. J’aimais mieux cet arrangement. Il avait l’avantage de reculer encore l’épreuve toujours dangereuse d’une première entrevue avec quelqu’un de qui dépendait mon avenir. Je dois avouer aussi que mes habits de voyage étaient fort peu honorables, pour ne pas dire dégoûtants, et j’avais une barbe de deux jours, ce qui sans doute n’eût point manqué d’impressionner fâcheusement le marquis sur mon compte. J’ai appris, par une dure expérience, à connaître les riches et la stupide cruauté de leurs exigences. Plus on est pauvre, moins on a le droit d’être salement vêtu.

Le dîner était fini depuis longtemps, la salle déserte, les serviettes des pensionnaires, nouées en cravates graisseuses au col des bouteilles, la table principale pas encore débarrassée. Une ignoble odeur de cidre suri et de vinasse, de graillon et de fumier emplissait la pièce. Bien que familier des pires gargotes parisiennes et de leurs infectes cuisines, je crus que j’allais avoir un haut-le-cœur, en pénétrant dans cette salle. La faim me remit vite. Après un colloque animé entre l’hôtelière et sa domestique, une grosse fille pataude, sale et dépeignée, on me servit, à une petite table, dans un coin à peine éclairé, un repas exécrable et copieux que, malgré son incomestibilité, je dévorai gloutonnement, n’ayant rien pris, depuis le matin, qu’une tasse de chocolat avalée, en toute hâte, au buffet de Mantes. L’hôtelière n’avait point quitté la salle et semblait me surveiller… Sur une question que je lui adressai, elle me dit vivement, avec un air de me féliciter :

— Ah ! vous allez au château ?

— Mais oui…

— Au château de Sonneville ?

— Bien sûr !

Jusque-là, elle ne m’avait prodigué aucune prévenance. À peine m’honorait-elle, de temps à autre, d’une attention rapide, plutôt dédaigneuse, que justifiaient mon aspect chétif et mon pauvre équipage. J’observai alors qu’elle me regarda avec plus de bienveillance et, même, avec presque de l’admiration, au point qu’elle crut devoir rajouter une grappe de raisins secs et une poignée d’amandes à l’assiette de dessert qu’elle avait préparée pour moi, sur un coin de la grande table. Une personne assez comique, vraiment : trop blonde et tavelée, grosse et courte de charpente, ni jeune, ni vieille, ni homme ni femme ; un buste carré, très épais, sur des hanches désunies, des yeux très pâles, assez doux, des yeux stupides, un nez sans lignes, qui ne laissait voir que le triangle noir des narines… Elle reprit :

— Ah ! vous allez au château ?… tiens… tiens… tiens !

— Est-ce loin du village ? demandai-je, voulant éviter des questions indiscrètes, dont je voyais, sur ses lèvres et dans ses yeux, se former les points d’interrogation.

Désignant une fenêtre, au fond de la pièce :

— Tenez ! fit-elle… On voit la grille d’ici… à l’autre bout de la place… en face de l’église… Je veux dire qu’on la verrait, s’il faisait jour… Une grille énorme… en fer forgé… avec les armes du marquis, au fronton… C’est quelque chose, pour sûr !… Par exemple, on ne voit pas le château… L’avenue qui y conduit a plus de quatre kilomètres… pensez donc… une avenue magnifique… toute en ormes… des ormes gros… gros… qui comptent plus de trois cents ans d’existence… et qui valent au moins cinq cent mille francs… à ce que prétend Baptiste Renoult, le marchand de bois d’ici… C’est un beau château, vous savez ?… ça, oui !… sapristi, oui !…

Elle allait, venait, soufflait, ouvrait et refermait la porte de la cuisine, activait d’une voix de commandement la grosse servante qui tardait d’apporter les plats, tournait autour de moi, sans cesser de parler.

— Ah ! oui… c’est un beau château !… quoique très vieux, il est quasiment tout neuf aujourd’hui, car M. le marquis l’a fait réparer de fond en comble, à l’époque de son mariage… vous comprenez ?… Ah bien ! Il y en a là dedans, des affaires ! Allons, Mélie… le lapin… dépêche-toi !… Un vrai palais de roi, mon cher monsieur… Et les écuries, donc !… Comme une cathédrale !… Sacrée Mélie !… qu’est-ce qu’elle fait ?

À son expression de contentement, il était visible qu’elle racontait des choses sympathiques et s’y complaisait… mais ces détails de paysage et d’architecture m’intéressaient médiocrement, pour l’instant… Je l’interrompis, non sans quelque vivacité…

— Et le marquis ? Parlez-moi du marquis… Vous le connaissez ?

— M. Arnold ?… Si je le connais ? Ah ! bien, vrai !

Sa physionomie s’éclaira de joie… de plus de joie… Ses gestes eurent une gravité presque religieuse.

— En voilà un homme gentil… et gai… et pas fier… et qui plaisante avec tout le monde… et qui monte à cheval… que c’est un plaisir de le voir passer sur la place… On dirait d’un cirque, ma foi ! Et beau garçon !… Mazette !… Berget et moi nous avons sa photographie, sur la cheminée, dans notre chambre… Mélie… va chercher la photographie !…

Je la rappelai :

— Inutile, madame Berget… Je le connais, moi aussi…

— Oui, mais… insista-t-elle… il est tiré en capitaine de dragons… vous ne l’avez peut-être jamais vu, en capitaine de dragons ?… Une main sur son sabre… son casque sous le bras… et la tête de trois quarts, en arrière !… C’est quelque chose ! Un vrai général, quoi !… Il en a tué, allez… des Prussiens et des maudits communards !… Ah ! on peut chercher loin en France et ailleurs… Si on trouve, quelque part, un homme pareil, je veux être pendue !

Elle déménagea de la table sur le buffet des piles d’assiettes, des bouteilles, augmenta, généreusement, mon dessert de trois figues sèches, et elle continua sur le même ton d’enthousiasme :

— Depuis que c’est lui, le maître… il y en a, joliment, du changement… pour tout le monde, ici… Ça va… ça vient… Et des équipages… et des fêtes… et des chasses… et des domestiques ! La dépense marche, allez !… Il en remue, de la monnaie et des poignées de mains !… Quand il arrive quelque part, tout le monde est content… on l’acclame : « Vive monsieur le marquis ! » Faut dire que défunt M. le marquis, le père, n’était pas commode tous les jours… Ah ! non !… Un bon homme aussi, pour sûr… mais pas commode, quoi !… Tenez !… il y a dans l’église… toute une chapelle — la plus grande, la plus riche — réservée au château, pour la famille, les invités… la livrée… Moi… je trouve ça juste… Ça ne serait pas la peine d’être si haut placé… d’avoir un si beau château… et tant de fortune… si l’on était confondu avec le commun… avec les petites gens comme nous… n’est-ce pas ?… Du vivant de défunt M. le marquis, le père… c’était bien autre chose… et voici comment cela se passait… Tous les dimanches… un peu avant la fin de la messe… le suisse, un ancien tambour-major de la garde, venait se planter, devant la chapelle… au port d’armes, quasiment… Vous comprenez ?… sa hallebarde sur l’épaule, la main appuyée sur la pomme de sa canne… Lorsque le vieux marquis se levait, pour partir, alors le suisse le précédait de dix mètres, et frappant les dalles de sa canne, écartant la foule, à coups de hallebarde, il criait : « Place… place… pour monsieur le marquis !… » Ensuite, il l’accompagnait jusqu’à sa voiture… Un dimanche… je ne sais pourquoi… le suisse ne vint pas… Le vieux était dans une colère, dans une colère !… Fallait voir ça !… Il ne voulait pas s’en aller… « Où est-il, ce cochon-là ?… », qu’il disait, blême de rage… « qu’on aille me chercher ce maroufle… que je lui tire les oreilles… à cet animal ! » Si bien que monsieur le vicaire, pour faire cesser le scandale, remplaça le suisse, ce dimanche-là… Il prit la tête du cortège, en surplis, et faisant claquer sa claquette, tous les vingt pas, il criait, lui aussi : « Place, place pour monsieur le marquis ! » Les mauvaises langues jasèrent, vous pensez !… Aussi, à la mort de son père, M. le marquis supprima cette cérémonie… Il déclara au suisse : « Je n’ai besoin de personne, mon brave… J’ai des coudes, sacré mâtin… j’ai des coudes !… » Pour sûr qu’il en a, des coudes… D’abord, il a de tout !…

Elle reprit haleine, et elle dit :

— Tout de même, il était un peu braque, le vieux !… Et serré, serré !… Dame !… il n’était pas riche, non plus, comme M. Arnold !… S’en faut !…

Inscrivant une sorte de parenthèse dans son récit, elle commenta :

— Oui… les uns l’appellent « monsieur Arnold… », les autres « monsieur le marquis… » Ça dépend… vous comprenez ?… Nous, Berget et moi… nous l’appelons tantôt « monsieur le marquis », tantôt « monsieur Arnold »… L’habitude, dites !… Et aussi… parce que c’est l’enfant du pays !…

Je n’étais pas assez naïf pour croire que je tirerais de cette femme stupide et loquace des renseignements précieux sur la vie intime, le caractère secret du marquis d’Amblezy-Serac. Pourtant, elle m’avait fourni deux ou trois traits amusants, et elle résumait l’opinion qu’on avait de lui, dans la contrée ; document négatif, en soi, que je devrais soumettre à un plus sévère contrôle, mais qui, néanmoins, m’était utile. Du reste, en dehors de toute curiosité, j’avais besoin, dans l’état d’inquiétude où j’étais, que quelqu’un — même quelqu’un d’aussi vulgaire que cette femme — marchât, parlât, bourdonnât, s’agitât autour de moi…

— Il est vraiment aussi riche que ça ?… insistai-je pour dire quelque chose.

Elle s’exclama, en levant vers le plafond, comme pour un serment, ses petits bras accourcis :

— S’il est riche ?… Ah ! Seigneur Jésus !… S’il est riche ?… Ah ! Bon sang !… C’est-à-dire que…

Sans doute, elle ne put trouver une comparaison suffisamment noble et imagée pour exprimer, d’une façon saisissante, la richesse du marquis. D’ailleurs, elle était à bout de souffle… Elle s’arrêta court, les joues toutes gonflées… Après une pause, durant laquelle elle remplit d’air sa poitrine :

— Il n’y a que pour la chasse… fit-elle, changeant d’idée, brusquement, et sur un ton qui comportait une légère restriction… Ah ! dame !… il ne badine pas, là-dessus… C’est son père, tout craché…

Et, avec un sourire malicieusement niais :

— Il est bien aussi quelquefois… un peu original…

Je flairai des histoires sinistres.

— Original ?… répétai-je… Il est original ?… qu’appelez-vous être original ?

— Il est farceur, donc !… Il aime à rire… souvent, c’est à payer sa place…

Elle me montra, clouée sur un écusson de bois verni, dans le panneau de la cheminée, une tête naturalisée de vieux dix-cors. Deux fusils à pierre, deux poires à poudre, une blague à tabac, un fouet à chiens, pendaient accrochés, symétriquement, en trophée, aux andouillers du bois.

— Vous voyez bien ça ?… C’est M. le marquis qui nous l’a donné, l’année dernière, à la fin des chasses… Un cadeau pas ordinaire !… En l’apportant, il a dit à Berget : « C’est pour toi… Seulement, tu sais, mon cher, tâche de ne pas en avoir autant sur la tête… Sacré Berget !… Sacré cocu de Berget ! »

Elle se mit à rire bruyamment :

— Ma foi oui !… comme ça… pour plaisanter, pour rigoler… Car vous pensez bien… Et ils ont pris une bouteille ensemble… C’te idée, tout de même !

Elle ajouta en considérant avec reconnaissance la tête de cerf :

— Nous avons été bien contents !… Tout le monde n’a pas ça, chez soi… Et ça meuble…

Amusée par ce souvenir, elle changea mon assiette et me passa le dessert :

— C’est vrai que M. le marquis a connu Berget, tout enfant, et qu’il continue de le traiter en camarade… Et puis Berget est son adjoint… Quand M. le marquis est à Paris, c’est lui qui s’occupe des affaires de la mairie… Il n’y a donc rien d’étonnant à ça… Mais il tutoie tout le monde, et il appelle tout le monde : « Mon cher ! » Surtout le cultivateur… Ah ! il aime le cultivateur… et le cultivateur l’aime… Dieu sait !… C’est son homme, au cultivateur, quoi !… Aussi, à la prochaine élection de député… ça, c’est réglé !…

— Et la marquise ? demandai-je pour rajeunir la conversation qui menaçait, en s’éternisant sur le marquis, de dégénérer en potins ridicules et interminables…

Elle hésita, un moment, à répondre, et je remarquai qu’elle n’avait plus le même visage, et la même voix, en parlant de la marquise, un visage devenu grave et renfrogné, une voix où je sentis des réticences, et, peut-être même, de l’hostilité.

— Madame la marquise n’est point ici… dit-elle brièvement… elle est encore à Paris.

— Oui… oui… je sais… Mais comment est-elle ?

— Comment qu’elle est ?… Mon Dieu… une grande femme… une grande belle femme… avec une figure sévère… Elle ne parle pas souvent au monde… Ça, non !… Pas par fierté, je suppose… C’est une femme qui n’a point l’idée de parler… Voilà tout…

Plus bas, avec un air de mystère :

— Elle est souvent malade à ce qu’on dit… ajouta-t-elle… Ça doit la tenir dans le ventre, comprenez-vous ?… Ah ! elle a bien fait d’avoir deux enfants… parce que… maintenant… paraît qu’elle ne pourrait plus…

Ces derniers mots, elle les prononça sans tendresse, sans la moindre nuance de pitié… Et, pour couper court à un entretien qui, de toute évidence, la gênait, elle me dit, en se dirigeant vers la cuisine :

— Prendrez-vous du café ?

— Merci !

Je lui fis signe de revenir.

— Dites-moi, madame Berget ?… On l’aime moins que le marquis, hein ?

Elle hocha la tête d’un air d’ennui :

— C’est pas qu’on ne l’aime point… répondit-elle… mais elle n’est pas du pays… vous comprenez !… on prétend même qu’elle est étrangère… Sans ça… C’est une femme très respectable… très considérée… et elle fait ici… beaucoup de bien… beaucoup de bien…

C’était à regret, me semblait-il, qu’elle se croyait obligée de rendre hommage aux libéralités de la marquise… Avec une sorte de finesse paysanne, par des réponses évasives et dilatoires, elle s’efforçait d’échapper à mes questions. Ses yeux devenaient durs et méchants ; ses lèvres se serraient en un pli aminci. Je pris un plaisir enfantin à la pousser dans la voie des confidences.

— Qu’a-t-elle fait ?… Voyons, madame Berget ?

— Oh ! des tas de choses.

Je la pressai de nouveau :

— Mais encore ? Quoi ?…

Elle resta perplexe pendant quelques secondes… D’un geste embarrassé, elle avait relevé le bas de son tablier qu’elle tordait autour de la ceinture, et qu’elle retirait ensuite pour le tordre à nouveau…

— Eh bien… se décida-t-elle tout à coup… Elle a donné à l’église le maître-autel tout en marbre… et la lampe du sanctuaire… tout en or… Et puis… elle a donné un dais brodé d’argent… des calices… un ostensoir… des statues de la Vierge… Et puis… elle a donné des bannières pour la confrérie de l’Immaculée-Conception… Et puis… elle a donné des chapes de toute sorte… des étoles… des surplis de dentelle pour monsieur le curé… Et puis… une cloche… beaucoup trop lourde pour le clocher… et puis une horloge, où chaque fois que l’heure sonne… on voit des saints tout petits sortir d’une niche, faire la révérence, et disparaître par une autre niche…

Elle se tut.

— Ah ! m’exclamai-je… C’est tout ?

— Et puis… elle a bâti… et elle entretient à ses frais… ce grand hospice, sur la route de Caen… qui est comme un palais. On l’aperçoit du chemin de fer… en arrivant à Sonneville… sur la gauche… vous l’avez bien vu, sans doute ?

— Ma foi, non !

— Ça vaut la peine !… une bâtisse magnifique… brique et pierre, avec une immense croix d’or… tout en haut… qui domine la plaine !… Et des colonnes… et des jardins… et des chapelles !… Est-ce que je sais ?… seulement, c’est très difficile d’entrer là-dedans… faut des protections… des papiers… des histoires et paraît que ça ne sert pas à grand-chose. En ce moment… il n’y a que deux ou trois pauvres malades, qui viennent on ne sait d’où, et qui sont perdus là-dedans… vous pensez ?…

— Et puis ?…

— Et puis… elle est en train d’achever la construction d’une école libre — l’École des Saints-Anges — que dirigeront les sœurs de la Providence… Vous comprenez… il n’y avait que des écoles laïques où l’on n’apprend aux enfants que le vice, et à mépriser le bon Dieu… Ça n’était pas convenable ! Ça, par exemple, tout le monde trouve que c’est bien utile… Et c’est de l’argent, allez !… Sans compter un calvaire… en granit sculpté… de dix-sept mètres de haut… qu’elle a fait venir du fin fond de la Bretagne… On doit le planter, cette année, au carrefour des Trois-Fétus…

Et après un court silence, elle résuma :

— Pour sûr qu’elle fait bien du bien !

Poussé par un sentiment assez bas, où s’accusait l’aigreur de mes rancunes sociales, je demandai à l’aubergiste, avec un léger sifflement dans la voix :

— Tout cela est très joli… mais… dites donc, ma bonne madame Berget… est-ce que la marquise n’est pas juive ?

Je le savais mieux que cette brute de paysanne que la marquise était d’origine juive. Pourtant ma question n’était pas oiseuse, et elle avait un sens précis. Après une telle énumération de ferveurs catholiques, il m’était agréable que cela fût constaté. Oui, à l’entendre dire, même dans cette salle déserte, même par cette créature indifférente, aussi indifférente que l’opinion qu’elle pouvait exprimer, je voulais prendre un plaisir dont le comique amer et savoureux me réjouissait intensément.

— Ça se peut bien… fit-elle vaguement… On le dit…

— Et Allemande ?… Est-ce qu’elle n’est pas Allemande aussi ?

— Qu’est-ce que vous voulez ?… Moi, n’est-ce pas ?…

— Et vous avez raison, m’écriai-je, en frappant sur la table… que vous importe, après tout, qu’elle soit juive ou non ? Allemande ou Espagnole ? Au diable !… L’argent est l’argent, hein ?

— Tiens ! bien sûr…

— Qu’est-ce que ça fiche d’où il vient… pourvu qu’on sache où il va ?

— Ça… c’est vrai !

— Dans nos poches… surtout… si c’est possible… Et c’est possible… hé ! hé !… excellente madame Berget !…

Brusquement plus familière, elle se retourna vers moi, les paumes à plat sur les hanches :

— C’est-y comme valet de chambre que vous allez au château ? me demanda-t-elle.

Rien dans son visage ne révélait l’ironie ; par son air sérieux et anxieux, elle exprimait plutôt la crainte d’avoir trop parlé et que je pusse exploiter, plus tard, contre elle, les confidences qu’elle venait de me faire.

— C’est une bonne place ! appuya-t-elle… c’est des maîtres comme il n’y en a pas beaucoup… Ça !…

Je n’avais plus le sentiment de la mesure. Froissé qu’on pût me prendre pour quelqu’un de condition si basse, j’arrêtai net la conversation, et me levai de table, sans répondre.

J’allumai une cigarette et sortis sur la place.

La place était silencieuse, la nuit très noire. À l’exception d’un petit café, en face, dont la devanture restait éclairée, nulle lumière ne brillait aux fenêtres des maisons. Seuls, parmi les êtres vivants, des chiens rôdaient, en quête d’ordures… Les habitants de ce morne village dormaient déjà, dans la crasse séculaire de leur abrutissement.

— Elle a raison, cette femme imbécile, maugréai-je en moi-même… Quoiqu’elle soit incapable d’avoir mis dans sa question la moindre intention spirituelle ou satirique, c’est la justice même qui parle par sa bouche… Il n’y avait pas autre chose à me dire… Et je viens de me conduire encore comme un laquais.

Mécontent de moi, du marquis, de la marquise, de cette stupide hôtelière, mécontent de tout le monde et de tout, j’arrivai jusqu’à la grille du château. Elle était fermée. Des guirlandes dorées, trop massives, épousant la courbe du fronton, luisaient sourdement dans la nuit. Deux autres grilles de même style, ouvertes, celles-là, plus basses que la principale et reliées à elle par une sorte de mur en balustrade, supportant de lourds lampadaires de bronze, donnaient accès à droite et à gauche sur les contre-allées de la grande avenue. Je franchis celle de gauche. L’avenue où je m’engageai me parut, en effet, spacieuse et royale, mais toute pleine de ténèbres. J’en distinguai confusément l’immense nef et le prolongement des colonnades. Le ciel nuageux, uniformément couleur de plomb, était si sombre que c’est à peine s’il teintait d’un peu plus de clarté l’intervalle des troncs d’arbres, l’interstice des branchages encore sans feuilles, et l’enchevêtrement compliqué de la voûte. Au-dessus de moi, le vent heurtait les unes contre les autres les ramures qui craquaient et faisaient entendre des plaintes presque humaines. Quelques brindilles mortes tombèrent à mes pieds.

— Ainsi donc, me dis-je… c’est là-bas… au fond de ce lugubre là-bas… où je ne vois rien que de la nuit. C’est là que je vais vivre désormais !… Pour combien de temps ? Parmi quelles fantaisies… quels caprices… quels égoïsmes inédits, peut-être ? Et quelles humiliations nouvelles m’attendent encore ? Et de quelles haines plus douloureuses vais-je encore charger mon pauvre cœur ? Comme s’il avait besoin de cela, mon Dieu !

J’étais plus nerveux, plus inquiet, impatient de je ne sais quoi, en proie à une sorte d’agaçante fièvre que l’obscurité redoublait. Et je marchais, ou plutôt je piétinais dans cette ombre inconnue, avec une véritable souffrance. J’appelais à moi les images de ce marquis, terrible, peut-être, dans sa bonhomie et dans sa gaîté, lesquelles semblaient prendre, à travers les récits de l’hôtelière, une expression de grimaçante et ricanante férocité ; de la marquise, silencieuse, à la figure sévère, plus impitoyable d’avoir renié sa race et sa foi ; du château fastueux, tumultueux, où je me sentais à l’avance si effacé, si perdu, petit reflet falot, errant comme une tache sur la somptuosité des murs… Et sitôt évoquées, ces images, je les éloignais de moi avec colère, avec terreur…

Mon dîner commençait à me peser sur l’estomac. Il faisait froid d’ailleurs, un froid agressif et pénétrant. Une brume épaisse montait des prairies latérales, entrevues à peine, me glaçait les jambes, m’irritait la gorge. N’étant pas d’humeur bucolique, et nullement disposé à m’attendrir sur la poésie de la nature nocturne, je rebroussai chemin. N’avais-je pas des mois et des mois, des années et des années, peut-être, pour admirer l’ordonnance seigneuriale de cette avenue… y rêver — ah ! oui, y rêver !  — et en compter les arbres trois fois centenaires, s’il me plaisait, aux heures probables, hélas ! où l’ennui, les déceptions, la solitude morale me rongeraient l’âme comme toujours ?… Je relevai le col de mon paletot, et, les mains dans mes poches, je rentrai au village, très vite.

Ici se place un incident infiniment grotesque et pénible.

Comme je longeais le trottoir de la place dans la direction de l’auberge, j’entendis, venant de la boutique close d’un perruquier, des sons étouffés, des sons lamentables d’accordéon. Cela ressemblait, parmi le silence et parmi les ténèbres, au bêlement plaintif, au bêlement lointain d’un chevreau égaré dans un bois, la nuit. Je m’arrêtai. Entre les volets mal joints, par le rais de lumière des volets, j’aperçus le perruquier, un petit homme pâle, boutonneux, très noir de moustaches et de cheveux. Il était assis, au milieu de la boutique, sur un escabeau, en manches de chemise, les jambes croisées, les yeux mouillés d’extase ! Ah ! comme il était loin, loin de la terre, de ses contingences banales et de ses vulgaires réalités !… Et, en manœuvrant son instrument qui, entre ses doigts, se déroulait, se repliait, s’allongeait et se recourbait en mouvements annulaires comme une grosse chenille verte, il balançait, de gauche à droite et de droite à gauche, sa toute petite tête qu’amplifiait démesurément, aux tempes, et que terminait en pyramide un haut toupet frisé, au milieu duquel se plantait un peigne de corne blonde. Sa femme, les seins libres et tombants, sous une camisole d’indienne mauve, très sale, et deux vieux voisins, écoutaient, immobiles, éperdus, la gorge haletante, les dents serrées, en proie à la plus violente crise d’idéal qu’il m’eût été donné de vérifier encore… Ah ! comme ils étaient, eux aussi, loin de la terre, emportés dans un rêve de blancheurs profondes et magiques !… Les yeux au ciel, les mains à plat sur ses cuisses écartées, la femme pleurait… pleurait… des larmes surhumainement douces. Les deux vieux voisins avaient des regards fixes et tout blancs, sous les paupières presque entièrement révulsées ; une sorte de bave coulait lentement du coin de leur bouche… Et aussi, pleurait, et aussi bavait, me semblait-il, une tête en carton, éclaboussée de carmin, qui, sur le comptoir, parmi des fioles, dressait la bizarre architecture d’une perruque rousse inachevée… Et dans un chevrotement indicible la grosse chenille verte, frémissant aux mains du perruquier, chantait l’air de Mignon : « Connais-tu le pays ?… » Si je note ce détail puéril, c’est que devant ce spectacle — en vérité, j’ignore pourquoi — j’éprouvai une telle tristesse que mon irritation nerveuse, aiguë jusqu’à l’insupportable douleur, se fondit… se noya, tout à coup, dans un affreux découragement… qui n’était pas sans douceur, du reste…

Je continuai mon chemin…

Sur le pas de la porte de l’auberge, et face à la porte, deux personnages, de taille exiguë, pareillement coiffés de casquettes anglaises, pareillement vêtus de vestons à larges carreaux, les jambes maigres et difformes prises dans des culottes de cheval, un pardessus mastic sur le bras attendaient, je ne sais quoi, en fumant de courtes pipes… Un gros bull-dog, au museau plissé comme la face d’un vieux juge, s’épuçait à quelques pas derrière eux.

La voix de la patronne cria de l’intérieur :

— Non… monsieur Joë… Berget n’est pas encore rentré de la foire de Thiberville… Bien sûr qu’il va rentrer dans un bel état !… Mais je suis à vous, monsieur Joë… je suis à vous…

— All right ! répondit l’un de ces hommes qui était, sans doute, M. Joë…

Comme ils ne s’écartaient pas pour me livrer passage je les heurtai du coude un peu brutalement, et me fis place. Ils avaient des visages complètement glabres, très rouges, grimaçants et flétris… un air d’insolence ridicule, de cynisme édenté, devant quoi je retrouvai, en une seconde, mon humeur agressive.

« Des palefreniers du château… pensai-je… des confrères à moi… Ah ! Ah !… c’est du propre ! »

D’une voix grêle et précipitée, avec des grimaces burlesques et furieuses, ils baragouinèrent quelques mots en anglais… des mots insultants sans doute… Je n’y pris pas garde… Je plastronnai, ainsi qu’il convient à quelqu’un empressé de manifester sa supériorité sociale.

— Une voiture, demain, à neuf heures ! ordonnai-je à l’hôtelière qui s’avançait…

— Bien, monsieur !

D’un ton plus impérieux et très digne, j’accentuai :

— Pour me conduire au château de Sonneville… avec mes bagages, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur…

Les palefreniers s’étaient tus ; le bull-dog, les oreilles dressées, avait pris la position du chien à l’arrêt ; et, tous les trois, ils me considéraient un peu étonnés… Affectant de ne pas faire attention à eux, je pris le bougeoir que me tendait l’aubergiste.

— À neuf heures exactement, je vous prie ! recommandai-je à nouveau.

— Soyez tranquille, monsieur… ce sera prêt !…

Et je me retirai solennellement dans ma chambre, pendant que l’hôtelière, les deux hommes d’écurie et le bull-dog chuchotaient à voix très basse, en normand, en anglais, et en chien, des paroles que je n’entendais plus…

Je ne pus dormir et passai une partie de la nuit à m’agiter, m’énerver, me tourner et me retourner dans mon lit, dont les draps suspects et humides, et le double matelas de plume, où j’enfonçais comme dans une boue molle, me furent réellement un supplice. La moindre chose, le plus insignifiant détail, tout contribuait à exaspérer mes nerfs déraisonnablement… Jusqu’à ce Berget qui m’agaçait de n’être pas revenu de la foire de Thiberville, cet animal-là ?… Et la marquise, avec sa figure sévère, et son ventre malade !… Pourquoi n’avait-elle pas une figure souriante, et un ventre comme tout le monde ?… Aussi ce fut, sans le moindre calme, péniblement, presque douloureusement, que je me mis à réfléchir sur ce qui m’arrivait, à ressasser, de même qu’on ressasse un mauvais rêve persécuteur, des tas d’idées pessimistes, des souvenirs décourageants, et de plus décourageants projets…

Non, je n’allais pas au château de Sonneville comme valet de chambre, j’y allais comme quelque chose de pire, peut-être, comme « secrétaire intime et particulier » du marquis d’Amblezy-Sérac. Vraiment, il n’y avait pas là de quoi me vanter, et de si fort mépriser ces deux palefreniers dont la condition n’était pas sensiblement inférieure à la mienne et qui avaient du moins cet avantage sur moi d’exercer un métier précis, et plus libre. N’avais-je pas agi, contrairement à toute logique, et poussé par un mouvement de pauvre orgueil, en foudroyant, d’un regard hautain, la brave Mme Berget qui, dans la simplicité, dans la clairvoyance de son âme, soupçonnait, fort judicieusement, à mes manières malséantes, à ma façon de parler, que je pusse être un domestique ! Il y a vraiment des moments dans ma vie où je ne puis m’empêcher — bien que j’en sente le parfait ridicule — de me montrer un sot orgueilleux et enfantin !…

Un domestique ?… Et pourquoi pas ? Par quelle casuistique le « secrétaire intime et particulier » d’un monsieur ne serait-il pas domestique ?

Un secrétaire ne porte point de livrée apparente, et il n’est pas, à proprement dire, un domestique. Soit ! Pourtant c’est, je crois bien, ce qui, dans l’ordre de la domesticité, existe de plus réellement dégradant, de plus vil… Je ne connais point — si humiliant soit-il — un métier où l’homme qui l’accepte par nécessité de vivre, ou encore par le désir vulgaire de se frotter à des gens qui lui sont mondainement supérieurs, mais, le plus souvent, intellectuellement inférieurs, doive abdiquer le plus de sa personnalité et de sa conscience… Vous n’êtes pas le serviteur du corps de quelqu’un, du moins pas toujours, bien que de l’âme au corps de ces gens-là la distance ne soit pas longue à franchir… Vous êtes le serviteur de son âme, l’esclave de son esprit, souvent plus sale et plus répugnant à servir que son corps, ce qui vous oblige à vous faire le cœur solide, à le bien armer contre tous les dégoûts… Le valet qui a lavé les pieds de son maître, qui le frictionne dans le bain, qui lui passe sa chemise, boutonne ses bottines et passe ses habits, peut encore garder, la besogne finie, une parcelle de son individualité, extérioriser un peu de son existence, s’il possède une certaine force morale et la haine raisonnée de son abjection ! Un secrétaire ne le peut pas… La première condition, la condition indispensable pour remplir, à souhait, une si étrange fonction, implique nécessairement l’abandon total de soi-même dans les choses les plus essentielles de la vie intérieure. Vous n’avez plus le droit de penser pour votre compte, il faut penser pour le compte d’un autre, soigner ses erreurs, entretenir ses manies, cultiver ses tares au détriment des vôtres, pourtant si chères ; vivre ses incohérences, ses fantaisies, ses passions, ses vertus ou ses crimes qui, presque toujours, sont l’opposé de vos incohérences à vous, de vos fantaisies, de vos passions, de vos vertus ou de vos crimes, lesquels constituent, pourtant, la raison unique, l’originalité, l’harmonie de votre être moral ; ne jamais agir pour soi, en vue de soi, mais pour les affaires, les ambitions, le goût, la vanité stupide ou l’orgueil cruel d’un autre ; être, en toutes circonstances, le reflet servile, l’ombre d’un autre… Moyennant quoi, vous êtes admis à vous asseoir, silencieux et tout petit, les épaules bien effacées, à un bout de sa table, grignoter un peu de son luxe, vous tenir, constamment, vis-à-vis de lui, de ses invités, de ses chevaux, de ses chiens, de ses faisans, dans un état de déférence subalterne, et recevoir mensuellement avec reconnaissance, — car vous n’êtes pas un ingrat — un très maigre argent qui suffit, à peine, à l’entretien de vos habits. Un peu — si peu !  — au-dessus des valets d’antichambre qui vous méprisent en vous enviant ; beaucoup au-dessous des amis, des invités les plus indifférents qui vous écartent, avec une ostentation humiliante, de leur intimité, vous restez perpétuellement en marge de la vie des uns et des autres… Heureux si, parfois, une petite femme de chambre consent à vous donner un peu de rêve, à orner votre solitude d’un peu de joie sentimentale… Mais la plupart, elles se méfient. En général, même les plus désintéressées, elles préfèrent le maître, même laid, maniaque ou sordide, et ce qui, par l’odeur et par le vice s’en rapproche le mieux : les plus ignobles valets. Moi, j’en étais réduit à chercher l’amour dans les étables, auprès des pires filles de basse-cour… Les voilà, nos aventures !

Vous croyez peut-être qu’une telle situation, inséparable d’un tel métier, m’effrayait ou me répugnait ? Nullement. J’en avais depuis longtemps l’habitude. Par une prédestination singulière, et dans une persistante malchance, jamais ne s’était offerte à moi — j’avais alors vingt-sept ans, — non seulement une autre carrière, mais la possibilité d’une autre carrière que celle-là. Carrière intermittente, d’ailleurs, et peu rémunératrice, je vous assure, car — et je mets au compte des profits et pertes les déboires, les blessures d’amour-propre que, fatalement, inflige au débutant un tel servage — il m’arrivait souvent dans l’intervalle d’une place à l’autre de subir de longs mois de chômage, durant lesquels je crevais littéralement de faim, ne trouvant à employer mon activité qu’à des travaux dérisoires de journalisme, de copies à peine payées, et le plus souvent à des expédients peu glorieux. Si je disais — et pourquoi ne le dirais-je pas ? car la honte n’est pas pour moi, — si je disais qu’un jour je finis par accepter les propositions d’une généreuse proxénète qui, le plus tranquillement du monde, me demandait de mettre mes complaisances au service de vieux messieurs débauchés et si respectables !… Mais, le moment venu, j’eus un tel dégoût, je sentis une telle impossibilité physique à remplir mes engagements, que je me sauvai de cette maison en criant comme un fou…

Ah ! j’en ai traversé de terribles drames, et je me demande, quand j’y repense, par quel prodige de résistance j’en suis sorti vivant !… J’aurais mille et mille histoires, toutes effarantes, à raconter… Je n’en ai pas le courage… Une seule, d’ailleurs, suffira à donner l’idée de ce que fut, parfois, ma vie, et jusque dans quel enfer un homme de notre temps, doué d’une intelligence assez vive, d’une énergie moyenne, d’une culture suffisante, d’une moralité à peu près nulle, peut tout à coup tomber !

Un soir, un soir de triste novembre, étant sans place, n’ayant rien mangé depuis deux jours, je rôdais dans les rues de Paris… sans but… non, en vérité, sans but, et même sans espoir d’une rencontre, d’un hasard, de n’importe quoi… Ivre de besoin, je chancelais, comme un pochard, sur mes jambes… Je ne pensais à rien… vraiment à rien, et, pourtant, inconsciemment, sans la moindre volonté, sans la moindre possibilité de réagir, il me semblait qu’une force me poussait vers quelque chose d’irréparable : folie, crime ou suicide. En passant sur le trottoir, la glace d’un restaurant me renvoya mon image, si décomposée, si funèbrement livide, que j’eus peur de moi-même, comme si je me fusse trouvé, soudain, en présence de mon propre spectre.

Il avait plu dans la soirée ; une boue grasse rendait le pavé glissant, la marche difficile. Faible comme j’étais, je dus plusieurs fois m’arrêter, m’appuyer contre une porte cochère pour ne point tomber… Des gens, des couples, des groupes allaient, venaient, me frôlaient… Aucun ne faisait attention à moi… C’est effrayant… Un être humain souffrait, mourait, un être humain allait peut-être, dans une seconde, s’abattre la face dans la boue… Et pas une parole, pas un regard de pitié, pas un secours, pas une curiosité même !… Un moment, j’osai aborder un gros monsieur… Il était seul, la figure joyeuse, le ventre pesant, bien au chaud dans une épaisse pelisse de fourrure…

— Monsieur… je vous en prie, suppliai-je. Regardez-moi… ayez pitié de moi… je n’ai pas mangé depuis deux jours !

Le gros monsieur me dévisagea rapidement :

— Pas mangé ?… avec ces vêtements-là ?… Est-ce que tu te fous de moi… dis donc !…

Et comme je me disposais à le suivre :

— Allons !… va-t’en… ou j’appelle la police !

Si j’en avais eu la force, je crois que je me serais jeté sur lui…

Jamais autant que ce soir-là je n’éprouvai la sensation de la détresse absolue, irrémédiable… l’impression d’une descente dans un gouffre noir trop étroit dont les parois raboteuses me serraient les côtes horriblement… Et une idée — une seule — s’obstinait en moi : ne pas rentrer à mon hôtel. Ah ! non… Plutôt crever là comme un chien… mais ne pas rentrer, ne pas rentrer !…

Dans la rue d’Amsterdam, au coin de la gare Saint-Lazare, je voulus reprendre haleine… Je n’en pouvais plus… Tout tournait, dansait autour de moi, tout se déformait en images de folie. Je ne savais plus si l’affreux grondement qui m’emplissait les oreilles et faisait vibrer mon cerveau, comme une boule sonore, venait de mes propres souffrances ou des bruits de la rue, si les mille et mille lumières qui m’aveuglaient étaient une projection de mes yeux, ou les feux réels de la ville multipliés par leurs reflets sur les glaces des boutiques, sur les surfaces luisantes et mouvantes du trottoir et de la chaussée… Je m’accotai contre la grille de la cour du Havre, me tenant, des deux mains, aux barreaux… L’horloge de la gare marquait alors onze heures…

J’étais là depuis cinq minutes quand une femme qui montait le trottoir, lentement, l’œil aux aguets, passa devant moi en ralentissant encore sa marche, me regarda et, m’ayant dépassé, se détourna pour me regarder encore. Après une vingtaine de pas coupés d’arrêts, elle redescendit, et, cette fois, se plantant tout près de moi, si près de moi qu’elle me touchait de sa robe, elle me dit, presque timidement, sur un ton presque implorant :

— Monsieur ! Monsieur ! Venez chez moi !…

Alors j’eus un espoir horrible.

— Où demeures-tu ? demandai-je.

— Tout près d’ici… répondit-elle… à deux minutes d’ici… Cité Gaillard, monsieur !

Et elle chuchota :

— Je serai bien… bien gentille !

Je l’examinai… Une femme mince, fluette, très pâle, presque une enfant, et déjà toute flétrie… Elle ne semblait pas bien aguerrie dans son métier. Elle était vêtue de noir, misérablement. Un pauvre collet de plumes ternies, mangées aux vers, lui couvrait les épaules ; un immense chapeau noir, avec un nœud rouge, lui faisait un visage tout petit… un tout petit ovale blanc, d’un blanc plâtreux, taché de rouge vif, à l’endroit des lèvres.

— Quel âge as-tu ?… demandai-je encore.

— Dix-sept ans, monsieur !

Dix-sept ans !… Bien que je n’eusse guère, en ce moment tragique, la faculté de m’attendrir sur le malheur des autres, je ne pus réprimer un geste, et un « ah ! » de pitié… Elle ne comprit point le sens de ce geste et de ce cri, et, vivement, en tâchant de mieux assurer sa voix qui tremblait, elle balbutia :

— Oh ! ça ne fait rien, allez ! monsieur… Je suis bien gentille avec les hommes, monsieur… vous verrez !…

L’espoir que j’avais me redonnait la force de parler… Je pus même lâcher les barreaux de la grille…

— Écoute… lui dis-je… Je suis un peu malade, ce soir… n’importe… n’importe !… Ce soir, j’ai besoin d’une femme… je veux passer une bonne nuit avec une femme… une bonne nuit… Ah ! ah !…

— Tout ce que vous voudrez, monsieur ! fit-elle.

— Oui, mais… tu entends !… une bonne nuit !…

S’enhardissant, elle corrigea, dans un sourire qu’elle essayait de rendre voluptueux, la pauvre petite bougresse :

— Tout ce que tu voudras, mon chéri !…

Elle voulait me précéder, afin de me montrer le chemin :

— Non… exigeai-je. Donne-moi ton bras. Je suis faible, ce soir… et un peu malade… Je souffre des jambes… de la tête… tu comprends ?… Ça n’est rien… au contraire !…

Et nous ne prononçâmes plus une parole…

C’est ainsi que j’arrivai, remorqué par cette enfant, péniblement, devant un hôtel borgne de la cité Gaillard.

Au fond du couloir où brûlait lugubrement une veilleuse, elle prit un bougeoir, l’alluma, et, me tenant par la main, me guida dans l’escalier… Nous montâmes trois étages, trois interminables étages, par des rampes étroites, tortueuses, gluantes, d’où s’exhalait une odeur fétide… nous dûmes nous effacer contre le mur, pour laisser passer un homme et une femme qui redescendaient — étranges et troublants fantômes… — sur les paliers, à travers les portes, des voix… des voix obscènes, des voix saoules… des voix étouffées… Oh ! ces voix… la tristesse de ces voix dans ce milieu de nuit, de terreur, de misère et de plaisir !…

Un lit d’acajou déplaqué, sans rideaux, une carpette usée, découvrant le parquet par de larges déchirures, un fauteuil presque entièrement dégarni, un lavabo et une table de bois blanc, une cuvette à terre… deux chaises… tel était le minable réduit où je fus introduit… Au fond, une porte ouverte donnait sur une petite pièce, dans laquelle j’aperçus un coin de fourneau… Une bouilloire chauffait sur des cendres encore chaudes, et des linges… des serviettes trouées, séchaient, étendus d’une cloison à l’autre, sur une corde…

Je m’effondrai dans le fauteuil et, quelques instants, je restai là à étreindre ma pauvre tête en mes mains… J’entendais la femme aller et venir à travers la chambre, ranger des objets… puis enlever son chapeau, puis enlever son collet, puis s’approcher, doucement, de moi qu’elle caressa d’une main moite… puis me dire :

— Et toi aussi, mon chéri, tu seras gentil, pas ?… qu’est-ce que tu vas me donner ?

J’écartai sa main, levai les yeux vers elle :

— J’ai faim… gémis-je, d’une voix sourde, hébétée…

Surprise d’abord, puis effrayée, elle se recula vivement en poussant un cri. Ses deux bras en avant, comme pour se préserver et se défendre… C’est que les gestes de la faim ressemblent aux gestes du crime. Une lueur pareillement sinistre brille dans les yeux de l’affamé et dans les yeux de l’assassin… Il y a un moment où, tous les deux, ils portent le même inexorable destin… Durant quelques secondes elle attendit — terrible angoisse — le coup de couteau du mauvais visiteur… Je la calmai, et d’un ton moins farouche, d’un ton où il ne restait plus que l’appel suprême de la détresse :

— J’ai faim ! répétai-je… Donne-moi à manger… je t’en prie !… N’importe quoi !

Elle me considéra longuement sans parler, sans comprendre… Elle faisait un immense effort pour comprendre ce qui lui arrivait… Et je balbutiais :

— N’importe quoi !… à manger, n’importe quoi !… même les débris de ton seau à ordures, si tu veux… comme à un chien… N’importe quoi… dis ?… mais quelque chose à manger… J’ai faim… j’ai faim !…

Elle revint près de moi, se pencha sur moi, saisit ma tête dans ses petites mains fiévreuses :

— C’est vrai qu’il est tout pâle ! s’écria-t-elle avec un élan de tendresse… Et comme tu es maigre ! Ah vrai ! Et tes pauvres yeux !… Et tes mains glacées !… Pauvre petit !…

J’avais la gorge serrée, le cœur défaillant.

— J’ai faim… j’ai faim !… sanglotais-je.

Et elle aussi sanglotait :

— Mais, mon mignon… mon cher mignon !… je n’ai rien… rien… moi non plus, ce soir, je n’ai pas mangé. Je comptais… n’est-ce pas ?… Et voilà !… Comme c’est bête !… Et il n’y a pas un sou, ici… pas un morceau de pain… rien… Je te jure qu’il n’y a rien !…

— N’importe quoi !

— Comment faire, mon Dieu ! Comment faire ?… On m’a mise à la porte de la crémerie où je dois deux mois… Nulle part je n’ai de crédit… Crois-tu que c’est de la chance !

— N’importe quoi !… Je t’en supplie…

Ses larmes redoublaient ; redoublaient aussi ses caresses et, en pleurant, et en me caressant, elle gémissait dans la sincère douleur de son impuissance :

— Mon mignon… mon pauvre mignon… ne pleure pas… Tu me fais trop de peine… Mais comment faire, mon Dieu ?… Je ne sais pas… C’est affreux !…

Tandis que, machinalement, pris d’une sorte d’hébétude, je m’obstinais à ânonner d’une voix qui me semblait, à moi-même, étonnamment lointaine…

— N’importe quoi !… N’importe quoi !…

Tout à coup, elle frappa dans ses mains… sauta, chanta, comme un petit enfant à qui l’on vient de donner un beau jouet :

— Que je suis stupide !… dit-elle. Mais oui… mais oui… je suis stupide… Est-ce bête vraiment de n’avoir pas pensé à ça plus tôt !

Nerveusement, fébrilement, elle remit son chapeau, son collet, effaça la trace de ses larmes sous une couche de poudre de riz, aviva d’un rapide trait rouge ses lèvres…

Puis, revenant à moi, heureuse, joyeuse :

— Écoute… supplia-t-elle. Ne pleure plus… ne te désole plus… Tu vas manger, mon chéri… je te jure que tu mangeras tout à l’heure… tu mangeras tant que tu voudras !… Mais il faut être bien sage… bien sage et bien gentil… Il faut m’obéir… Voilà !… tu vas entrer dans le petit cabinet… et tu m’attendras… Ah ! tu vois… ça n’est pas difficile… Et quoi qu’il arrive, mon cher mignon, pas de bruit, je t’en prie… Ne bouge pas, ne dis rien… Tu me promets ?… Allons !

Sa voix était devenue claire, très jeune, charmante… Pour un peu, elle eût chanté !…

— Allons… viens !

Dans la passion, sous l’empire d’un sentiment violent, les femmes ont une force d’endurance extraordinaire ; même les plus frêles, elles possèdent une vigueur physique que n’ont point les hommes les plus vigoureusement musclés… Elle m’aida à me lever, me conduisit dans la pièce, m’allongea sur un vieux divan qui occupait tout le fond du cabinet :

— Et surtout, ne t’impatiente pas… attends que je vienne t’ouvrir… Et si tu étais un petit homme bien gentil, tu tâcherais de dormir, mon chéri…

Puis elle m’embrassa tendrement, et, agile, presque bondissante, elle partit et referma sur moi la porte. J’entendis ses pas dans l’escalier… et bientôt je n’entendis plus rien. J’étais dans le silence et dans la nuit… La crise s’atténuait ; mes souffrances se calmaient… Au bout de quelques minutes une sensation de bien-être, de défaillance douce et légère, me pénétra, me berça comme un rêve… J’étais dans cet état de béatitude, de faiblesse presque voluptueuse qui s’empare du corps d’un fiévreux, l’accès fini…

Combien de temps demeurai-je ainsi ? Je ne pourrais le dire. Bien que je ne dormisse pas tout à fait, il me sembla que j’étais transporté loin… loin… Deux voix qui parlaient dans la chambre me réveillèrent, me rappelèrent à la réalité. D’abord je reconnus la voix de mon amie ; l’autre était une voix d’homme, grasse, avinée… Elles paraissaient discuter, colères et rieuses, tour à tour… Des mots précis, d’affreux mots empruntés à l’argot de la débauche, parvinrent jusqu’à moi… des mots d’elle… des mots de lui… Puis, bientôt, entre des silences, la voix de l’homme changea d’inflexion. Il me fut impossible de me méprendre à ce qu’elle signifiait… Je ne bougeai pas… J’aurais voulu dormir encore, dormir d’un sommeil profond, pour ne pas entendre cette voix et les bruits qui accompagnaient cette voix. Ce furent des minutes atroces, mais je ne bougeai pas… Un mince filet de lumière encadrait la porte et faisait moins épaisses les ténèbres de la pièce où j’étais couché… Et cette lumière rendait aussi en quelque sorte visible, oui, elle matérialisait à mes yeux la scène infâme qui se passait derrière cette porte… à cause de moi ! Mais je ne bougeai pas…

« Tu mangeras… je te jure que tu mangeras, mon cher mignon… »

Les paroles de tout à l’heure dominaient, de leurs promesses, l’horreur des autres paroles… elles me clouaient au divan… non, en vérité, je ne bougeai pas… Et, au fond de moi-même, je murmurai :

« N’importe quoi ! n’importe quoi ! »

Enfin les voix dans la chambre reprirent une intonation normale, les bruits une signification plus familière. Quelques instants encore… et je perçus des pas dans l’escalier… des pas qui allaient s’éloignant dans l’escalier… les pas légers de la femme, les pas pesants de l’homme… Et d’une chute plus lourde, vertigineuse, je retombai dans le silence et dans la nuit… Étais-je vivant ?… Étais-je mort ?… Où donc étais-je réellement ? Tout cela n’était-il pas un épouvantable cauchemar ?… Je ne savais pas… je ne savais plus rien… plus rien !

Je crus qu’un siècle venait de s’écouler quand la porte du cabinet s’ouvrit toute grande, s’éclaira. Entre l’immense chapeau noir et le collet de plumes tout ruisselants de pluie, le visage de la femme m’apparut… Bien qu’il me fît l’effet d’une menue tache livide sur du noir, d’un menu morceau de papier blanc collé sur du noir, il rayonnait d’une joie angéliquement pure…

— Viens, dit-elle… viens vite…

Je me sentis enveloppé, porté, assis devant une table où s’étalaient trois grosses tranches de jambon, un énorme morceau de fromage, une poire, une bouteille de vin, une longue miche de pain…

Ébloui par la vue des victuailles, grisé par leur odeur, j’oubliai tout… j’oubliai les voix, les bruits, la chambre, le divan, les mots abominables… j’oubliai l’homme, la petite femme elle-même… Je n’étais plus un être humain ; j’étais une bête devant la proie. Dominé par l’instinct féroce de la brute qui avait fait irruption en moi avec une violence soudaine, je me précipitai, les crocs impatients, les mains en griffes, sur la nourriture que je déchiquetai, que je dévorai voracement, en grognant comme un pourceau.

Elle riait de ce spectacle dont elle ne voyait point la hideur sauvage et triste.

— Ne mange pas si vite, mon chéri, disait-elle… tu vas t’étouffer, mon pauvre mignon… Ah ! qu’il est drôle !…

Lorsque tout, jusqu’aux miettes, fut englouti, lorsqu’il ne me resta plus qu’à considérer la table vide, j’eus honte de ma bestialité.

— Et toi ?… demandai-je.

— Moi, je suis contente… bien contente !

— Oui, mais… je suis sûr que tu n’as rien mangé ?…

— Mais si… mais si… répondit-elle dans un sourire… J’ai mangé dans la rue, en venant… Vrai… mon chéri… Ne t’inquiète pas de moi…

Elle mentait… mais je m’en tins à cette affirmation qui m’était commode et m’épargnait le soin d’avoir à me disculper davantage de ma goujaterie… Pas un mot de remerciement, non plus, ne me vint aux lèvres… Maintenant la petite femme se taisait… Elle retira son chapeau et son collet de plumes qu’elle égoutta en les secouant au-dessus de la carpette… Je ne dis plus rien… Je ne trouvai plus rien à dire…

Après un moment de silence :

— Tu vas coucher ici… me dit-elle… Tu demeures peut-être loin… et tu es encore trop faible pour une longue marche… D’ailleurs, il fait un temps de chien dehors… Tu veux, mon chéri ?

— Je veux bien…

Je me laissai déshabiller et mettre au lit comme un enfant… Elle se coucha près de moi. Bientôt la chaleur des draps, ce corps de femme qui me réchauffait la peau, et cet affreux instinct animal qui réclame tous les assouvissements de la chair, tout cela alluma en moi le désir. Je ne craignis pas de porter une main brutale et ignoble sur elle. Elle me repoussa doucement :

— Non… non… fit-elle… pas toi, mon chéri… pas toi… Dors… je t’en prie !

Et nous nous endormîmes aux bras l’un de l’autre, chastement.

Rentré chez moi, le lendemain à midi, je sentis dans une des poches de mon gilet un corps dur. C’était un morceau de papier… Il enveloppait quatre pièces de cinquante centimes et quelques sous… ce qui restait, bien sûr, de l’achat de mon souper… Des larmes me vinrent aux yeux, larmes de reconnaissance douloureuse et de honte !

Un mois après cette nuit tragique, ayant enfin trouvé une place de secrétaire chez un vieux maniaque de province qui voulait écrire une histoire des Contributions directes en France, je retournai, avant de me rendre à ma nouvelle destination, cité Gaillard… J’eus de la peine à reconnaître la maison… Le concierge m’arrêta au bas de l’escalier…

— Qui demandez-vous ?… me dit-il d’une voir grognonne.

Je fus bien embarrassé. Hélas ! misérable petite créature, je n’avais même pas songé à lui demander son nom !… Oui, j’ignorais — par un affreux oubli — le nom de cette enfant qui m’avait sauvé de la mort… Sur les indications que je lui donnai, il me répliqua :

— Bien sûr… bien sûr ! Je ne dis pas le contraire… Mais il en passe tant, ici, n’est-ce pas ?

Et, tout à coup, après avoir fouillé dans ses souvenirs, comme si c’était déjà une chose lointaine, lointaine… comme si ce petit visage était déjà presque effacé, perdu dans les poussières de la vie, il s’écria :

— Ah ! oui, parbleu ! Je vois ce que c’est… Mathilde ? La gosse Mathilde ? Une petite Bretonne ?

— Peut-être… Est-ce qu’elle est chez elle ? Puis-je la voir ?

— Ah ! non ! fit le concierge. Ça non !…

Et, dans un ricanement, il graillonna :

— Elle a été emballée, avant-hier, par la police !…

Je n’ai jamais pu la retrouver…

Je traversais, précisément, une de ces dures périodes où l’on n’est point sûr d’un gîte pour le soir, d’un repas pour le lendemain, lorsque, par l’intermédiaire d’une personne que j’avais servie jadis, et qui continuait, le cher homme, à me vouloir du bien, on me proposa d’entrer, comme secrétaire, chez le marquis d’Amblezy-Sérac, lequel pensait que le moment était venu pour lui de se lancer dans la carrière politique. Je ne pouvais refuser une telle aubaine, et, encore moins, dicter des conditions par quoi ma dignité serait sauvegardée. Je n’y songeai même pas, et j’acceptai ce qu’on m’offrait : deux cents francs par mois, la table, le logement, le blanchissage… Il n’avait pas été question du vin, mais j’imagine qu’il avait dû être compris dans la nourriture… J’acceptai cette situation comme une nécessité, sans enthousiasme, et aussi sans récriminations contre le sort qui décidément ne me permettrait jamais de vivre pour mon compte, et s’acharnait à ne me laisser à moi-même que le temps de la souffrance et de la misère. Pourtant j’aurais pu, j’aurais dû être heureux de ce dernier hasard. Jusqu’ici je n’avais été appelé qu’auprès de vagues bonshommes, candidats à la députation et à l’Académie, historiens documentaires, statisticiens falots, organisateurs d’œuvres de bienfaisance, sots ignorants, vertueuses crapules, bouffons orgueilleux dont « le champ d’action » et « la sphère d’influence » — c’est ainsi qu’ils parlaient — étaient fort restreints, qui ne pouvaient rien pour mon avenir et qui s’en moquaient, d’ailleurs, complètement… Aujourd’hui, pour la première fois, j’entrais chez un personnage considérable, fastueux, riche, répandu dans les milieux sociaux les plus élégants, allié à toutes les grandes familles et, par sa femme, à toutes les grandes banques de l’Europe. Peut-être pourrais-je enfin me créer là des relations utiles et diverses, et, comme il faut toujours laisser au rêve sa part — tant persiste en nous l’habitude romantique de notre éducation,  — peut-être pourrais-je compter enfin, sur des aventures fabuleuses qui ne m’étaient jamais arrivées, mais qui arrivent aux autres — du moins ils le disent. Le plus sage, toutefois, était de ne compter sur rien… et de ne prendre cette place — ainsi que j’avais fait des précédentes — que comme un refuge momentané, un abri provisoire contre les ordinaires et fatales malchances de mon destin.

J’ai une qualité : celle de me connaître à fond, et je puis me résumer en ces deux mots : je suis médiocre et souple. En plus, je ne possède qu’une demi-culture, mais pour ceux qui n’en possèdent aucune — comme ce fut le cas de mes historiens, académiciens, statisticiens, et cætera… — je sais en tirer un parti assez ingénieux. Tout cela me permet de servir, sans trop de souffrance, sans trop de dégoût, et en quelque sorte mécaniquement, les hommes ; par conséquent les opinions les plus différentes… Tour à tour, je suis resté auprès d’un républicain athée, d’un bonapartiste militant qui ne rêvait que de coups d’État, d’un catholique ultramontain, et je me suis adapté aux pires de leurs idées, de leurs passions, de leurs haines, sans qu’elles aient eu la moindre prise sur moi. Affaire d’entraînement, je suppose, et, surtout, affaire d’exemple. Garder une opinion à moi — je parle d’une opinion politique, — la défendre ou combattre celle des autres, par conviction, par honnêteté j’entends — ne m’intéresse pas le moins du monde. Je puis avoir toutes les opinions ensemble et successivement, et ne pas en avoir du tout, je n’attache à cela aucune importance. Au fond, elles se ressemblent toutes ; elles ont un lieu commun, et je pourrais dire un même visage : l’égoïsme, qui les rend désespérément pareilles, même celles qui se prétendent les plus contraires les unes aux autres… Pourquoi voulez-vous donc qu’elles me passionnent ? Je suis entré dans la vie, du moins je le crois, avec des instincts honnêtes et des scrupules minutieux, la fréquentation des hommes, dits cultivés et haut placés, les a vite abolis en moi. Quand j’ai eu compris que mon intelligence, ma fidélité, mes efforts de travail et mon dévouement ne comptaient pour rien dans l’esprit de ceux qui en profitaient ; quand j’ai su qu’on les acceptait, non comme un don volontaire et délicat, mais comme une chose due, comme une dîme, et que personne, personne ne s’intéressait à moi, alors je ne leur en ai donné à tous que pour leur argent, lequel était maigre. Moi aussi, je me suis désintéressé totalement de qui se désintéressait de moi, et je n’ai plus songé qu’à éluder, de toutes les manières, ce qu’autrefois je considérais comme un devoir et qui, en réalité, n’était que sottise et duperie… Immédiatement j’ai réglé mon compte avec la morale sociale, avec la morale des moralistes vertueux qui n’est qu’une hypocrisie destinée non pas même à cacher sous un voile de respectabilité, mais à légitimer hardiment toutes les vilenies, toutes les férocités, tous les appétits meurtriers des dirigeants et des heureux… Très timide en toutes les manifestations extérieures de mon individu, mais d’âme silencieusement violente, je ne suis point fait pour l’action, qui me paraît appartenir — en raison, peut-être, de ce que ma constitution physiologique me l’interdit, — aux esprits irréfléchis et grossiers… Une seule chose m’amuse et m’amuse toujours, — c’est ma seule vertu, c’est par là que de temps à autre je me sens sur beaucoup de mes contemporains une supériorité relative, — l’homme. L’homme en soi. L’homme me réjouit par le composé, extrêmement varié, extrêmement grotesque, extrêmement fou, d’incohérences, de ridicules, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés naïves qu’il est réellement. Si la chance m’avait orienté vers la littérature, je crois que j’eusse pu exprimer quelque chose de l’homme tel que je le sens, tel qu’il m’a tenu perpétuellement en joie, en mauvaise joie, dans tous les milieux où je l’ai coudoyé. Car, pour ce qui est d’exprimer intégralement un être si multiple, de rendre en sa bousculade rapide et confuse un tel tumulte de sentiments si aheurtés, d’actions si désharmoniques, tout ce qui se trouve, à la même minute, en bouillonnement chez le même individu, qui donc oserait sérieusement y prétendre ? Les romanciers — les romanciers latins surtout, — me font rire, avec leur conception réaliste et si pauvrement monotone d’une humanité toujours la même, qui agit selon les règles d’une morale préétablie, d’une psychologie fixe, d’un comique classique, dont on se transmet les grimaces, d’un livre à l’autre, à travers les siècles, ainsi qu’un indérangeable héritage. Comme si le visage humain était simple et un, et qu’on apprenne à le déchiffrer, dans les philosophies toutes arbitraires, et dans les littératures toutes mortes et glacées !…

En somme, il devait m’être plutôt agréable — en dehors même de l’arrêt plus ou moins long, plus ou moins calmant, que cela ferait dans mon existence de misère, — d’aller chez ce marquis d’Amblezy-Sérac, où je rencontrerais une grande variété d’hommes, une collection complète, et comme il ne m’avait pas été donné d’en consulter jusqu’ici, de tout ce qui constitue notre admirable élite sociale… Là, du moins, je pourrais me livrer à ma manie, et enrichir certainement, de gens et d’espèces encore inconnus de moi, les feuilles de mon herbier humain. À défaut d’autres avantages plus directs, plus matériels, cela valait bien tout de même quelque chose.

Quand je suis triste et découragé, j’appelle à moi le souvenir des quelques mois que je vécus chez les Ramard-Holstein. C’étaient les pires bourgeois, stupidement, invraisemblablement riches. Le père, la mère, les deux filles voulaient toujours paraître en avance sur tout. En politique, en art, en morale, ils avaient l’opinion révolutionnaire au delà de la plus violente. Je revois leurs dîners de gala, le faste lourd de leur table, les argenteries précieuses, les fleurs, et au milieu de tout cet encombrement de richesses étalées, parmi l’odeur des truffes, des fruits, des vins, des poitrines nues sur qui pesait le luxe de cent mille francs de perles et de diamants, je revois Mme Ramard-Holstein crier : « J’aime le peuple ! » Et elle appelait sur la bourgeoisie corrompue et repue les bombes vengeresses, les bonnes bombes de l’anarchie !… Ah ! c’était beau à voir !

Il ne faut jamais montrer, surtout aux riches, sa pauvreté !… C’est une plaie honteuse, un vice ignoble qui vous rend indigne de leur pitié. Le pauvre est l’ennemi de la joie et de la bonté. Il apparaît, parmi les sourires, comme un remords agaçant ; il fait tache sur le bonheur… oh ! pas de pauvreté, n’est-ce pas ! pas de pauvreté apparente !… Au diable le malheur !… Qu’il s’arrange dans les coins, comme il pourra… mais loin de nous !…

L’intérêt que les riches voudraient témoigner à un pauvre cède presque toujours devant un habit crasseux et élimé ; leur charité ne va pas jusqu’à s’émouvoir d’une paire de chaussures trouées et rapiécées et de ce qu’elles représentent, quelquefois, d’intimités douloureuses et dramatiques… Avec les pauvres qui ne sont point des mendiants professionnels, qui ne traînent pas leurs guenilles sur les routes boueuses, ils veulent vivre dans un état de sécurité polie, de confiance silencieuse, discrète, optimiste, qu’aucun spectacle de tristesse ne puisse offenser. Il vous est loisible d’être pauvre, — c’est même extrêmement touchant, — mais à la condition de n’être pas mal tenu, et que cela ne se voie ni sur votre visage, ni sur vos habits. L’affectation est inconvenante et de fort mauvais ton. Il faut de la mesure en toutes choses, et de la bonne éducation…

— Vous savez, mon cher… ce M. X… que vous avez vu chez moi, l’autre soir ?… Il n’avait peut-être pas dîné… Et il est comme tout le monde ! C’est admirable !

Et je me rappelais les tortures que j’avais endurées au collège, pour un pantalon. Ah ! le maudit pantalon !

Ce pantalon était un vieux pantalon de mon père que celui-ci, après des retouches, selon ma taille, m’avait repassé, le trouvant trop usé pour lui…

— Il est trop usé pour moi, mais il est encore bon pour toi… Toi, ce n’est pas la même chose… Et en y mettant beaucoup de soin !… avait-il déclaré, employant un de ces raisonnements convaincants et merveilleux comme en ont les pères, et qui vous font comprendre tout de suite la vie…

Quand je l’eus porté pendant huit jours, ce fâcheux pantalon, j’eus conscience de tous les ennuis qu’il me causerait. Mais mon père, très pénétré de son autorité, restait inflexible. Il refusait obstinément de le remplacer par un neuf.

— Use-le d’abord ! Nous verrons ensuite ! répondait-il aux supplications désolées de mes lettres.

Use-le !… Il ne me tenait plus aux jambes. Non seulement il s’effrangeait par le bas, — ce qui eût, peut-être, été supportable, — mais encore, quoi que je pusse faire, il laissait passer, à la fourche, par des trous irréparables, de longs et ridicules pans de chemise. Je ne parle pas des genoux crapuleusement avachis, percés, comme une passoire, et dont il ne restait plus de l’étoffe que la trame jaunie et luisante. J’étais obligé de fixer la ceinture avec des épingles par-dessus mon gilet, pour qu’il ne me lâchât pas complètement… À cause de ce pantalon, j’étais devenu un objet d’horreur ou d’amusement, selon leur humeur du moment, de la part de mes camarades. Pas de quolibets désobligeants, humiliants, injurieux même, dont je ne fusse criblé journellement… Rien ne pourrait donner une idée de mes souffrances… Aujourd’hui encore, à ce souvenir, j’éprouve un petit frisson, et j’attribue en partie ma timidité aux avanies sans nombre que me valut à mon début dans la vie ce vieux pantalon de mon père… La meilleure farce, celle qui réussissait le mieux, était la suivante… On déléguait vers moi l’élève le plus fort, le plus batailleur de la cour et, avec une insultante politesse, sa casquette à la main, tandis qu’un groupe compact de mes camarades se rangeait à quelques pas derrière lui, il me disait :

— Vous avez, monsieur, la plus belle culotte du monde. Et je suis chargé, par quelques-uns qui l’admirent particulièrement, de vous demander le nom et l’adresse de votre culottier… Ce doit être un grand artiste !

Un immense éclat de rire, féroce et meurtrier, suivait immédiatement ces paroles.

— Le culottier !… Le culottier ! s’écriait-on de toutes parts.

Quoi faire ?… J’étais seul… tout seul, mes bras étaient débiles… Je m’éloignais en pleurant, la rage au cœur.

J’en étais arrivé à fuir toute société, à rechercher les coins d’ombre, à me cacher derrière les arbres et le mur en retrait du jeu de paume… Personne pour me défendre et me consoler… Et toujours les lettres de mon père, répondant à mes lettres dont il ne sentait pas la douleur infinie :

— Use-le d’abord !…

Le pire était qu’une fois la semaine je sortais chez un correspondant, ami de ma famille… Il avait deux filles fort jolies… C’était pour moi une journée délicieuse et que j’attendais impatiemment… Quand il me fut impossible de dissimuler devant elles, par des artifices devenus inutiles, la honte obscène, éclatante de mon pantalon, ces charitables petites personnes rirent de moi si cruellement que, désormais, je préférai me priver de cette sortie qui m’aidait pourtant à mieux supporter les durs ennuis, les brimades féroces du collège.

Et voilà ce qui m’inquiétait encore par-dessus toutes autres choses, à plus de quinze ans de distance : l’état de ma garde-robe. Elle était dans le plus complet désarroi. J’avais eu beau soigner mes vêtements avec une patience d’avare, une subtile ingéniosité de Chinois, ils se trouvaient véritablement hors d’usage ; mon habit, surtout, de forme démodée, luisant aux coudes, coupé aux plis, et qui serait pour moi, comme autrefois le vieux pantalon de mon père, une cause d’humiliations plus navrantes, sûrement, d’échec peut-être, car je n’ignorais point que, dans la maison du marquis, on tenait l’élégance pour la principale vertu de l’homme… Ah ! je les voyais à l’avance, les regards ironiques et offensés du marquis, de la marquise… et des autres… de tous les autres… Et je les entendais déjà, les chuchotements qui font rougir.

— Que vient faire ici cette caricature de mendiant ?… Au fond de quel bouge, le marquis a-t-il donc déniché ce sale loqueteux ?… Et cette nauséabonde odeur de naphtaline ?… Pouah !… Ce doit être un échappé de la Commune… un socialiste… un voleur !…

Et tout ce que disent les regards chics, devant un habit de pauvre homme !

Je les voyais aussi, plus pénibles à supporter parce que plus bassement railleurs, les regards du valet de chambre lorsqu’il rangerait mes affaires, mes chemises trouées, mes chaussures sans talons, les loques de mes caleçons… Ah ! le mépris, en haut, en bas… le mépris partout !…

Pendant que je m’agitais de la sorte, la nuit se poursuivait calme, au dehors… Le vent s’était tu ; les averses qui avaient fait chanter la pluie sur les toits de la place avaient également cessé… ma bougie s’éteignit brusquement. J’essayai de dormir… mes images et souvenirs continuaient de me harceler. Ils surgissaient en foule, comme des rats, du fond trouble de mon enfance, traversaient en galopades effrénées ma vie, pour aller se perdre dans le futur, dans les effrayantes ténèbres du futur. Je ne pouvais plus les chasser…

Je m’arrêtai un peu plus longtemps aux pauvres figures disparues de mon père, de ma mère, à leur existence si morne, si lourdement morne, mal défendue, il est vrai, par l’insuffisant argent d’une humble place de fonctionnaire… au petit jardin, si triste, si triste, devant la maison si banale… à l’absence complète d’exemples, de chaleur cordiale, de confiance familiale qu’avait été toute mon adolescence. Je n’en voulais pas à mes parents du peu, du rien qu’ils avaient été pour moi… Et c’est avec une pitié profonde… infiniment plus douloureuse que la haine, parce qu’elle comportait un jugement terrible contre eux, que je me souvenais de certaines particularités plus ridicules encore que les autres. Avant qu’il eût obtenu pour moi une bourse au collège, mon père, par ennui, par lassitude, par ignorance surtout, me laissait constamment livré à moi-même… me laissait tout seul, tout petit, tout tremblant devant moi-même. Jamais un conseil… une leçon de choses, une effusion, une explication… Il était de cette école, suivie par la majorité des parents français, qui veut que les enfants ne soient, ne sentent, ne comprennent, ne sachent, ne demandent jamais rien… non… non… qu’ils se taisent… pour Dieu ! qu’ils se taisent !… Un jour, cependant, qu’il songeait par hasard à l’ornement de mon éducation en même temps qu’à me bien armer contre les difficultés et pour les luttes de la vie, mon père décida que je prendrais des leçons de tambour.

— Cela te distraira… me dit-il… Et puis… on ne sait pas… cela peut être utile !…

Je fus enchanté !… Tout ce qui m’arrachait à ma torpeur, à mon éternel silence, je l’accueillais avec empressement, comme une fête…

— Oui… oui… petit père… répondis-je… je veux bien prendre des leçons de tambour.

Nous avions pour voisin un vieux tambour de régiment qui avait été, paraît-il, un héros à Sébastopol. Afin de le récompenser de ses services, outre la médaille militaire, le gouvernement lui avait octroyé une charge de receveur-buraliste que le bonhomme faisait gérer par sa fille, car ainsi que beaucoup de héros guerriers, il ne savait ni lire, ni écrire. Mon père — grand patriote naturellement — marquait à ce vieux soldat une considération toute spéciale. C’était, d’ailleurs, un brave homme dont la vieillesse avait singulièrement affaibli les facultés mentales, mais il restait robuste de corps, et de bonne santé… Souvent, les soirs d’été, mon père l’invitait à venir s’asseoir près de lui, dans le jardin, sur le banc… Mon père fumait sa pipe, le vieux reniflait de temps à autre, une prise… et, jusqu’à la nuit, l’un près de l’autre les coudes aux genoux, pareillement penchés et le regard sur le sable de l’allée, ils ne disaient jamais rien…

Une fois, interrogé par mon père sur l’utilité éducatrice du tambour, le vieux soldat répondit en branlant la tête :

— Oui… oui… c’est une bonne chose. Ça va… ça va bien !

À partir de ce moment, tous les matins, à dix heures régulièrement, le tambour de Sébastopol venait chez nous et, jusqu’à l’heure du déjeuner, il m’initiait aux secrets de son art… Parfois, durant les repos, il cherchait à raconter une histoire. Il commençait :

— Pour lors, les Russes…

Puis ne se rappelant plus ce qu’il voulait dire, il se taisait… et se remettait à battre le rappel… Gravement, mon père — ah ! je revois sa figure sérieuse — assistait à ces leçons… Çà et là, d’une voix mécontente, il critiquait :

— C’est mou… c’est trop mou… plus de nerfs, sapristi… recherche mieux les roulements, petit… Et tes baguettes, voyons !… Tu ne sais même pas tenir tes baguettes !

Et tout… et tout… et tout !…

Pauvre père !… sans doute qu’il avait été élevé, lui aussi, par son père, et son père par le sien, de la même façon qu’il m’élevait. Ce n’était pas sa faute… il croyait bien faire… Et moi-même… qu’eussé-je fait de mes enfants, si la fatalité qui heureusement me les épargna, m’eût condamné à leur donner la vie !… Hélas ! je n’en sais rien…

Ah ! la mélancolie de tout cela… de tout cela, dont j’avais retrouvé une des formes les plus décourageantes, ici même à Sonneville-les-Biefs, dans l’accordéon du perruquier !

Je ressassais d’autres souvenirs encore, quand une voiture s’arrêta devant la porte charretière de l’auberge. Immédiatement une fenêtre s’ouvrit :

— C’est toi ? Hé, Berget ?… glapit dans la nuit, une voix que je reconnus pour celle de l’hôtelière.

— Oui, c’est moi !…

— Ah bien merci !… Si c’est permis de rentrer à pareille heure… Tu dois être saoul comme une trique, sale cochon ! Attends-moi. J’vas t’aider à dételer…

— J’ai pas besoin de toi… Fiche-moi la paix, hein ?… Et couche-toi…

— Si c’est Dieu possible !

Et pendant que la fenêtre se refermait, la voiture s’engagea sous la voûte au-dessus de laquelle se trouvait précisément ma chambre et pénétra dans la cour… J’entendis des bruits divers… le colloque de Berget avec son cheval… le piston de la pompe… le ruissellement de l’eau… les sabots du cheval contre les pavés… puis des portes s’ouvrir et se refermer… un pas lourd, mal assuré, trébuchant, une sorte de toux graillonnante… à travers les escaliers et les couloirs… une dispute qui se prolongea, avec des jurons, durant quelques minutes…

— Tais-toi donc, feignant, cochon… Tu vas réveiller tout le monde…

— C’est bon… c’est bon… Et toi, fiche-moi la paix…

Puis rien…

Cela m’avait apporté une diversion… souvenirs et images s’espacèrent… se brouillèrent… disparurent… Et je m’endormis d’un sommeil profond… sans rêves… jusqu’au matin…


II


À neuf heures exactement, la voiture — une vieille tapissière, — stationnait devant la porte de l’auberge. Berget y installa mes bagages. Il semblait à peine réveillé. Un gros corps flasque, une face pleine et rougeaude, des yeux bouffis, une expression de brutalité grognonne, tel était Berget, propriétaire des Trois Couronnes et adjoint au maire de Sonneville-les-Biefs. Sa femme était là, surveillant le départ.

— Pense à parler à M. Joë, recommanda-t-elle…

— C’est bon… c’est bon, fit Berget, d’une voix qui remuait encore de vieux mucus au fond de la gorge.

Comme je me disposais à monter en voiture, l’hôtelière minauda en m’adressant son plus aimable sourire :

— Si c’est que monsieur reste au château, j’espère bien que monsieur n’oubliera pas les Trois Couronnes ?

Mais un juron de Berget m’avertit que tout n’allait pas le mieux du monde. La boutonnière du trait de gauche était coupée… Il fallut la réparer avec de la corde. La femme s’impatientait :

— Mais dépêche-toi donc… disait-elle… Ce monsieur attend.

— C’est bon ! c’est bon ! bougonnait Berget, dont les gros doigts malhabiles tremblaient sous l’énervement de l’alcool…

Enfin nous partîmes… L’air était assez vif, le temps très beau… Il y avait toujours des nuages au ciel, mais plus légers ; de grands espaces bleus s’y montraient avec des intermittences de soleil… Et la lumière qui vaporisait, au loin, les tons de la terre et du ciel, était infiniment douce et charmante.

Mes cauchemars s’étaient évanouis… ; de toute mon agitation nocturne, il ne me restait plus que de la curiosité, pas irritée, confiante même et allègre. J’aperçus non sans un vif plaisir le petit perruquier qui, sur le pas de sa porte, causait avec un groupe de gens… Lui non plus ne gardait plus rien en lui de surnaturel, pas même son toupet noir, réduit à des proportions normales, strictement professionnelles… Comme moi, il était rentré avec le jour dans la précision de la vie ordinaire… Le village aussi, du reste, qui me parut quelconque et banal, par conséquent plus rassurant. Les êtres, les choses, les pensées, les sentiments n’avaient plus cette exagération malsaine, cette déformation impressionnante de phantasmes que leur donnent la nuit et ses fièvres… Et ce fut avec une sorte de joie délivrée que j’allumai une cigarette, et que je vis la voiture s’engager dans l’avenue du château.

L’hôtelière n’en avait pas outré, bien au contraire, le caractère seigneurial : vraiment, l’impression en demeurait exceptionnelle. Jamais je n’avais vu, même dans les domaines royaux, quelque chose qui me donnât autant l’idée de la magnificence imaginative de l’homme d’accord avec la nature. À droite et à gauche de l’immense, de la profonde voûte ajourée, s’étendaient de vastes prairies admirablement entretenues, encadrées, chacune, par un haut rideau de peupliers d’Italie, séparées l’une de l’autre et d’un seul côté par des barrières blanches au moyen de quoi elles pouvaient communiquer entre elles… Dans les unes paissaient de grands bœufs charolais à la robe luisante ; les autres étaient réservées à l’élève du cheval. Rien n’y manquait ; les écuries, étables et abris, élégantes constructions, avec leurs toits hauts débordant les murs de brique rose ; les abreuvoirs où l’eau se renouvelait sans cesse par les dérivations d’un petit ruisseau ; et çà et là les jolies oasis, les bouquets de bois destinés à donner de l’ombre aux bestiaux dans les grandes chaleurs de l’été. Une sensation de richesse bien ordonnée, un confort de culture anglaise s’y révélait partout… Et c’était, en ce matin de mars, tout brillant des ondées de la nuit, une fraîcheur, une limpidité, entre les troncs énormes de l’avenue qui reculaient et variaient à l’infini, en les encadrant, les perspectives, et donnaient à cet élevage pratique et raisonné, de joyeux, de délicieux aspects de féerie décorative…

Berget ne disait pas un mot, sinon, de temps en temps, des injures à son cheval, lequel, souvent, bronchait devant des brindilles d’arbres tombées sur la route… Je n’éprouvais pas non plus le moindre désir de prononcer une parole. Je jouissais silencieusement de tout ce qui passait devant moi, et, surtout, j’avais hâte d’arriver. Pourtant, voyant planer dans l’air un immense oiseau, j’eus la curiosité de savoir ce que c’était.

— C’est une frée… répondit Berget d’un ton bourru.

— Quoi ?… vous voulez dire une effraie ?

— Non… une frée.

— Qu’est-ce que c’est qu’une frée ?

— Une frée… quoi !

Son haleine empestait… Il n’y avait rien à tirer de cette brute… Je n’insistai plus. D’ailleurs nous débouchions de l’avenue, et, un peu sur notre droite, par delà des pelouses vallonnées, entre des bouquets d’arbres, le château se dressait, devant nous, en plein ciel… Nous le contournâmes.

Il me parut imposant par sa masse énorme et carrée, sinon très beau par ses détails. Il était trop lourd et dissymétrique à cause des styles différents qui s’y mélangeaient sans s’harmoniser. À mesure que nous en approchions, on remarquait trop qu’il avait été remis à neuf depuis peu de temps, et qu’il avait dû perdre, par un excès de sur-ornementation, la beauté ancienne de ses lignes. Le bâtiment principal, de style Louis XIII, se flanquait de deux grandes et longues ailes de style Louis XVI, plus basses, qui, faisant retour sur l’autre façade, formaient cour d’honneur. Au centre de cette façade, s’élevait un perron monumental, en forme de fer à cheval. Aux extrémités du large palier et posées sur la rampe, des colonnes cannelées supportaient une sorte de marquise en pierre ajourée sous laquelle, exhaussée de quelques marches prises dans l’épaisseur du mur, s’ouvrait la porte d’entrée. La partie creuse du perron contenait un massif étagé de gigantesques rhododendrons ; les rampes latérales s’ornaient de vases de marbre anciens, dans un goût italien tourmenté, pas très pur… Et devant le château, en un déploiement de tapis sur l’or du sable, s’étalaient des pelouses à la française, les unes plates, les autres concaves, bordées de plates-bandes encore sans fleurs, où alternaient, à des intervalles réguliers, des houx panachés, taillés en cône, et des lilas à tige en boule… un immense espace circulaire que circonscrivaient les masses plus sombres des hautes futaies et où venaient aboutir symétriquement, comme les rayons d’un cercle, les allées forestières très droites, très lointaines. Le fond du décor, c’était juste dans l’axe du château, au delà du paysage architecturé des jardins, au delà d’une large avenue d’eau qui luisait doucement sous le soleil, une profonde trouée sur la campagne et les coteaux boisés que baignait en ce moment une lumière gris-perle, infiniment tendre et gaie. À gauche, entre les hachures des arbres et les arabesques des branches, des toits… des toits… triangulaires ou campanilés, des dômes, des clochetons, couverts de tuiles vernissées et multicolores… toute une ville de toits… les communs, sans doute. J’entendis venir de là de furieux aboiements de chiens…

Ce ne fut qu’une brève impression d’ensemble, plutôt pénible. Ce luxe disparate, souvent choquant, ce luxe sans unité, sans générosité, sans âme m’écrasait… Je sentais là toute une existence de surface et de parade, organisée, administrée par des domestiques insolents, railleurs et mornes… J’eusse préféré me trouver en présence de quelque chose de plus resserré, de plus intime, de plus familial. Qu’allais-je devenir là-dedans, moi si timide, si dépourvu de tout, si pauvre ? Tout cela qui était silencieux et solitaire aujourd’hui, je l’imaginais grouillant de vie haletante et parée, de chevaux, de chiens, de toilettes, de livrées. Et, parmi toutes ces élégances, toutes ces oisivetés, en mal d’ennui et de plaisir, quelle figure ferais-je avec mon habit si ridicule, et le plastron de mes chemises aux boutonnières effrangées ?… J’en étais là, de ces réflexions peu encourageantes, quand Berget, longeant l’aile gauche du château, arrêta tout à coup la voiture devant une petite porte de service.

— C’est là ! fit-il.

Il descendit de la tapissière et tira à plusieurs reprises le pied de biche de la sonnette… Au bout de cinq minutes, un valet de pied se présenta. Il commença par adresser un salut amical à Berget…

— Bonjour, monsieur Berget.

— Bonjour, monsieur Victor.

Il ramena de dessous sa blouse un paquet qu’il tendit au valet de chambre.

— Quelques papiers de la mairie… pour M. le marquis, expliqua-t-il.

Puis, ils parlèrent d’autre chose, entre autres de M. Joë. Je compris que celui-ci était un personnage important, et qu’il dirigeait l’élevage des chevaux… Tout à leur conversation, ils semblaient m’oublier. Je m’avançais… Alors, le valet se tourna vers moi, et me demanda presque insolemment, comme à un mendiant :

— Que voulez-vous ?

— M. le marquis d’Amblezy-Sérac ?

— Votre carte ?

Je n’avais pas de cartes… Je m’excusai :

— Dites que je suis le secrétaire que M. le marquis attend.

Le domestique me dévisagea d’un coup d’œil rapide. Il eut une moue désobligeante.

— Alors, suivez-moi… fit-il.

Et donnant une poignée de main à Berget qui, pendant ce temps, avait déposé ma triste malle près de la porte :

— À tantôt chez vous, hein ?

— C’est ça !… à tantôt…

M. Victor, très grand, très noir, très droit, avait des joues grasses, rasées, presque bleues, des cheveux luisants de pommade… Son veston noir et son tablier blanc ajoutaient je ne sais quoi de funèbre à sa corpulente majesté. Il me précéda à travers des couloirs dallés de larges carreaux blancs et gris. Je jugeai inconvenant qu’il m’obligeât à passer par les parties basses du château, comme les gens de service, et je ne pus admettre qu’il agît ainsi en vertu des ordres du marquis… Je me sentis humilié et je détestai ce laquais d’une haine violente… Nous montâmes quelques petits escaliers, prîmes d’autres couloirs, et je me trouvai tout à coup dans un vaste et somptueux vestibule dont la porte s’ouvrait toute grande à deux battants sur le perron.

— Attendez ! me dit le valet.

Il appuya son doigt sur le bouton d’un timbre, et il disparut derrière une portière…

Le cœur me battait avec force dans la poitrine à ce moment… De nouveau je perdis mon assurance. Et puis la réception de ce domestique, ma malle laissée à la porte… mon manque d’autorité… tout cela m’irritait au plus haut point… Je voulus réagir contre ces divers sentiments dont je comprenais, à cette heure décisive surtout, l’impardonnable faiblesse, et je tâchai de m’intéresser à tout ce qui m’entourait.

Les murs du vestibule étaient tout entiers revêtus de boiseries modernes, joliment exécutées sur des modèles du siècle dernier… Deux tapisseries extrêmement belles, représentant, l’une, un sujet galant, l’autre, un motif de chasse, s’encadraient dans les propres moulures des boiseries… Six portes anciennes en noyer sculpté, avec de délicats et discrets rehauts d’or, étaient surmontées d’importants trumeaux, ceux-ci, ovales, ceux-là, carrés, figurant des fleurs, des fruits, des poissons dans des corbeilles enrubannées, des amoncellements de gibier mort… Les meubles… les sièges… divers bibelots, encore recouverts de leurs housses, et quelques autres détails où le désordre s’attestait, disaient que les maîtres n’étaient là qu’en passant… Sur les dalles de mosaïque effacée et de ton très doux, à peine bleu, à peine jaune, étaient jetés des tapis persans d’une curieuse et admirable harmonie, bleu et vert… Je fus vivement choqué par la copie en marbre d’une figure nue de Houdon, à laquelle on avait adapté une immense torchère d’un or agressif et brutal, qu’elle portait dans ses bras contre son sein… « Il n’a aucun goût ! », pensai-je… Enfin, un escalier, aux marches de marbre vert pâle, à la rampe de fer ouvragé où s’entremêlaient des ouvrages dorés, descendait majestueusement à gauche de sa large et profonde cage, du même marbre que les marches… Cet inventaire me calma un peu… Il me livrait, aussi bien que par une confession, l’orgueil un peu sot, l’ostentation vulgaire, le défaut de culture des maîtres du château… et ces tares me rassuraient. Aussi ce fut d’un pas presque ferme que je suivis un autre domestique qui, descendu de l’étage supérieur et s’arrêtant au milieu de l’escalier, me dit :

— Si monsieur veut bien monter ?

Au moins, il parlait à la troisième personne, celui-là, et il ne me conduisait pas honteusement, comme l’autre, par l’escalier de service.

Un couloir pas très large, un peu obscur, traversait le bâtiment principal en toute sa longueur, et aux deux extrémités qui prenaient jour sur le parc il allait rejoindre par quelques marches les couloirs des deux ailes Louis XVI. Il était tendu d’andrinople rouge, banalement. Sur les murs, des portraits de personnages de tous les siècles, d’un bric-à-brac vraiment inférieur. De place en place, dans les renfoncements, et dressées sur des socles pesants, de hautes armures de chevaliers, qui me firent l’effet d’accessoires dans un théâtre d’opérette… Le domestique ouvrit une porte et m’introduisit dans une chambre très claire… Tout d’abord, parmi des choses douces, flottantes et confuses, je ne vis qu’un caleçon bleu, sur le caleçon bleu, une chemise bleue, sur la chemise bleue, un visage rouge, et sur le visage rouge des cheveux noirs. Et tout cela s’avança vers moi… C’était le marquis.

— Ah ! vous voilà ! me dit-il… Bonjour… bonjour !

Sa voix était un peu lourde… mais sonore et aimable… Elle avait, comme on dit, de la rondeur… Il me tendit la main…

— Excusez-moi… fit-il… mais j’ai oublié votre nom…

— Charles Varnat.

— C’est vrai !… s’écria-t-il… Charles Varnat !… Et comme c’est curieux ! Car, figurez-vous, j’ai eu au collège de Vaugirard un camarade de ce nom… Il était indécrottable… Et ce que je lui ai flanqué de coups de pied au derrière, à cet animal-là ! Ah ! Ah !

Il se mit à rire copieusement… Je crus devoir faire de même, non par condescendance servile… mais, en vérité, le ton de cette plaisanterie ne m’avait pas blessé… Elle n’avait rien d’agressif et d’humiliant !… Je la sentis, au contraire, joviale et bon enfant… En tout cas, quoi qu’elle fût, je la préférais mille fois aux gravités mornes et glacées, aux politesses dédaigneuses, par quoi j’avais été, dans les mêmes conditions, accueilli de mes autres patrons… D’ailleurs il reprit, avec une bonhomie dont je n’essayai pas de démêler ce qu’elle pouvait contenir d’ironie et de cordialité :

— J’ai les meilleurs renseignements sur vous… Il paraît que vous êtes une perle…

Et comme je manifestais une réserve modeste et embarrassée, le marquis accentua :

— Si… si… une perle… on me l’a dit… on m’a dit aussi que vous savez des tas de choses… et que vous avez une plume vive… alerte… mordante… C’est parfait… J’aurai besoin de tout cela, bientôt… mon cher…

Il m’appelait déjà « mon cher », comme le cultivateur… Je répondis :

— Je ferai de mon mieux… et j’espère vous contenter en tout.

— Alors tout va bien !… Ah ! dites-moi… Êtes-vous gai ?

— Mais oui… je crois…

— Tant mieux ! Je ne puis supporter autour de moi, les figures tristes… les gens tristes… les cœurs tristes… J’aime la joie… Avez-vous déjeuné ?

— Oui, monsieur…

À ce mot de « monsieur » tout court, le marquis cligna vers moi un regard, non pas offensé, certes, mais un peu étonné… Je compris à ce regard qu’il entendait que je lui donnasse son titre, comme les autres domestiques… Il me demanda ensuite si nous étions bien d’accord sur les conditions de mon entrée chez lui, ajoutant qu’il était à ma disposition si je désirais une avance. J’eus la fierté imbécile de ne pas vouloir étaler ma misère devant cet homme trop riche, et je le remerciai… Il se frotta les mains — un geste qui me parut lui être familier,  — et il dit encore :

— Eh bien… pendant que je finis de m’habiller… je vais vous faire montrer votre chambre… Et vous reviendrez me trouver ici, n’est-ce pas ?… à tout à l’heure, mon cher…

— Oui, monsieur le marquis…

J’appuyais un peu lourdement, sur ce dernier mot afin de bien prouver au marquis que j’avais compris la leçon et que je l’acceptais… Que m’importait, après tout, de servir cette manie ? Est-ce que ma dignité s’y trouvait engagée ?… Il eut un léger sourire d’assentiment, un léger hochement de tête approbateur… Après quoi, ayant sonné, il me remit aux mains du domestique.

Ma chambre, tendue de cretonne à fleurettes roses, meublée de meubles de pitchpin, me plut. Elle était confortable et jolie ; un cabinet de toilette, fort bien aménagé, pourvu d’une baignoire et d’une douche, y attenait. Les deux fenêtres qui l’éclairaient donnaient à l’ouest sur un coin du parc, un haut rideau de sapins qui abritait le château des vents pluvieux. Entre l’écartement des branches, on distinguait, çà et là, par fragments, les communs et leurs toitures coloriées… J’aperçus sur une pelouse, longeant la ligne noire des sapins, une bande de paons, des paons blancs, des paons bleus, qui vermillaient dans l’herbe… Plus loin, un lad aux jambes torses traversa une allée, menant par la bride un cheval caparaçonné de jaune ; un chien le suivait, que je reconnus pour l’affreux bull-dog de la veille… C’était silencieux, très calme, un peu triste, pas très triste.

À moins d’être valet de chambre ou pédicure, il est difficile de juger d’un homme en caleçon. Aussi la première impression que m’avait laissée le marquis n’était pas très nette… Elle ne lui était pas, non plus, absolument défavorable. Au vrai, elle m’incitait beaucoup à réfléchir. Il faut se méfier du premier mouvement de sa sensibilité ; il trompe souvent. Il n’y a que l’accoutumance pour vous livrer la clé d’un cœur humain… En tout cas, je n’estimai point le marquis un être banal et quelconque, et l’instinct m’avertit que j’eusse à me tenir sérieusement sur mes gardes, dans mes rapports avec lui.

Le marquis était de grande taille, avec de gros membres et des emmanchements un peu canailles, me semblait-il. Il y avait du paysan en sa forte et robuste carrure. Mais ses gestes dévoilaient de la grâce et même une sorte de souplesse, une sorte de caresse félines ; on sentait que le sport, l’entraînement aux exercices du corps avaient corrigé, par de l’aisance musculaire, par de l’élégance élastique, ce qu’il y avait d’originellement épais en lui. Parmi des traits parfois empâtés et des modelés souvent massifs, son front large, plein, bien construit sous des cheveux bien plantés, son nez légèrement busqué, aux arêtes fines, indiquaient ce que les romanciers appellent de la race. Ses yeux pétillaient d’intelligence, ou plutôt de ruse malicieuse, dans une gaîté franche et hardie. Une moustache drue, très noire, sur une face d’un rouge bronzé, rejoignait des favoris coupés à l’autrichienne, et lui valait à la fois l’aspect d’un sabreur et d’un boursier. Sa puissante mâchoire, sa denture intacte, très blanche, carnassière, dans une bouche trop fendue aux lèvres trop épaisses, trop sensuelles, et, malgré tout, ricanantes, son menton charnu presque carré, exprimaient des passions violentes, des appétits cruels, de la volonté dure, et surtout le culte de la chasse et l’amour de la proie. Tout, en sa personne physique, attestait une santé exceptionnellement vigoureuse, un estomac intrépide, une circulation ardente et réglée. Ses mains étaient longues, souples, un peu grasses, peut-être, mais très belles et très soignées… Il y avait, pour ainsi dire, deux hommes en cet homme et ces deux hommes, si distants l’un de l’autre et pourtant si rapprochés, se délimitaient très clairement en ce visage curieux et contradictoire, dont le haut montrait de la noblesse, presque de la beauté, dont le bas se marquait de tares ignobles… ici, un brave homme, peut-être, et là, sûrement, un chenapan. Au cours des générations dont il était aujourd’hui l’aboutissement composite, bien des sangs, toutes sortes de sangs avaient dû se mélanger, se substituer au sang originel, et y apporter, avec des hérédités contrariées, des forces ennemies, toute une vie en lutte avec elle-même.

La vie !… En effet, ce qui, tout d’abord, frappait en cet homme et vous séduisait, c’était la vie, l’intensité, le débordement de vie qui animait tout son être… Or, d’où qu’elle vienne, où qu’elle aille, quelle qu’elle soit, la vie est toujours, par son essence et par son mystère, sympathique.

Quand je rentrai dans la chambre, le marquis était en conférence avec son intendant, M. Joseph Lerible, auquel il me présenta… un vieux bonhomme au visage parcheminé, sec de corps et tout petit, très humble, très propre. Il portait visiblement une perruque trop blonde et de coupe ancienne ; sa haute cravate à double torsion était fixée par une fleur de lys d’or… Les yeux toujours baissés, la bouche contrite, les mains allongées dans les manches de sa redingote brune, M. Joseph Lerible s’exprimait lentement, avec des prudences sournoises et des inflexions mielleuses de prêtre… Chaussé, le pied droit, d’un soulier à clous, le pied gauche, d’une épaisse pantoufle de feutre, à cause de la goutte dont il souffrait, il boitillait, ou plutôt il sautillait en marchant. À peine s’il me regarda. Un moment je crus voir son regard sur moi, mais un tout petit regard sans la moindre expression et pareil au tout petit jour qui, dans une chambre sans fenêtres, filtrerait par l’imperceptible fente d’une boiserie. Le marquis me fit passer dans la pièce voisine, son cabinet, de travail, au milieu duquel s’étalait une table bureau Louis XIV, surchargée de papiers de toute sorte, en désordre. Et il me pria de l’attendre, là, quelques minutes. La porte, n’étant pas complètement fermée, je pus suivre la conversation, sans espionnage. Le marquis parlait haut, d’un ton tranchant, parfois irrité, toujours grossier. Je compris bien vite qu’il s’agissait de deux cerfs que le garde Rousseau avait trouvés la nuit dernière panneautés dans une partie de la forêt, appelée la Vente à Boulay… Furieux, le marquis s’écriait :

— Je vous dis… je vous ai toujours dit… que Rousseau est une sale crapule, et qu’il s’entend avec les braconniers… Vous… un garde… pourvu qu’il aille à la messe et qu’il fasse ses Pâques… cela vous suffit… Il peut me voler mon gibier et dévaster mes bois… l’absolution !… Eh bien ! vous allez lui donner son compte, à l’instant, vous entendez… et installer à sa place Victor Flamant…

La voix de M. Lerible s’effraya :

— Victor Flamant !… Monsieur le marquis n’y songe pas ?

— Comment, je n’y songe pas ?… Vous plaisantez ?… J’y songe si bien que ce sera chose faite demain, je le veux…

À l’effroi, M. Lerible joignit la prière :

— Je prie… je supplie monsieur le marquis de réfléchir… Monsieur le marquis sait que Victor Flamant est un homme des plus dangereux… qu’il sort de prison… qu’il est méprisé, redouté de tout le pays…

— Précisément…

— Monsieur le marquis n’a-t-il jamais pensé que c’est peut-être ce Flamant… qui panneaute les cerfs et les chevreuils de monsieur le marquis ?

— Raison de plus…

Je crus voir se ratatiner davantage et s’effarer jusqu’à la plus folle terreur le visage de M. Lerible… Pourtant, d’un ton convaincu, plus ferme, parce qu’il comportait un argument invincible, il dit :

— Mais, monsieur le marquis, jamais le tribunal ne consentira à assermenter Flamant. Il ne le peut pas…

— C’est mon affaire… Le tribunal fera ce que je voudrai.

— Il y a la loi, monsieur le marquis…

— Il y a moi, monsieur Lerible…

Ici, je sentis la voix de M. Lerible s’armer de courage, tout en continuant de trembler d’horreur :

— Voyons… monsieur le marquis… Flamant, au vu et au su de tout le monde… vit maritalement avec sa propre fille… sauf votre respect… Il en a deux enfants…

— Je m’en fous… Qu’il couche avec sa mère, avec la sainte Vierge, le diable ou le bon Dieu… Ça n’a aucun rapport avec la chasse. Flamant me plaît… Il n’a pas froid aux yeux, celui-là. C’est un lascar… Et, au moins, il est capable d’abattre son homme… comme un lapin, à l’occasion… Il faut que cela finisse… et que les braconniers sachent à qui ils auront affaire désormais… Flamant est un brave !…

M. Lerible n’avait pas répondu… Il était, sans doute, anéanti, écrasé, effondré… J’avoue que cette scène me causait à moi-même une stupéfaction douloureuse… Il y eut un court silence… Le marquis reprit :

— D’ailleurs, je veux changer tous mes gardes… Des trembleurs… des chiffes !… Des gardes, ça ?… allons donc !… Soyez tranquille, monsieur Lerible… aussitôt rentré à Paris, je sais où prendre leurs remplaçants… Ça changera, nom de Dieu !…

Il marchait, marchait dans la pièce avec agitation… J’entendais des jurons sortir, en grondant, de ses lèvres, j’entendais les coups sourds, sur le tapis, de ses chaussures… Il s’exalta encore :

— D’abord… vous… la chasse… vous vous en foutez complètement !… Mais oui !… Hier, je suis allé dans la réserve aux perdrix… Je n’ai pas vu plus de quinze couples… Où sont les autres ? Vous n’en savez rien, n’est-ce pas ?… Parbleu !… Vous ne savez jamais rien… Et cette épidémie sur les faisans ? Et la saleté des chenils… la saleté de tout ! C’est un scandale… Ici, tout le monde pille… vole… braconne… s’engraisse. En voilà assez !

Il continuait de marcher fiévreusement ; M. Lerible, humblement, continuait de se taire. Et moi… je regardais, sans m’y intéresser, les gravures anglaises coloriées qui, sur les murs du cabinet, racontaient de stupides histoires de sport, de chasses, de courses… Puis, brusquement, d’une voix toujours tranchante, mais un peu calmée, le marquis dit :

— Je vous préviens, monsieur Lerible, qu’il me faut, mercredi prochain, vingt-cinq mille francs…

M. Lerible hésitait à répondre… Il balbutia, enfin :

— Vingt-cinq mille francs !… mercredi !… mais, monsieur le marquis, cela me sera peut-être difficile… Je ne sais pas comment je ferai… Je n’ai plus un sou disponible dans la caisse… J’ai envoyé, il y a quinze jours, tous les fermages en retard et le solde du bois à Mme la marquise… La semaine dernière, selon les ordres de Mme la marquise… j’ai versé six mille francs à l’hospice… deux mille francs aux sœurs… quinze cents à Joë… j’ai…

Le marquis lui coupa la parole.

— Je ne vous demande pas ce que vous avez versé. Je vous dis qu’il me faut, mercredi, à neuf heures du matin, vingt-cinq mille francs… Si vous ne les trouvez pas dans cette caisse… vous les trouverez peut-être dans la vôtre ?…

Il y avait sans doute, dans ces paroles, une terrible ironie, une terrible allusion à je ne sais quoi… M. Lerible s’empressa de répondre.

— Je tâcherai, monsieur le marquis… je tâcherai…

— C’est ça !…

Et il sonna son valet de chambre… Comme l’intendant se disposait à partir :

— Ah ! dites-moi… pour Flamant… vous avez bien compris, n’est-ce pas ?… Je désire qu’il soit installé, demain, à la Vente à Boulay… Arrangez-vous en conséquence… J’irai d’ailleurs faire un tour, par là, demain ou après-demain dans l’après-midi… Aujourd’hui même j’écrirai, à son sujet, au président du tribunal… Flamant… a des poules ?

— Celles qu’il a volées, je suppose… monsieur le marquis…

— Sacré Flamant !… S’il vous demande une avance pour l’achat d’une vache… faites-la-lui…

— Bien, monsieur le marquis…

— Quant à cette crapule de Rousseau… aucune indemnité… Je le chasse, voilà tout… Au diable !

— Monsieur le marquis n’a plus rien à me dire ?

— Non… non… !

— Tous mes respects, monsieur le marquis !

— Au revoir !…

Quelques instants après il vint me retrouver dans le cabinet… Sur son visage nulle trace de ses violences et de sa colère. Il était joyeux, fringant et habillé… complet gris sombre, chaussures fortes, molletières de daim, chapeau tyrolien orné d’une plume d’aigle… Il tenait à la main une courte pipe de bruyère… Par la porte entièrement ouverte je voyais un coin de la chambre ensoleillée, tout ornée de toile de Jouy et de meubles Louis XVI en très belle marqueterie ; au fond, le cabinet de toilette, tapissé de glaces sur toute sa hauteur, avec des étagères de cristal où se reflétait à l’infini l’argent des ustensiles et des bibelots, et des flacons taillés…

Tout en bourrant sa pipe, et avec un sourire légèrement grimaçant au coin de la bouche, le marquis me dit :

— Ah ! ah !… un type, le père Lerible… Il vous amusera, mon cher, quand vous le connaîtrez… Voilà cinquante-deux ans qu’il est l’intendant de Sonneville…

— Il semble, en effet, très vieux… observai-je… pour dire quelque chose… n’importe quoi…

— Et je ne sais pas, en vérité, comment il fait… Plus il vieillit, plus il dessèche, naturellement… Et plus il dessèche, plus il se porte bien… Il a toute sa tête et, hormis le temps de ses accès de goutte, il marche comme un facteur. Vous verrez qu’il faudra le tuer pour qu’il meure, ce vieux diable !… Sans ça !

Négligemment, il ajouta :

— Ici, on le déteste… on l’a en horreur… C’est donc qu’il me sert… Ah ! parbleu !… il se sert aussi… Mais quoi ?…

Il eut un geste expressif par lequel il semblait reconnaître qu’il fallait bien faire, dans la vie, la part des choses et des gens… Puis :

— Je vous dis cela pour vous mettre au courant tout de suite. Cela vaut mieux…

Il prit une allumette sur le bureau, alluma sa pipe, et il continua, avec un air satisfait, réjoui même, où le ricanement de tout à l’heure se changea en un véritable rire :

— Au fond, une vieille canaille, mais curieuse et précieuse et comme je ne pourrais plus trouver sa pareille nulle part, aujourd’hui…

Ici le rire se mêla d’un peu d’admiration :

— Croiriez-vous, s’écriait-il, que cet animal-là, en reculant les bornages… en faisant, le diable sait quoi… dans le cadastre… a augmenté le domaine de trente-cinq hectares ?… Ma parole !… Et encore, je parle au moment de la mort de mon père… Car ce qu’il a manigancé depuis, lui seul le sait !… C’est un type !…

Pourquoi, sans me connaître davantage, le marquis me faisait-il à brûle-pourpoint ces confidences hasardeuses ? Il avait sans doute ses raisons, car il ne me semblait ni naïf, ni léger à ce point… Je ne les cherchais pas… D’ailleurs, depuis la scène que j’avais entendue, mon esprit entrevoyait de nouveaux horizons, et je me décidai à ne plus m’étonner de rien, à n’attendre les explications que des événements…

Changeant subitement de conversation, il bouscula les paperasses amassées sur le bureau :

— Tenez… fit-il… votre travail, pour commencer ! Je ne m’y reconnais plus moi-même… Qu’est-ce qu’il y a dans toutes ces lettres et dans tous ces papiers ?… Ma foi… je n’en sais trop rien… De tout, probablement… vous allez me vérifier ça, hein ?… détruire ce qui est inutile… classer ce que je dois garder… Ah ! ah ! nous verrons comment vous allez vous tirer de là…

Il s’était assis devant son bureau dont il ouvrait, l’un après l’autre, les tiroirs :

— Et mes tiroirs !… quel capharnaüm !… Et à Paris, donc !… Enfin, voilà !…

Il se renversa sur le dossier du fauteuil… allongea ses jambes, et me regarda bien en face un moment sans parler ; son regard me parut alors étrangement pénétrant, et, chose curieuse, il ne me troubla point…

— Dites-moi, mon cher ?…

Et sa voix devenait tout à coup plus grave…

— Dites-moi ! vous êtes très intelligent… et j’attends de votre intelligence de précieux services… Évidemment !… Mais, ce que je veux de vous surtout… c’est de la discrétion…

Je voulus protester de ma fidélité… l’assurer de mon dévouement… Il m’imposa silence avec douceur :

— Écoutez-moi bien… J’ai beaucoup d’affaires… toute sorte d’affaires… Je suis en relations avec beaucoup de gens… toute sorte de gens… ma vie est compliquée… souvent difficile… ma situation… dans mon propre ménage… est quelquefois… comment vous dire ?… cocasse… Oui !… Enfin, cela ne va pas toujours tout seul, comprenez-vous ?… Vous le verrez bien vous-même, par la suite… Et ces sales papiers vous en apprendront aussi, un peu, je pense… Donc, de la discrétion, n’est-ce pas ?… de la discrétion absolue… et de la bonne humeur !…

Je répondis avec une effusion sincère, car cette marque de confiance me causait une vraie émotion.

— Monsieur le marquis… vous pouvez absolument compter sur moi, et de toutes les manières…

Il se leva et, comme je me disposais à me rendre au travail immédiatement :

— Non, diable !… pas aujourd’hui… commanda-t-il gaiement… Aujourd’hui… congé… à demain, les affaires sérieuses !…

Il alla tapoter le baromètre, accroché au mur, au-dessus d’une console :

— Allons faire un tour…

Puis :

— Alors, Varnat, hein ?… Charles Varnat !… Et comme c’est curieux !…

Nous descendîmes… En traversant l’antichambre, je ne pus m’empêcher de regarder encore, avec étonnement sans doute, la femme de marbre à la torchère dorée… Ce diable d’homme remarquait tout sans en avoir l’air…

— Si vous voulez entrer dans les bonnes grâces de la marquise… me recommanda-t-il… ne vous avisez point de ne pas trouver très belle cette combinaison…

— Mais, c’est très joli… répondis-je…

— C’est très joli ! répéta le marquis sur un ton absolument neutre et qui m’amusa.

Nous passâmes la journée à visiter les écuries, la faisanderie, les chenils. Le marquis avait l’œil à tout et rien ne lui échappait. Bref et précis dans ses observations, ses ordres, il employait toujours le mot technique, sans une hésitation, en homme au courant de toutes choses… On ne pouvait le tromper et je vis, à leur attitude, que gardes et gens de service ne devaient pas s’y risquer, du moins quand le maître était au château… Dans le chenil, il dit au piqueux qui nous suivait, la tête découverte et raide comme s’il portait les armes :

— On a encore panneauté deux cerfs, cette nuit, dans la Vente à Boulay… le sais-tu ?

— Je viens de l’apprendre de Rousseau, monsieur le marquis… À ma connaissance, ça fait sept depuis deux mois…

— Ça changera… Demain, Rousseau sera remplacé par Flamant !

Le visage du piqueux exprima une grande stupéfaction :

— Victor Flamant ?… fit-il.

Et il resta l’œil tout rond, la bouche ouverte, dans une telle contraction grimaçante que les deux pointes de sa moustache se confondirent avec celle de sa barbiche…

— Sans doute !… Eh bien ?

— Oh ! rien, monsieur le marquis !… répondit le piqueux qui, se dandinant sur ses jambes guêtrées de cuir noir, baissa la tête devant le regard sévère de son maître.

Celui-ci haussa les épaules et ricana :

— Tous les mêmes !… Eh bien, quand le chat sera dans la maison, les rats ne viendront pas grignoter le fromage… je t’en réponds !…

Puis, examinant une écuelle au fond de laquelle restait un peu de pâtée :

— Trop de graisse… et pas assez de poudre d’os… Ils crottent trop noir, tes chiens… Fais attention…

M. Joë nous accompagna aux herbages, et il présenta tous les poulains au marquis, qui en fit un examen attentif et prolongé… Il aimait passionnément le cheval et le connaissait à merveille, mieux qu’un vétérinaire. D’un coup d’œil il savait discerner ses qualités, ses défauts, son avenir. Il parlait, tantôt en anglais, tantôt en français, avec une sûreté, une clairvoyance, qui étonnaient toujours M. Joë lui-même. Ce dernier, avec son regard de coin, ses lèvres pincées, son air ennuyé, semblait se dire : « Pas moyen de lui conter des blagues, à celui-là !… » Pour une pouliche qui s’annonçait très jolie, mais dont le poitrail ne se développait pas assez, le marquis indiqua un appareil et un régime appropriés ; il critiqua la formation de la corne chez un autre, et donna le moyen d’y remédier :

— Comment ne sais-tu pas cela ? reprocha-t-il à M. Joë… quand tu ne sais pas, demande-moi, imbécile !

Puis ayant éprouvé les échines, palpé les membres, observé les muqueuses des yeux et de la bouche, il vérifia minutieusement l’aménagement des abris, l’installation des abreuvoirs, parut satisfait, mais n’exprima rien.

Le soir, nous eûmes à dîner deux gros fermiers des environs, personnages considérables dans le pays, influents, riches. L’un d’eux, maître Houzeau, gros homme, au cou et aux bras trop courts, bedonnant sous sa blouse bleue, le visage violacé, le nez somptueusement fleuri de bubelettes luisantes. Il était gai, farceur, alcoolique, apoplectique, très respectueux sous une apparente familiarité. L’autre, maître Poivret, les joues garnies de deux grosses touffes de poils bruns, durs et dressés comme des brosses, les lèvres minces et mouillées, toujours en mouvement, les dents très noires, sentencieux, éloquent, incompréhensible, se perdant sans cesse en des explications qu’il n’achevait jamais. J’admirai l’aisance avec laquelle le marquis pelotait, tripotait, maniait ces âmes de paysans… Il pensait comme eux, s’exprimait comme eux, émettait les mêmes préjugés, les mêmes manies, les mêmes plaisanteries grossières et puériles, sans dégoût… Ils parlèrent élevage, comice agricole, récoltes, femmes, puis politique… Comme tous les paysans normands, c’étaient d’ardents bonapartistes… Le marquis, qui se donnait pour royaliste intransigeant, se gardait bien de froisser leurs convictions, ne cherchant pas à leur inculquer les siennes.

— Je n’aime pas l’Empire, parbleu !… vous le savez… je ne puis lui pardonner nos défaites… Mais, en ce moment, ce qu’il faut, c’est une coalition de tous les honnêtes gens, contre l’ennemi commun : cette sale République… Plus de partis… rien que les braves gens !… L’Empire a commis des fautes… c’est sûr… mais enfin… il avait de la poigne… Et je lui sais gré d’avoir rétabli l’ordre et restauré la religion.

— Et puis, ajoutait maître Houzeau, dont le culte napoléonien se précisait de notions pratiques… et puis il a fait vendre le blé… on ne reverra jamais ces prix-là…

Ils pressaient le marquis de se présenter aux prochaines élections… Lui, bien sûr, saurait ramener les beaux temps de la prospérité agricole… Il connaissait les besoins de la terre, savait ce que c’était que le cultivateur. Mais le marquis se laissait prier, hésitait, finalement refusait…

— Qu’est-ce que cela te fait ?… disait-il à Houzeau… Ne m’embête pas davantage ; voyons, sacré mâtin… ai-je besoin d’être à la Chambre pour m’occuper de vos intérêts ?… Laisse-moi tranquille, animal…

Maître Houzeau répétait :

— Non… non… je ne vous laisserai pas tranquille… vous êtes l’homme du cultivateur !… n’est-ce pas, maître Poivret ?

Maître Poivret exprimait la même fondamentale idée dans un langage sibyllin.

Et, devant leurs objurgations de plus en plus vives, le marquis demandait à réfléchir… ne disait pas absolument non… pas absolument oui non plus… Ce serait vraiment un bien grand sacrifice pour lui… En tout cas, si jamais il se décidait, ce ne serait que par amour pour ces braves gens… pour tous les braves gens… D’ailleurs, les élections étaient encore éloignées ! on aurait le temps de parler de tout cela…

Au dessert, maître Houzeau qui s’émerillonnait et dont les bubelettes nasales, sous l’action du vin, pétillaient comme un feu de sapin, demanda au marquis ce qu’était devenue une certaine Suédoise que celui-ci lui avait fait connaître l’année d’avant, à Paris… car je compris que le marquis se chargeait volontiers, non seulement des intérêts du cultivateur mais aussi de ses plaisirs…

— Mâtin ! la belle femme !… Ah ! la belle femme ! s’écriait maître Houzeau dont les yeux, à ce souvenir, tournaient, viraient drôlement entre les paupières congestionnées… Ma foi !… vous savez, monsieur Arnold… ce soir, je l’arrangerais bien, cette Suédoise… Mazette ! — j’aimerais mieux la trouver dans mon lit en rentrant, qu’une poignée de poils à gratter… Ah ! la belle femme !

— Et la fille à Bidault… qu’est-ce qu’elle dirait, vieux cochon ?

— Qu’est-ce qui vous a encore rapporté ça, monsieur Arnold ?… Des menteries… des menteries !

— Oui… oui… va toujours !… Avec ça que je ne te connais pas !… Toutes les femmes, ce sacré Houzeau ! toutes les femmes !

Maître Houzeau riait, hoquetait, protestait, choquait son verre contre celui du marquis, se rengorgeait à l’idée qu’on lui attribuait toutes les bonnes fortunes de don Juan.

Ils partirent fort avinés…

Alors, restés seuls tous les deux dans une sorte de petit fumoir oriental d’un goût vraiment détestable, le marquis alla ouvrir un meuble, incrusté d’ivoire, dont il avait sur lui la clé, pendue avec d’autres menus bibelots à une chaînette d’or, tira une boîte de cigares, en choisit un, l’alluma, ne m’en offrit point et se mit à lire les journaux, silencieusement, renversé dans un fauteuil, près d’une table basse où se dressait une lampe enjuponnée de crépon rose… Il semblait m’avoir oublié… Très gêné, je ne savais en vérité quelle attitude prendre, et si je devais me retirer dans ma chambre, ou demeurer près de lui… Je n’osais même pas fumer malgré l’envie furieuse que j’en avais… Et je me vengeais de mon embarras en invectivant grossièrement toutes ces turqueries ignobles, tout ce bric-à-brac de bazar qui nous entourait…

Quand il eut fini de lire, il se promena de long en large dans la pièce, les mains croisées derrière le dos, le visage plus sérieux, le front barré comme par une forte tension de son esprit… Les idées se brouillaient dans ma tête un peu meurtrie ; et je sentais le sommeil m’envahir…

Enfin, tout en continuant de marcher, le marquis me dit :

— Écoutez, mon cher… Je vais vous donner une preuve de ma confiance, et j’espère que je n’aurai pas à le regretter… Je vais vous mettre brièvement au courant de certaines choses, encore très secrètes… Par conséquent, pas un mot, jamais, à personne, n’est-ce pas ?

Sa voix était changée, elle avait presque de la solennité, une sorte de lourdeur oratoire. Il poursuivit, après avoir allumé un autre cigare :

— Il va se passer d’ici peu des événements politiques très importants… Vous connaissez la situation actuelle… Elle est intolérable. La France se laisse de plus en plus dominer par les jean-foutre révolutionnaires, et surtout elle se laisse pourrir par des doctrines antireligieuses… abominables. Le mal n’est pas encore très grave, à la condition toutefois qu’il ne se propage pas davantage… Ce mouvement qui ne tend à rien moins que briser l’omnipotence nécessaire de l’Église… on doit l’arrêter… Et on le peut… L’Église dispose de puissants moyens spirituels… elle a énormément d’argent… elle veut agir au plus vite, et agir ferme…

Durant cette tirade, le marquis ne m’avait pas une seule fois regardé. Il semblait parler à lui-même, pour lui-même… Et moi, je l’écoutais, ahuri, suivant tous ses mouvements.

— Ce coup d’État, continua-t-il, a toutes les chances de réussir… Jules Simon est sans courage… sorti de ses petites rosseries habituelles, de ses petites finauderies larmoyantes, il est incapable de se défendre, en présence d’une lutte sérieuse… Le clergé est ardent et… quoi qu’on dise, très uni. L’armée, animée d’un excellent esprit, ne demande qu’à marcher. Et la masse indifférente s’en fout, comme toujours… Donc, peu de risques… Malheureusement, nous n’avons pas d’hommes… du moins, dans mon parti ! Broglie ?… Antipathique à tout le monde… Un phraseur qui se regarde parler. Un académicien… c’est tout dire… Et pourtant, c’est peut-être le seul… Les nôtres redoutent les aventures… Des rêveurs… des imbéciles… des mollassons ! Au fond de leurs châteaux et de leurs hôtels, ils attendent tout du droit du prince et de la lassitude du peuple… Belle conception ! Ils s’imaginent qu’on fait un roi… comme ça… avec des principes en bronze et des espérances muettes ! Un roi… ou toute autre chose… Il n’y a donc que les bonapartistes pour tenter ce coup-là… et le mener à bien… Ils y ont la main… après… au moment du partage… nous verrons…

— Mais le maréchal ? objectai-je, bien que le marquis persistât à ne pas s’adresser directement à moi.

Il répondit :

— Le maréchal ? Eh bien, voilà !… Le maréchal résiste… ne veut entendre parler de rien… Très loyal, très scrupuleux, il croit son honneur engagé à garder la Constitution, au besoin à la défendre contre ses amis, contre ses propres idées… Seulement, il n’est pas très fort… entre nous, disons-le, il est très bête… Un brave homme !… Et, avec les braves gens de sa trempe, il y a de la ressource… Au fond, voyez-vous, un vieux brisquard… un vieux sabreur… et qui a horreur de la République. Les sournoiseries de Jules Simon le dégoûtent… la popularité de Gambetta l’affole… Et l’évêque d’Orléans, en qui il a toute confiance, l’enveloppe très habilement, sans secousses, sans heurts… le met au point qu’il faut… On l’entraînera, j’en réponds !

J’objectai encore :

— Rien n’est moins certain… on le dit des plus entêtés…

Le marquis répliqua vivement, en se tournant cette fois vers moi :

— Mon cher, vous n’allez pas m’apprendre ce qu’est le maréchal… Le maréchal est mon cousin. Il m’aime beaucoup, et bien qu’il prétende que je sois un cerveau brûlé, j’ai sur lui une petite influence, car il adore mes vices. En tout cas, je le connais à fond, vous comprenez ? Non, non… Du côté du maréchal, rien à craindre… Il marchera… Pure question de temps… D’ailleurs — et c’est l’important — la maréchale nous est complètement acquise… vous pensez bien qu’elle aussi a un confesseur qui n’est pas là seulement pour l’absolution de ses péchés… Excellente femme !… Alors, la Chambre dissoute dans quinze jours… dans un mois, dans deux mois au plus tard… et Gambetta réduit au silence, par la prison… le bannissement, ou… ce qui vaudrait mieux, car on n’en revient pas… la mort… nous voilà tout de suite aux élections…

— Révolution parlementaire !… Mauvaise affaire, monsieur le marquis, affirmai-je catégoriquement. Jamais des élections ne vous donneront la royauté…

Celui-ci pirouetta sur ses talons et, avec un élan de sincérité qui me parut extrêmement comique :

— La royauté ? fit-il… mais je n’y tiens pas du tout… mais je m’en fiche complètement… Je me contenterai fort bien d’une République militaire et cléricale… d’une République de braves gens…

Et, comme il avait sans doute remarqué de l’étonnement sur ma physionomie, il appuya :

— Je vous dirai même que c’est pour cela que je suis royaliste intransigeant… drapeau blanc… Position admirable et qui ne m’engage à rien… La royauté ? Ah ! parbleu… je connais ça !… c’est un peu de l’opérette aujourd’hui. Je vais quelquefois dans les cours d’Europe… à Vienne, à Londres, à Madrid… C’est tordant, mon cher…

Tout cela débité très gaiement… Et brusquement :

— Vous avez déjà fait des élections, je crois ?

— Deux, monsieur le marquis.

Certain, maintenant que je l’amuserais, j’ajoutai :

— Une royaliste… l’autre républicaine…

— Ah ! ah !… s’écria le marquis en riant gentiment… C’est très bien… vous me plaisez beaucoup…

Et il m’expliqua :

— Mon élection est sûre, je pense. Vous savez que je suis l’homme du cultivateur… ah ! ah !… De fait, je n’ai contre moi que deux cantons où l’élément ouvrier domine… Mais avec un bon changement de fonctionnaires… avec un chambardement d’instituteurs… ah ! les salauds ! et surtout avec une bonne petite terreur autour… nous ramènerons facilement ces deux cantons à de plus saines idées… ces deux cantons et toute la France, diable !…

Puis, après un court silence :

— Avant de rentrer… nous ferons un tour dans ma circonscription… Il est urgent que je vous mette au courant des choses et des gens… car les dossiers ne suffisent pas… mais je veux une campagne ardente, violente… sans merci… une vraie bataille, ça vous va ?

— Mais oui, monsieur le marquis… ça me va tout à fait…

S’étant arrêté de marcher, il me demanda encore :

— Naturellement… vous avez fait des armes ?

— Je me suis battu trois fois… mais, je sais très peu tirer… au vrai, pas du tout…

— C’est idiot, mon cher… Aussitôt à Paris… vous prendrez des leçons…

Il se frotta les mains, et à plusieurs reprises il dit, joyeux :

— Tout ça m’amusera… tout ça m’amusera…

La pendule marquait minuit… Nous entrâmes dans nos chambres…

Je n’avais plus envie de dormir… et, bien qu’étourdi par ce que j’avais vu et entendu, je conservais toute ma lucidité d’esprit. Confrontant alors les racontars de l’hôtelière des Trois Couronnes à la personnalité du marquis, et la personnalité du marquis aux incidents menus, en somme, mais pour moi si considérables de la journée, je demeurai perplexe… Quel homme était réellement ce marquis d’Amblezy-Sérac ? Je n’en savais rien, et je m’inquiétais, je m’effrayais de ne pas le savoir, de ne pouvoir pas le savoir… Certains gestes, certains tics, certaines expressions m’avaient bien livré un peu de sa personne superficielle… Mais l’âme… l’âme secrète et vraie… l’âme cachée au fond de cette blague pittoresque et ostentatoire, sous ces sentiments affectés et nullement sincères, peut-être ?… Je l’ignorais, et je m’irritais de rester sans une réponse plausible, tout bête, devant ce point d’interrogation… D’habitude, j’avais vite fait le tour des gens chez qui j’arrivais encore plus à l’improviste… encore moins informé qu’ici… Ici, je n’avais fait le tour de rien… Il est vrai que le marquis était autre que ces fantômes d’humanité, qui se ressemblaient tous, d’ailleurs… Il y avait en lui une vie puissante… un torrent de vie puissante, et qui voulait de tout, de la spontanéité et du calcul, du scepticisme glacé et de la passion impétueuse, de la ruse enveloppante et de la décision rapide, hardie, implacable, tant de surprises, de heurts et de contradictions que ce n’est pas en quelques minutes, en quelques jours même, que je pouvais débrouiller tout cela… À coup sûr, c’était un homme, et dans toute la force de ce mot redoutable… Oui… mais enfin, qu’est-ce qui dominait en cet homme ?… Où était placé le point mort en cet homme ?… Au seul point de vue de mes relations avec lui — et c’est par là qu’il m’intéressait de le savoir,  — que devais-je espérer ou craindre de cet homme ?… Je n’en avais aucune idée…

Une chose, maintenant, me surprenait par-dessus toutes les autres, et me surprenait prodigieusement… et je me torturais l’esprit à en trouver une explication raisonnable… Je ne parvenais pas à comprendre pourquoi il m’avait fait, avec cette désinvolture extraordinaire, des confidences qu’on ne fait pas toujours à son plus intime ami ; pourquoi, au cours de notre dernière conversation, il avait tenu, tout de suite, à m’ouvrir toute grande la porte de son scepticisme et de son immoralité ? Était-ce insouciance naturelle ?… Confiance imprudente ou naïve ?… Cynisme volontaire et réfléchi ?… Ou bien détour de ruse pour mieux expérimenter la qualité de mes sentiments ?… Ou encore orgueil inconscient de quelqu’un qui se croit supérieur aux conventions sociales, aux préjugés mondains ?… Suppositions absurdes, invraisemblables, inadmissibles ! Et j’en revenais toujours à me répéter ceci : « Enfin, il ne me connaît pas… pourquoi fait-il cela ? » Malgré les renseignements favorables qu’on avait pu lui donner sur mon compte et dont il était homme à estimer la valeur, sachant bien que de tels renseignements ne renseignent jamais sur personne et sur rien, il ne me connaissait absolument pas… Il n’avait encore éprouvé ni mon intelligence, ni mon caractère ; et moi, me tenant vis-à-vis de lui sur une extrême réserve, je m’étais appliqué à ne lui livrer rien de moi-même… La plus élémentaire sagesse voulait qu’il pensât que je pouvais le trahir, le desservir, tout au moins profiter, contre lui, d’une manière quelconque, de l’inconcevable faiblesse de ces confessions. Le premier mouvement d’un homme, en présence d’un autre homme, d’un homme ballotté comme moi, en tous les sens, par une existence continue de dépendance et de misère, n’est-il pas de se défier, de ne voir que le mal, quitte à rechercher plus tard, à loisir, le bien qu’il peut y avoir en lui ? Or, non seulement il ne se défiait pas, mais encore, sans raison, follement, il me jetait à la tête jusqu’aux secrets de son propre ménage… jusqu’aux secrets compromettants, peut-être, de ces papiers et de ces lettres accumulés dans les tiroirs de son bureau, jusqu’à des secrets qui ne lui appartenaient pas… des secrets d’État… Et pas des secrets complets, définis, ce qui eût pu, à la rigueur, se justifier, mais des commencements de secrets, des bouts de secrets, qui laissent à notre imagination le droit de les fausser ou de les amplifier démesurément !… En vérité, n’était-ce pas bouffon ?… Et si ce n’était pas bouffon, n’était-ce pas un peu effarant ?

Tout à coup, une réflexion m’emplit de terreur et je songeai :

— Mais si, il me connaît… Une minute lui a suffi, à lui, pour me connaître jusqu’au fond de l’âme… Il me connaît aussi bien qu’il connaît ses chevaux, ses bœufs, ses chiens. Et il abuse de me connaître, et il commet là un véritable acte de chantage… Très rapidement, très clairement, il a démêlé en moi cette faiblesse, en quelque sorte de femme, cette faiblesse qui survit aux désenchantements de ma vie, et que je maudis de ne pouvoir m’en délivrer, et qui fait que, en dépit de mes tares morales, de la corruption de mon esprit, de mes haines curieuses et jalouses, de l’endurcissement de ma sensibilité, je suis capable de me donner tout entier, de me dévouer stupidement à qui m’accorde de l’importance et me parle avec bonté !… Mais alors, si ce diable d’homme lit aussi facilement dans les âmes, même dans les âmes rétractées, compliquées, comme la mienne, s’il a déjà compris qu’au fond je ne sais rien, je ne suis rien… que je ne sais et ne suis quelque chose que par rapport à la stupidité des gens qui m’employèrent sans dignité et que je servis sans vertu… que compte-t-il donc faire de moi ?… Et moi, avec le sentiment déprimant de mon infériorité, que vais-je devenir ici, sous l’empire, sous la domination de ce regard qui sait tout et qui voit tout ? »

Cette pensée, que je tournai et retournai dans tous les sens, m’angoissa au point que je me demandai si, vraiment, je ne ferais pas mieux de partir.

Je m’étais déshabillé et me promenais en chemise dans la chambre. Les dernières bouffées du calorifère y rendaient l’atmosphère tiède et douce. Les rideaux de cretonne fermaient, de l’entrelacs de leurs fleurs, l’embrasure des fenêtres. Une lampe, sous un abat-jour rouge, veillait sur une table à la droite de mon lit, au-dessus duquel un crucifix étendait drôlement ses deux bras de faux ivoire. À la gauche, un prie-Dieu, que je n’avais pas jusqu’ici remarqué, un prie-Dieu de pitchpin, prétentieusement façonné en ogive et surmonté d’une croix ! — encore !  — attendait vainement mes génuflexions et mes prières. Deux désolantes potiches, en faïence de Gien, une grosse pelote à épingles en velours grenat brodé d’attributs mystiques et représentant le Sacré-Cœur de Jésus, quantité de menus et affreux objets, presque tous d’inspiration religieuse, achetés à des ventes de charité, éparpillaient sur la cheminée et sur les meubles un peu de l’âme vulgaire, économe et dévote de la marquise, de cette marquise au ventre malade, à la figure sévère que, sans la connaître, je détestai, à cette minute, farouchement… Et je marchais plus vite, fiévreusement, sous l’influence de cette évocation haineuse… Et mes pieds nus faisaient un craquement sec et léger, agaçant, sur le parquet entièrement recouvert de nattes dépareillées… Nul autre bruit dans le château, où cet homme devait maintenant dormir d’un sommeil sonore et puissant comme lui, et nul bruit au dehors, dans cet immense parc peuplé de gens, de bêtes, de grands végétaux, de nuit profonde qui, sachant que le maître était là, retenaient leurs souffles et se taisaient, dans un silence servile… infiniment.

En un dernier effort, j’essayai encore de me rappeler exactement les diverses expressions de la physionomie, les diverses formes de la personne morale du marquis… ses insolences… ses familiarités… ses allures cordiales et rondes… ses emportements grossiers, la précision de son commandement, la gaîté rusée de son regard… la noblesse de son front… la laideur ricanante de sa bouche… le terrible martèlement de ses mâchoires… ses belles mains souples et caressantes… et le maréchal, et maître Houzeau, et M. Joseph Lerible… et Victor Flamant… et tout… tout… tout ce qui m’effrayait… tout ce qui me rassurait… Puis, ayant pesé tout cela, je limitai dès lors mes curiosités à ces deux questions plus générales :

— Est-ce un brave homme ?… Est-ce une canaille ?

Mais, de toutes ces images et de toutes ces expressions, confuses et fuyantes, que je tentais en vain de retenir, une seule image : Flamant… une seule expression : la bouche ricanante, restaient très nettes devant moi.

— Ce doit être une canaille… c’est sûrement une affreuse canaille ! résumai-je, en me mettant au lit.

Une fois que cette opinion sur le marquis fut définitivement ancrée en moi, j’éprouvai aussitôt comme une détente nerveuse… comme un soulagement…

Et il ne me déplut pas…


III


Le lendemain, aiguillonné par le désir d’employer mes talents, surtout, je crois, par la curiosité de compulser les papiers et la hâte d’en connaître les secrets alléchants, je me mis, de très bonne heure, au travail dans le cabinet. Le marquis ne tarda pas à m’y rejoindre. Il entra en faisant jouer ses articulations, au moyen de mouvements rythmiques des bras et des jambes. Cela me parut un peu ridicule. Il était en vêtements du matin, d’un beige très clair, déjà douché, rasé, coiffé, très frais de visage, très souple de membres.

— Vous ne faites pas d’haltères, le matin ?… me demanda-t-il, vous ne faites rien ?… Grosse erreur, mon cher… vous le regretterez plus tard… trop tard… mais c’est la santé, vous savez ?… et la santé c’est la joie… À Paris, vous prendrez des leçons de boxe… La boxe, il n’y a rien de meilleur.

Et il détacha quelques vigoureux coups, en homme très au fait de ce sport, ajoutant :

— Il faut avoir le culte de ses muscles.

La boxe… l’escrime ?… Et quoi encore ?… Le cheval, sans doute… la chasse… le tennis ?… J’allais donc devenir, ici, quelqu’un de très chic… Ma vanité n’en fut nullement flattée, et ma paresse s’en effraya.

Il fit servir dans le cabinet un petit déjeuner à l’anglaise que je partageai avec lui, se montra aimable, bon enfant… Je constatai avec plaisir qu’il avait le réveil gai.

— Que je ne vous dérange pas !… me dit-il ensuite… Travaillez… travaillez… comme si je n’étais pas là…

Appuyé contre l’embrasure de la fenêtre, il lima, tailla minutieusement ses ongles et il resta là quelque temps, silencieux, l’esprit occupé à je ne sais quoi… Puis, il se retira, me disant qu’il allait faire un tour, à cheval, jusqu’à Sonneville-les-Biefs où il devait présider une réunion du conseil municipal.

— Car je suis maire, mon cher… ne l’oublions pas…

— Et Berget est votre prophète, je veux dire votre adjoint, monsieur le marquis… complétai-je un peu trop familièrement peut-être.

— Comment ?… Vous connaissez Berget ?… Un homme admirable… le plus grand ivrogne du département !

Je l’entendis, durant un quart d’heure, parler, marcher dans sa chambre… traverser le couloir, d’un pas que ses bottes rendaient plus pesant… et, bientôt, au dehors, des chevaux piaffèrent, galopèrent, s’éloignèrent.

J’avais attaqué avec ardeur les tas de paperasses… Comme le marquis me l’avait annoncé, il y avait un peu de tout, et quelques-unes remontaient à plusieurs années : lettres banales d’amis et de parents, lettres d’affaires, — d’affaires de toute sorte, en effet ; nombreux documents relatifs au comice agricole, aux diverses sociétés de culture et d’élevage de la région… mémoires de fournisseurs… réclamations et sollicitations de tout genre… dénonciations violentes contre les instituteurs et les fonctionnaires du canton… plaintes contre M. Joseph Lerible… toute la pouillerie des petits intérêts, des petites dissensions, des petites misères de la vie campagnarde… Je trouvai quelques billets intimes et gaillards du prince de Galles, quelques télégrammes affectueux du maréchal, entre des propositions d’usuriers, des consultations de notaires, des états de liquidations chez des agents de change et des coulissiers… des relevés de sommes prêtées par des croupiers, des bijoutiers, des bookmakers… C’étaient aussi, parmi des remerciements de curés et des prières de bonnes sœurs, des invitations à inaugurer des tripots clandestins, des maisons de rendez-vous galants, des chapelles, des œuvres catholiques de bienfaisance… et toute une série de lettres en anglais, à propos de courses, de chiens, de maquignonnage… Çà et là, des protêts… des menaces de poursuites judiciaires… que sais-je encore ? toute une vie active, multiple, disparate, désordonnée, une vie de bas plaisirs, de luttes incessantes, de difficultés surmontées à force d’audace, d’ingéniosité vulgaire mais retorse, d’expédients connus… Cela m’intéressait, certes, et me désenchantait en même temps. Rien qu’à l’allure si particulière du marquis, j’avais rêvé de plus grandiose crapulerie… des intrigues amoureuses compliquées, perverses et dramatiques… l’explication d’une situation conjugale… cocasse… un peu de crime aussi… or, rien ou presque rien de ces révélations attendues où se complaisait mon imagination… En remuant ces papiers qui exhalaient comme une barbare odeur de tripot, d’écurie, d’officine d’usurier et d’huissier, j’avais la sensation un peu courte d’une existence pas sensiblement supérieure à celle d’un viveur quelconque, d’un de ces petits écumeurs de cercles tels que les lieux de plaisir parisiens nous en offrent, quotidiennement, des exemplaires si nombreux, si peu intéressants, si fugaces…

Pourtant, deux sortes de correspondances attirèrent, plus spécialement, mon attention, l’une assez copieuse, signée Karl Backer… l’autre, plus rare, signée tout simplement Blanche ; la première très respectueuse, la seconde très familière, toutes deux traitant, dans un langage convenu, d’affaires dont je ne pouvais définir la nature, mais qui, par le mystère dont on les entourait, me semblèrent plutôt bizarres et louches… Je m’y attardai plus qu’aux autres ; il me fut impossible d’y démêler quoi que ce soit ! En ce premier dépouillement, je dénichai, épars au milieu des paperasses, ou bien oubliés dans des enveloppes, quelques billets de banque et des quantités de timbres-poste, le tout pour une valeur de huit cents francs… Je pensai d’abord que cet argent avait été déposé là, par le marquis, afin d’éprouver mon honnêteté… Mais non… Il était évident, par tout ce que je venais de voir et d’apprendre, que cet homme si précis, si ordonné, si énergique, et, en même temps, si minutieux en certaines choses, incarnait en certaines autres la paresse et le désordre. L’idée de m’approprier cette somme ignorée de lui et, sans moi, perdue, ne fit que m’effleurer l’esprit… Elle passa comme passent ces étourdissements qui, parfois, le matin au saut du lit, me frappent le cerveau d’une chiquenaude légère…

Il était plus de midi quand le marquis rentra de sa promenade… Après avoir changé de costume il vint me trouver dans le cabinet. J’avais énormément travaillé ; une grande partie du vaste bureau se trouvait déjà débarrassée.

— Ah ! ah !… Ça avance, je vois… fit-il en se frottant les mains.

J’expliquai que, dans l’ignorance où j’étais encore de ses affaires, j’avais cru prudent de ne détruire aucun de ces papiers, que je les avais tous classés, et que j’attendais ses ordres…

— Parfait ! approuva-t-il… Alors, voyons ça…

Nous passâmes en revue tous les petits dossiers… Des uns le marquis me disait : « À garder ! », des autres : « À brûler ! ». Lorsque j’appelai les dossiers : Blanche et Karl Backer, il eut un sursaut que je notai précieusement et qui me confirma leur importance… En même temps il me planta dans les yeux un regard aigu, sévère, presque dur… Ce regard, dont je soutins bravement le choc, cherchait à me pénétrer, à savoir si réellement j’avais une opinion sur ces papiers, et ce qu’elle pouvait bien être… Du moins, je l’interprétai ainsi… Il fut rapide, mais on ne pouvait se méprendre à son expression claire et forte.

— Vous les avez trouvés là ?… me demanda-t-il, d’une voix brève.

— Mais oui, monsieur le marquis.

— Ah !…

Et, se remettant très vite :

— C’est curieux… acheva-t-il… Je ne l’aurais pas cru… Donnez-les-moi…

D’une main, il les feuilleta avec beaucoup d’attention… tandis que, de l’autre main où restait encore de la nervosité, il lissait ses moustaches…

— Brûlez Blanche… me commanda-t-il. Je sais ce que c’est… Aucun intérêt… Backer… eh bien ! nous le mettrons, le bon Backer, dans ce meuble, quand vous aurez terminé votre dépouillement…

Il m’indiqua un meuble lourd et massif en vieux acajou avec de grossières dorures, moitié secrétaire, moitié armoire, qui occupait le milieu du mur au fond de la pièce…

— Pensez à m’en demander la clé… Du diable si je sais où elle est, par exemple !…

À ce moment le valet de chambre apporta le courrier… Le marquis le dépouilla vivement, écrivit des remarques au crayon rouge en travers de quelques lettres…

— Vous répondrez aujourd’hui ou demain… Rien d’urgent !…

Et il enfouit les autres dans sa poche.

En lui restituant les billets de banque, il s’écria avec une sorte d’étonnement joyeux et un air de me féliciter, comme si je venais d’accomplir un acte de rare héroïsme :

— Ça, c’est bien !… ça, c’est très bien !… mais, c’est la fortune… J’ai trouvé un secrétaire de féerie qui m’apporte tout simplement la fortune… vous êtes prodigieux, mon cher…

Il prit les billets sans les compter, et me laissa les timbres pour les besoins de la correspondance.

La cloche du déjeuner sonna. Le marquis était redevenu tout à fait gai. Moi, je quittai à regret le bureau, car un élément nouveau venait de s’ajouter à ma curiosité. Peut-être les autres papiers me livreraient-ils le secret des lettres Blanche que je devais brûler, celui des lettres Backer, qu’il me fallait enfermer sous clé dans ce meuble. En tout cas elles me donnaient une plus haute idée de ce que j’appelais — sans m’en offusquer d’ailleurs — la canaillerie du marquis… Et à revoir celui-ci, et à mieux étudier sa physionomie, je ne doutais plus qu’il fût infiniment supérieur à ce qu’en somme ces documents m’avaient fait entrevoir de très incomplet, par conséquent de très incertain sur sa vie… J’avais hâte maintenant — une hâte impatiente — d’en connaître la contre-partie.

Ce jour-là même nous commençâmes à visiter la circonscription et, aussitôt après le déjeuner, nous nous rendîmes en charrette anglaise à Monteville-sur-Ornette, par la forêt. Le marquis essayait un jeune cheval, très ardent, qu’il conduisait avec une remarquable adresse, l’excitant, le maintenant de la voix, corrigeant ses emballements d’une main ferme et souple, très sûre. Nous filions très vite. La journée était fraîche et brillante ; la route serpentait toute dorée entre les futaies, entre les taillis. Des tussilages, des jonquilles sauvages tapissaient déjà les talus et les sous-bois ensoleillés de fleurettes jaunes… quelques essences d’arbres gonflaient, à la pointe des branches, de gros bourgeons vernissés, et des parfums de violettes, mêlés à de tièdes odeurs de terreau, nous arrivaient par bouffées aux narines. Le marquis me racontait des histoires locales… Monteville-sur-Ornette, pittoresque et forte commune mi-agricole, mi-forestière, échappait de plus en plus, quoique voisine de Sonneville, à l’influence du château. Paysans, bûcherons, charbonniers, sabotiers y restaient à peu près fidèles, par habitude… Mais depuis plusieurs années, de petites industries du bois, des fabriques de bondes et faussets, des scieries mécaniques s’étaient établies sur le territoire de la commune, employant près de quatre cents ouvriers venus un peu de partout et qui pourrissaient le pays de mauvaises idées républicaines. Le marquis avait là un agent précieux, le docteur Lerond, qui s’efforçait de maintenir les choses anciennes et de combattre les nouvelles, par le seul prestige de son dévouement et de sa bonté… Il y avait bien du mal. Cœur excellent, très aimé de tout le monde, même de ses adversaires politiques, on ne lui connaissait qu’un défaut, celui d’être trop dévot. Malgré sa charité, il eût préféré laisser mourir un client plutôt que de manquer la messe le matin. Chaque jour, sur les routes et dans les traverses, on le rencontrait conduisant sa vieille jument blanche, ou plutôt conduit par elle… Les guides flottantes, et quelquefois traînant sur la route, il lisait sans cesse, rencogné au fond de son antique cabriolet, des journaux et des revues, non des revues de médecine, comme on eût pu croire, mais de piété : le Pèlerin, le Rosier de Marie, etc. Souvent, au bas des côtes, la jument s’arrêtait, se mettait à brouter l’herbe des berges, et le docteur, ne s’apercevant de rien, demeurait là des quarts d’heure absorbé dans sa lecture… Puis brusquement, d’elle-même, elle recommençait de trottiner et de secouer maître et voiture sur les cahots du chemin…

Quand nous arrivâmes à Monteville-sur-Ornette, le docteur Lerond se disposait à partir en tournée de malades… Il portait une large houppelande verdâtre, une casquette en peau de renard, des sabots garnis de paille. C’était un homme très grand, très maigre, voûté, quoique jeune encore, le visage effacé, la peau cendreuse, tachée, aux joues, de poils rares d’un blond terne et pauvre. Ses yeux doux, tristes, résignés, aux paupières tuméfiées et rougies, pleuraient sans cesse… Il avait l’apparence, presque l’odeur d’un cancéreux… Avec empressement il nous reçut dans son cabinet qui lui servait aussi de salon… un cabinet très sale, encombré de toutes sortes de choses, surtout de fioles, de pots, car il tenait, en même temps, la pharmacie. Un spéculum bossué traînait sur une pile de journaux pieux… sur le bureau, parmi des papiers, des clés dentaires, des bistouris ébréchés, un forceps dont les cuillers rouillées sortaient de son enveloppe de serge noire… dans un coin, par terre, une cuvette où se voyaient encore de menues rigoles de sang séché… Aussitôt prévenu de l’arrivée du marquis, le curé vint nous rejoindre… Il fit une entrée bruyante : un petit bonhomme rondelet, assez propre, très rouge de figure, avec des yeux allumés, pétillants, d’aspect jovial et farceur… Nous nous assîmes autour du guéridon sur lequel le docteur apporta un énorme bocal plein de merises à l’eau-de-vie qu’il nous servit dans de longs verres tubulés.

Il excusa sa femme partie avec les enfants chez les grands-parents… Puis il dit :

— Je ne sais pas de bonnes nouvelles, monsieur le marquis… Ici, tout va de mal en pire… L’impiété y fait des progrès rapides… on chante maintenant la Marseillaise dans les cafés… et, croiriez-vous que, la semaine dernière, nous avons eu un enterrement civil ?… À Monteville !

— Ma foi, oui ! Hippolyte Grostout… ce damné ivrogne !… on le pensait bien… expliqua le curé qui ne parut pas prendre les choses au tragique comme le docteur Lerond.

Celui-ci poursuivit :

— Ah ! Je ne sais pas ce que tout cela deviendra !… Vous ai-je écrit que notre maire, Désiré Lequesne, est au plus mal ?… Il ne passera certainement pas la semaine… C’est un grand malheur pour tout le monde…

— Dieu !… Ce brave Lequesne !… fit le marquis d’une voix neutre… sans s’émouvoir… La bouteille… la sacrée bouteille, hein !…

— La bouteille, peut-être, et surtout la fièvre typhoïde…

Le curé tâcha de mettre sur son visage rieur tout ce qu’il pouvait, à l’occasion, comporter de gravité soucieuse ; et il commenta :

— Le plus ennuyeux… voyez-vous… monsieur le marquis… c’est que cette canaille de Fortuné Lamour… le fabricant de bondes…

— Oui… Eh bien ?

— … crie partout qu’il va se porter à la place de Lequesne… Il fait déjà une propagande de tous les diables… Ce serait un sale coup… Adieu, Monteville !…

— Il a toutes les chances, aujourd’hui ! appuya le docteur.

Le marquis répliqua vivement :

— Il a toutes les chances si tu le laisses faire… si tu veux !… Eh bien, voilà une occasion pour toi de te montrer, enfin ! grand flemmard… Je pense que tu ne vas pas abandonner cette belle commune aux mains de l’ennemi… Je ne te le pardonnerais jamais… Toi seul ici… es en mesure de battre Lamour… Il faut le battre…

— Je ne cesse de le lui dire… Il est d’un entêtement !…

Les yeux du docteur exprimèrent de la lassitude…

— D’abord, ce n’est pas sûr que je le puisse… Ensuite, c’est à peine si j’ai le temps de soigner tous mes malades… Comment ferais-je ?

— Vous irez un peu moins à la messe…, dit le curé… Je vous donne à l’avance l’absolution…

Il se mit à rire d’un rire épais qui lui secouait le ventre sous la soutane.

— L’abbé a, pardieu ! bien raison, approuva le marquis… Moi aussi, je te la donne… Ah !…

Il ajouta :

— La messe… les vêpres… le diable et son train… sans doute… Mais, sapristi ! le bon Dieu ne t’en demande pas tant, mon cher… Ce n’est pas une brute, le bon Dieu, voyons !…

Le docteur hochait la tête, un peu scandalisé… Il détourna la conversation :

— Écoutez, monsieur le marquis… Il y a un peu de votre faute dans ce qui se passe ici…

Sur un mouvement de surprise du marquis, il accentua :

— Je vous assure… Au fond, c’est la chasse qui a été la cause première de tout cela… Elle vous a aliéné bien des gens… et elle sert admirablement la cause de nos ennemis… Vous n’avez jamais voulu me croire… Tout le monde est mécontent… Tout le monde se plaint… La semaine dernière les sangliers ont retourné tout un champ… J’ai vu, il y a quinze jours, la grande pièce de maître Alix… Elle est tellement rongée par les lapins, tellement piétinée par les cerfs, qu’on n’y reconnaît plus la moindre trace de blé… Et vous ne faites rien… Et vous ne voulez rien faire !…

Le visage du marquis s’était subitement rembruni :

— Ah ! ils m’embêtent… s’écria-t-il. Comment ?… Je leur ai donné le droit de pâture sur les bruyères de Brigemont !… Je ferme les yeux quand ils mènent leurs bestiaux, l’été, aux marais de Villecourt !… Qu’est-ce qu’ils veulent encore ?…

Sa voix était devenue tranchante, irritée :

— Avec ça qu’ils le traitent bien, mon gibier ! De sales braconniers, tous !… Je te défends de me parler de ça !…

Il se leva, marcha dans la pièce en grondant comme un fauve… Le docteur s’était tu… Le curé du bout des doigts piquait quelques merises dans son verre…

— Comme vous voudrez !… reprit M. Lerond, après un silence gênant… Je voulais encore vous dire ceci… La tuberculose continue ses ravages… En ce moment, je soigne huit malades qui en sont gravement atteints… Et je découvre des symptômes sur combien d’autres !… Malheureusement, je n’y peux rien… Malgré toutes les promesses, nous n’avons toujours pas d’hospice… Caen refuse mes malades impitoyablement… J’ai écrit à Mme la marquise… Elle ne m’a pas répondu…

— C’est bien fait, nigaud !… s’écria le marquis sur un ton encore bourru, mais calmé. Pourquoi t’obstines-tu à ne pas t’adresser à moi directement ?… La marquise a été très occupée… et elle n’a pas que Monteville dans la tête… Voyons, que lui demandais-tu ?

Malgré son air triste et veule, je sentis que M. Lerond avait de la fermeté.

— Je lui demandais, répondit-il sans hésitation, qu’elle voulût bien prendre ces pauvres malades à l’hospice de Sonneville où ce n’est pas la place qui manque, il me semble… Non seulement leur état fait pitié, mais il est un réel danger de contamination pour tout le pays…

— Eh bien, je les prends, moi, annonça le marquis après avoir réfléchi quelques secondes… C’est-à-dire, j’en prends quatre. On tâchera de caser les autres… Qui est-ce ?

Le docteur énuméra les noms… parmi lesquels le marquis en choisit quatre, ainsi qu’il l’avait promis :

— Puisque vous avez cette bonté, pria le docteur, j’insiste pour Élisabeth Hunault… Vous l’avez sans doute oubliée… Elle est très intéressante… C’est la fille d’un de vos meilleurs serviteurs, monsieur le marquis… Et si vous voyiez la détresse de cette maison ?… Chaque fois que j’y vais, j’en ai le cœur tout retourné…

— Bien, bien… certainement… plus tard… Je m’occuperai d’elle…

Et avec un sourire où je vis grimacer une affreuse ironie, il ajouta, non sans une emphase qui me parut, dans sa bouche, d’un comique funèbre et cruel :

— La charité chrétienne m’ordonne de soulager, d’abord, mes ennemis… n’est-ce pas, l’abbé ?

Le curé répondit :

— Voilà, monsieur, un sentiment admirable, et qui vous honore… Les Saints Évangiles…

Mais le marquis coupa court à cette effusion, et se tournant vers le docteur :

— J’enverrai demain, dans l’après-midi, l’omnibus du château… Tu y installeras ces quatre malades que j’ai choisis… Allons, es-tu content ?

M. Lerond paraissait très triste… Il remercia dignement, brièvement. Le curé, au comble de l’enthousiasme, s’extasia :

— Et quel effet, dans le pays, quand on les verra s’en aller dans l’omnibus de monsieur le marquis, à l’hospice de Sonneville !… Surtout des ennemis déclarés de monsieur le marquis. Savez-vous que ça peut retourner bien des gens, ça ?… Oh ! mais oui !…

La flatterie était maladroite ; elle appuyait lourdement sur le caractère intéressé, politique de cet acte de charité. Le marquis, agacé, changea aussitôt le cours de la conversation.

Quelques personnes vinrent le saluer. Il avait une mémoire extraordinaire et un merveilleux à-propos. Sans se tromper jamais, il appelait chacun par son nom, lui adressait une parole amicale, opportune, toujours gaie… À un vieux paysan qui se plaignait, timidement, des dégâts causés par les cerfs, il répondit avec une bienveillance familière :

— Justement, nous parlions de ça avec le docteur et M. le curé… C’est entendu, père Jumeau… c’est entendu… Toujours d’aplomb, sacrédieu ?… Regarde-moi !… Frais comme une rose !… Et quel âge as-tu ?

— J’suis du siècle, monsieur le marquis…

— Sacré père Jumeau !… Il nous enterrera tous… Eh bien, nous célèbrerons ton centenaire à Sonneville, entends-tu bien ?… Il y aura les violons… Et nous en boirons des bouteilles… des bouteilles du siècle aussi !…

Le docteur partit, ayant une longue course à faire ; le curé nous accompagna jusqu’à la voiture…

— Je le déciderai… affirma-t-il… soyez sans crainte, monsieur le marquis… Il se portera contre Lamour… Il le faut, mais il est si drôle, parfois !… Au besoin, voyez-vous, je lui refuserais l’absolution… ah ! mais oui… ah ! mais oui.

Puis, tout à coup, embarrassé, et la bouche mielleuse :

— Je me suis permis d’écrire il y a quelque temps à monsieur le marquis… vous savez bien… pour la chapelle de saint Joseph… Une ruine, monsieur le marquis…

— Saint Joseph !… c’est vrai !… s’écria le marquis… vous avez bien fait de me rappeler ça, l’abbé… Je n’y pensais, ma foi, plus… Et figurez-vous, que je n’étais venu à Monteville que pour ça… Tenez !

Il tira de son portefeuille un billet de cent francs qu’il remit discrètement dans la main du curé, lequel se confondit en remercîments humiliés…

Un groupe d’enfants, de femmes, de petits vieux, s’était formé autour de la voiture, devant laquelle se tenait le valet de pied, personnage imposant comme un militaire, sanglé de cuir blanc, botté de cuir fauve, boutonné d’or, qu’ils considéraient tous, curieusement, avec une sorte de respect hébété. Sur le pas des portes je remarquai quelques ouvriers qui nous regardèrent passer, figures discrètement narquoises, à peine hostiles, plutôt indolentes et abruties, les amis de M. Fortuné Lamour.

Quand nous sortîmes de Monteville, au trot rapide du cheval, et que les petites fabriques échelonnées sur le cours de l’Ornette eurent disparu au tournant de la vallée, entre les rayures roses des aulnes, le marquis me dit en riant d’un bon rire amusé :

— La chapelle de saint Joseph ?… Je connais ça !… Il me la pose tous les ans… Saint Joseph, c’est Julie… une belle fille, ma foi !… Ah ! il va en faire une noce, avec mes cent francs, le sacré curé !… Il faut bien que tout le monde s’amuse, hein ?… les curés comme les autres… Et ce Lerond ? Ne vous y trompez pas, mon cher… Au fond… vous savez ! malgré sa bigoterie… un révolutionnaire… tout au moins… un sentimental… mais, c’est la même chose…

Maintenant, nous filions à toute allure vers la Vente à Boulay.

On appelait ainsi — je crois l’avoir dit — un quartier assez vaste de la forêt. La moitié dépendait de Sonneville-les-Biefs, l’autre moitié, de Monteville-sur-Ornette. Ici, la futaie se faisait plus rare, et n’occupait que les terrains bas. Sur les hauteurs, le sol caillouteux, très sec, ne pouvait nourrir — et très maigrement — que les taillis de chênes et de bouleaux dont les baliveaux clairsemés avaient un aspect chétif et tordu. D’épais ajoncs, de profondes bruyères offraient au gibier une retraite sûre, presque impénétrable, en certains endroits. C’était, malgré son caractère sauvage, la partie que le marquis préférait, en ce qu’elle lui constituait une réserve inépuisable… Il n’y chassait jamais, d’ailleurs, et il entendait qu’elle fût sévèrement gardée…

Nous débouchâmes sur un rond-point où venaient aboutir, outre la grand’route qui le traversait, six allées herbues, fermées chacune par une barrière peinte en blanc… Nous prîmes la seule, ouverte aux voitures, au fond de laquelle, comme une sentinelle veillant sur la forêt, s’embusquait une petite maison de garde. De loin, toute basse, avec sa façade repliée et blême, ses fenêtres louches, elle avait une expression haineuse et méchante. On y sentait toujours des yeux à l’affût, des oreilles aux écoutes, la menace des armes chargées… Elle donnait de l’effroi, comme tout ce qu’on heurte d’humain et de vivant dans les solitudes et dans les silences… Il semble que, dans la forêt où tout est lutte invisible et meurtre étouffé, la moindre chose, le moindre bruit qui rappellent l’homme prennent aussitôt un caractère de mystère tragique et de crime… Une sorte de cour normande, un grand verger tapissé d’herbe rugueuse et planté d’arbres à fruits, entourait la maison, n’en effaçait pas l’impression sinistre. Autour du verger, des arbres, des arbres, sans une trouée, un cirque d’arbres dont les pointes mêlées rayaient le ciel, pareilles aux morsures d’une eau-forte légère et bleuâtre… Un jardin potager, étroit et long, défendu contre les incursions des lapins par un haut grillage, attenait au pignon de gauche. À gauche, encore, un hangar rempli de bois fendu, une étable et un poulailler… À droite, un puits, et près du puits un noyer sous lequel stationnait le cabriolet de M. Joseph Lerible, dont le cheval débridé humait l’herbe de la cour en soufflant des naseaux bruyamment. Deux petits enfants aux pas encore incertains jouaient parmi des meubles, des caisses, de pauvres objets de ménage, déchargés, pêle-mêle, près de la porte, devant la maison. Des poules s’enfuirent à notre approche, et deux chiens couplés, attachés par une longue corde à un anneau scellé dans le mur, se mirent à aboyer. M. Joseph Lerible, suivi de Victor Flamant, sortit de la maison…

Je regardai ce dernier passionnément. Vêtu d’une blouse et d’un pantalon d’un brun lavé, et sous la blouse d’un tricot de laine fauve, coiffé d’une casquette dont la peau de lapin usée lui moulait le crâne, une cravate lâche, en corde, autour du cou, il était de taille moyenne, sec, osseux, couleur d’écorce et de sous-bois. Les yeux me frappèrent tout d’abord, des yeux très clairs, d’un gris très dur, mais fixes et ronds, sans aucun rayonnement, et pareils aux yeux des oiseaux que blesse la lumière du jour et qui n’exercent leur puissance de vision que la nuit. Sa face pointue, montée sur un col mince et long, était pour ainsi dire mangée, rongée, comme une plaie jusqu’aux yeux, par une barbe très courte, très dure, d’un gris roussâtre. Il avait des allures prudentes et obliques, l’oreille attentive, inquiète, un nez extrêmement mobile dont les narines battaient sans cesse, au vent, comme celles des chiens. Ainsi que les animaux habitués à ramper, à se glisser dans le dédale des fourrés, il ondulait du corps en marchant. Je remarquai que ses chaussures en cuir épais, que des guêtres prolongeaient jusqu’aux genoux, ne faisaient aucun bruit sur le sol. On les eût dites garnies d’ouate et de feutre… Il m’impressionna fortement. Il représentait pour moi quelque chose de plus ou de moins qu’un homme… quelque chose en dehors d’un homme… quelque chose dont je n’avais pas l’habitude : un être de silence et de nuit…

— Eh bien !… L’installation ?… Ça va ?… demanda le marquis.

— Ça sera fini, au coucher du soleil, monsieur le marquis… répondit Flamant, dont la voix était sourde et voilée comme celle d’un bronchiteux…

L’examinant des pieds à la tête, d’un air grave et pourtant satisfait, et parfois attendri, le marquis ajouta :

— Tu sais ce que je veux de toi ?… Tu as compris ?

— Monsieur le marquis peut compter sur moi…

— J’y compte… Et ta fille ?

Flamant, d’un geste, montra la maison :

— Elle est là… Elle range…

Son allure, ses réponses ne manifestaient aucune servilité… Il était sobre de paroles et de mouvements…

— Ah ! fit simplement le marquis…

Et il se tut… Il semblait un peu gêné, quoique, en vérité, il ne dissimulât pas une étrange sympathie pour cet homme. Et il fouettait l’herbe de sa canne, le front soucieux… Il se décida pourtant à parler…

— Dis-moi, Flamant ?… Écoute-moi bien… Tu ne peux pas continuer à vivre comme tu vis… Pour toi, pour moi, pour tout le monde, tu ne le peux pas !… Il ne s’agit pas seulement de la morale… il s’agit de ton autorité… comprends-tu ? Il faut marier ta fille, mon gars… ou la placer loin d’ici.

Flamant secoua la tête… Il répondit avec une fermeté tranquille…

— Pour ça… monsieur le marquis… c’est impossible !…

— Et pourquoi ?

— Le métier sera dur ici… j’ai besoin d’une femme… et d’une solide !

— Eh bien… prends-en une, animal… Remarie-toi…

Le braconnier sourit, et ce sourire avait quelque chose de fixe, d’inexpressif, et, en même temps, de si terriblement dévasté, qu’il me fit mal…

— À mon âge !… ah ! non… mauvaise affaire…

Et, sans embarras, il expliqua :

— Victoire a l’habitude… Je la connais… elle me connaît… elle connaît le fourbi… C’est une femme de tête et de courage… J’en trouverais jamais une pareille… Non… monsieur le marquis… parlons pas de ça !

On sentait dans le ton de ses paroles une décision inébranlable… Il dit encore :

— Et puis… voyons ? qui voudrait d’elle ?

— Je me charge de lui trouver un mari, ou une bonne place… répliqua le marquis.

Mais Flamant avait secoué de nouveau la tête… Un pli amer raya ses lèvres blêmes ; les rides de son front s’accentuèrent. Peut-être commençait-il à s’irriter de cette insistance inutile… et douloureuse :

— Parlons pas de ça ! fit-il, encore plus brièvement, encore plus fermement que la première fois.

Les deux hommes demeurèrent dans le silence, Flamant, maintenant très calme, regardait, sans le voir sans doute, un nuage déjà bordé de rose qui voyageait lentement, dans le ciel, au-dessus du cirque d’arbres… Le marquis était visiblement décontenancé d’une résistance qu’il ne rencontrait jamais chez de telles gens… Pourtant il n’y avait en lui aucune colère, aucune haine… Mollement, sans conviction, il reprit :

— Voyons, Flamant ?… Tu sais ce qu’on dit partout ?

Celui-ci riposta, en haussant légèrement les épaules :

— Je m’en fous, monsieur le marquis… Chacun s’arrange à sa façon… ça ne regarde personne, n’est-ce pas ?… Et ce qu’on dit… c’est des paroles… rien de plus !…

— Pourtant… réfléchis… c’est très grave !

Alors le braconnier avança d’un pas, étendit la main, comme pour un serment :

— Tenez… monsieur le marquis… déclara-t-il… vous avez fait pour Flamant une chose qu’est pas ordinaire, oh ! je le sais ! Eh, bon Dieu de bon Dieu ! jamais Flamant n’oubliera ça… Vous pouvez me demander mon sang… il est à vous ! Mais si vous exigez que Victoire parte d’avec moi… j’aime mieux vous le dire tout de suite… il n’y a rien de fait.

Et il appela :

— Victoire !… Victoire !… Hé ! Victoire…

Puis se retournant vers le marquis :

— Elle va venir… Je ne lui ai rien dit, n’est-ce pas ?… Eh bien, parlez-lui… Elle est comme moi…

À la voix de son père, Victoire accourut. J’étais impatient de la connaître. Depuis notre entrée dans la cour je la cherchais des yeux, partout, avec une curiosité pas très pure je l’avoue. Son vice me hantait, et, par son vice, je rêvais d’une bête de luxure forcenée, d’une créature de crime. Elle m’apparaissait étrangement harmonieuse au mystère sauvage, au mystère incestueux de la forêt… Pas du tout… C’était une grande et forte fille de vingt ans, bâtie en force mais déjà vieillie par la misère, déjà déformée par les rudes travaux et les maternités trop précoces. Sa tête semblait plier sous le poids d’une chevelure rousse trop lourde, magnifique, et qui, dans le vert ambiant, flambait comme une boule de feu. Rien de farouche, de révolté, d’impudique, rien de triste même dans ses yeux d’un bleu pâle de pervenche, et dans toute sa physionomie qui, au contraire, témoignait d’une sorte de candeur tranquille, d’une sérénité si calme qu’elle en devenait presque de l’hébétude, mais de l’hébétude souriante, douce, limpide comme ses yeux. Malgré l’épaisseur carrée de la taille, le flottement de la poitrine sous la camisole, l’avancée disgracieuse, sous la jupe, d’un ventre bombant, ses reins avaient une élasticité puissante qui la faisait en quelque sorte rebondir, à chaque pas, sur le sol. Ses manches retroussées laissaient voir des bras ronds, flexibles, très lisses, très blancs, jusqu’au-dessus des poignets où le hâle avait mis comme de longs gants de peau grenue et brunie. Elle était propre… plus propre que ne le sont d’ordinaire les paysannes… Timidement elle avança vers le marquis dont le regard plus brillant attesta qu’il obéissait aux mêmes préoccupations que moi. Les jambes écartées, les mains derrière le dos et se caressant les mollets du bout de sa canne, il dit :

— Mazette !… quels cheveux !…

Victoire n’osait lever la tête, et Flamant, ne voulant pas influencer sa fille, se tenait à l’écart, les deux paumes plaquées aux hanches… Le marquis questionna :

— Voyons, Victoire… Es-tu contente ?

— Oh ! oui, monsieur le marquis !

— C’est bien triste, ici… c’est sauvage en diable. Tu ne t’ennuieras pas, toute seule ?

— Oh ! non, monsieur le marquis !

— Si tu t’ennuyais… il faudrait me le dire… je te trouverais… une bonne place.

Victoire répondit :

— Jamais je ne voudrais quitter papa, monsieur le marquis !

Ce « papa », prononcé d’une voix claire, filiale, était singulièrement déconcertant dans cette bouche d’inceste… Le marquis eut la cruauté d’en accentuer l’horreur ingénue :

— Tu l’aimes bien « ton papa » ?

Et il appuya lourdement sur ce mot… Victoire ne baissa pas la tête, ne rougit point… Elle répondit avec un élan qu’illuminaient tous les sourires de sa face :

— Oh ! oui… monsieur le marquis !

Sûr de sa fille et de lui-même, Flamant ne triomphait pas… Il restait grave, les yeux tournés vers la maison… Le marquis se tut… Puis, il caressa les cheveux de Victoire, lui tapota les joues…

— Allons, c’est bien… fit-il… Je voulais seulement te voir, te dire bonjour… va travailler, ma fille…

Comme elle rentrait chez elle, il lui cria gaiement :

— Et soigne tes cheveux, hein ?… Je connais des femmes qui les échangeraient volontiers contre un collier de perles…

Alors, Flamant se rapprocha du marquis qui eut un geste, par quoi il s’avouait vaincu, et qui déclara, en s’excusant presque :

— Je t’ai dit ce que j’avais à te dire, mon gars… Maintenant, fais comme tu veux…

Flamant remercia sans emphase, d’une voix plus sourde et que la reconnaissance faisait trembler un peu :

— Je savais bien… monsieur le marquis est un homme, lui !… Monsieur le marquis connaît la vie !

Et il demanda la permission de reprendre son travail, car la journée s’avançait…

Le marquis visita minutieusement la maison et les annexes, accompagné de M. Joseph Lerible à qui il donna des ordres pour l’équipement de Flamant. Il indiqua des réparations et certains embellissements pratiques qu’il jugeait nécessaires. Il n’oubliait rien, montrant ainsi plus que de la sympathie, une véritable tendresse pour son nouveau garde. Il le voulait pourvu de tout et heureux. Comprenant que la moindre objection serait inutile et… dangereuse, M. Joseph Lerible qui, de son pied feutré sautillait plus fort qu’à l’ordinaire, ne discuta rien, accepta tout, approuva tout avec un flegme douceâtre imperturbable… Plusieurs fois, en passant devant Victoire, il crut devoir affecter une bienveillance excessive et un respect outré dont je vis que le marquis s’amusa fort… Il ne sourcilla même pas quand le maître déclara qu’il projetait d’agrandir la maison et d’y adjoindre une grande salle, rustiquement, mais joliment aménagée, et qui servirait de rendez-vous de chasse…

En partant, le marquis dit encore à Flamant :

— Quand tu viendras à Sonneville… après demain, peut-être ? demande-moi… Je te ferai cadeau d’un fusil… un fusil excellent, et qui porte loin… au revoir, mon gars…

En route, nous discutâmes sur l’inceste… Il y était indulgent… Il m’expliqua :

— Le cas de Flamant est fréquent dans nos campagnes… surtout, chez les pauvres gens. Il n’y a plus guère que le brave père Lerible pour s’en indigner… Et encore, vous voyez, il s’y fait… Il s’y fait d’autant mieux qu’il s’imagine que je veux coucher avec Victoire… Ah ! ah !… Ici, quand la mère meurt, la fille la remplace aussitôt dans le lit du père… comme dans les travaux du ménage… C’est économique, et il n’y a rien de changé dans la maison… La vie continue sans scandale, sans incidents, sans remords… paisiblement… naturellement… La plupart du temps, j’ai remarqué que ce sont d’excellentes unions… Et les enfants qui en naissent ne sont pas plus idiots que les autres… Ils le sont autant…

Il me conta en détail l’histoire très édifiante d’un petit cousin à lui, le comte de Chalenge, sportsman célèbre, qui vivait publiquement avec sa propre sœur…

— Eh bien, ils sont très heureux… très gais… très gentils… très respectés… Pas le moindre drame, jamais… vous les verrez, car vous êtes appelé à les rencontrer à Paris… Ils sont charmants… après tout, on ne sait pas !…

Afin de provoquer une de ces réponses, dont j’aimais le pittoresque et l’imprévu, et qui me renseignaient chaque fois davantage sur l’âme secrète de cet homme, j’opposai la morale religieuse comme le seul remède possible à cette pratique bestiale et simpliste :

— Mais, mon cher, répliqua le marquis, la religion n’est pas une morale… c’est de la politique…

Et brusquement, avec une vraie admiration pour Flamant, et aussi avec un véritable orgueil de l’acte hardi qu’il venait d’accomplir :

— Sacré Flamant !… jura-t-il… c’est tout de même quelqu’un.

Le soir tombait. Le ciel se couvrait de gros nuages dont les pâles roseurs du couchant accentuaient la lourdeur plombée. L’obscurité se glissait entre les arbres, bouchait peu à peu les éclaircies de ses voiles épais… Un vent froid soufflait de l’ouest, qui nous glaçait la figure. Nous avions quitté la forêt, pour rentrer, au plus court, par Sonneville-les-Biefs. Des gouttes d’eau annonçaient l’approche de l’averse. Le marquis accéléra l’allure du cheval.

À deux kilomètres du pays, nous rencontrâmes sur la route un petit convoi de deux pauvres voitures, chargées de meubles et de paquets. Un homme marchait devant, une femme venait derrière, que suivaient quatre petits enfants, péniblement. Tous ils paraissaient très las, très tristes, accablés. J’observai que l’homme portait un vieux képi de garde, et, sur l’épaule, un fusil. Était-ce Rousseau ?… C’était sûrement Rousseau… Où allait-il, sans gîte, sans argent, sans pain peut-être, sous la pluie, avec toute sa petite maison errante, chassé par un futile caprice du maître ? Qu’allait-il devenir ici, tandis que, là-bas, l’autre, protégé, choyé, caressé, parce qu’il avait une âme de violence, d’infamie et de meurtre au service d’une âme d’injustice et de proie, s’endormirait au côté de cette fille — sa fille — la face et les mains et les cris de son désir enfouis dans la belle chevelure d’or ?… Était-ce réellement Rousseau ?… Je n’osais pas le demander… On ne le voyait pas bien, à cause du crépuscule qui unifiait son visage au ton brun de la terre. Mais je me revis en lui… je revis mes détresses, mes faims vagabondes, dans les siennes… Et, durant une minute, mon cœur se serra, douloureusement. C’était sûrement Rousseau.

Quand nous passâmes près de lui, l’homme salua timidement, respectueusement ; la femme et les petits enfants se garèrent sur la berge, butant contre un tas de cailloux qu’ils n’avaient pas aperçu. D’un regard rapide, le marquis regarda tout cela sans une émotion, sans une pitié. Il répondit à l’humble salut de l’homme par un bonsoir sec et brutal, rancunier, qu’il jeta comme un crachat, salement, à toute cette misère lamentable. Le cheval lui-même, offensé par l’odeur du pauvre, avait fait un brusque écart, mais, ramené vigoureusement par une correction de son maître, il plia des reins et fila, de nouveau, plus vite sur la route.

L’averse avait éclaté… Les lointains se rapprochaient dans une brume dense, et sur le dos assombri de la plaine les verts des blés se décoloraient, mouraient l’un après l’autre, comme se décolorent et meurent, une à une, les plumes brillantes sur les ailes étendues d’un grand oiseau blessé à mort et qui va mourir… Jusqu’à l’hospice où il s’arrêta, le marquis ne prononça plus une parole.

Nous dînâmes, tous les deux seuls, dans cette salle immense aux murs couverts de tapisseries somptueuses, aux lustres emmaillotés de gaze jaune, aux dressoirs bas chargés de faïences précieuses et de très vieilles argenteries. Nous y étions tout petits, comme perdus, et aussi silencieux que dans la campagne sous l’averse. Après le dîner, le marquis déclara qu’il avait à travailler seul. Il avait reçu des dépêches, des lettres, et semblait soucieux. Il s’installa dans le fumoir oriental, devant une table, entre une boîte de cigares et un flacon de fine champagne, et il me laissa libre de moi-même. Je profitai de ce répit, jusque fort avant dans la nuit, pour terminer le rangement du bureau. Je n’y avais plus autant de curiosité… D’ailleurs, tous ces papiers, toutes ces lettres redisaient les mêmes histoires, exhalaient les mêmes odeurs que le matin… Ils ne m’apprirent rien de nouveau…

Nous restâmes à Sonneville quinze jours — quinze jours très fatigants, du moins pour moi — qui furent employés en tournées dans les principaux centres de la circonscription électorale. Le marquis ne se trompait pas dans ses calculs, et il était évident qu’il avait toutes les chances d’être élu. Même dans les quelques villages où il redoutait une minorité, on sentait très bien que ce qu’il appelait ses ennemis ne lui étaient pas sérieusement, pas sentimentalement hostiles, et que, pris dans l’engrenage des petits intérêts, des petites nécessités locales, ils eussent bien voulu s’en arracher et marcher pour lui, avec lui ! Partout il jouissait d’une grande popularité, due bien plus à la séduction de ses qualités personnelles, à sa parfaite connaissance des milieux, qu’à des services rendus et à des promesses. Les promesses, qui sont pourtant la grande force des candidats, et qui s’adressent à la source même de la vie : l’espérance, je remarquai qu’il en était sobre. À l’encontre des autres, il ne promettait qu’à bon escient ; avec une véritable crânerie, il savait même refuser des choses dont il pensait qu’il ne pourrait pas les obtenir… Si, plus tard, il les obtenait, la surprise en augmentait le prix et en doublait la reconnaissance.

Il me mit en rapport avec les divers agents chargés de maintenir, dans les divers pays, son influence et sa fortune, et qui tous, par leur propre situation, leur crédit moral, leur esprit de ruse, et aussi par la crainte qu’ils inspiraient, étaient fort judicieusement choisis. Ceux-là — aubergistes, cafetiers, gros cultivateurs, géomètres, agents d’assurances, experts, facteurs, instituteurs retraités — il les comblait de ses prévenances et de ses faveurs. Aussi se montraient-ils très ardents, très fidèles. Être l’agent du marquis, cela équivalait à une place recherchée de fonctionnaire qui rapportait de la considération et de l’argent. Chose rare, il avait accordé à l’un d’eux, chasseur passionné, le droit de chasse sur une partie de bois éloignée du château. Mais, auparavant, il avait eu soin de faire fureter par ses gardes tous les lapins, et de les transporter à l’autre bout du domaine. Avec un sens politique très averti, il écartait de ces choix, il écartait de lui-même l’élément bourgeois, sauf en deux ou trois petites villes où il dominait exceptionnellement. Il disait :

— Les bourgeois… je m’en fous… Je préfère les avoir contre moi… c’est un repoussoir !

Quoiqu’il demeurât en bons termes avec les hobereaux de la contrée, très jaloux de son amitié, qu’il les reçût au château et deux fois l’an, les invitât à ses chasses, il ne tenait pas à s’afficher publiquement avec eux, d’abord parce qu’ils l’ennuyaient, et puis aussi dans la crainte d’avoir à subir la contagion de leur impopularité… Au besoin, il ne dédaignait pas leur jouer des tours pendables dont ils n’osaient pas lui garder rancune et qui faisaient la joie des paysans…

Il était pour les paysans… Il était pour le peuple… Il était pour la blouse, pour la belle blouse de France !… Voilà !

Je m’ingéniais à me bien pénétrer des leçons toujours justes, des renseignements toujours clairs et exacts qu’il me donnait, car il n’aimait pas à redire deux fois la même chose. Intelligence vive et lucide, il exigeait de ceux qui le servaient qu’ils fussent prompts à comprendre et même, au besoin, à deviner sur un clin d’œil sa pensée.

Le lendemain de notre promenade à Monteville-sur-Ornette, je fus bien étonné en le voyant entrer, de bon matin, dans le cabinet, vêtu d’une longue blouse bleue. Un superbe gilet de peau de vache, un pantalon gris clair, collant, serré au cou-de-pied, une casquette de soie haut pontée, un foulard rouge autour du cou complétaient ce déguisement. Et il traînait sur le tapis un fort bâton, un bâton noueux de cornouiller que maintenait à son poignet une tresse de cuir. Au premier abord, véritablement, je ne le reconnus pas. Riant de ma surprise, il me dit :

— Mais oui !… C’est moi !… Je vous annonce que nous partons pour Berd’huis-le-Vicomte, dont c’est la foire aujourd’hui, la plus importante de l’année… Je ne me présente jamais autrement dans les foires… Je vous recommande le costume… Il est des plus commodes… Vive la blouse, mon cher… Vive la blouse de France !

Sous la blouse de France, ce qu’il y avait en lui de fin et de racé disparaissait absolument… Il ressemblait à un authentique et parfait maquignon… Il était même de cette variété normande l’exemplaire le plus réussi, le plus harmonieux que j’eusse encore rencontré jusqu’ici, et tellement réussi que l’ayant vu une fois, ainsi, on ne pouvait pas rêver un costume plus exactement approprié à son âme. Il se regarda dans la glace complaisamment, donna à son foulard rouge des plis plus négligés, et il aima cette nouvelle, cette profonde image de lui-même.

Ce fut une journée dure et harassante. Il fallut patauger dans la boue, les bouses et le crottin, évoluer entre les bêtes, au risque des ruades et des coups de cornes, en jauger la viande, en palper les membres, et, dans tous les cabarets, à propos de rien, boire d’interminables bouteilles d’un vin fort et brisant comme l’alcool. Le marquis était en quelque sorte l’énergie motrice de ces réunions ; il les animait de sa grosse verve, de son infatigable activité, faisait et défaisait les marchés, se dépensait pour lui-même et pour les autres, se trouvait en même temps aux chevaux, aux vaches, aux instruments agricoles. À lui seul il était toute la foire. Il y avait envoyé trois mauvaises vaches délaitées dont il voulait se débarrasser. Plus paysan que les paysans, il en conduisit, il en discuta le marché avec une telle maîtrise âpre, retorse et joyeuse que, malgré mon peu de goût pour ce genre d’exercice, je ne pus m’empêcher d’en admirer, comme une œuvre d’art, la réelle puissance comique. Quel comédien ! Mais comme tous les comédiens il finissait par croire à la réalité de ses rôles, et à les vivre. Il avait des ressources infinies pour marquer de souvenirs ineffaçables et d’un commencement de légende fantastique son passage à travers les populations. Un bel étalon qu’on présentait à des acheteurs italiens refusait de trotter. Tirant sur la bride, il reculait, ruait, pétaradait. Personne ne pouvait en venir à bout. Le marquis s’approcha, examina le cheval, le flatta doucement, et il dit à l’homme d’écurie qui avait toutes les peines du monde à le maintenir.

— Il est doux comme un agneau, ton cheval… C’est toi qui ne sais pas le mener, mon garçon. Donne-moi ça !

Il saisit la bride, enfourcha la bête, et sans selle, sans étriers, sans cravache ni éperons, le travaillant de la main et du genou, il obligea le cheval, malgré ses défenses furieuses, à trotter docilement. Il fut acclamé par l’assistance et sauva le marché.

Et je me souviens encore de ceci :

Dans une auberge, devant vingt paysans qui l’entouraient et dont la saoulerie barbouillait de taches violacées les mornes faces bestiales, il provoqua, sans raison apparente, un monsieur en paletot, petit propriétaire des environs, qu’on n’aimait pas, parce qu’on ne l’aimait pas… parce que, tombé de Paris un beau jour, il avait acheté, lui étranger, une terre que convoitaient quelques gens du pays. Le marquis fut envers lui grossièrement injurieux et drôlatique. Il l’accabla de traits blessants, d’humiliantes railleries.

— Mais regardez-moi, ce mirliflor qui vient nous épater, nous mépriser avec un paletot ! Est-ce que j’ai un paletot, moi, nom de Dieu ?… Je porte la blouse… la blouse de travail… et la blouse du peuple ! Et je m’en honore.

Timide, étonné, ne comprenant rien à cette soudaine et déraisonnable attaque, le monsieur regarda d’un air effaré ce paletot qui le marquait d’infamie, puis s’enfuit sous les huées des paysans qui, longtemps, se tordirent de rire, bavèrent de rire, crachèrent de rire, s’étouffèrent de rire et de vin, le nez et la bouche enfouis dans leurs verres…

— Je paie une tournée de calvados !… cria maître Houzeaux en frappant un grand coup de poing sur la table, et dont l’appendice nasal passait du violet au noir.

— Fiche-moi la paix !… commanda le marquis… C’est moi qui régale… Mes amis, à la blouse de France !

Il me dit plus tard :

— Comprenez bien que, pour un paletot que je perds, c’est vingt blouses que je gagne !

Pendant que nous roulions de la sorte sur les routes et nous attablions, dans les cabarets, pour la plus grande gloire de la blouse de France, les événements politiques se précipitaient… La crise annoncée éclatait. Les journaux, maintenant, en étaient pleins. Cette fois je suivais passionnément leurs polémiques, fier de voir se vérifier les prophéties du marquis, et comme si j’eusse été vraiment pour quelque chose dans ce mouvement révolutionnaire qui soulevait la France et pouvait la mener aux abîmes. Le marquis recevait une correspondance nombreuse à ce propos. Parfois il m’en communiquait des nouvelles vagues ; le plus souvent il ne m’en soufflait mot. De qui venaient ces lettres ?… Je l’ignorais, et lui seul y répondait.

Un soir, de fort bonne humeur, et le baron Grabbe, un voisin de campagne, étant venu dîner au château, il voulut bien se décider à parler avec plus de détails.

Le baron Grabbe était un personnage microcéphale et bon enfant. Il avait la peau du visage très rouge, très lisse, comme surtendue sur des os saillants. Des sourcils en grosses touffes, de longues moustaches dont les pointes rejoignaient, à droite et à gauche, les revers de sa jaquette, tranchaient de leur blondeur fade sur la violence de son teint. Célibataire, ardent sur la bouteille et sur la femme, ç’avait été autrefois un grand chasseur, renommé pour la correction de son équipage, mais il lui était arrivé un accident extraordinaire. En sautant, avec son cheval, un fossé, il s’était fendu le rectum. Avec bonne grâce et gaîté, il expliquait lui-même qu’il avait la peau trop courte de partout… Ne pouvant plus chasser, il faisait de la sculpture… des bonnes vierges et des saints qu’il donnait à l’église de son village. Le curé ne savait plus où les mettre.

Donc, ce soir-là, le marquis fut charmant. Il nous informa, sur le ton irrespectueux qu’il mettait en toutes choses, qu’on avait enfin vaincu les dernières résistances du maréchal.

— Et il est tellement emballé, ce vieux brave, qu’on a toutes les peines à le calmer… Il veut charger à toute force, et tout de suite… Je vous le disais, mon cher…

Il nous apprit également que les évêques, révoltés, en réponse à un vote de la Chambre italienne, allaient organiser un vaste pétitionnement pour le rétablissement du pouvoir temporel. Il en lut le texte, encore secret, d’une violence singulièrement agressive.

— C’est peut-être la guerre avec l’Italie, et, naturellement avec l’Allemagne… Tant mieux !… Nous sommes prêts… Nous reprendrons l’Alsace, voilà tout… n’est-ce pas, Grabbe ?

Le baron sourit.

— Je ne demande pas mieux… fit-il… mais, dites-moi ?… Alors il faudra que je remonte à cheval ? Et vous savez…

— On assurera vos derrières, mon bon…

— Alors… très bien… va pour l’Alsace !…

Il lut aussi les épreuves qu’on lui soumettait d’un article programme qui devait paraître, sous peu, dans la Défense Sociale et Religieuse, journal de l’évêque d’Orléans, et où l’on proclamait que le maréchal n’attendait plus que l’heure opportune pour déclarer « l’expérience républicaine terminée ».

— Autrement dit… pour faire un coup de force. Rien de plus clair… et l’on a raison de ne plus biaiser, aujourd’hui. Enfin… écoutez ça, Grabbe… On m’écrit que, de Goritz où il requinque la vieille berline du sacre et repasse au blanc d’Espagne, son drapeau, notre comte de Chambord va lancer, une fois de plus, un manifeste où il annonce carrément la restauration de la royauté. Ceci, pour le décor, vous comprenez ? Quant à Jules Simon, il perd pied de plus en plus, commet sottises sur bévues. Le maréchal, ostensiblement, ne veut ni le voir, ni lui parler… Et Gambetta dissimule mal son affolement sous des menaces ridicules… Ils sont fichus… Dans un mois nous serons au pouvoir. Et notre digne roy restera dans sa berline, avec son drapeau, comme toujours… Tel est le programme…

— Oui ! fit simplement le baron… Eh bien, repassez-moi donc la fine champagne…

À la fin de la soirée, il était tellement ivre qu’on fut obligé de le coucher. Il répétait sans cesse :

— Galliffet a bien un ventre en argent… Pourquoi ne me mettrait-on pas, un c… en or ?… Je veux un c… en or pour le service du roy !…

Après avoir allumé par de telles confidences mes curiosités, le marquis me laissait souvent, quatre ou cinq jours, sans autres nouvelles… Et si je lui en demandais, il répliquait d’un ton cassant :

— Rien aujourd’hui… voyez les journaux.

J’éprouvais une grande déception. Dans une telle existence côte à côte, si bien faite, sans personne entre nous, pour rapprocher les distances et souder les âmes l’une à l’autre, je m’étais flatté de conquérir assez vite les bonnes grâces du marquis. J’avais mis à cela de l’habileté, de la réserve, de l’exactitude, une certaine élégance d’esprit dont il était homme à me tenir compte, et, grâce à la souplesse de ma nature, à l’ingéniosité polymorphe de mon intelligence, j’espérais, du moins, lui rendre mes services indispensables. Le marquis n’étant point comme les autres, je me disais que je ne devais pas être, moi non plus, un secrétaire comme les autres secrétaires. Hélas ! tout en reconnaissant la politesse souvent cordiale qu’il me témoignait, je m’apercevais que je n’avançais pas beaucoup dans son intimité, une intimité que je m’étais plu à transformer, peu à peu, en une collaboration étroite… Il avait une force terrible contre laquelle se brisaient vainement tous mes efforts de lui plaire : il était capricieux et incertain. Un jour, très familier, très confiant, semblait-il, très amical même, il savait le lendemain, par un coup de casse-cou, sec et dur, me ramener, tout penaud, tout déconcerté, à la vanité de mes espérances, à l’humilité de ma situation, que j’avais pu croire un moment qu’il avait élevée de plain-pied jusqu’à la sienne… En vérité, j’ignorais par quel bout le prendre, et surtout le garder… Mes prévisions les plus justifiées, il les déroutait sans cesse… Et puis jamais le désir de me connaître, de connaître ma famille, mon éducation, mon passé, un peu de ma vie ancienne qu’il devait bien deviner tourmentée et douloureuse… jamais un mot sur mes petites espérances, mes petites ambitions, ni sur mes petits besoins matériels… ce qui prouvait clairement le peu de place, ou plutôt le pas de place que je tenais dans ses occupations… Et c’est cela qui m’ennuyait le plus… Nous passâmes quelquefois des soirées mornes, sans une seule parole échangée. D’autres fois, très gai, parlant de tout, en camarade, avec abondance et drôlerie, et les actualités politiques épuisées, il abordait l’art, la littérature, les femmes, les choses pratiques de la vie. Hormis ces deux questions où il était fort informé, où il montrait une philosophie personnelle curieuse, souvent effarant et féroce, je le jugeais très ignorant, sans aucune lecture, sans aucune culture, avec un mépris foncier pour toutes les spéculations d’ordre intellectuel. En réalité il était pauvre d’idées et de sensations : il répétait les opinions courantes, moyennes, très sages, des milieux bourgeois… mais il y donnait un tour piquant qui, pour le vulgaire et dans son monde, lui valait de l’autorité, une réputation de hardiesse et de goût éclairé…

Il disait entre autres :

— J’aime Detaille parce qu’il exalte le sentiment patriotique, et Bouguereau pour ses belles fesses…

Je n’en finirais pas si je voulais noter ici les traits de caractère et les mille petits incidents familiers où, durant mon séjour à Sonneville, se révéla peu à peu, s’éclaircit avec plus de précision la physionomie morale si curieuse du marquis. Si j’y ai déjà tant insisté, c’est que je me trouvais en présence de quelqu’un de très nouveau pour moi, et qu’il y allait aussi de mon avenir et de mon bonheur. Je pense d’ailleurs que le récit de ces menus faits n’aura pas été complètement inutile et que, grâce à eux, le lecteur sera préparé à mieux comprendre la nature complexe d’un homme dont je vais avoir à raconter la vie mouvementée, laquelle, est-ce trop d’ambition ? me paraît avoir un véritable intérêt historique. J’aurais bien voulu terminer là tous ces préambules, et entrer immédiatement dans l’action. Pourtant, je ne puis passer sous silence un voyage que nous fîmes à Caen, trois jours avant notre départ pour Paris. Il apporte à cette étude un document de premier ordre que je ne saurais négliger.

Le marquis depuis seulement une année possédait à Caen un journal, le Cultivateur normand. Bien qu’il y suivît une politique nettement royaliste, il y ménageait tous les partis conservateurs, surtout les bonapartistes, en majorité dans le département. Mais la politique générale n’y apparaissait qu’au second plan : c’était surtout une feuille qui défendait les intérêts régionaux, et, par intérêts régionaux, elle entendait une lutte de violence, de calomnie, d’injures contre les personnalités, contre la vie privée des personnes suspectes de tendances républicaines et d’indifférence religieuse. Le directeur du Cultivateur normand s’appelait Alcide Tourneroche. C’était un petit bonhomme de soixante ans, malingre, difforme, infirme, dont la jambe gauche ankylosée se complétait d’une béquille. Des cheveux crépus, très épais, très bouffants et tout gris, une barbe grise, finissant en fourche pointue et relevée, une peau grise et ridée, et, dans tout ce gris, deux petits yeux, ou plutôt deux petits points noirs, très vifs, très mobiles, exprimant une effronterie audacieuse, et un rare cynisme, tel était Alcide Tourneroche. On ne le voyait jamais autrement vêtu que d’une longue blouse noire de typographe ; blouse sale, graisseuse, déchirée, chez lui, dans la rue, blouse de lustrine brillante, et, sur la tête, un large chapeau mou, de feutre noir, tout bossué… Il s’aidait, pour marcher, d’un bâton à pomme plombée et à pointe de fer… N’ayant plus que deux dents jaunâtres sur le devant de la bouche, il bredouillait et vous envoyait de la salive en parlant… Personne ne savait exactement d’où il venait, et ce qu’on connaissait de son passé n’était pas des plus édifiants.

Il avait été photographe établi dans un bas quartier de Paris, puis, n’ayant point réussi, photographe ambulant. Il parcourait la France avec son appareil, limitant son exploitation aux établissements religieux. Aux évêchés, où il s’était facilement introduit grâce à on ne savait quelles recommandations, et que son entregent, habile aux métamorphoses et aux complaisances de toutes sortes, avait captées. De toutes ces photographies, il confectionnait des albums qu’il vendait ensuite aux intéressés et aux personnes pieuses, désireuses de posséder de si respectables collections. Il en trouvait beaucoup. Du reste, mêlant agréablement les genres, il ne faisait pas que ces albums ; il en faisait d’autres en vue d’une autre clientèle, plus profane, des albums outrageusement obscènes, et, pour en aviver l’intérêt, pour leur prêter un semblant de piquante réalité, il se servait des têtes des prélats les plus connus à qui il donnait ainsi des rôles mouvementés et scabreux dans des scènes d’une intimité excessive et compliquée. Allant d’évêchés en évêchés, de séminaires en séminaires, le matin à la messe, le soir à la maison publique, bien reçu partout, bien traité, bien payé, souvent logé et nourri, il vivait le plus confortablement, le plus honorablement du monde… Peut-être eût-il amassé une petite fortune, s’il n’avait été brusquement entravé dans son essor commercial et artistique par une plainte fâcheuse portée contre lui. Après enquête, la plainte n’eut pas de suites judiciaires, ce qu’on expliqua en disant qu’Alcide Tourneroche était de la police ; mais le scandale avait été ébruité, et, désormais, séminaires et évêchés lui fermèrent prudemment leur portes. Les maisons publiques, seules, lui restèrent. Malheureusement, malgré leur bonne volonté, elles ne purent suffire à son existence et à son industrie.

Après avoir subi une éclipse de quelques années, et pratiqué sans doute d’obscures et curieuses besognes dont l’Histoire ne nous a pas conservé la mention, Alcide Tourneroche, un jour, vint à Caen où il se rendit acquéreur, dans la rue Saint-Jean, d’un petit magasin de papeterie et d’articles de bureau. Il y adjoignit la vente de photographies d’hommes célèbres, exclusivement choisis parmi les personnalités révolutionnaires, d’actrices décolletées, et de brochures subversives. On dit même que, fidèle à sa destinée, il écoulait dans son arrière-boutique des photographies, plus montées de ton et, sans doute, le solde de ses albums clandestins. En dépit de ce ragoût, ses affaires végétèrent. Il ne paraissait pas, d’ailleurs, s’y intéresser beaucoup, et nourrissait d’autres préoccupations. En peu de temps, par sa méchanceté aiguisée de verve cynique, d’une gaîté ordurière de camelot, par tous les potins sinistres qui s’envolaient de l’arrière-boutique pour s’abattre sur les prêtres, les bourgeois riches de la cité, les nobles de la région, tout ce qui, dans un pays réactionnaire comme le Calvados, jouissait d’une considération factice, il devint un objet de crainte, dans son quartier d’abord, dans la ville ensuite, et, en fin de compte, dans tout le département. Et la crainte se changea vite en terreur, quand il eut annoncé, avec bruit et menaces, son intention de fonder un petit journal, dans un genre nouveau, et qui manquait à la Normandie. En effet, un matin, on entendit crier dans les rues : « Le Chroniqueur normand, journal littéraire, mondain et régional, du sieur Alcide Tourneroche ». Journal de scandale et de chantage eût été un sous-titre bien mieux qualifié, journal d’ailleurs adroitement mené à travers les brousses du code, et dont les insinuations calomnieuses, les questions perfides, les Est-il vrai que… qui ruinaient la réputation des gens, n’en tombaient point, pour cela, sous le coup des lois… À ce jeu, Alcide Tourneroche empocha force gifles, coups de canne et horions de toute sorte, sans jamais en donner de reçu. Infirme, il ne le pouvait pas. Et puis, il s’était fait une philosophie réaliste, supérieure à toutes les questions d’honneur romantique. Il savait que chaque aventure qui secouait ainsi l’habituelle torpeur et troublait l’habituel silence de la vie provinciale, tout en entraînant la réprobation générale, n’en surexcitait pas moins l’universelle curiosité : « Bon ! bon ! disait-il, tout ce qui m’atteint à la figure ou au derrière retombe dans ma caisse. » Les choses allèrent ainsi jusqu’au jour où Alcide Tourneroche lança, dans Le Chroniqueur normand, un article contre le marquis d’Amblezy-Sérac, article ambigu, obscur, venimeux, où il était parlé, à mots couverts, de son rôle pendant la répression de la Commune, et de l’étrange histoire de son mariage. Cet article en promettait d’autres, plus explicites, plus détaillés… la suite au prochain numéro, selon le rite. Le marquis se trouvait précisément à Sonneville, en ce temps-là. Il accourut à Caen, bien résolu à faire un exemple, à jeter par la fenêtre rédacteur et journal. Et c’est furieux, les poings menaçants, la parole haute, qu’il entra dans la boutique du sieur Alcide Tourneroche. Au bout d’une heure, reconduit avec empressement par celui-ci, presque souriant et… propriétaire du journal…

Le journal changea de titre et devint Le Cultivateur normand, de but, et il attaqua furieusement les républicains au lieu des royalistes. Et les choses continuèrent, ou à peu près, comme par le passé, mais dans un sens différent. Quant au sieur Alcide Tourneroche, du moment qu’il exaltait les beautés de l’Église et les vertus de la création, ce fut du soir au lendemain un personnage hautement honorable, digne de tous les respects. L’étalage de sa boutique restaurée le proclamait d’ailleurs avec un somptueux éclat. Quelques jours après cette miraculeuse conversion, on vit, non sans un peu d’étonnement, mais avec une vraie joie de délivrance, des images de saints, des vierges en plâtre colorié, des bénitiers, des crucifix, des paroissiens, quantité d’objets de piété, tels que médailles, scapulaires et chapelets succéder triomphalement aux célébrités révolutionnaires, aux danseuses décolletées et aux brochures subversives. La salle de rédaction agrandie, entièrement remeublée et décorée des plus rassurantes images, fut désormais le centre de l’agitation cléricale et tout ce que la ville et tout le pays environnant comptaient de bourgeois vertueux, d’aristocrates hautains, de prêtres militants, oubliant les anciennes injures, se donnèrent rendez-vous autour de la grande table verte que présidait, sous le regard bienveillant du pape, Alcide Tourneroche, avec une gravité majestueuse et comique. Enfin, il fréquenta assidûment la messe, et il suivit, avec dévotion, un cierge à la main, les processions de la Fête-Dieu.

— Une affreuse fripouille… Mais pas mauvais diable, au fond ! me disait le marquis, qui m’avait raconté avec une indulgence amusante, amusée, tous les détails de cette histoire de brigands.

Je vis la boutique, la salle de rédaction, je vis Alcide Tourneroche lui-même à qui le marquis annonça qu’il allait donner, à cause des événements, plus de place à la politique dans Le Cultivateur normand, et qu’il m’avait chargé de ce soin. Il ajouta, sans le moindre ménagement pour l’amour-propre de son rédacteur :

— M. Varnat ne dépend que de moi, tu n’as rien à y voir, qu’à publier… Toi, tu as la polémique locale… Et de l’entrain, plus que jamais, sacré Dieu !… De l’entrain à tour de bras… Et cette fameuse campagne contre les instituteurs !… À quand ?

— J’attends que l’histoire du frère Sulpice soit un peu oubliée. La réponse serait trop facile, monsieur le marquis.

— Tu as toujours des raisons… Le frère Sulpice était pédéraste, mais bon chrétien… Ça n’a aucun rapport… Tu te négliges… Voilà quatre numéros qui ne valent pas le diable ! Fais attention.

Tourneroche me regarda de coin en ennemi. Il n’en montra pas moins de politesse et même d’obséquiosité. Le marquis nous emmena déjeuner tous les trois. Tenu sous la réserve par ma présence qui l’inquiétait, et à qui, sans doute, il attribuait les reproches de son maître, l’ancien photographe parla de choses et d’autres, sans pittoresque, sans verve, d’une voix éraillée, d’une bouche grimaçante, et il parla peu. Je l’intriguais désagréablement. Il était gêné ; toute son attention était fixée sur moi.

À un moment, le marquis lui dit :

— Tu ne m’as toujours pas montré tes albums, vieux brigand !

Depuis qu’il était honnête homme, cette canaille n’aimait point qu’on lui rappelât ses anciennes ignominies. Il répondit en faisant des gestes de protestations :

— Vous savez bien… Voyons, monsieur le marquis… Une calomnie… Une bêtise !…

— Oui. Oui. Va toujours !… Je ne te connais pas, peut-être ?… Mais, dis-moi… ils m’appartiennent, ces albums… puisque je t’ai acheté toute ta boutique… Tu me voles !…

Moitié rieur, moitié furieux et très humble, il bredouillait :

— Voyons… voyons… monsieur le marquis… Je vous assure… je vous jure…

Et, se démenant sur sa chaise, il nous lançait des jets de salive à la figure… et, de temps en temps, il détournait sur moi un petit regard fourbe qu’animait une haine aiguë et profonde… On oublie facilement ses vilenies devant celles des autres… Il me dégoûta.

— Qu’est-ce que vous voulez ? me disait le marquis… Il en faut comme ça… On ne fait pas vider les fosses d’aisances par des poètes lyriques…

La veille et l’avant-veille de notre départ, nous ne bougeâmes pas de Sonneville. Je mis au net quelques notes, classai quelques documents indispensables que je devais emporter. Toujours sur les routes et dans les marchés, je n’avais guère eu le temps de me familiariser avec le château et d’en connaître les dépendances et les aîtres. Je ne songeais qu’à me faire une idée aussi exacte que possible de l’ambiance du pays, des intérêts en lutte, afin de contenter le marquis dans la mission qu’il me confiait. Il eut, lui, de longues conférences avec M. Joseph Lerible, avec M. Joë et l’adjoint Berget, le plus grand ivrogne du département. Le médecin de l’hospice vint le soir, très affairé, à plusieurs reprises. Il se nommait Frédéric Lappmann. C’était un homme jeune, d’origine juive, tout petit, blond, très actif, à très grosse tête, à physionomie ouverte et sympathique. Une partie de son éducation médicale, il l’avait faite en Allemagne. On le disait intelligent, instruit, un peu trop systématique, comme tous les Allemands. Durant ce premier séjour à Sonneville, je n’avais pas eu l’occasion, malgré mon désir, de causer avec lui. Et peut-être le marquis n’eût-il point aimé que des relations s’établissent entre nous… Aux gages et sous la seule autorité de la marquise dont, je l’ai su plus tard, il était un petit parent, obscur et inavoué, cela suffisait pour que ses rapports avec le marquis fussent difficiles et peu cordiaux. Ils l’étaient et même quelque chose de pire. Je ne pus tirer au clair la cause de leurs entrevues répétées, j’entendis seulement qu’elles furent très violentes. En parlant de Frédéric Lappmann, le marquis ne l’appelait jamais autrement que le docteur Youpmann, manifestant ainsi de la haine contre les juifs, en un temps où l’antisémitisme ne faisait point encore partie de la tenue d’un homme élégant. D’ailleurs, tout s’accordait pour qu’il les détestât, les préjugés de sa caste et son mariage avec une juive. Et il était en cela, comme en beaucoup de choses, un précurseur.

Le marquis visita aussi une dernière fois ses herbages, ses écuries, tout ce à quoi il s’intéressait le plus dans son domaine. Il était bref, irrité, nerveux, injuste, sauf avec moi à qui, au contraire, il témoigna trop de confiance, trop d’amitié, pour que je les jugeasse durables…

Les départs, quels qu’ils soient, ont toujours quelque chose d’angoissant et de triste, et cette angoisse, et cette tristesse, je ne pouvais m’en défendre, moi qu’aucun souvenir n’attachait encore à Sonneville, et que toutes sortes de hâtes, toutes sortes de curiosités attiraient ardemment vers Paris… Je ne fus donc pas très surpris quand, le dernier soir, pris d’attendrissement et de mélancolie, le marquis me dit :

— C’est curieux… Je me plais ici… je me suis toujours plu ici… et surtout seul, sans apparat, comme nous sommes en ce moment… Au fond, voyez-vous, ma vie… les racines de ma vie sont ici… Je le comprends chaque jour davantage… C’est si vrai que j’éprouve comme une sensation pénible… presque douloureuse, d’arrachement, chaque fois que je pars d’ici… On dirait qu’on me tire du sol… par les pieds… comme une plante par ses racines… Est-ce drôle ?… J’aime ma terre, mes bois, mes chevaux, mes vaches, mon gibier… mes paysans, plus que tout… jusqu’à cette vieille canaille de Lerible dont je ne puis me passer… J’aime la nature nue… Et s’il n’y avait eu que moi, j’eusse gardé Sonneville, tel que je l’ai reçu de mon père… avec ses vieux murs tapissés de lierre et sa bonne figure ridée d’ancêtre… Ah ! ma foi, oui ! Au fond… je suis un paysan… et je ne suis que cela, on ne veut pas me croire… Rien pourtant n’est plus vrai !… À Paris, bêtement, je me suis créé des tas de besoins, des passions, des intérêts… des affaires… Je n’y ai plus aucun plaisir, et que le diable les emporte !… Il faut bien que je les surveille, que je les entretienne… que je leur donne à manger… sans quoi ils me dévoreraient comme un lapin… car ce sont des bêtes fauves… De tout cela, ce qui m’ennuie le plus… c’est que je n’en vois pas la fin…

Il marchait, marchait, allumait des cigares qu’il jetait aussitôt pour en allumer d’autres… Et il poursuivit avec un accent de plus âpre tristesse :

— Non… c’est vrai… je n’en vois pas la fin… Et j’ai tourné le dos au bonheur. Vous rendez-vous bien compte ?… Une affaire en amène une autre… une ambition en nécessite une autre… Et qu’est-ce que j’avais besoin de me mettre sur les bras cette sacrée députation ?… C’est idiot, et c’est effrayant… Mais comment faire autrement ?… Tout se tient en ma vie… Je suis pris dans un engrenage où, le petit doigt une fois engagé, il faut que le corps passe tout entier.

Il poussa un soupir, s’abattit dans un fauteuil et dit :

— J’aurais à refaire mon existence… c’est ici seulement que je la referais… Le reste, Paris… et cætera, au diable ! Enfin, n’y pensons plus…

Il était sûrement sincère à cette minute, comme le sont les ivrognes en leurs effusions déraisonnables et passagères. Il subissait cette crise nerveuse du départ, et il lui était insupportable de songer qu’il lui faudrait reprendre, demain, sa vie lourde, haletante, compliquée, cette vie où, à en juger par les lettres et les papiers du bureau, il n’y avait pas que des plaisirs.

Le soir suivant, comme la voiture qui nous ramenait de la gare pénétrait sous la voûte de l’hôtel de la rue Jean-Goujon, le marquis avait complètement éliminé de son esprit toutes ces mélancoliques poésies, toute cette intoxication sentimentale. L’homme de lutte et d’action qu’il était se retrouva subitement plus ferme, plus fort, plus ardent que jamais, dès qu’il eut posé le pied, sur le terrain de la lutte et de l’action. Je gage que Sonneville, l’ancien Sonneville tapissé de lierre, et maître Houzeau, et les fonds de lumière dans les bois, et la nature nue, étaient maintenant loin, très loin de ses préoccupations…

Je ne fis qu’entrevoir rapidement le vestibule, les marches d’onyx, les deux colonnes d’onyx de l’entrée, avec leurs chapiteaux dorés… Il me parut d’un grand luxe, un peu écrasant, un peu théâtral, pourvu d’un domestique trop nombreux… Tout y était illuminé, étincelant, chamarré comme pour une fête… Au fond de la voûte, dans une cour vitrée, quelques coupés stationnaient.

— Son Éminence est là !… dit un grand valet à culottes courtes, à aiguillettes noires, à face grasse et blanche, qui lui-même, par la majesté du port, l’onction du geste, la noblesse de la corpulence, ressemblait à un personnage considérable, à un personnage quasi-royal.

— C’est bien ! fit le marquis, à qui cela sembla tout à fait indifférent que son Éminence fût là.

Après plus de quinze jours de campagne, peut-être éprouvait-il le désir de revoir d’autres visages que celui de Son Éminence…

Il s’excusa de ne pouvoir me garder, m’indiqua un hôtel voisin où il donna l’ordre de me conduire, et, sans me tendre la main, sur un ton plus autoritaire, un ton qu’il n’avait pas encore pris avec moi, il me recommanda d’être le lendemain matin, à la première heure, chez lui…

Puis, s’adressant de nouveau au cocher :

— Quand tu auras conduit monsieur… ne dételle pas… Je m’habille et vais au Club…

Et suivi d’un valet de pied qui portait son nécessaire de voyage, il monta, d’un jarret souple, les marches du vestibule…



(Ce roman est resté inachevé).


La Table d’Hôte.



Une grande pièce tapissée de papier imitant le bois de chêne. La table occupe presque toute la longueur de la pièce. Sur la table, entre les heures des repas, on voit toujours un huilier désargenté, des salières en verre ébréché, des assiettes de petits fours poussiéreux et des carafes à demi pleines d’eau. En face de la cheminée, une armoire de merisier pour le linge ; près de la fenêtre, un buffet, également en merisier, pour la vaisselle. Sur la cheminée s’élèvent deux vases dorés, soigneusement abrités sous des globes, et, sous des globes aussi, une pendule sans mouvement et qui marque toujours cinq heures. Le plafond noirci par la fumée des lampes, la glace terne et rayée sont couverts de chiures de mouches. Un portrait de Gambetta, ancienne prime de journal, quelques lithographies, représentant, de préférence, des scènes militaires du premier Empire, et parfois une caricature politique, cadeau d’un commis voyageur, décorent les murs.

La table d’hôte n’a que trois pensionnaires : le receveur de l’enregistrement, le receveur des contributions indirectes, celui que les cabaretiers appellent : le rat de cave, et les paysans : l’ambulant ; le troisième, récemment arrivé de Vendée, est le principal clerc de Me Bernard, notaire.

C’est un vieil homme fort râpé, qui sent la poussière des paperasses et des dossiers ; pourtant il porte des bottes à l’écuyère et ne s’habille que de jaquettes en velours feuille morte, ornées de boutons de bronze représentant des attributs de chasse. Le principal clerc de Me Bernard a la passion de la chasse à courre, bien qu’il n’ait jamais chassé, mais il s’en console en citant à tout propos le nom des piqueux célèbres, des grands veneurs, et en sonnant de la trompe, chaque soir, après dîner, dans la petite chambre qu’il occupe à l’hôtel. Le jour de son arrivée, il a cru devoir faire sa profession de foi aux convives de la table d’hôte : « Je suis républicain, messieurs, mais il faut être juste en tout ; eh bien, pour sonner de la trompe, il n’y en a pas comme Baudry d’Asson. »

Le receveur de l’enregistrement est un jeune homme rangé, triste, ponctuel et très propre. Il mange beaucoup et parle peu. On ne lui connaît pas d’autres distractions qu’une promenade d’une heure au bord de la rivière, dans la journée, et, le soir, la lecture des vers de M. Coppée et des romans de M. Ohnet. À une époque, il aimait à s’oublier parfois, au bureau de tabac, où trône la belle Valentine ; il lui prêtait Serge Panine et copiait pour elle quelques vers du Passant, mais on prétend que « ça n’a pas été plus loin ». D’ailleurs, depuis deux mois il n’entre plus au bureau de tabac : « Je ne fume plus », dit-il mélancoliquement.

Le rat de cave, lui, est très gai, grand chasseur, et d’une mise presque négligée. Il arrive toujours pour dîner en tenue de chasse, avec ses guêtres boueuses, son pantalon et son veston de toile bleue, maculés de sang. Le principal clerc le méprise un peu, parce qu’il trouve que la chasse au fusil manque de distinction et qu’il n’y a que « la chasse à courre pour être vraiment chic ». De là des discussions qui, la plupart du temps, dégénèrent en disputes. « Un perdreau ! s’écrie le principal, dédaigneusement, qu’est-ce que c’est que ça qu’un perdreau !… Parlez-moi d’un dix-cors, d’un sanglier, au moins cela signifie quelque chose » — « Et ta meute ! répond le rat de cave d’un ton froissé. Va donc, vieux limier ! Tu fais le pied dans les actes de ton patron, tu embûches les souris dans les cartons de l’étude ! »

Le rat de cave a, sans cesse, des aventures extraordinaires à raconter. Dans ses conversations il imite le chien à l’arrêt, le vol des perdreaux, le lièvre qui roule frappé à la tête d’un coup de plomb, les détonations du fusil, la pipée de la bécasse ; tous les objets qui se trouvent sous sa main lui servent à expliquer ses récits, à les rendre visibles.

— J’arrive dans un champ de luzerne (il pose au milieu de la table son assiette où restent encore quelques feuilles de salade)… Ça c’est le champ de luzerne… Suivez-moi bien… À côté, il y avait un bois… tenez… (il dispose près de l’assiette deux ou trois bouteilles)… ça c’est le bois… Attention !… Voilà que, tout à coup, dans la luzerne (il montre l’assiette)… tout contre le bois (il indique les bouteilles)… j’aperçois un lièvre au gîte… (il coule une croûte de pain sous les feuilles de salade)… voyez-vous, ça c’est le lièvre… un gros lièvre… énorme… Alors… (il se lève, se recule sur la pointe des pieds, doucement)… il rondissait l’œil… (il fait le geste d’épauler)… je ne me presse pas… (il vise la croûte de pain)… Pan !… pan !… Je cours… (il se précipite vers l’assiette, en retire la croûte de pain, et prend un air consterné)… C’était pas un lièvre !… non… c’était une casquette ! (il jette la croûte à terre, et la repousse du pied)… une casquette !… Ah ! ah !… J’en ris maintenant… mais sur le moment !… Une casquette !… Oh ! oh !…

Hormis ces trois pensionnaires qui mangent régulièrement à la table d’hôte, les autres convives se composent de commis voyageurs, d’étrangers de passage et de gros fermiers, les jours de foire seulement.

Jamais je n’oublierai le dîner que je fis là.

Il y avait autour de la table cinq ou six commis voyageurs et les trois pensionnaires qui, du couteau et de la fourchette, luttaient désespérés contre une carcasse de vieille poule, carcasse cuirassée, carcasse invincible, carcasse inexpugnable. C’était, je vous assure, un lamentable spectacle. Je m’assis, très impressionné. En face de moi se trouvaient deux personnages assez bizarres qui attirèrent aussitôt mon attention.

L’un était grand, gros, avec des yeux ronds, très noirs, des moustaches énormes qui pendaient de chaque côté des lèvres, une bouche lippue et un triple menton qui s’épanouissait sur sa poitrine entièrement cachée par la serviette. L’autre, petit, maigre, d’un blond filasse, le visage rouge et glabre, était si grimaçant et si agité qu’on aurait pu le prendre pour un échappé de cabanon. Son œil droit, grand ouvert, très pâle restait fixe et inerte comme l’œil d’un mort ou d’un aveugle. La paupière, fripée et sans cils, retombait sur l’œil gauche et le recouvrait entièrement. Et c’était une chose presque fantastique de voir ce petit homme qui, lorsqu’il voulait saisir un objet, ou parler à son voisin, du doigt levait la paupière paralysée jusqu’au sommet de l’arcade sourcilière, la retournait d’un geste brusque, découvrant ainsi l’œil, encadré d’une peau écorchée humide et sanguinolente.

Le gros voyageait pour les jouets d’enfants, le petit pour les gilets de flanelle.

Après avoir inutilement tenté de manger son poulet, après avoir juré, tempêté, appelé les bonnes, maudit l’établissement, le gros s’adressa au petit :

— Eh bien ! qu’est-ce que je t’avais dit, à Alençon, bougre de serin ? As-tu lu le journal ? L’as-tu lu ? C’est une infamie. Au Tonkin, c’est comme en 70, on nous fiche dedans, les généraux trahissent. Tu connais ce Négrier ? Ah ! c’est du propre ! Un tas de canailles ! Tiens ! ce Courbet, il paraît qu’il est mort à temps.

Le petit leva sa paupière, grimaça et, regardant son compagnon :

— T’es sûr de cela, que les généraux trahissent ? dit-il, t’es sûr ?

— Pardi ! si je suis sûr, bougre de saint Thomas ! Oh ! on ne me la fait pas à moi ! Faudrait être plus malin… Je connais ça… Je te dis que c’est comme à Metz. J’y étais, tu sais bien, à Metz, et partout… J’ai vu, — il n’y a pas à dire que je n’ai pas vu, — comment que ça se turbinait. Oh ! les canailles ! Mais, t’as donc pas lu le journal ? Il frappa sur la table un formidable coup de poing. Les autres commis voyageurs parurent très intéressés ; les deux fonctionnaires, ayant terminé leur repas, se retirèrent sans dissimuler leur indignation. Il reprit, en élevant la voix :

— C’est comme ces deux mangeurs de budget, ces fainéants !… Ils ont bien fait de ne rien dire, parce que je leur aurais frictionné l’opportunisme, moi !… Certainement, les opinions sont libres, excepté celles des curés et puis des autres bonapartistes… Mais ce qui n’est pas libre, c’est de trahir !… Quand je pense à cela, ça me fout en rage… À Metz, j’y étais, tu sais bien, à Metz, et partout… Je les ai vus les généraux, les maréchaux, tout le tremblement. Des propres à rien qui ne sortaient pas des cafés ! Ils étaient saouls tout le temps… Et ça se gobergeait avec les Allemands, un tas de sales Bavarois !… Tiens, Canrobert, le vieux Canrobert, veux-tu que je te dise ? Eh bien ! Canrobert, oui, messieurs, Canrobert, on était obligé de le remporter chez lui tous les jours, tellement il était poivrot !… C’est pas une fois que j’ai vu ça. C’est cent, c’est deux cents fois ! Et les femmes avec qui il faisait la noce, c’en était rempli partout, des traînées de Paris, des salopes de Bullier et du Cadet… et laides, non, fallait voir !… Nous crevions de faim, nous ; mais elles, c’est des truffes qu’elles mangeaient… Ah ! les sales canailles !… Eh ben, au Tonkin, c’est tout pareil… S’il n’y avait eu que ça, encore !… Les généraux, c’est bon pour boire et pour nocer, c’est dans le sang, c’est le métier qui veut ça, quoi ! Mais ils trahissaient, tonnerre de Dieu !… Et puis qu’on ne vienne pas me dire qu’ils ne trahissaient pas, non, qu’on ne vienne pas me le dire… parce que moi qui te parle, moi, tu entends bien, moi, sacré mâtin, je les ai vus trahir ! Et pas une fois, non ! mais plus de cent fois, plus de mille fois !… oui, plus de deux mille fois !

Le petit était indigné, sa face maigre s’empourprait, devenait violette. Il se remuait sur sa chaise avec une agitation extraordinaire, montrait le poing à des personnages qu’on ne voyait pas, levait et baissait sa paupière au bord de laquelle son œil apparaissait furieux, se grattait la tête, frappait la table. Il bégaya :

— Les canailles ! Les canailles !… Mais comment qu’ils s’y prenaient, dis ? Comment qu’ils s’y prenaient pour trahir ?

— Comment qu’ils s’y prenaient ? répéta le gros en ricanant effroyablement. Comment qu’ils… Eh ben ! mais… ils trahissaient… Voilà comment ils s’y prenaient.

À cette explication imprévue, le petit lança un juron ordurier ; de la paume de la main, il se frappa la cuisse, puis, repoussant sa chaise en arrière, se balança pendant quelques secondes.

— Tiens, dit-il d’une voix frémissante de colère, causons plus de ça, hein ? Parce que ces choses-là, vois-tu, ça me met hors de moi… ça me fout malade…

Il y eut un silence de plusieurs minutes.

Après quoi, ils parlèrent littérature.


La Chambre close.


I


J’ouvris les yeux et je regardai autour de moi. Un homme était penché sur mon lit ; près de l’homme, une femme, coiffée d’un bonnet à grandes ailes blanches, tenait en ses mains des compresses humides. La chambre vibrait, claire et simple, avec ses murs tapissés d’un papier gris pâle à fleurettes roses. Sur une table recouverte d’une grosse serviette de toile écrue, je remarquai divers objets inconnus, des rangées de fioles et un vase de terre brune plein de morceaux de glace. Par la fenêtre entr’ouverte, l’air entrait, gonflant comme une voile les rideaux de mousseline, et j’apercevais un pan de ciel bleu, des cimes d’arbres toutes verdoyantes et fleuries se balançant doucement dans la brise. Où donc étais-je ? Il me sembla que je sortais d’un long rêve, que j’avais, pendant des années, vécu dans le vague et pour ainsi dire dans la mort. Je ne me souvenais de rien, j’avais le cerveau vide, les membres brisés, la chair meurtrie, la pensée inerte. J’entendais par moments comme des cloches qui auraient tinté au loin, et puis soudain on eût dit que des vols de bourdons m’emplissaient les oreilles de leurs ronflements sonores.

L’homme souleva ma tête avec des mouvements doux, me fit boire quelques gorgées d’un breuvage que j’avalai avidement.

— Eh bien, monsieur Fearnell, me dit-il, comment vous trouvez-vous ?

— Hein ? Quoi ? m’écriai-je, où suis-je ?

— Vous êtes chez moi, mon bon monsieur Fearnell, répondit l’homme, chez moi… Allons, ajouta-t-il en replaçant ma tête sur l’oreiller, tranquillisez-vous, on vous soigne bien.

Je fixai les yeux, longtemps, sur celui qui me parlait ainsi, et tout à coup je reconnus le docteur Bertram, le célèbre médecin aliéniste de Dublin. Un frisson me secoua le corps. Pourquoi donc me trouvais-je chez le docteur Bertram et non pas dans ma villa de Phœnix-Park, au milieu de mes livres, de mes herbiers, de mes microscopes ? « On vous soigne bien », me disait-il. J’étais donc malade ? Je fis des efforts surhumains pour me rappeler, pour comprendre, pour pénétrer le mystère qui m’avait jeté là, dans une maison de fous, car le docteur Bertram, je m’en souvenais maintenant, dirigeait un hospice d’aliénés. Et cette chambre, cette religieuse, ces fioles, ces morceaux de glace !… Il n’y avait plus à douter… J’étais fou, fou !… Fou, moi un brave homme, moi un savant, membre de plusieurs académies !… Mais pourquoi ? mais comment ?

Je demandai :

— Depuis combien de temps suis-je ici ?

— Depuis un mois, mon bon monsieur Fearnell, depuis un mois… Voyons, ne vous découvrez pas, reposez-vous, là… comme ça… Et surtout ne parlez plus.

Et le docteur, ayant rebordé mon lit, se frotta les mains, et il sourit, le bourreau ! Sans doute il se réjouissait de mon malheur, sans doute j’étais plus fou qu’aucun des fous qu’il avait soignés jusqu’ici. Et c’est pour cela qu’il se frottait les mains.

Depuis un mois ! Était-ce possible ? Depuis un mois ! Que s’était-il donc passé ? En vain je cherchais à dissiper la nuit qui pesait sur mon cerveau. La nuit était épaisse, obstinée. Pas une lumière n’apparaissait, pas une aube ne se levait sur ces ténèbres… Pourquoi le docteur me défendait-il de parler ?… Pourquoi causait-il tout bas avec la religieuse ?… Peu à peu je sentis que je défaillais, que je m’endormais, et je vis, dans un paysage convulsé, une route couverte de sang et bordée de monstrueux microscopes en guise d’arbres, une route sur laquelle deux petites filles jouaient à la balle avec une tête coupée, tandis que le docteur Bertram, comiquement coiffé d’une cornette de religieuse, enfourchait un cadavre tout nu, qui sautait à petits bonds, se cabrait, poussait des ruades.


II


Le lendemain, j’allais beaucoup mieux. Je n’éprouvais plus qu’une sensation de vague délicieux et de grande fatigue. Avez-vous quelquefois, la nuit, dormi dans un wagon ? Les secousses de la voiture et la dureté des coussins vous ont moulu les reins et les épaules ; malgré le plaid dont vous êtes chaudement enveloppé, un froid — un petit froid exquis — fait courir sur tout votre corps des frissons légers comme des caresses ; vous dormez, bercé par le roulement orchestral du train qui vous apporte sans cesse des airs connus, des musiques préférées, et vous avez la perception physique et pour ainsi dire la tangibilité corporelle de ce sommeil. Oui, vous le touchez… Ce sommeil… Et c’est une des plus complètes, des plus étranges jouissances que l’homme puisse goûter. Que de fois ai-je passé des nuits en wagon, sans but de voyage, rien que pour y dormir ainsi ! Aux arrêts, dans les gares, tous les bruits du dehors — la sonnerie du télégraphe, le clac-clac rythmique du graisseur, les pas des hommes d’équipe sur le quai, une voix qui s’éloigne, brusquement coupée par la fermeture des portières, la cloche, la machine qui halète, essoufflée par la course — tout cela vous arrive multiplié par le silence, rendu plus net par la nuit. Mais ces bruits nets et pourtant brouillés, proches et pourtant lointains, clairs et pourtant assourdis, n’éveillent pas dans votre esprit l’idée d’un travail, d’une fonction, n’évoquent ni la forme de l’être ni celle de l’objet qui les ont produits. Ainsi de moi, dans mon lit, avec mes souvenirs qui, peu à peu, revenaient, mais vagues, confus, insaisissables. Je les entendais distinctement, et je ne les voyais pas, ou si je les voyais, ce n’étaient que des apparences fugitives de fantômes, des formes évanouies de spectres ; et tout cela grimaçait, tournoyait, incohérent, sans suite, sans liaison, comme dans un cauchemar.

Vers le soir, le docteur, que je n’avais pas vu de la journée, s’assit près de mon lit.

— Allons, allons, dit-il en me tâtant le pouls, tout va bien, et vous en serez quitte pour la peur, mon bon monsieur Fearnell. Je puis vous avouer cela, maintenant que vous êtes sauvé : jamais je ne vis plus beau cas de congestion cérébrale ! non, en vérité, jamais de plus beau cas. Que vous soyez vivant, c’est à ne pas croire. Dites-moi, et la mémoire, revient-elle un peu ?

— Je ne sais pas, répondis-je, découragé… je ne sais rien, rien… Je cherche, je cherche…

— Mon Dieu ! je vous parle de cela, parce qu’il vous est échappé des choses, dans votre délire, des choses véritablement bizarres. Savez-vous qu’on vous a trouvé, dans la rue, évanoui, à demi vêtu ?

— Je ne sais rien, je ne trouve rien… Docteur, écoutez-moi… J’ai passé par quelque chose d’effroyable… Quoi ? Ah ! voilà ce qui est affreux, je ne pourrais vous le dire… Mais, à des souvenirs qui me reviennent, j’ai la sensation d’avoir été mort ; oui, docteur, d’avoir été tué… là-bas… dans une chambre… Il y avait un lit, et puis… je ne sais plus, je ne sais plus rien… Ai-je rêvé ? Suis-je le jouet de la fièvre ? C’est bien possible après tout… Pourtant, non… Aidez-moi… je cherche depuis ce matin… Hélas ! mon cerveau est faible encore, ma mémoire ébranlée par la mystérieuse secousse… Ne suis-je pas fou ?… Je me sens mieux, cependant… les bourdonnements ont cessé… on dirait que j’ai, en tous mes membres, un grand bien-être, comme une lassitude de bonheur… Mais ce cadavre, cette enfant blonde, et la tête, qui roula sur le plancher, oui, elle roula… Mon Dieu ! je ne sais plus…

Le docteur m’interrogea. Il me raconta ce que j’avais dit, les mots que j’avais prononcés dans la fièvre. Je l’écoutais avidement. À mesure qu’il parlait, un voile se levait lentement devant mes yeux, et chose étonnante, je voyais tout, tout, avec une admirable lucidité. Mon agitation était telle que le docteur, à ce moment, me tâta le pouls et me dit :

— Peut-être vaut-il mieux que je vous laisse reposer, je crains que cette émotion ne vous fatigue. Nous causerons aussi bien demain.

— Non, docteur, m’écriai-je ; à l’instant, il le faut… C’est cela, je me souviens, c’est bien cela… Attendez seulement que je mette de l’ordre… Oui, je ne me trompe plus, je ne rêve pas… Écoutez.


III


Voici, exactement rapporté, le récit que je fis alors au docteur Bertram, et plus tard au magistrat :

— Vous connaissez ma passion pour l’histoire naturelle. Il ne se passe pas de semaine que je n’herborise, dans la campagne, autour de la ville. Ce jour-là j’allai à Glasnevin, où, comme vous le savez, se trouvent des prairies marécageuses. J’étais assuré d’y faire ample moisson de plantes curieuses, d’infusoires et de diatomées ; je puis même vous confier que je découvris des espèces rares, sur lesquelles je compte présenter à la Botanic Society un travail qui fera, je crois, sensation ; mais ceci est une autre affaire. Donc, ma trousse en bandoulière et ma boîte pleine de trésors, je revenais gaîment par la route, quand, aux portes de Dublin, j’aperçus une jolie petite fille de cinq à six ans, toute seule, qui pleurait. Je m’approchai d’elle, mais, à ma vue, l’enfant redoubla de cris. Je compris que la pauvre petite s’était égarée et qu’elle ne pouvait retrouver son chemin. Sa voix avait des plaintes comme celle des jeunes chiens qui crient au perdu, dans les plaines, la nuit… Je me fis très doux, l’amadouai avec des promesses de joujoux et de gâteaux. En continuant de pleurer, elle me dit que sa bonne l’avait abandonnée, qu’elle s’appelait Lizy et qu’elle demeurait près de Beresford-Place, dans Lower-Abbey-Street. Je la pris par la main et, déjà causant comme de bons amis, nous voilà partis.

« La jolie enfant, docteur ! Toute rose, avec de grands yeux candides et des cheveux blonds qui, coupés court sur le front, s’éparpillaient de dessous son large chapeau, en longues boucles dorées, sur les épaules ; elle trottinait gentiment, se collant à moi, sa petite main douce serrant ma grosse patte rugueuse. Quelle pitié !… Lizy, chemin faisant, me raconta beaucoup d’histoires naïves, où il était question d’un grand cheval, d’un petit couteau, d’une poupée, d’une pelle de bois et d’une quantité de gens que je ne connaissais pas. Puis tout à coup, sa jolie figure devint grave : elle me dit qu’en rentrant elle serait grondée par sa mère et mise au cachot noir. Je la rassurai de mon mieux et, pour la calmer tout à fait, je lui achetai une belle poupée, avec laquelle l’enfant, aussitôt, entama une conversation : « Oui, madame… N’est-ce pas, madame ?… Certainement, madame… » Mon Dieu, est-ce possible ?

« Lizy ne fut pas grondée, et moi, je fus accueilli, Dieu sait avec quels transports, par la mère qui déjà pleurait la perte de son enfant. On me fêta, on m’embrassa. Jamais, je crois, la reconnaissance ne s’exprima avec plus d’enthousiasme. Qui j’étais, où je demeurais, ce que je faisais, on voulut tout savoir, et c’étaient, à chacune de mes réponses, des exclamations de joie attendrie.

« — Oui, monsieur Fearnell, me dit la mère, vous êtes le sauveur de ma fille ! Comment pourrai-je vous exprimer jamais ma gratitude ! Nous ne sommes pas riches, et, d’ailleurs, ce n’est pas avec l’argent qu’on peut payer un tel service. Non, non… Disposez de nous, mon mari et moi nous sommes à vous à la vie à la mort. »

« J’avoue que ces protestations me gênaient un peu, car mon action était, en somme, toute naturelle, et j’avais conscience de n’avoir accompli là rien d’héroïque. Mais le bonheur d’avoir retrouvé une enfant qu’on a cru perdue excuse, chez une mère, ces exagérations de sentiment ; d’ailleurs l’intérieur de cette maison était si décent, si calme, il dénotait une vie si honnête, si unie, il avait un si pénétrant parfum de bon ménage que, moi-même très ému, je me laissais aller à la douceur de me sentir pour quelque chose dans les joies de ces braves gens. La mère reprit :

« — Comme mon mari sera heureux de vous répéter tout ce que je vous dis, monsieur, et mieux que je ne vous le dis, assurément !… Il est encore à son bureau… Mon Dieu ! s’il avait su ! lui qui aime tant notre Lizy !… Je ne l’avais pas averti, ah ! non… Il en serait devenu malade !… »

« Puis elle ajouta timidement :

« — Voyons, monsieur, après nous avoir procuré une si grande joie, voudriez-vous nous accorder un grand bonheur ?… Mais je n’ose, en vérité. Ce serait, oui, ce serait… d’accepter, demain… notre modeste dîner… Ah ! je vous en prie !… Ne nous refusez pas… Demain, il nous arrive un savant comme vous, avec qui vous aurez plaisir à causer, j’en suis certaine… Et puis mon mari sera si heureux… si heureux… si fier !… »

« Décidé à compléter ma bonne action, je n’osai refuser et je pris congé.

« Je revins le lendemain, à l’heure fixée. Vous pensez bien qu’après les protestations de la mère, je dus subir les protestations du père, lesquelles furent aussi chaleureuses. La petite Lizy me sauta au cou et me prodigua toutes ses câlineries, toutes ses tendresses d’enfant rieuse ; j’étais vraiment de la famille. Le dîner fut gai, le savant annoncé me parut intéressant ; bref, je passai une excellente soirée.


IV


« L’atmosphère avait été lourde pendant toute la journée, et le soir un orage terrible se déclara. Les coups de tonnerre se succédaient sans interruption ; la pluie tombait, torrentielle. Était-ce aussi l’effet de l’orage, de la chaleur suffocante ou des vins que nous avions bus, je me sentais à la tête une violente douleur ; je respirais difficilement. Je voulus partir quand même, car il se faisait tard et je demeurais loin, mais on insista pour me garder. C’était de la folie que de m’exposer, souffrant, à une tempête pareille. La mère pria, supplia avec tant de bonne grâce, que force me fut de passer la nuit dans cette maison hospitalière. On me conduisit en grande pompe à ma chambre, et l’on me souhaita bonne nuit… Je me souviens même que, Lizy s’étant endormie dans les bras de son père, j’embrassai sa petite joue pâlie par le sommeil, et son bras potelé qui pendait.

« Resté seul, je commençais de me déshabiller, lentement, en flânant, comme il arrive toujours dans les endroits où l’on se trouve pour la première fois. J’étouffais dans cette chambre. Avant de me mettre au lit, je voulus respirer un peu d’air du dehors, et malgré l’orage qui grondait, j’essayai d’ouvrir la fenêtre. C’était une fausse fenêtre.

« — Tiens ! » me dis-je un peu étonné.

« L’idée me vint de soulever la trappe de la cheminée : fausse cheminée. Je courus à la porte : la porte était verrouillée. La peur me prit et, retenant mon souffle, j’écoutai. La maison était tranquille, semblait dormir. Alors j’inspectai la chambre, minutieusement, dressant l’oreille au moindre bruit suspect. Près du lit, sur le plancher, je remarquai des taches ; c’était du sang, du sang séché et noirâtre. Je frissonnai, une sueur glacée me monta au visage. Du sang ! Pourquoi du sang ? Et je compris qu’une mare de sang avait dû s’étaler là, car le parquet, à cette place, sur une grande largeur, avait été fraîchement lavé et gratté. Tout à coup, je poussai un cri. Sous le lit j’avais aperçu un homme, allongé, immobile, raide ainsi qu’une statue renversée. Crier, appeler, je ne le pouvais pas. De mes mains tremblantes, je touchai l’homme : l’homme ne bougea pas. De mes mains tremblantes, je secouai l’homme : l’homme ne bougea pas. De mes mains tremblantes, je saisis l’homme par les pieds et l’attirai : l’homme était mort. La gorge avait été coupée nettement, d’un seul coup, par un rasoir, et la tête ne tenait plus au tronc que par un mince ligament.

« Je crus que j’allais devenir fou… Mais il fallait prendre un parti… D’une minute à l’autre l’assassin pouvait venir. Je soulevai le cadavre pour le placer sur le lit. Dans un faux mouvement que je fis, la tête livide se renversa, oscilla pendant quelque temps, hideux pendule, et, détachée du tronc, roula sur le plancher, avec un bruit sourd… À grand peine, je pus introduire le tronc décapité entre les draps, je ramassai la tête que je disposai sur l’oreiller, comme celle d’un homme endormi, et, ayant soufflé la bougie, je me glissai sous le lit. Mais tout cela machinalement, sans obéir à une idée de défense ou de salut. C’était l’instinct qui agissait en moi, et non l’intelligence, et non la réflexion.

« Mes dents claquaient. J’avais aux mains une humidité grasse ; je sentais quelque chose de glissant et de mou se coller à ma chemise, sur ma poitrine ; toute la décomposition de ce mort m’enveloppait de sa puanteur ; un liquide gluant mouillait ma barbe et s’y coagulait… J’eus l’impression d’être couché vivant dans un charnier.

« Je demeurai ainsi, en cette épouvante, combien de minutes, combien d’heures, de mois, d’années, de siècles ? Je n’en sais rien. J’avais perdu la notion du temps, du milieu… Tout était silencieux… Du dehors, le bruit de l’orage et les sifflements du vent m’arrivaient assourdis et douloureux, pareils à des râles. Chose extraordinaire, ma pensée ne me représentait pas du tout l’assassin qui allait venir… qui était là peut-être… En cette horreur où j’étais, je ne revoyais que la petite Lizy, rose, blonde, et candide, avec sa poupée et son grand chapeau ; je la revoyais, dormant sur les bras de son père ; de temps en temps, elle soulevait légèrement sa paupière et découvrait son œil, qui m’apparaissait alors, effronté, implacable, cruel, assassin.

« On ouvrit la porte, mais si doucement qu’on eût dit un grattement de souris. — Je dus me mordre les lèvres jusqu’au sang pour ne pas crier. Maintenant, un homme marchait, à pas glissés, avec d’infinies précautions, pour ne point heurter violemment les meubles. Il me semblait que je voyais des mains tâtonnantes se poser partout, chercher mes vêtements, les fouiller… Et les pas se rapprochaient de moi, m’effleuraient… Je sentis que l’homme s’était penché sur le lit, et qu’il frappait à grands coups. Puis je n’entendis plus rien.

« Quand je repris connaissance, la chambre était redevenue silencieuse… Mais l’effroi me retenait cloué à cette place… Pourtant, je me décidai à sortir, avec quelle prudence, vous ne pouvez pas vous l’imaginer. À tâtons, je gagnai la porte, qui n’avait pas été refermée… Pas un souffle, pas un bruit. Frôlant les murs, je m’engageai dans le corridor : je m’attendais à voir, soudain, une tête surgir, menaçante, dans l’obscurité, un couteau briller dans la nuit. Mais rien… La bête, gavée de meurtre, dormait dans son repaire… Je descendis l’escalier, tirai le verrou de la porte, et, défaillant, les veines glacées, je m’abattis dans le ruisseau de la rue déserte…

Le docteur Bertram avait très attentivement écouté mon récit.

— Et c’est là qu’on vous a retrouvé, mon bon monsieur Fearnell, et dans quel état, mon Dieu ! Pourriez-vous reconnaître la maison ?

— Oui, lui répondis-je, mais à quoi bon ?

— Eh bien, guérissez-vous, et nous irons ensemble chez vos assassins.

Huit jours après, le docteur et moi, nous nous engagions dans Lawer-Abbey-Street. Je reconnus la terrible maison. Tous les volets étaient mis aux fenêtres ; au-dessus de la porte, un écriteau se balançait : À louer.

Je m’informai auprès d’une voisine.

— Ils sont partis il y a quinze jours, me dit-elle. C’est grand dommage pour le quartier, car c’étaient de bien braves gens.


Un joyeux Drille !


Figurez-vous un petit tonneau, planté sur de courtes jambes et surmonté, en guise de visage, d’une tomate rougeoyante et dodue, d’une belle tomate à qui une large fente dans le travers de sa pulpe donnerait une constante expression de rire. Tel est l’exact, succinct et symbolique portrait de M. Cléophas Ordinaire. Depuis deux ans qu’il est mon voisin de campagne, il ne m’est pas arrivé une seule fois de surprendre un air d’ennui, d’inquiétude ou de tristesse sur ce visage gras, souriant, et somptueusement coloré de bonheur. C’est peut-être la seule créature humaine qu’il m’ait été donné de rencontrer dont la physionomie sans remords révèle aussi lumineusement une existence exempte de malheurs et de ces accidents qui perpétuent sur le visage des autres hommes, les empreintes de la souffrance et les morsures du souvenir ! Ah ! le brave homme que M. Cléophas Ordinaire et combien il dut être heureux pour que, jamais le passé ne revienne voiler d’une ombre, même furtive, la joie éternelle de ses yeux !

Eh bien ! voici ce que, un soir, en dînant chez moi, et le vin l’incitant aux confidences, me raconta l’excellent et joyeux M. Cléophas Ordinaire :

— J’ai eu, moi qui vous parle, une existence vraiment drôle, et je vous assure que je n’ai pas volé — ah ! non, par exemple ! — la petite pension de retraite que j’ai fini par toucher l’année dernière, Dieu sait après combien de difficultés, car la Compagnie des chemins de fer, où je servais comme chef de gare, voulait me la contester — n’est-ce pas une honte ?  — et, ma foi, me la contesta, durant trois ans !… Si je n’avais pas trouvé une bonne place d’agent d’assurances — assurances sur la vie, et contre les accidents, à votre service, mon cher monsieur — je ne sais pas comment j’aurais fait pour vivre, durant ces trois années… non, en vérité, je ne le sais pas… mais, j’aurais vécu tout de même !…

Et, ici, M. Cléophas Ordinaire, se mit à rire bruyamment. Jamais, d’ailleurs, je n’ai vu un homme rire d’aussi franc rire que M. Cléophas Ordinaire. Son rire calmé, il continua :

— S’il fallait que je vous raconte tout ce qui m’advint d’extraordinaire, je n’en finirais pas, et nous serions encore autour de cette table à cinq heures du matin. Il faut savoir se borner, hé ! hé !… Parmi mes nombreuses aventures — dont quelques-unes sont inconcevables, et même, j’ose le dire, uniques, — j’en choisirai deux seulement — elles vous donneront une idée des autres — une de mon enfance… une de ma… mettons vieillesse, qu’est-ce que ça fait ? On n’est vieux que par la tristesse, n’est-il pas vrai ?… Or, moi, j’ai toujours la gaieté imperturbable de mes quinze ans… Et quand la gaieté va, tout va !… Demandez plutôt à ma gouvernante, cette chatte de Rosalie que, chaque jour… Hé oui !… Hé oui !…

Tout son ventre fut secoué d’un rire qui se prolongea comme la sonnerie dansante, roulante et sursautante d’un réveille-matin. M. Cléophas Ordinaire avala un plein verre de cognac et, tapant ensuite sur la table, il reprit, verveux :

— Attention !… C’est le moment… J’avais alors treize ans, et ceci se passa pendant les vacances… Une après-midi, comme j’avais été bien sage, je fus autorisé à accompagner mon père et mon oncle, qui étaient de grands chasseurs, à la chasse. Nous montions — je la revois encore — une sente étroite qui, bordée de ronces et d’ajoncs, menait au petit bois de Galante-Fontaine, lequel fourmille de lapins… Mon père et mon oncle, coude à coude, marchaient devant, causant de je ne sais quoi… Moi, à quatre pas d’eux, je venais derrière, portant le carnier. Mon père m’avait aussi, ce jour-là, confié son fusil : imprudence fâcheuse et qu’il doit bien regretter, aujourd’hui, s’il est dans l’usage des morts qu’ils regrettent quelque chose, là-haut ! Pour me donner un air plus martial, plus saint Hubert, j’eus l’idée de charger le fusil… idée bien naturelle, en somme, et qui fût venue à n’importe quel gamin de mon âge… Les cartouches étant dans un des compartiments du carnier, cette opération m’était facile… Je chargeai donc le fusil. Et, voilà que, par suite d’une fausse manœuvre, pan ! le coup part… et que mon père à droite, mon oncle, à gauche, s’abattent dans les ronciers de la sente et qu’ils restent étendus sans un mouvement, sans un cri, la face tournée contre le sol et la nuque toute rouge de sang. La charge de plomb, serrée et drue, les avait atteints en plein crâne, au moment précis et malchanceux où leurs têtes rapprochées se confiaient, sans doute, quelque touchant secret de famille… Ils avaient été foudroyés, ils étaient morts ! Ah ! par exemple !… Ce n’était pas mal pour le début d’un aussi jeune chasseur, et j’avais lieu d’être fier de ce résultat… Mais j’étais en même temps très surpris, très embarrassé, et je ne savais vraiment pas à quoi me résoudre !… Situation complexe !… Par bonheur, un paysan se montra dans les ajoncs, qui voulut bien me tirer d’affaire, et ramena cahin-caha, dans un tombereau, les deux cadavres à la maison.

— Malheureux Cléophas !… Qu’as-tu fait ?… cria ma mère, saisie d’horreur à la vue d’un tel gibier que, certes, elle n’attendait pas si copieux, comptant sur une simple gibelotte, selon la coutume.

Et moi, ne sachant pas, non, en vérité, ne sachant pas quelle attitude prendre, et si je devais tirer vanité de ce coup rare, ou bien pleurer, je balbutiai bêtement :

— J’ai fait… j’ai fait… coup double, donc !

Il faillit s’étrangler à force de rire, et c’est à peine si deux ou trois verres de cognac, avalés coup sur coup, purent le remettre en état de poursuivre son récit. La boisson le rendit familier et bredouillant :

— Eh bien, qu’est-ce que tu as ?… fit-il. Je vois que cette petite anecdote ne t’a pas déridé. Elle n’est pourtant pas banale, allons, avoue-le… Mais j’ai mieux à t’offrir, mon vieux copain… Et je pense que celle que je vais te conter maintenant dilatera ta rate morose et racornie… À ta santé, et vive la bonne humeur !

Après avoir choqué nos verres, voici comment ce diable d’homme parla d’une voix qui, de plus en plus, s’avinait.

— Je ne te dirai pas à la suite de quelles infortunes familiales je dus entrer, humble et joyeux employé, dans l’administration des Chemins de fer de l’Extra-Centre. Qu’il te suffise de savoir qu’à l’époque où j’illustrai ma vie de l’incroyable aventure que je vais te faire connaître, j’étais chef de gare depuis des années et des années. Chef de gare et marié. Ah ! oui, marié !… Jusqu’à la garde, mon vieux copain. J’entends par là que ma femme m’exaspérait outre mesure par ses tracasseries, ses tyrannies, et cætera, et cætera… Non que j’eusse perdu ma bonne humeur ; mais elle m’exaspérait, na !… Et elle m’exaspérait au point que j’eusse été capable de me livrer à des folies de reconnaissance envers celui qui m’en eût débarrassé, per fas et nefas, si j’ose m’exprimer ainsi… Eh bien ! par un trait de génie, je fus celui-là… tu vas voir comment.

« Rien n’est plus simple… Ma femme qui, depuis quelques jours, était allée chez un sien parent, devait rentrer, le soir du 24 septembre 1890, par le train 18. Or, voici l’argument… La ligne étant à voie unique, le train 18 croise, à la station, le train 437, lequel se gare en arrivant et attend, pour repartir, que le train 18 soit passé. Ce jour-là il y eut, dans le service, je ne sais plus quelle complication, dont je profitai habilement, malgré les protestations du mécanicien, pour faire repartir immédiatement le train 437. Mon calcul était mathématiquement limpide : faire se rencontrer les deux trains et amener une épouvantable collision. C’est toujours drôle… Mais, dans ce cas particulier, la drôlerie se compliquait de ceci que ma femme, ma chère et horrible femme, se trouvât dans le train tamponné !… Ha ! ha !… ha !… Comme le mécanicien hésitait à exécuter mes ordres, je lui expliquai : « Le train 18 a 45 minutes de retard… En lâchant toute vapeur, vous atteindrez K… avant le passage du train. Là, vous vous garerez… et vous aurez gagné une bonne heure… D’ailleurs, je prends tout sur moi. » Il partit… Oui ! je pouvais prendre tout sur moi ! La nuit était profonde et sans lune ; il y avait, en outre, une brume épaisse, une de ces brumes dont on dit qu’elles peuvent se couper au couteau… Bonsoir, adieu… Bien des choses à la camarde, chers petits agneaux !… Naturellement, ce que j’avais prévu arriva, dans l’ordre où je l’avais prévu… À peine deux kilomètres avaient-ils été franchis que, boum ! bing ! patatras ! les trains se rencontrent, se montent l’un sur l’autre, se broient, s’enflamment… Les machines explosent… des bras, des jambes, des crânes, des troncs épars, toute une bouillie de chair humaine s’agglutinant à toute une pulvérisation de bois, de fer et de cuivre… Total : 150 morts, 212 blessés… Et, parmi les morts, méconnaissable, hideusement mutilée, ma femme !… Était-ce assez génial, ce que j’avais combiné là !

M. Cléophas Ordinaire trépigna, dansa sur sa chaise. Toute sa face de tomate dodue et rougeoyante s’alluma d’une illumination de joie. Mais il avait hâte de terminer son récit.

— Poursuivi ?… Parbleu !… Tu le penses… Négligences dans le service, infractions aux règlements… homicide par imprudence… Oui, je pouvais attraper cinq ans de prison… Mais voilà où le comique atteint les vertigineuses hauteurs du prodige… Je fus acquitté à l’unanimité, pour cette raison que j’avais chèrement payé l’inconscience de ma faute en perdant ma femme, ma femme adorée, dans la catastrophe… Tout le monde fut d’accord pour me plaindre, les avocats, les juges, et la Compagnie !… Enfin — et je t’offre le bouquet — remercié par la Compagnie, je trouvai tout de suite, en attendant la liquidation de ma retraite, une excellente et productive place d’inspecteur d’assurances — assurances sur la vie et contre les accidents. — Oui, mon vieux, et à ta disposition…

Et, me tapant sur la cuisse, le corps soulevé par les hoquets d’un rire, il ajouta :

— Et tu voudrais que je ne fusse pas gai, pas joyeux drille, pas bon enfant !… Devant les miraculeuses chances dont se décora toujours ma vie, tu voudrais que ma face de joyeux garçon se voilât de tristesse et s’encrassât de mélancolie !… Mais, tu es fou… tu es fou… Ah ! il est fou !… Et il ne rit pas !… Ris donc, brute rêveuse et sentimentale, bourrique… Sois gai… Soyons gais !…

Puis, ce furent des mots sans suite, des mots désordonnés et capricants… Je ne l’écoutai plus, car il était complètement ivre…


Précocité.



Je ne sais pas pourquoi Thérèse Inula décida, un jour, qu’elle reprendrait son enfant. Sans doute que, ce jour-là, elle s’ennuyait plus que de coutume, ou bien que le ciel était gris, qu’il ventait de l’Est, ou bien encore que ce désir subit lui était venu comme celui d’avoir une robe neuve, ou de renouveler les tentures de son cabinet de toilette. Peut-être songea-t-elle aussi que sa vie, se trouvant simplifiée par un concubinage sérieux et marital avec Ernest Lacombe, la présence d’une petite fille égaierait les tristesses et les monotonies d’un intérieur momentanément privé d’aventures.

Ce n’était pas une mauvaise mère, bien loin de là ! Mais quoi !… Les nécessités de l’existence !… Ah ! ce n’est pas toujours drôle !

Depuis sept ans que la petite Cécile — oui, c’était bien Cécile qu’elle se prénommait — vivait chez des paysans bourguignons, Thérèse n’avait pas manqué, une seule fois, de payer les mois de ce nourriciat prolongé. Elle ajoutait même, souvent, aux envois mensuels d’argent, de jolis cadeaux et de belles friandises, des petites robes mauves, roses, bleues, rouges, jaunes, des tabliers de dentelles, des chapeaux à fleurs, des mignonnes chemises brodées, des rubans multicolores et d’amusants polichinelles, tout cela acheté pêle-mêle, sans souci des mesures et des utilisations possibles, au hasard de ses courses dans les magasins et de l’avantage des soldes exposés. Tous les ans, dans la semaine de janvier, elle faisait une caisse de tous les sacs de bonbons reçus, de toutes les étrennes encombrantes, et elle les envoyait, en Bourgogne, à la famille nourricière émerveillée, sans doute, de ces richesses frivoles et gourmandes. Bien d’autres eussent donné cela à leurs femmes de chambre, à leurs concierges. Elle, pas ! car c’était une chic mère, disaient avec admiration ses amies.

Thérèse avait d’autant plus de mérite à aimer son enfant et à la gâter de la sorte qu’elle ne la connaissait pas du tout, l’ayant, le jour même de sa naissance, confiée à ces braves paysans qui avaient charge de l’élever. Allez donc, oui, allez donc, au bout de sept ans, retrouver les traits d’un petit visage qu’on n’a jamais vu, d’un petit visage qui n’était alors qu’un paquet informe de chair, sans cheveux, sans yeux, sans sourires, sans rien par où puisse se raccrocher un souvenir quelconque, puisse se préciser une image de réalité. J’en appelle à toutes les filles-mères.

Et ce qui l’embrouillait plus encore, la pauvre Thérèse, quand elle voulait se représenter l’actuelle frimousse de cet être inconnu, c’était de ne pas savoir qui en était véritablement le père. Elle avait beau se rappeler, chercher, fouiller les brumes décolorées de sa mémoire, elle ne parvenait pas à fixer non seulement les noms de tous ceux qui avaient passé chez elle, et dont l’un — était-ce Alfred ? voyons, Luc ? ou bien Robert, Jacques, Gustave, Alphonse, au diable ! — avait laissé cette graine, cette graine de volupté, ou de lassitude, cette graine vague, devenue, hélas ! quelque chose de vivant ? Alors, sans chercher davantage à la caractériser, à juxtaposer en elle toute une série de ressemblances possibles, elle imaginait une enfant comme les autres, une enfant — brune ou blonde ? — blonde plutôt, comme elle était elle-même, avec de grosses joues rondes et fermes, et qui, vêtue de ces fanfreluches qu’elle envoyait quelquefois, aimait à jouer comme une petite bergère de tapisserie dans les prés, sous les arbres, à poursuivre les pies et les chèvres, à manger, dans les vergers, des pommes vertes et à boire du bon lait crémeux en des jattes de terre brune — pommes vertes et jattes brunes, attendrissant souvenir de sa propre enfance, mais si loin ! si loin !

Très souvent, Thérèse avait eu l’idée d’aller voir sa petite Cécile. Malheureusement, cela ne s’était pas arrangé. Chaque fois, un rendez-vous imprévu, un souper auquel elle n’avait pas pris garde, une première représentation avancée ou retardée, et mille autres événements de cette importance avaient empêché la réalisation de ces projets maternels. Et vraiment, on ne peut pas dire que ce fût jamais sa faute. Les choses semblaient mettre un acharnement incroyable et une persistante ironie à reculer toujours les joies, tant de fois promises, de ce déplacement.

Mais le cœur y était.

Enfin, un jour, elle décida que cela ne pouvait durer ainsi. Elle partit pour la Bourgogne et ramena Cécile.

Cécile n’était point telle qu’elle l’avait imaginée. Au lieu de cette belle apparence de santé robuste et impersonnelle, elle vit une enfant chétive, silencieuse et triste, et très pâle, d’une pâleur de fleur enfermée.

— On ne sait pas ce qu’elle a, avaient dit les nourriciers bourguignons… On ne peut rien en tirer… Elle ne parle jamais…

Elle avait, du reste, et Thérèse le remarqua avec une presque terreur, elle avait des yeux extraordinaires, de grands yeux noirs, fixes et brillants, de grands yeux noirs derrière lesquels il semblait que se passaient des choses profondes et douloureuses.

Les premiers jours, elle ne fit que se cacher dans les coins. Elle se dérobait aux caresses et rien ne pouvait la distraire et la faire sourire. Puis, peu à peu, elle se mit à regarder autour d’elle, à interroger de ses yeux muets si étranges les choses et les êtres, tout cela qui était nouveau pour elle. Elle eut des joies visibles à tâter la soie des robes de sa mère, à humer les parfums des cheveux de sa mère, à se prélasser sur les fauteuils, souples et doux, à se frotter aux tentures, comme une chatte. Et, tout d’un coup, elle se prit pour sa mère d’un amour violent, passionné, et en même temps, pour Ernest Lacombe, d’une haine d’autant plus inexplicable que celui-ci était envers elle d’une attendrissante, ingénieuse et délicate bonté.

Thérèse connut alors des jours heureux et bien remplis. Elle passait son temps à pomponner sa fille, la fanfrelucher de mille chiffons charmants. Elle l’emmenait partout avec elle, la promenait au Bois, dans sa voiture ; la montrait, le soir, quelquefois, au cirque, durant les représentations élégantes. Et Cécile ne se rassasiait pas d’embrasser sa mère. C’était, à chaque minute, une poussée impétueuse de tout son petit corps malingre vers l’étreinte maternelle. Et presque défaillante de bonheur, elle ne trouvait jamais autre chose à dire, dans ces moments d’exaltation, que ces mots :

— Oh ! mère !… mère !… mère !…

Cela dura toute une année. Puis, Thérèse se mit, brusquement, à sortir davantage seule. Elle reprenait sa vie haletante d’autrefois, ses hâtes, ses rentrées tardives, la série des mensonges et des mystères de jadis. Et les discussions survinrent, les menaces, les propos orduriers, les pleurs, les raccommodements. Cécile fut reléguée aux soins de la femme de chambre. Elle redevint triste, et elle écouta les histoires de l’office et les potins de l’antichambre.

Un soir que Lacombe était souffrant, Thérèse, après le dîner, annonça son désir d’aller au Gymnase. Elle avait promis à Gabrielle… elle serait rentrée de bonne heure… Ça l’ennuyait… mais elle n’avait qu’une parole.

— Couche-toi ! dit-elle à Lacombe… Tu es malade… Il faut te soigner.

Elle s’habilla et partit.

Lacombe resta quelque temps avec Cécile qu’il n’essaya même pas d’amuser. Il était songeur et inquiet. Durant près d’une heure, il se promena, de long en large, dans le salon. Et s’étant aperçu que la petite s’était endormie, il ordonna qu’on la menât coucher, demanda son pardessus et sortit à son tour.

Il rentra furieux, vers minuit. Une demi-heure après, Thérèse, doucement, furtivement, ouvrait la porte de l’appartement. Et tout d’un coup, dans la pâle clarté que faisait une lampe dont la mèche charbonnait, de derrière une portière vivement agitée elle vit surgir Cécile, en chemise, qui lui dit, d’une voix sourde, haletante, précipitée :

— Il est allé au Gymnase… Il est rentré furieux… Ne te coupe pas.

Et le lendemain, Thérèse, racontant à une amie qui était venue la voir ce trait, résumait, avec un sourire de fierté maternelle :

— Hein ? Crois-tu ? À son âge ! Est-elle rosse ? Ah ! la bonne petite canaille !




En Promenade.



Le peintre X… et moi, nous gravissions la côte des Deux-Amants, cet admirable monticule qui garde, énorme sphinx accroupi, l’entrée de la vallée de l’Andelle et domine la vallée de la Seine.

À mesure que l’on s’élève, des paysages se déploient, sublimes et géographiques, et reculent jusqu’à l’infini les champs, les villages, les forêts, et dans tout cela, le fleuve, mince ruban bleuâtre, disparaît et reparaît en courbes charmantes, semées de points noirs, qui sont tantôt des îles, tantôt des trains de bateaux, les lourds toueurs, à peine visibles dans cet espace immense, et si lointains qu’ils semblent ne pas remuer. De cette hauteur, les détails se perdent, et ce n’est que par la différence des verdures que l’on distingue les carrés de forêts des carrés d’avoine. Puis, le ciel s’amplifie, s’approfondit à perte de rêve… De temps en temps, le peintre s’arrêtait, contemplait le panoramique paysage baigné d’une lumière très douce, et, traçant dans l’air, avec sa canne, quelque dessin de vierge ou de sainte, disait :

— Oh ! ces primitifs, l’ont-ils sentie la nature !… Une figure… là, tiens ! et tout ça derrière… Quel van Eyck !

À ce moment, nous entrions dans un petit bois qui couronne de verdure le sommet de la côte. Et, tout à coup, dans une clairière, nous vîmes se dresser devant nous une étrange apparition.

Droite, énorme, immobile, elle barrait l’étroite sente où nous cheminions. Un fusil brillait à son poing. À ses pieds, le coteau dévalait à pic et, formant une gorge profonde, remontait en ondulations rapides, couvert de hêtres rabougris et de frissonnants bouleaux. La silhouette géante s’enlevait sur ce fond de mouvantes verdures. Elle était extraordinaire et surnaturelle. Rien, en elle, ne bougeait. On eût dit qu’elle venait de surgir du roc, roc elle-même à peine taillé. Et son fusil reflétait le nuage qui passait au-dessus d’elle.

En ce lieu sauvage, cette apparition soudaine nous arracha à nos préoccupations, à la nature, à la vie. Nous nous crûmes transportés dans un autre âge, dans un pays inconnu et chimérique. Était-ce une femme ? un homme ? un bloc de pierre taillée ?… un impassible bronze ? Nous ne cessions de la regarder.

Elle était coiffée d’un haut bonnet d’astrakan, comme un Tcherkesse, et son visage rude, aux yeux impérieux, son regard fixe, ses bajoues tombantes, une ombre de moustache aux lèvres, tout cela avait un caractère d’une sévérité et — qu’on me permette ce mot — d’une beauté farouche. On eût dit une figure d’Albert Dürer…

Une tunique de drap noir, boutonnée jusqu’au col, serrait sa poitrine large et renflée, moulait sa taille carrée, ses hanches rebondies, descendait sans un pli sur les cuisses, au-dessus du genou, accusait une charpente puissante, d’abondantes chairs qui, à la taille seulement, faisaient des bourrelets, des plis gros et pleins, sous l’étoffe tendue. Une culotte de velours noir bouffait et flottait sur de hautes guêtres de cuir fauve, chaussant ses mollets nerveux.

Des parfums de menthe, une âcre odeur de sauge semblaient s’exhaler d’elle.

Dans le fond de la gorge, un chien, invisible sous les feuilles, chassait, donnait de la voix, une voix grêle et rageuse, une petite voix qui montait vers nous comme une injure.

La femme — car c’était une femme, une vieille femme de soixante ans — nous examina d’un air hostile sans que ses yeux remuassent, sans que rien en elle remuât, pas plus les chiffes de ses paupières que les pans de sa tunique, ni les mèches de crin grisâtre qui s’échappaient de son bonnet d’astrakan. Puis elle siffla son chien, remonta d’un geste sec son fusil sur l’épaule, descendit le coteau, en se retenant aux branches flexibles des taillis, et disparut dans le bois. Et dans cet être hideux et superbe, dans ce monstre aux traits violents, aux allures hommasses, il y avait une souplesse, je ne sais quoi dans l’inflexion de la nuque, dans la tombée des épaules où quelque chose de la grâce de la femme subsistait.

Durant une minute, nous l’entendîmes qui descendait la côte et sifflait son chien : un sifflet strident, des roulades aigres qui semblaient donner au feuillage des hêtres et des bouleaux des frissons d’effroi.

Nous nous assîmes dans l’herbe, au pied d’un arbre, et nous restâmes quelques instants silencieux. Je me demandais qui était cette femme, d’où elle venait, où elle allait, pourquoi elle était ainsi. Et, déjà, mon imagination entrevoyait un romanesque violent, quand le peintre X… me dit, l’air tout songeur :

— Hein ?… Posséder cette femme dans ce paysage… avec ces odeurs de menthe et de sauge… quelle sensation ! Quel tableau !… Je reviendrai par ici… Et quelle ligne !… Et l’accent de ça !… Nom d’un chien !…

Il s’enthousiasmait, malgré mes railleries :

— Parbleu ! dans une chambre, avec des tentures, des tapis, des lumières roses, des meubles laqués… ce serait effroyable !… Mais ici, dans cette nature, parmi ces rocs, ces odeurs violentes, sauvages… ce serait le rêve… le rêve entends-tu ?… un rêve épatant !

Et comme je riais de le voir s’exalter ainsi :

— Ah ! tu me fais pitié, me dit-il… D’abord toi, tu n’as jamais rien compris à l’harmonie !…

Nous sortîmes du bois et redescendîmes vers la côte par l’Ouest.

Les pentes en étaient rases, glissantes, et les cailloux roulaient sous nos pieds. Des tussilages, des pavots menus, de chétifs erzugiums, toute une flore naine et malade poussait çà et là, au-dessus des herbes abrouties, et des ronces traînaient sur le sol leurs tiges rampantes et desséchées, comme des orvets morts. Plus nous nous rapprochions de la plaine, plus la terre semblait monter dans le ciel et l’envahir, et le ciel, au-dessus de nos têtes, reculait sa voûte diminuée.

Mon ami devenait de plus en plus rêveur. À peine s’il répondait aux questions que je lui adressais. Il disait, négligemment :

— Ah ! oui ! ce qu’on voit… ce qu’on rencontre !… Non, vrai ! la nature est épatante !

Le crépuscule tombait lorsque nous rentrâmes au village, où nous devions passer la nuit.

À l’auberge, pendant le dîner, X…, nerveux, interrogea la patronne sur l’étrange apparition du bois.

— Ah ! vous avez vu la belle Catherine ? s’écria-t-elle.

— On l’appelle la belle Catherine ?…

— Oui, par dérision, sans doute. Elle habite les ruines de l’abbaye qui se trouve au sommet du mont… Et elle passe son temps à chasser… Autrefois, elle venait quelquefois ici, le soir, boire un coup avec les mariniers… Mais ça faisait trop d’histoires… Il y a eu du tapage, des batailles… Elle ne vient plus.

— Ah !… mais qu’est-elle au juste ?…

La patronne prit un air de se méfier… et elle dit tout bas :

— C’est l’ancienne domestique du comte de R…, un vieux à qui appartenait l’abbaye… Le comte est mort, vous comprenez…

— Ah ! il est mort ?

— Oui… On l’a trouvé noyé dans une citerne… Il avait fait son testament en faveur de Catherine.

— Ah ! vraiment ? s’écria mon ami, dont les yeux s’enflammèrent. Mais c’est épatant, ce que vous me dites là… Dans une citerne ?

— Oui… D’abord, on a pensé ci… ensuite on a pensé ça… La justice est venue… Bref, Catherine a hérité… C’est une rude femme, allez !

— Et elle vit toute seule ?

— Toute seule !… Seulement, elle rôde beaucoup, à droite, à gauche, vous comprenez ?… C’est une rude femme !

Le dîner s’acheva dans un silence pesant.

Comme nous gagnions nos chambres, mon ami me dit :

— Je ne repartirai pas demain… En bonnet d’astrakan… la tunique… les guêtres… ce parfum de menthe qui me poursuit… la citerne, la citerne surtout… comprends-tu ? Il faut que je retrouve cette femme… Bonsoir…

Voilà trois mois de cela… Je n’ai pas revu mon ami.


Pauvre voisin.



Cette année, durant l’été, vint s’établir près de chez moi, dans une petite maison depuis longtemps inhabitée, une sorte de vieux petit bonhomme très propre, très droit, à l’air très doux, très timide, et vers qui tout de suite alla ma sympathie. Oui, ma foi, rien que de le voir, j’avais senti de mon âme à la sienne comme une correspondance d’idées, déjà intime et profonde. Il semblait, tant ses allures étaient humbles, demander pardon de sa présence à toutes les choses, à tous les êtres, à toute la nature. Sur les routes, il s’effaçait, non par crainte, mais par modestie, devant les chiens rôdeurs ; il eût fait certainement des détours de plusieurs kilomètres pour ne pas contrister de son approche un oiseau sur sa branche ou un rat dans son trou. Je fus charmé de la venue, en ce pays, de ce petit bonhomme, dont, sur un premier regard échangé à notre première rencontre, je songeai qu’il pourrait me devenir un compagnon fidèle et utile.

Ici, je suis très seul, trop seul, et, hormis le temps des repas et les courtes heures où je lis le Petit Journal, je m’ennuie. Je m’ennuie immensément. Tous les gens qui m’entourent sont — socialement parlant — ou trop au-dessus de moi, ou trop au-dessous. Chose curieuse, il n’en est pas un seul avec qui je sois — comment dire cela ? — de plain-pied. Pas un avec qui j’aurais plaisir à me lier. Il n’y a pas un commerçant retiré des affaires, pas un fonctionnaire retraité, pas même un ancien capitaine d’infanterie, personne enfin, dont l’intelligence, la conception de la vie, la moralité et les goûts soient équivalents des miens. Des paysans qui me détestent et me jalousent, des gros bourgeois qui méprisent ma médiocrité, des grands seigneurs qui m’éclaboussent de leur luxe, voilà ce dont se compose ce petit village extraordinaire où je vis. Je n’ai pas d’autres ressources intellectuelles que moi-même, et l’on avouera que c’est dur, l’hiver surtout, où les nuits sont si longues, à la campagne. Et les bêtes, me direz-vous ? Les bêtes sont une compagnie délicieuse. Eh bien ! parlons-en. Les chiens ? On me les vole. Les chats ? On me les mange. J’ai eu un moufflon, oui, un moufflon. Il était affectueux et drôle. Il est mort de s’être, un jour de gelée blanche, trop gavé de luzerne. Vraiment, en ce village, je suis aussi abandonné que si j’habitais le centre mystérieux de l’Afrique, et la vie m’y est davantage hostile.

Aussi, vous pensez si j’accueillis avec joie l’apparition inespérée d’un pareil voisin, et, dès les premiers jours où je le rencontrai, je me suis mis en devoir de lui adresser mille et mille politesses, discrètes et muettes il est vrai, mais éloquentes en diable. Le petit bonhomme ne s’y méprit point, et je vis à l’expression reconnaissante de ses yeux que ses sentiments étaient à l’unisson des miens. Il ne nous restait donc plus que l’heureux hasard ou l’adroite combinaison qui mettrait en présence nos deux timidités, nos deux solitudes, et ferait des deux inconnus de la veille deux désormais inséparables amis. Cela arriva un après-midi — car nous dirigions nos promenades aux mêmes heures et dans les mêmes endroits — je ne sais plus à propos de quoi. Je me nommai. Il se nomma. Il s’appelait M. Justin Durand, ancien pharmacien à Grenelle.

C’était bien la dernière profession que sur sa mine j’eusse donnée à mon futur ami. Les pharmaciens ont, en général, des airs effrontés et bohèmes qui, comme on l’a vu, n’étaient pas du tout ceux de M. Justin Durand. Ils sont tranchants dans leurs idées, libres penseurs, affectent, en politique, des opinions radicales. Or, mon voisin semblait l’opposé de cette sorte d’hommes. Je l’emmenai, le soir même, à la maison, et, malgré ses protestations, je le retins à dîner. Au dessert, pour exciter sa confiance, je lui avais raconté ma vie, en l’enjolivant d’événements extraordinaires qui ne m’étaient pas arrivés, et de traits d’héroïsme aussi brillants que faux.

— Et vous ? dis-je à mon nouvel ami — car rien ne vous fait l’ami de quelqu’un comme ces récits où l’on apparaît devant lui, chevaleresque et sublime, — et vous… vous devez avoir eu une existence curieuse et bien remplie ?

— Oh ! moi ! fit Justin Durand, sans trop d’embarras, et avec un sourire mélancolique, moi… j’ai été cocu… Telle fut ma vie !

— Ah ! je comprends, m’écriai-je… Et je vois, d’ici, la scène terrible et sanglante… Vous avez tué les deux larrons de votre honneur, les deux misérables larrons de votre honneur ?…

— Ma foi, non !… répondit doucement Justin Durand… D’ailleurs, pensez que jamais personne ne fut plus ni même autant cocu que je l’ai été… Et s’il m’avait fallu tuer tous les larrons de mon honneur, comme vous dites, ma vie tout entière se fût passée à cet exercice…

— Mais alors ?

— Je n’étais plus tout jeune quand je me mariai, narra mon ami, et la femme que j’avais choisie était beaucoup trop jolie pour un pauvre homme comme moi. Je m’aperçus tout de suite que je ne serais pas heureux. J’ai l’air d’être bête parce que je suis gauche et timide, mais j’ai pourtant de la perspicacité, et je vois bien des choses que je n’ai pas l’air d’avoir vues. Non, non, je ne suis pas si bête qu’on le croit. Deux mois après mon mariage, je savais très bien que j’étais cocu…

— Deux mois après ? clamai-je avec horreur… Et vous ne vous êtes pas révolté ?…

— Ma femme avait pris sur moi un empire considérable, continua Justin Durand… Je tremblais devant elle comme un petit enfant… C’était une femme violente et qui eût été capable de me battre… Je ne puis supporter les scènes… je ne dis rien… Voici comment les choses se passaient… J’avais trois élèves à la pharmacie, deux blonds et un brun, jolis garçons, ma foi, et solides gaillards… Dame ! pour l’amour, ils étaient mieux bâtis que moi… Ma femme, sous un prétexte quelconque, — je dis quelconque, car vraiment ces prétextes étaient à peine dissimulés, — les faisait monter dans sa chambre à tour de rôle, et dans l’ordre suivant : les deux blonds d’abord, le brun ensuite… Lorsqu’ils entraient, ils la trouvaient au milieu de la chambre, debout et toute nue, et elle leur disait — elle leur a dit cela, chaque jour, pendant plus de quinze ans :

« — Monsieur Charles (ou monsieur Henri, ou monsieur Frédéric), soyez donc assez aimable pour me remettre ma chemise… Je ne sais où est ma femme de chambre ! j’ai beau la sonner, elle ne vient pas. » Et ils lui remettaient sa chemise, vous devinez comme !… vous devinez comme !…

— C’est un peu fort !… Et pourquoi ne la chassiez-vous pas de chez vous ?

— À quoi bon ?… D’ailleurs, leur temps fini, ils partaient. Il fallait bien que je les remplace.

— Eh bien ! moi, j’en aurais choisi de très laids, des bossus…

— Les laids, les bossus, les petits, les grands, les jeunes, les vieux, tout était bon à ma femme… Cela dura quinze ans.

— Mais, depuis Messaline, on n’a jamais vu ça !

— On ne voit pas tout, dans les ménages, reprit philosophiquement Justin Durand… Mais il y a mieux… Après quinze années de cette existence, un matin, ma femme me dit qu’elle avait mal au foie, et qu’il lui fallait s’en aller à Vichy. Je ne fus pas dupe de ce prétexte qui semblait inaugurer un nouvel état de choses… Mais que vouliez-vous que je fisse !… Elle partit… Voilà six ans de cela, et elle n’est pas revenue !…

— Où est-elle, maintenant ?

— Je n’en sais rien… je ne suppose pas qu’elle continue une cure qu’elle n’a pas dû commencer…

— Enfin, vous en voilà débarrassé !…

— Oui !… Mais elle me manque… Elle me manque, le soir, surtout… Nous avions l’habitude de passer ensemble nos soirées… Nous ne nous disions rien, il est vrai… mais elle était là… Elle lisait des romans, moi j’inventais des sirops antiseptiques… des granules contre la tuberculose… Enfin, elle me manque… J’ai cru la remplacer en allant au café, le soir, prendre un bock et lire les feuilles publiques… Eh bien ! non, ça n’est plus la même chose ! Je l’ai attendue six ans. Pendant six ans, chaque jour, j’ai fait mettre à table son couvert, j’ai fait préparer, le soir, par la femme de chambre ses petites affaires dans le cabinet de toilette… Je pensais qu’elle reviendrait ; elle aurait, en rentrant, trouvé les choses posées comme au jour où elle me quitta… Je n’y pense plus maintenant… Je ne l’espère plus… Alors j’ai vendu la pharmacie, donné congé de mon appartement… Et, depuis que je suis ici, à la campagne, en pleine nature, cela va mieux… Oui, je commence à me moquer de ma femme ; et savez-vous à quoi je pense en ce moment ?

Il eut un petit rire triste et se frotta les mains, de longues mains grises et sèches et flétries qui faisaient, l’une contre l’autre, un bruit de papier froissé.

— Eh bien ! je songe que si ma femme revenait et qu’elle vît la pharmacie vendue, l’appartement vide… elle serait bien étonnée… bien étonnée… Et cela serait drôle qu’elle fût obligée d’aller coucher à l’hôtel… Hé ! hé ! ne trouvez-vous pas ?

Nous nous levâmes de table, et nous attaquâmes notre première partie de piquet.




Clotilde et moi.


I


J’attendais — avec quelle anxiété passionnée ! — le moment depuis si longtemps rêvé où Clotilde, enfin libre pour trois mois, nous pourrions, tous les deux — ah ! tous les deux !  — jouir de notre adultère, vivre notre adultère tout entier, sans contrainte, sans rien entre nous, au soleil, comme deux époux… Comme deux époux, dans le soleil, au bras l’un de l’autre, du matin au soir, comprenez-vous cette ivresse ? Vous qui me lisez, êtes-vous des amants assez mondains pour sentir cette exaltation tant de fois promise, toujours reculée ?

Ah ! ce ne serait plus ce petit rez-de-chaussée de la rue Lincoln, si froid, si banal, si sombre, ni la surveillance obscure et sournoise du concierge, ni les attentes terribles, ni les rendez-vous précipités, ni les rendez-vous manqués, ni la peur des potins, ni tout ce que, de quatre à sept, les dentistes, les modistes et les couturières, et le thé des amies, mettent d’obstacles invincibles et d’élégantes douleurs, entre deux êtres qui s’aiment à Paris. Ah ! Dieu ! non !… Ce serait la présence continuelle, la liberté infinie, la solitude et le chant de triomphe de nos âmes enfin jointes, et les yeux dans les yeux, la main dans la main, la bouche sur la bouche, toujours ! Le paradis si souvent entrevu et jamais atteint !…

Ce moment divin arriva, peu importe à la suite de quelle aventure. Il avait été convenu, — car nous nous aimions selon le plus pur Bourget — que nous irions passer ces trois mois miraculeux et bénis dans un port très anglais.

— Oh ! pas d’Italie, surtout ! m’avait dit Clotilde. L’Italie est le rêve des amants bourgeois… On n’y a que de médiocres enthousiasmes… Et que de lèvres inférieures ont baisé la colonne Trajane ! Et que de vulgaires petites âmes se sont pâmées sur les ennuyeuses eaux du Lido. Nous, soyons modern’amour, chéri, voulez-vous ?

— Oui ! oui !

J’étais parti le premier afin de dépister les soupçons, et aussi pour choisir une belle villa sur la côte, au bord de la mer, car les hôtels ont des surprises malencontreuses pour les cœurs adultères.

En partant, Clotilde m’avait dit dans un baiser :

— Ô mon cher amour, il me semble que j’éclate de bonheur… et que, là-bas, nous allons célébrer la première messe de notre joie…

— Oui !… oui !…

— Nous ne sortirons jamais, n’est-ce pas ?… Car nous avons en nous tous les paysages, toutes les architectures et tous les musées !…

— Oui ! oui !

— Nous serons l’un à l’autre, sans cesse, comme si nous ne faisions qu’une même âme, qu’un seul corps, un seul rêve !

— Oui !… Oui !… Ah ! oui !

— Pourvu que nous ayons la mer devant nous, et, au-dessus de nous, le ciel étoilé, que nous fait le reste ?

— Oui ! oui !

— N’avons-nous pas les mêmes pensées, les mêmes admirations, une sensibilité pareille devant la nature, le culte de la même beauté ?

— Oui !… oui !

— Ah ! puissions-nous être assez forts pour supporter un tel bonheur !

— Oui !… oui !

J’avais le cœur si plein de reconnaissance et la gorge si serrée par l’émotion, que je ne pouvais que balbutier cet éternel : Oui !… oui !… qui, comme expression de bonheur, eût peut-être paru insuffisant ou très monotone à une autre femme. Mais je voyais bien que Clotilde, amante sublime, ne m’en aimait que davantage !

La maison que je louai dans une ville très anglaise, était délicieusement située sur la rade, tout près de l’entrée du port — une villa fraîche, souriante, dans les arbres et dans les fleurs, et dont le modern’style de l’aménagement intérieur répondait au modern’amour de nos cœurs ! Les grands steamers, les énormes paquebots entraient, sortaient, et la mer était sans cesse couverte de yachts très élégants et de mille petites barques de pêche, aux voiles roses… Le soir, une féerie éblouissante. Toutes les lumières électriques du port, les feux mouvants des navires, rouges, verts, se reflétant dans l’eau, et les signaux, et les phares tournants, et les projections de lumière, qui allaient, au loin, très loin, fouiller la mer profonde et noire, comme les yeux de Clotilde, aux heures de passion, fouillaient les profondeurs et les étendues de mon âme !… Et les étoiles au ciel étaient plus brillantes encore que les feux terrestres, et cette magique lune, énorme, blanche et ronde, que traversait, je me rappelle, la vergue d’un trois-mâts !… Je ne pouvais détacher mes yeux de ce spectacle grandiose où tous les éléments se combinaient pour l’émotion et pour la beauté.

Ah ! que Clotilde serait heureuse ici !

Avec quelle passion nouvelle, avec quel trouble charmant, avec quelle impatience d’une volupté prochaine et non encore ressentie, je disposai tout, meubles, tentures, et fleurs, pour la joie de mon amie, et pour la parure de notre amour… J’engageai deux femmes de chambre, anglaises et jolies, qui ne savaient pas un mot de français, car je voulais que nous fussions seuls, seuls ! — Ah ! si étroitement, si exquisement si intellectuellement seuls, et qu’aucun être, dans le monde, ne pût comprendre les mots divins que nous allions, désormais, nous répéter, dont nous allons enivrer désormais nos yeux, nos bouches, nos chevelures, nos poitrines, toutes nos sensations, et tout notre esprit, Clotilde et moi !…

Clotilde et moi !…

Ivresse !… caresses !… folie merveilleuse des cœurs libres !… Essor des amants… Infini, infini des adultères désentravés !

Clotilde et moi !…

Et je regardais tout, en me répétant ces deux mots, je regardais les chaises qui ressemblent à des pintades, les canapés, tels des bancs de jardin, et le lit de cuivre, large comme une mer, et les pavots sur les murs, et les étoffes dont les ornements sont des fleurs si étrangement simplifiées qu’on dirait des larves malades ou des intestins déroulés…

Clotilde et moi !…

Elle arriva un soir, en retard de quinze jours… Elle arriva avec trente-trois grosses malles, et des nécessaires chiffrés, et des bijoux de valise, et des cartons, et de tout… Haletant, le cœur serré, j’étais là, sur le quai où elle débarqua, exquise, avec un chapeau de feutre beige et un grand manteau de voyage, beige aussi… Ah ! si beige !…

— Clotilde !…

Je bousculai des passagers et je me jetai dans ses bras.

— Enfin !… Enfin !… J’ai cru que vous n’arriveriez jamais… Voilà quinze jours de passés sans vous !…

— Ce n’est pas de ma faute. Je n’avais rien à me mettre…

Elle avait souffert sur le bateau, était très pâle. Elle chancelait un peu.

— Oh ! cette maudite mer !… J’ai cru que j’allais mourir !…

— Enfin !… Enfin !… Vous êtes là !… C’est notre bonheur qui commence !

Et comme je voulais l’embrasser bourgeoisement, elle me repoussa avec une douceur triste et choquée de la vulgarité de cet accueil.

— Tout à l’heure… chez nous !… Vous manquez de tenue, cher amour !…

— Ne sommes-nous pas libres de nous aimer ? Et que vous importent tous ces gens que vous ne connaissez pas, et qui ont de si laides casquettes ?…

— C’est bien !… C’est bien !… Occupez-vous de mes bagages…

Devant cette pyramide de bagages, du haut de laquelle l’amour semblait se moquer de nous, je ne pus m’empêcher de m’écrier :

— Dieu ! que de malles !…

D’un ton pincé, elle dit :

— Est-ce un reproche ?… Je n’ai emporté que le strict nécessaire.

— Un reproche !… ah !… comment pourrais-je vous reprocher quelque chose. J’ai dit : « Que de malles !… » avec un cri d’admiration… Je vous aime tellement que j’aime tout de vous, même vos trente-trois malles, même quand vous me boudez !…

Nous dûmes rentrer sans les bagages, car il fut impossible de trouver, ce soir-là, un fourgon assez fort pour les transporter…

En voiture, j’avais pris les mains de Clotilde, et je ne cessais de balbutier :

— Enfin !… Enfin !… Vous voilà !…

Mais Clotilde me disait, d’une voix un peu irritée :

— Oui… oui… Vous me direz tout cela demain… Ce soir, laissez-moi… Je vous en prie… je suis morte !


II


Clotilde passa cinq jours, cinq jours de torture pour moi, cinq jours éternels à s’installer, à ranger, méthodiquement, sur de petites tables ornées de dentelles, ses bibelots de toilette : boîtes à couvercle d’or, flacons de cristal à bouchon d’or, et des trousses précieuses, et des glaces anciennes, et des brosses, et de tout !… Je ne pouvais l’approcher ni lui parler, tant elle était absorbée par ces graves travaux. Elle n’avait le temps ni de me regarder, ni de m’écouter. Quand je lui parlais, elle n’avait le temps de rien, pas même de s’habiller, ni de prendre ses repas… Quelques brioches, grignotées à la hâte, en courant, et c’était tout !… Mal aidée par ses deux femmes de chambre qui ne la comprenaient point et que déroutaient ses ordres nerveux, elle allait, dépeignée, ennuyée, impatiente, d’une malle à l’autre, d’une pièce dans l’autre, sans savoir pourquoi et ce qu’elle voulait.

Oh ! les effusions que je m’étais promises !… Et les longs enlacements, et les longues tendresses, le soir, à la fenêtre, devant les magies du port !… Oh ! l’ivresse enfin, et la sécurité tant souhaitée de notre adultère ! Où tout cela était-il ?… Qu’avais-je rêvé, mon Dieu ?… Depuis que nous étions l’un à l’autre, sans mari, sans couturières, sans conventions mondaines entre nous, sans rien entre nous, que la liberté absolue de nous aimer et de nous dire, sans cesse, que nous nous aimions, jamais Clotilde n’avait été moins à moi, jamais je n’avais moins joui d’elle, de sa chère présence, de son cher esprit, de ses chers regards !… J’en arrivais à regretter les anciennes contraintes, les retards du rendez-vous et l’œil soupçonneux des amies, tout ce que nous avions voulu fuir !…

Du rez-de-chaussée au second étage, toutes les pièces de la villa étaient encombrées de ses robes, de ses corsages, de ses chemisettes, de ses manteaux, en tas sur les lits, les tables, les chaises, les pianos. Et elle ne savait où loger tout cela… Garde-robes, placards, armoires, penderies, étaient déjà remplis, et l’on n’apercevait pas que les tas diminuassent. Il en sortait toujours de ces malles enchantées, toujours, il s’en formait de nouveaux. À peine enlevés, ils se reconstituaient, plus larges, plus hauts, plus nombreux.

— Mais, chère Clotilde, demandais-je, inquiet, pourquoi toutes ces toilettes de bal ? Puisque c’est la solitude, la chère solitude que nous sommes venus chercher ici ?

— Il faut pourtant bien, répondait-elle, que j’aie quelque chose à me mettre !

Et, perdue au milieu de ses malles, de ses costumes, de ses lingeries déballées, de ses bottines et de ses ombrelles, d’un tas de choses extraordinaires dont j’ignorais la destination, elle gémissait.

— Dieu ! que cette villa est absurde et incommode ! On n’y peut rien mettre… C’est à mourir !…

J’essayais de la consoler, de l’attendrir, et je lui disais, avec des douceurs infinies :

— Vous vous fatiguez, mon cher amour… Reposez-vous, je vous en supplie !… Vous avez bien le temps !

Elle répondait :

— Vous êtes charmant, en vérité ! Et comment voulez-vous que je fasse ?… Est-ce moi qui ai choisi cette horrible villa, où l’on n’a même pas la place de se retourner ?

— Oh ! vous êtes un peu injuste, chère âme !

— Et vous êtes toujours sur mon dos… Vous me gênez épouvantablement… Vous m’empêchez de travailler.

— Est-il possible !… Je suis tout petit… Je ne bouge pas !

D’une voix plus impérieuse, elle répliquait :

— D’abord, je n’aime pas qu’on me voie ainsi !… Je suis à faire peur !

— Ô chère, chère Clotilde ! si vous saviez comme je vous aime ainsi ! Voilà des années et des années que je rêve de vous voir ainsi !… Mais c’est toute ma joie ! Être l’un à l’autre dans la même maison. Ô ciel !… C’est maintenant seulement, dans cette intimité de toutes les minutes, que je puis m’imaginer que vous êtes ma femme, ma vraie femme !… ma vraie femme !… Comprenez-vous l’enthousiasme et la douceur fondante de cette illusion ?…

— Que vous me fatiguez !… Comment voulez-vous que je m’installe, si vous êtes toujours à me dire de pareilles folies. En vérité, je ne vous savais pas si vulgaire !

Elle haussait les épaules et je l’entendais qui disait, tout d’un coup :

— Et tous mes costumes blancs que j’ai oubliés !… Et un tas de choses que je ne retrouve pas !

Et les femmes de chambre, sur les indications sommaires de Clotilde, fouillaient les malles, vidaient les valises, retournaient les cartons, d’où les odeurs, violentes et diverses, s’échappaient et promenaient dans toute la maison d’étranges lourdeurs.

Mais je m’acharnais, croyant, par la ferveur, par la puissance de mon amour, l’enlever, un instant, à ses robes, à ses malles.

— Non ! non ! répétait-elle… Je vous en prie, laissez-moi et allez-vous-en !… Allez vous promener où vous voudrez… Vous me médusez, je vous assure… Et ces deux filles qui ne trouvent jamais rien, et qui sont bêtes à pleurer !…

— Si vous me permettiez de vous aider !…

— Ah ! il ne manquerait plus que ça !… D’ailleurs, j’étais sûre de ce qui arrive !… Vous n’en faites jamais d’autres !… Jamais je n’ai vu un homme si gauche et si maladroit… Quand vous avez regardé la lune au ciel, et les bateaux sur la mer, ça vous suffit !… Eh bien ! allez voir les bateaux… Allez !… Allez !…

— Ô Clotilde !… Clotilde !…

Il me semblait que cette adjuration eût dû lui arracher des larmes. Ses reproches me brisaient le cœur. Pour elle, j’avais choisi la plus belle, la plus grande villa du pays. J’avais tout fait pour qu’elle y fût heureuse. Je me figurais qu’en la voyant, elle m’eût remercié par des paroles tendres et des caresses qui ne finissent pas… et qu’elle eût, peut-être, deviné que je m’étais imposé — avec quelle joie désintéressée — les plus lourds sacrifices d’argent !… Et au lieu de tout cela, des paroles comme celles-ci :

— Vous vous moquez bien des délicatesses d’une femme ! Du reste, ce n’est pas de votre faute ! Vous êtes ainsi… On n’y peut rien !… Tenez, voilà encore que vous froissez la plume d’un chapeau et que vous accrochez la dentelle d’une chemise.

Alors, je sortais…

Car je ne pouvais même pas rester dans cette maison, à lire, à rêver ou à fumer, dans cette maison envahie où pas un siège n’était libre, où il m’eût été impossible d’y trouver un coin où je n’eusse pas gêné quelque chose d’elle. Je n’avais même pas la ressource de m’asseoir sur une malle : elles étaient, toutes, béantes.

Alors, je sortais…

Il me fallait franchir des montagnes de taffetas, de linon, de batiste, des vallées de dentelles, des forêts de chapeaux, des mers moutonnantes de chemises, des récifs de corsets…

Et je m’en allais, triste et dépité, sur les quais du port… Mais le port avait perdu son charme… Je ne reconnaissais plus ses bruits de choses lointaines et inconnues… Et il me venait de la mer, au loin, je ne sais quels regrets, informulés encore, mais amers, très amers, oh ! si amers ! Et la voix des sirènes me semblait l’expression même de la détresse de mon âme… Avoir fait ce rêve merveilleux d’être l’un à l’autre, sans cesse, les yeux dans les yeux, la main dans la main !… Et errer, piteusement, le long de ces bassins où plus rien ne m’intéressait, ni la majesté des steamers, ni la rude physionomie des matelots, ni la forêt des mâts, ni les voiles des barques en partance pour la pêche !…

En rentrant, je me disais :

« Ô poésie des voyages adultères !… Est-ce que M. Paul Bourget se serait moqué de nous ?… Ce serait une pensée horrible !… Et quelle chute dans l’idéal !… »

Le soir, c’était bien pire encore.

Après le dîner, généralement silencieux, et pendant lequel Clotilde avait conservé un air grave et lointain, elle s’étendait sur une chaise longue, enfin débarrassée. À quel chapeau oublié, à quelle dentelle, à quel corsage, à quel rien pensait-elle, pour avoir une physionomie si préoccupée ?… Je ne sais… Elle ne répondait que par des monosyllabes irrités ou plaintifs, aux grands mots, aux grandes phrases exaltées que j’essayais, vainement quelquefois, de tirer des profondeurs de mon cœur, de mon pauvre cœur vide, hélas !… Et comme je tentais de donner à mes gestes l’éloquence ample et précise qui manquait souvent à mes paroles :

— Non !… non… faisait Clotilde en me repoussant de la main, laissez-moi… J’ai un mal de tête fou et je suis morte de fatigue…


III


Quand Clotilde fut complètement installée, elle ne sut plus que faire. Après avoir limé et poli consciencieusement ses ongles, après avoir essayé une dizaine de costumes qui avaient besoin de rectifications, elle s’ennuya. Elle s’ennuya immensément. Hormis les heures de la toilette, heures qui, d’ailleurs, se prolongeaient indéfiniment, elle se traînait de la chambre dans le salon comme une pauvre âme perdue… Quelquefois, elle prenait un livre qu’elle quittait aussitôt, écrivait une lettre qu’elle n’achevait jamais… Aux paroles d’amour que je lui adressais, elle ne répondait que par des soupirs d’ennui…

Pour la distraire, et selon nos conventions, je lui avais d’abord proposé de rester bien claustrés chez nous, lui faisant de la solitude un éloge enthousiaste. Aux belles heures du jour et du soir, nous nous mettrions à la fenêtre, l’un près de l’autre, toujours et toujours la main dans la main, et nos regards, nos quatre regards fondus en une seule étoile. Et silencieux, comme il convient, émus selon les rites de la poésie la plus exaltée, nous nous enivrerions, sans jamais nous lasser, aux spectacles miraculeux du port et de la mer.

Elle repoussa cette idée avec une indignation mélangée de dégoût :

— Vous êtes fou, mon cher !… Croyez-vous que je sois venue ici pour y être enfermée, comme une prisonnière. Ah ! les hommes sont tous les mêmes !

Tantôt, j’étais comme tous les hommes, un être indélicat et stupide, et grossier, et tyrannique ; tantôt, tous les autres hommes étaient des « anges », et je restais, seul de l’humanité, un démon !…

— Eh bien ! disais-je, puisque la solitude vous épouvante un peu… nous sortirons… Nous irons visiter tous les bassins du port… Vous ne vous doutez pas de cette beauté !

— Oh ! le port !… faisait-elle, voilà une agréable perspective !… C’est mortel.

— Comment pouvez-vous le savoir que c’est mortel, chère mignonne ? Vous n’avez pas, une seule fois, consenti à le regarder !

— Mais il n’y a rien de si triste que les ports. D’abord, c’est plein d’épidémies… et l’on ne marche que dans de la poussière de charbon… Et puis, je ne sais pourquoi, cela me glace comme un cimetière.

— Précisément, cher cœur adoré… Il n’y a rien de si émouvant que les choses tristes, rien qui s’apparie mieux à l’amour !… Moi, c’est un autre genre de tristesse que les ports évoquent en mon âme… Mais, puisqu’ils nous causent, à tous deux, de la tristesse, c’est donc que nous allons éprouver des sensations puissantes… qui sont de la joie, ma chère Clotilde !

Enveloppée d’une robe de chambre fleurie de rubans et mousseuse de dentelles, elle était étendue sur une chaise longue… La figure grave, le front serré d’un pli que je n’aimais pas… elle poussait un soupir, se remettait à polir ses ongles et ne répondait pas… De temps en temps une femme de chambre entrait, son ouvrage à la main, demandait des explications que Clotilde lui donnait brièvement, d’une voix souvent irritée. J’étais gêné et stupide. Je cherchais des distractions géniales, des plaisirs inconnus… Et je ne trouvais rien, ayant tout épuisé et sentant que je ne pouvais pas recréer la nature et la vie à l’image des désirs vagues de Clotilde. Et ce silence absurde, accablant, qu’elle aimait à prolonger, pour jouir de ma gêne, m’était infiniment cruel et insupportable !…

Au bout de quelques minutes, durant lesquelles je passais par tous les genres de supplices où peut vous mettre le caprice extra-humain d’une femme :

— Mais, mon amour, essayais-je d’expliquer… Il n’y a pas que les ports… Le pays est admirable ici, et la campagne, que j’ai visitée pour vous, est splendide, comme un jardin… On peut y faire des excursions intéressantes…

— Oh !… des excursions !… Comme des notaires n’est-ce pas ?…

— Mais non !… mais non !… J’ai à ma disposition une voiture excellente !

— Merci !…

— Et pourquoi ?…

— Vous savez bien que la voiture me fatigue énormément !

— Ce matin, j’ai vu un très joli yacht… Je puis le louer… Nous irons où voudrez, à Cowes, n’est-ce pas ?

— J’ai le mal de mer !

— Si ce pays vous ennuie… partons pour Londres !

— Par cette chaleur !… Vous n’y songez pas…

— Hélas ! je songe à vous faire plaisir.

— Il y paraît.

Je sentais l’amertume filtrer goutte à goutte dans mon cœur ; je répliquai :

— C’est que cela devient très difficile… Et que vous me mettez dans un véritable embarras… Ça vous ennuie de rester dans votre villa… Et, en même temps, vous refusez de sortir… La voiture vous fatigue, le chemin de fer vous énerve et le bateau vous rend malade… Tant que la science ne vous aura pas donné des ailes, je ne vois pas comment il serait possible de vous transporter quelque part… Vous n’aimez ni les ports, ni la mer, ni les forêts, ni les jardins, ni les champs, ni les villes… En vérité, je ne sais plus que faire… Je ne sais plus que vous offrir.

— Mais naturellement, mon pauvre ami, répondait Clotilde avec une moue dont je ne saurais rendre l’expression méprisante. Vous êtes tellement maladroit… Il n’y a pas un homme aussi gauche que vous… Vous ne savez rien trouver pour distraire une femme…

— Oh ! Clotilde ! Clotilde ! Vous me rendez fou !… Et votre injustice m’est une peine affreuse !

Elle ricochait :

— Mon injustice !… Il ne manquait plus que cela ! Vous ne faites que des bêtises, et c’est moi qui suis injuste !… D’abord, pourquoi m’avez-vous amenée dans cette Angleterre que je hais et que vous saviez que je haïssais.

Je bondis sur mon siège…

— C’est trop fort ! m’écriai-je en protestant avec des gestes violents. Comment ! Vous prétendez que c’est moi qui vous ai amenée ici ?…

— Et qui donc alors ?… Est-ce que vous perdez tout à fait la raison ?

C’est à peine si je pouvais parler, tant la révolte précipitait les unes contre les autres mes paroles :

— Mais souvenez-vous !… C’est vous, vous seule, qui avez voulu l’Angleterre… Vous disiez que l’Italie était trop banale, trop vulgaire, trop agence Cook ! Sais-je, moi, tout ce que vous avez dit ?…

Alors, Clotilde, d’une voix glacée et sans faire un geste, sans même me regarder :

— Mettons que ce soit moi… Mon Dieu ! une désillusion de plus ou de moins ! Je n’en suis plus à les compter.

— Clotilde, je vous assure… Souvenez-vous de ce que vous m’avez dit !… Voyons, un soir, chez vous… Vous aviez, tenez, votre robe mauve si charmante… Vous m’avez dit textuellement…

Elle me coupa la parole :

— Pourquoi discuter ?… C’est entendu !… C’est moi qui exigeais de venir dans un pays que je hais au-dessus de tous les autres… et dont le nom seul me met en rage… C’est moi !… N’en parlons plus.

Je ne voulais pas me rendre :

— Ça, par exemple ! Et je puis vous le prouver…

— Taisez-vous !… faisait Clotilde… Vous me fatiguez… Et vous êtes vraiment trop ridicule quand vous êtes en colère… Et voulez-vous me faire un grand plaisir ?

— Mais je ne demande que cela !…

— Eh bien ! Sortez un peu… Allez vous promener. J’ai besoin d’être seule…

— Clotilde !… Clotilde !…

— C’est bon ! C’est bon !

Et, la rage dans le cœur, maudissant toutes les femmes, je sortais…