Un fragment inédit de Pascal



UN
FRAGMENT INÉDIT
DE PASCAL.

De toutes les découvertes, grandes ou petites, que j’ai pu faire dans ces derniers temps sur Pascal, voici, sans contredit, la plus inattendue. Il ne s’agit plus ici de lettres mystiques adressées à ses deux sœurs ou à Mlle de Roannez, ni de quelques lignes destinées à une nouvelle Provinciale, ni de nouveaux débris du grand livre des Pensées, ni enfin de quelque ouvrage de la dernière époque de la vie de Pascal, de cette époque aujourd’hui bien connue et remplie de tant de monumens tous empreints du même caractère, celui d’une dévotion à la fois sublime et ridicule, qui répudie la raison, rejette la distinction naturelle du bien et du mal, du juste et de l’injuste, met l’existence de Dieu à croix ou à pile, nous abêtit pour nous faire croire et regarde le mariage comme un déicide. Je viens aujourd’hui éclaircir une tout autre époque de cette vie sitôt dévorée ; je viens tirer de l’oubli un écrit d’un caractère bien différent, et dont le sujet semble plutôt emprunté à l’hôtel de Rambouillet qu’à Port-Royal.

Quel est donc ce sujet ? — L’amour.

Oui, l’amour, et non pas l’amour divin, mais l’amour humain, avec le cortége de ses grandeurs et de ses misères, sublime et grossier tout ensemble, et s’adressant au corps et à l’ame. Tel est bien le sujet qui a inspiré à Pascal un discours à la manière de ceux du Banquet, mais d’un platonisme fort tempéré, discours écrit avec la liberté décente d’un philosophe et d’un homme du monde, et avec cette connaissance approfondie de la matière que les livres ne donnent point.

Il y a plus ; ce singulier ouvrage contient jusqu’à des préceptes d’amour, bien différens, il est vrai, de ceux d’Ovide, mais qui, dans leur délicatesse même, n’expriment pas une médiocre expérience.

Je ne sais même si je m’abuse, mais en plus d’un endroit je crois sentir comme les battemens d’un cœur encore troublé, et dans l’émotion chaste et tendre avec laquelle l’auteur peint le charme secret de ce qu’il appelle une haute amitié, je crois surprendre l’écho involontaire et la révélation mystérieuse d’une affection que Pascal aurait éprouvée pour une personne du grand monde. On ne parle pas ainsi d’un sentiment aussi particulier, quand on ne l’a pas eu dans le cœur. Conçoit-on d’ailleurs un homme sérieux, comme Pascal, s’amusant à disserter sur l’amour pour faire parade de bel esprit ? Pascal n’a jamais écrit que sous l’empire d’un sentiment irrésistible qu’il soulageait en l’exprimant. C’est l’homme en lui qui suscite et soutient l’écrivain. Ou je me trompe fort, ou ce discours trahit dans la vie intime de Pascal un mystère qui peut-être ne sera jamais entièrement expliqué.

Vous voilà bien surpris ; je ne l’ai pas été moins lorsqu’au milieu d’obscurs manuscrits cet éclatant fragment m’apparut, comme une vision extraordinaire. Je crus rêver, et je me demandai si ces pages étaient bien du pénitent de M. Singlin, de l’auteur des Provinciales et des Pensées. Mais le doute était-il permis ? N’est-ce pas là sa manière ardente et altière, tant d’esprit et tant de passion, ce parler si fin et si grand, cet accent que je reconnaîtrais entre mille ? À ce trait piquant et calculé vous soupçonneriez La Bruyère ; mais à côté ce trait énergique et la grandeur de la phrase entière vous désabusent. Le sujet seul ne permet pas de penser à Bossuet. Reste Descartes ; mais, je l’ai déjà dit, dans Descartes l’art a trop manqué au génie. Il faut donc que ce fragment soit de Pascal ; il est signé de ce nom à toutes les lignes.

Et puis, ce n’est pas une simple conjecture de mon esprit. D’autres avant moi, au XVIIe siècle, des gens liés avec Port-Royal, qui connaissaient Pascal et sa famille, les bénédictins, lui ont attribué ce fragment. Ceci m’amène à vous dire où et comment je l’ai trouvé.

Il y a à la Bibliothèque royale une masse de manuscrits assez peu connus, un fonds très riche et peu exploité encore, venu de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, qui, ayant été rassemblé, à ce qu’il paraît, après que tous les autres manuscrits de cette savante abbaye avaient été reconnus et classés, a pris de là le nom assez étrange de Résidu de Saint-Germain. Ce résidu contient des choses exquises. Guidé par un excellent catalogue, j’y rencontrai un manuscrit du XVIIe siècle, in-4o, no 74, portant au dos : Nicole, de la grace, autre pièce manuscrite. Sur la première page est l’indication des écrits que cet in-quarto renferme : 1o Système de M. Nicole sur la Grace. 2o Si la Dispute sur la Grace universelle n’est qu’une dispute de nom. 3o Discours sur les passions de l’amour, de M. Pascal. 4o Lettre de M. de Saint-Évremond sur la dévotion feinte. 5o Introduction à la chaire. À la vue de ce titre : Discours sur les passions de l’amour, de M. Pascal, vous comprenez que je cherchai bien vite au milieu du volume ; j’y trouvai le même titre avec cette légère variante : Discours sur les passions de l’amour. On l’attribue à M. Pascal.

Jugez à quel point ma curiosité fut excitée. Ce discours avait une vingtaine de pages ; si donc il était authentique, c’était le plus étendu de tous les morceaux inédits de Pascal que j’eusse encore rencontrés. Ajoutez le prodigieux intérêt de la matière ! Dès la première phrase, je sentis Pascal, et ma conviction s’accrut à mesure que j’avançais. Les preuves surabondent pour quiconque a eu un commerce intime avec les Pensées. Ce discours est inachevé, et comme le manuscrit de l’abbaye de Saint-Germain n’est qu’une copie, et non pas un autographe, il y a deux ou trois phrases probablement mal copiées et qui sont défectueuses. Il est vraisemblable aussi que cet écrit n’était pas destiné au public, et que l’auteur n’y avait pas mis la dernière main ; mais partout on reconnaît celle de Pascal, l’esprit géométrique qui ne l’abandonne jamais, ses expressions favorites, ses mots d’habitude, sa distinction si vraie du raisonnement et du sentiment, et mille autres choses semblables qui se retrouvent à chaque pas dans les Pensées.

Veut-on une démonstration presque matérielle ? la voici. On lit dans ce fragment la phrase suivante : « Il y a de deux sortes d’esprits, l’un géométrique, et l’autre que l’on peut appeler de finesse. » N’est-ce pas là la pensée développée au paragraphe II de l’article 10, première partie de l’édition de Bossut ? Et ailleurs : « À mesure que l’on a plus d’esprit, l’on trouve plus de beautés originales. » C’est pour la beauté ce qui est dit des hommes en général dans le paragraphe I de ce même article 10.

Mêmes pensées, mêmes termes, même esprit, même manière. Je ne veux pas pousser plus loin la démonstration. Ce fragment est donc bien de Pascal. On le croyait à Saint-Germain, l’ouvrage lui-même le prouve ; ce n’est point une supposition vraisemblable, c’est un fait indubitable. Reste à savoir comment ce fait est possible. Où trouver dans la vie de Pascal la disposition d’esprit et d’ame qui aura pu lui inspirer ce discours ? Voilà le problème qu’il s’agit de résoudre.

On ne connaît guère que deux hommes dans Pascal, le jeune savant qui s’épuise en travaux immortels, et le solitaire de Port-Royal écrivant les Provinciales et préparant les Pensées. Mais il y en a un troisième encore, l’homme du monde qui, sans tomber dans le dérèglement, a pourtant vécu de la vie commune, suivi le train ordinaire, participé à nos goûts, à nos passions, à nos fautes. On a bien dit quelque chose de cela dans ces derniers temps, mais on peut l’établir avec la dernière certitude.

Pascal, sorti d’une famille respectable, nourri des meilleurs principes, entouré des meilleurs exemples, avait, comme tous les honnêtes gens de son temps, un fonds de croyances religieuses qui sommeilla quelquefois, mais ne s’éteignit jamais. À Rouen, à l’âge de vingt-quatre ans, en 1646, sous l’influence de M. Guillebert, Pascal, jusqu’alors livré à l’étude des mathématiques, mais déjà malade, est pris d’un accès de dévotion. Il se convertit, comme on disait alors, et, avec l’ardeur qu’il portait en toutes choses et l’ascendant qu’il exerçait déjà, il convertit toute sa famille, ses deux sœurs, Gilberte et Jacqueline, et jusqu’à son père, Étienne Pascal. Cette ferveur religieuse dura et s’accrut toujours dans Jacqueline ; mais, dans Pascal, elle s’affaiblit peu à peu, et parut même se dissiper entièrement, lorsqu’à Paris, en 1652, après la mort de son père, devenu maître de sa conduite et de sa fortune, il entra dans le monde. Il ne voulait d’abord qu’obéir à ses médecins, qui lui avaient interdit toute étude ; puis, insensiblement, il prit goût à cette vie nouvelle et s’y engagea de plus en plus, jusqu’à ce que tout à coup, à la fin de l’année 1654, il tomba dans un profond ennui des dissipations où il avait perdu plusieurs années, et se retira à Port-Royal pour s’y donner entièrement à Dieu. C’est là ce qu’on appelle la seconde et dernière conversion de Pascal. Ce nouvel accès de dévotion, tout autrement énergique que le premier, parce qu’il venait d’une bien autre expérience de la vie humaine, alla sans cesse augmentant et ne finit qu’à sa mort, en 1662. Il est certain pourtant qu’il y eut un intervalle de plusieurs années, de 1652 jusqu’à la fin de 1654, pendant lequel Pascal fut un homme du monde. Que fit-il durant ces trois années ? Nous l’ignorons ; mais nous connaissons Pascal, nous savons qu’il ne faisait rien à demi, et on peut affirmer qu’une fois entré dans la vie mondaine, il y dut porter son caractère, sa curiosité, son ardeur, le besoin insatiable d’arriver en tout aux dernières limites.

M. Périer, dans la vie de son frère, jette un voile pieux sur ces années de dissipation ; il lui a plu de s’en tenir à ces paroles fort peu significatives : « les médecins crurent que, pour rétablir entièrement sa santé, il fallait qu’il quittât toute sorte d’application d’esprit, et qu’il cherchât autant qu’il pourrait les occasions de se divertir. Mon frère eut quelque peine à se rendre à ce conseil… mais enfin il le suivit… et il s’imagina que les divertissemens honnêtes ne pourraient pas lui nuire, et ainsi il se mit dans le monde. Mais, quoique par la miséricorde de Dieu il se soit toujours exempté de vices, néanmoins, comme Dieu l’appelait à une plus grande perfection, il ne voulut pas l’y laisser… » Voilà le langage de la bonne sœur ; en voici un autre, celui d’un homme parfaitement informé, l’exact auteur de l’excellent mémoire sur Pascal inséré dans le Recueil de plusieurs pièces pour servir à l’histoire de Port-Royal, Utrecht, 1740 : « M. Blaise Pascal ne put goûter la retraite de sa sœur (Jacqueline), car il n’était plus le même qu’auparavant. Comme on lui avait interdit toute étude, il s’était engagé insensiblement à revoir le monde, à jouer et à se divertir, pour passer le temps. Au commencement, cela était modéré, mais enfin il se livra tout entier à la vanité, à l’inutilité, au plaisir et à l’amusement, sans se laisser aller cependant à aucun dérèglement. La mort de monsieur son père ne lui donna que plus de facilité et de moyens de continuer ce train de vie ; mais lorsqu’il était le plus près de prendre des engagemens avec le monde, de se marier et de prendre une charge, Dieu le toucha… »

Même mémoire : « Sa sœur, la religieuse de Port-Royal, gémissait sans cesse de voir celui qui lui avait fait connaître le néant du monde s’y plonger lui-même de plus en plus et être près de se lier par des engagemens considérables. »

Il paraît que Pascal avait d’assez grandes habitudes de luxe, car, lorsque l’aventure de Neuilly lui arriva, il était dans « un carrosse à quatre ou six chevaux, » dit le mémoire déjà cité, et, dit encore ce mémoire, « c’était là sa coutume. »

Puisque Pascal songeait à se marier, il est assez naturel qu’il ait fait attention aux femmes et recherché leur compagnie. Il était d’une excellente famille depuis long-temps ennoblie, en possession d’une assez belle fortune, célèbre depuis son enfance, et de toutes parts lié avec ce qu’il y avait de mieux. Son portrait est là pour nous dire quel était son noble visage ; ses grands yeux lançaient des flammes ; et dans ce temps de grande et romanesque galanterie à la Scudéry et à la Corneille, Pascal, jeune, beau, plein de langueur et d’ardeur, impétueux et réfléchi, superbe et mélancolique, devait être un personnage original et intéressant. On était alors en pleine fronde. Le bel esprit, l’intrigue et l’amour rapprochaient tout ce qui était distingué. Des débris de l’hôtel de Rambouillet s’étaient formés l’hôtel d’Albret, l’hôtel de Richelieu, et beaucoup d’autres cercles alors célèbres. En 1652, Mme de Sablé, Mme de la Suze, Mme de Lafayette, Mme Scarron, Mme de Coulanges, Mme de Sévigné, et dans des régions plus élevées, mais voisines, Mme de Longueville, Mme de Guémenée, La Palatine, Mme de Lesdiguières, étaient ou dans l’éclat de la jeunesse ou très belles encore et passionnées pour la gloire en tout genre. Il est très possible que dans ce monde d’élite, où Pascal devait être admis et recherché, il ait rencontré une personne d’un rang plus élevé que le sien pour laquelle il ait ressenti un vif attrait qu’il aurait renfermé dans son cœur, l’exprimant à peine pour lui-même dans le langage ardent et voilé de ce discours énigmatique. L’amour alors ne passait point pour une faiblesse ; c’était la marque des grands esprits et des grands cœurs. Rien donc de plus naturel que Pascal n’ait pas su ou n’ait pas voulu se défendre d’une impression noble et tendre, et que lui aussi, comme Descartes, il ait aimé.

Il faut certes que le goût du monde ait été bien fort dans Pascal pour qu’il ait résisté si long-temps aux avertissemens et aux vives instances de sa sœur Jacqueline, qui, depuis la mort de leur père, était entrée à Port-Royal à l’âge de vingt-six ans, et y était devenue religieuse au commencement de 1653, sous le nom de sœur Euphémie. Elle ne cessait de conjurer son frère de rompre tous ses liens et de se donner à Dieu. Enfin, en 1654, arriva l’accident terrible de Neuilly, qui pensa le tuer un jour de fête, au milieu de la dissipation. Pascal dut en ressentir un profond ébranlement. Et pourtant cela ne suffit pas à le détacher du monde sur-le-champ ; il n’éprouvait encore que des mouvemens passagers de repentir. Quand Jacqueline, dans une lettre précieuse du 25 janvier 1655 (Recueil d’Utrecht, page 263), raconte à sa sœur, Mme Périer, l’histoire de la conversion tant désirée de leur frère, les efforts qu’elle avait faits et qui étaient restés si long-temps infructueux, il lui échappe des paroles qu’il faut recueillir et peser : « Il fallait qu’il eût en ce temps-là d’horribles attaches pour résister aux graces que Dieu lui faisait et aux mouvemens qu’il lui donnait. » Si on ne doit pas prendre trop au tragique ces horribles attaches dont parle ici Jacqueline avec l’exagération janséniste, il est bien permis d’y soupçonner des habitudes tout-à-fait mondaines, bien que sans dérèglement, et peut-être une noble affection, une chaste et haute amitié. Mais en vérité j’ai honte de tant retenir le lecteur sur mes propres pensées, et je me hâte de lui livrer le fragment de Pascal, fidèlement transcrit sur la copie de la Bibliothèque royale.

DISCOURS
SUR LES PASSIONS DE L’AMOUR.

L’homme est né pour penser[1] ; aussi n’est-il pas un moment sans le faire ; mais les pensées pures qui le rendraient heureux s’il pouvait toujours les soutenir, le fatiguent et l’abattent. C’est une vie unie à laquelle il ne peut s’accommoder ; il lui faut du remuement et de l’action, c’est-à-dire qu’il est nécessaire qu’il soit quelquefois agité des passions dont il sent dans son cœur des sources si vives et si profondes.

Les passions qui sont les plus convenables à l’homme et qui en renferment beaucoup d’autres, sont l’amour et l’ambition : elles n’ont guère de liaison ensemble, cependant on les allie assez souvent ; mais elles s’affaiblissent l’une l’autre réciproquement, pour ne pas dire qu’elles se ruinent.

Quelque étendue d’esprit que l’on ait, l’on n’est capable que d’une grande passion ; c’est pourquoi, quand l’amour et l’ambition se rencontrent ensemble, elles ne sont grandes que de la moitié de ce qu’elles seraient s’il n’y avait que l’une ou l’autre[2]. L’âge ne détermine point ni le commencement ni la fin de ces deux passions ; elles naissent dès les premières années, et elles subsistent bien souvent jusqu’au tombeau. Néanmoins, comme elles demandent beaucoup de feu, les jeunes gens y sont plus propres, et il semble qu’elles se ralentissent avec les années : cela est pourtant fort rare.

La vie de l’homme est misérablement courte. On la compte depuis la première entrée dans le monde ; pour moi, je ne voudrais la compter que depuis la naissance de la raison et depuis qu’on commence à être ébranlé par la raison, ce qui n’arrive pas ordinairement avant vingt ans. Devant ce temps l’on est enfant ; or, un enfant n’est pas un homme.

Qu’une vie est heureuse, quand elle commence par l’amour et qu’elle finit par l’ambition ! Si j’avais à en choisir une, je prendrais celle-là. Tant que l’on a du feu, l’on est aimable ; mais ce feu s’éteint, il se perd : alors que la place est belle et grande pour l’ambition ! La vie tumultueuse est agréable aux grands esprits, mais ceux qui sont médiocres n’y ont aucun plaisir ; ils sont machines[3] partout. C’est pourquoi, l’amour et l’ambition commençant et finissant la vie, on est dans l’état le plus heureux dont la nature humaine est capable.

À mesure que l’on a plus d’esprit, les passions sont plus grandes, parce que, les passions n’étant que des sentimens et des pensées qui appartiennent purement à l’esprit, quoiqu’elles soient occasionnées par le corps, il est visible qu’elles ne sont plus que l’esprit même, et qu’ainsi elles remplissent toute sa capacité. Je ne parle que des passions de feu, car pour les autres elles se mêlent souvent ensemble et causent une confusion très incommode ; mais ce n’est jamais dans ceux qui ont de l’esprit.

Dans une grande ame, tout est grand.

L’on demande s’il faut aimer : cela ne se doit pas demander, on le doit sentir[4]. L’on ne délibère point là-dessus, l’on y est porté, et l’on a le plaisir de se tromper quand on consulte.

La netteté d’esprit cause aussi la netteté de la passion ; c’est pourquoi un esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu’il aime.

Il y a de deux sortes d’esprits, l’un géométrique, et l’autre que l’on peut appeler de finesse[5].

Le premier a des vues lentes, dures et inflexibles, mais le dernier a une souplesse de pensées qu’il applique en même temps aux diverses parties aimables de ce qu’il aime. Des yeux il va jusqu’au cœur, et par le mouvement du dehors il connaît ce qui se passe au dedans.

Quand on a l’un et l’autre esprit tout ensemble, que l’amour donne de plaisir ! Car on possède à la fois la force et la flexibilité de l’esprit, qui est très nécessaire pour l’éloquence[6] de deux personnes.

Nous naissons avec un caractère d’amour dans nos cœurs, qui se développe à mesure que l’esprit se perfectionne, et qui nous porte à aimer ce qui nous paraît beau, sans que l’on nous ait jamais dit ce que c’est. Qui doute après cela si nous sommes au monde pour autre chose que pour aimer ? En effet, l’on a beau se cacher, l’on aime toujours ; dans les choses même où il semble que l’on ait séparé l’amour, il s’y trouve secrètement et en cachette, et il n’est pas possible que l’homme puisse vivre un moment sans cela. L’homme n’aime pas à demeurer avec soi, cependant il aime ; il faut donc qu’il cherche ailleurs de quoi aimer. Il ne le peut trouver que dans la beauté ; mais comme il est lui-même la plus belle créature que Dieu ait jamais formée, il faut qu’il trouve dans soi-même le modèle de cette beauté qu’il cherche au dehors. Chacun peut en remarquer en soi-même les premiers rayons ; et selon que l’on s’aperçoit que ce qui est au dehors y convient ou s’en éloigne, on se forme les idées de beau ou de laid sur toutes choses. Cependant, quoique l’homme cherche de quoi remplir le grand vide qu’il a fait en sortant de soi-même, néanmoins il ne peut pas se satisfaire par toutes sortes d’objets. Il a le cœur trop vaste ; il faut au moins que ce soit quelque chose qui lui ressemble et qui en approche le plus près. C’est pourquoi la beauté qui peut contenter l’homme consiste non-seulement dans la convenance, mais aussi dans la ressemblance[7]. Elle la restreint et elle l’enferme dans la différence du sexe.

La nature a si bien imprimé, cette vérité dans nos ames que nous trouvons cela tout disposé, il ne faut point d’art ni d’étude ; il semble même que nous ayons une place à remplir dans nos cœurs, et qui se remplit effectivement. Mais on le sent mieux qu’on ne le peut dire. Il n’y a que ceux qui savent brouiller[8] leurs idées qui ne le voient pas.

Quoique cette idée générale de la beauté soit gravée dans le fond de nos ames avec des caractères ineffaçables, elle ne laisse pas que de recevoir de très grandes différences dans l’application particulière, mais c’est seulement pour la manière d’envisager ce qui plaît. Car l’on ne souhaite pas nuement une beauté, mais l’on y désire mille circonstances qui dépendent de la disposition où l’on se trouve, et c’est en ce sens que l’on peut dire que chacun a l’original de sa beauté, dont il cherche la copie dans le grand monde. Néanmoins les femmes déterminent souvent cet original. Comme elles ont un empire absolu sur l’esprit des hommes, elles y dépeignent ou les parties des beautés qu’elles ont ou celles qu’elles estiment, et elles ajoutent par ce moyen ce qui leur plaît à cette beauté radicale. C’est pourquoi il y a un siècle pour les blondes, un autre pour les brunes, et le partage qu’il y a entre les femmes sur l’estime des unes ou des autres fait aussi le partage entre les hommes dans un même temps sur les unes et sur les autres.

La mode même et les pays règlent souvent ce qu’on appelle la beauté[9]. C’est une chose étrange, que la coutume se mêle si fort de nos passions. Cela n’empêche pas que chacun n’ait son idée de beauté sur laquelle il juge des autres et à laquelle il les rapporte ; c’est sur ce principe qu’un amant trouve sa maîtresse plus belle et qu’il la propose comme exemple.

La beauté est partagée en mille différentes manières. Le sujet le plus propre pour la soutenir, c’est une femme. Quand elle a de l’esprit, elle l’anime et la relève merveilleusement. Si une femme veut plaire et qu’elle possède les avantages de la beauté, ou du moins une partie, elle y réussira ; et même, si les hommes y prennent tant soit peu garde, quoiqu’elle n’y tâchât point, elle s’en ferait aimer. Il y a une place d’attente dans leur cœur ; elle s’y logerait.

L’homme est né pour le plaisir, il le sent ; il n’en faut pas d’autre preuve. Il suit donc sa raison en se donnant au plaisir. Mais bien souvent il sent la passion dans son cœur sans savoir par où elle a commencé.

Un plaisir vrai ou faux peut remplir également l’esprit. Car qu’importe que ce plaisir soit faux, pourvu que l’on soit persuadé qu’il est vrai ?

À force de parler d’amour, on devient amoureux : il n’y a rien de si aisé. C’est la passion la plus naturelle à l’homme.

L’amour n’a point d’âge ; il est toujours naissant. Les poètes nous l’ont dit ; c’est pour cela qu’ils nous le représentent comme un enfant. Mais sans lui rien demander, nous le sentons.

L’amour donne de l’esprit, et il se soutient par l’esprit. Il faut de l’adresse pour aimer. L’on épuise tous les jours les manières de plaire ; cependant il faut plaire, et l’on plaît.

Nous avons une source d’amour-propre qui nous représente à nous-même comme pouvant remplir plusieurs places au dehors ; c’est ce qui est cause que nous sommes bien aises d’être aimés. Comme on le souhaite avec ardeur, on le remarque bien vite, et on le reconnaît dans les yeux de la personne qui aime. Car les yeux sont les interprètes du cœur ; mais il n’y a que celui qui y a intérêt qui entend leur langage.

L’homme seul est quelque chose d’imparfait ; il faut qu’il trouve un second pour être heureux. Il le cherche bien souvent dans l’égalité de la condition, à cause que la liberté et que l’occasion de se manifester s’y rencontrent plus aisément. Néanmoins, l’on va quelquefois bien au-dessus[10], et l’on sent le feu s’agrandir, quoiqu’on n’ose pas le dire à celle qui l’a causé.

Quand on aime une dame sans égalité de condition, l’ambition peut accompagner le commencement de l’amour ; mais en peu de temps il devient le maître. C’est un tyran qui ne souffre point de compagnon ; il veut être seul ; il faut que toutes les passions ployent et lui obéissent.

Une haute amitié remplit bien mieux qu’une commune et égale le cœur de l’homme ; et les petites choses flottent dans sa capacité ; il n’y a que les grandes qui s’y arrêtent et qui y demeurent.

L’on écrit souvent des choses que l’on ne prouve qu’en obligeant tout le monde à faire réflexion sur soi-même et à trouver la vérité dont on parle. C’est en cela que consiste[11] la force des preuves de ce que je dis.

Quand un homme est délicat en quelque endroit de son esprit, il l’est en amour. Car comme il doit être ébranlé par quelque objet qui est hors de lui, s’il y a quelque chose qui répugne à ses idées, il s’en aperçoit et il le fuit. La règle de cette délicatesse dépend d’une raison pure, noble et sublime. Ainsi l’on se peut croire délicat, sans qu’on le soit effectivement, et les autres ont droit de nous condamner ; au lieu que pour la beauté chacun a sa règle souveraine et indépendante de celles des autres. Néanmoins, entre être délicat et ne l’être point du tout, il faut demeurer d’accord que, quand on souhaite d’être délicat, l’on n’est pas loin de l’être absolument. Les femmes aiment à apercevoir une délicatesse dans les hommes, et c’est, ce me semble, l’endroit le plus tendre pour les gagner. L’on est aise de voir que mille autres sont méprisables, et qu’il n’y a que nous d’estimables.

Les qualités d’esprit ne s’acquièrent point par l’habitude, on les perfectionne seulement. De là, il est aisé de voir que la délicatesse est un don de nature et non pas une acquisition de l’art.

À mesure que l’on a plus d’esprit[12], l’on trouve plus de beautés originales, mais il ne faut pas être amoureux ; car quand l’on aime, l’on n’en trouve qu’une.

Ne semble-t-il pas qu’autant de fois qu’une femme sort d’elle-même pour se caractériser dans le cœur des autres, elle fait une place vide pour les autres dans le sien ? Cependant j’en connais qui disent que cela n’est pas vrai. Or, doit-on appeler cela injustice ? Il est naturel de rendre autant qu’on a pris.

L’attachement à une même pensée fatigue et ruine l’esprit de l’homme. C’est pourquoi, pour la solidité et la[13] du plaisir de l’amour, il faut quelquefois ne pas savoir que l’on aime, et ce n’est pas commettre une infidélité, car l’on n’en aime pas d’autres ; c’est reprendre des forces pour mieux aimer. Cela se fait sans que l’on y pense ; l’esprit s’y porte de soi-même ; la nature le veut, elle le commande. Il faut pourtant avouer que c’est une misérable suite de la nature humaine, et que l’on serait plus heureux si l’on n’était point obligé de changer de pensée ; mais il n’y a point de remède[14].

Le plaisir d’aimer sans l’oser dire a ses peines, mais aussi il a ses douceurs. Dans quel transport n’est-on point de former toutes ses actions dans la vue de plaire à une personne que l’on estime infiniment ? L’on s’étudie tous les jours pour trouver les moyens de se découvrir, et l’on y emploie autant de temps que si l’on devait entretenir celle que l’on aime. Les yeux s’allument et s’éteignent dans un même moment, et quoique l’on ne voie pas manifestement que celle qui cause tout ce désordre y prenne garde[15], l’on a néanmoins la satisfaction de sentir tous ces remuemens pour une personne qui le mérite si bien ; l’on voudrait avoir cent langues pour le faire connaître ; car comme l’on ne peut pas se servir de la parole, l’on est obligé de se réduire à l’éloquence d’action.

Jusque-là on a toujours de la joie, et l’on est dans une assez grande occupation ; aussi l’on est heureux. Car le secret d’entretenir toujours une passion, c’est de ne pas laisser naître aucun vide dans l’esprit, en l’obligeant de s’appliquer sans cesse à ce qui le touche si agréablement. Mais quand il est dans l’état que je viens de dire, il n’y peut pas durer long-temps, à cause qu’étant seul acteur dans une passion où il en faut nécessairement deux, il est difficile qu’il n’épuise bientôt tous les mouvemens dont il est agité.

Quoique ce soit une même passion, il faut de la nouveauté ; l’esprit s’y plaît, et qui sait la procurer sait se faire aimer.

Après avoir fait ce chemin, cette plénitude quelquefois diminue, et ne recevant point de secours du côté de la source, l’on décline misérablement, et les passions ennemies se saisissent d’un cœur qu’elles déchirent en mille morceaux. Néanmoins un rayon d’espérance, si bas que l’on soit, relève aussi haut qu’on était auparavant. C’est quelquefois un jeu auquel les dames se plaisent ; mais quelquefois, en faisant semblant d’avoir compassion, elles l’ont tout de bon. Que l’on est heureux quand cela arrive[16] !

Un amour ferme et solide commence toujours par l’éloquence d’action ; les yeux y ont la meilleure part. Néanmoins il faut deviner, mais bien deviner.

Quand deux personnes sont de même sentiment, elles ne devinent point, ou du moins il y en a une qui devine ce que veut dire l’autre, sans que cette autre l’entende, ou qu’il ose l’entendre.

Quand nous aimons, nous paraissons à nous-mêmes tout autres que nous n’étions auparavant. Ainsi, nous nous imaginons que tout le monde s’en aperçoit ; cependant, il n’y a rien de si faux. Mais parce que la raison a sa vue bornée par la passion, l’on ne peut s’assurer, et l’on est toujours dans la défiance.

Quand l’on aime, on se persuade que l’on découvrirait la passion d’un autre : ainsi l’on a peur.

Tant plus le chemin est long dans l’amour, tant plus un esprit délicat sent de plaisir.

Il y a de certains esprits à qui il faut donner long-temps des espérances, et ce sont les délicats. Il y en a d’autres qui ne peuvent pas résister long-temps aux difficultés, et ce sont les plus grossiers. Les premiers aiment plus long-temps, et avec plus d’agrément ; les autres aiment plus vite, avec plus de liberté, et finissent bientôt.

Le premier effet de l’amour, c’est d’inspirer un grand respect : l’on a de la vénération pour ce que l’on aime. Il est bien juste ; on ne reconnaît rien au monde de grand comme cela.

Les auteurs ne nous peuvent pas bien dire les mouvemens de l’amour de leurs héros : il faudrait qu’ils fussent héros eux-mêmes.

L’égarement à aimer en divers endroits est aussi monstrueux que l’injustice dans l’esprit.

En amour, un silence vaut mieux qu’un langage. Il est bon d’être interdit ; il y a une éloquence de silence qui pénètre plus que la langue ne saurait faire. Qu’un amant persuade bien sa maîtresse quand il est interdit, et que d’ailleurs il a de l’esprit ! Quelque vivacité que l’on ait, il est bon dans certaines rencontres qu’elle s’éteigne. Tout cela se passe sans règle et sans réflexion, et quand l’esprit le fait, il n’y pensait pas auparavant ; c’est par nécessité que cela arrive.

L’on adore souvent ce qui ne croit pas être adoré, et l’on ne laisse pas de lui garder une fidélité inviolable, quoiqu’il n’en sache rien ; mais il faut que l’amour soit bien fin et bien pur.

Nous connaissons l’esprit des hommes, et par conséquent leurs passions, par la comparaison que nous faisons de nous-mêmes avec les autres. Je suis de l’avis de celui qui disait que dans l’amour on oubliait sa fortune, ses parens, ses amis : les grandes amitiés vont jusque là. Ce qui fait que l’on va si loin dans l’amour, c’est que l’on ne songe pas que l’on a besoin d’autre chose que de ce que l’on aime. L’esprit est plein, il n’y a plus de place pour le soin ni pour l’inquiétude. La passion ne peut pas être sans excès : de là vient qu’on ne se soucie plus de ce que dit le monde, que l’on sait déjà ne devoir pas condamner notre conduite, puisqu’elle vient de la raison. Il y a une plénitude de passion, il ne peut pas y avoir un commencement de réflexion.

Ce n’est point un effet de la coutume, c’est une obligation de la nature que les hommes fassent les avances pour gagner l’amitié des dames.

Cet oubli que cause l’amour et cet attachement à ce que l’on aime fait naître des qualités que l’on n’avait pas auparavant ; l’on devient magnifique sans l’avoir jamais été.

Un avaricieux même qui aime devient libéral, et il ne se souvient pas d’avoir jamais eu une habitude opposée. L’on en voit la raison en considérant qu’il y a des passions qui resserrent l’ame et qui la rendent immobile, et qu’il y en a qui l’agrandissent et la font répandre au dehors. L’on a ôté mal à propos le nom de raison à l’amour, et on les a opposés sans un bon fondement ; car l’amour et la raison n’est qu’une même chose : c’est une précipitation de pensée qui se porte d’un côté, sans bien examiner tout, mais c’est toujours une raison, et l’on ne doit et l’on ne peut pas souhaiter que ce soit autrement, car nous serions des machines très désagréables. N’excluons donc point la raison de l’amour, puisqu’elle en est inséparable. Les poètes n’ont donc pas de raison de nous dépeindre l’amour comme un aveugle. Il faut lui ôter son bandeau et lui rendre désormais la jouissance de ses yeux.

Les ames propres à l’amour demandent une vie d’action qui éclate en évènemens nouveaux. Comme le dedans est en mouvement, il faut aussi que le dehors le soit, et cette manière de vivre est un merveilleux acheminement à la passion. C’est de là que ceux de la cour sont mieux reçus dans l’amour que ceux de la ville, parce que les uns sont tout de feu et que les autres mènent une vie dont l’uniformité n’a rien qui frappe. La vie de tempête surprend, frappe et pénètre.

Il semble que l’on ait toute une autre ame quand on aime que quand on n’aime pas : on s’élève par cette passion et on devient toute grandeur ; il faut donc que le reste ait proportion, autrement cela ne convient pas, et partant cela est désagréable.

L’agréable et le beau n’est que la même chose, tout le monde en a l’idée ; c’est d’une beauté morale que j’entends parler, qui consiste dans les paroles et dans les actions du dehors ; l’on a bien une règle pour devenir agréable ; cependant la disposition du corps y est nécessaire, mais elle ne se peut acquérir. Les hommes ont pris plaisir à se former une idée de l’agréable si élevée, que personne ne peut y atteindre. Jugeons-en mieux, et disons que ce n’est que le naturel avec une facilité et une vivacité d’esprit qui surprennent. Dans l’amour, ces deux qualités sont nécessaires ; il ne faut rien de force, et cependant il ne faut rien de lenteur. L’habitude donne le reste.

Le respect et l’amour doivent être si bien proportionnés, qu’ils se soutiennent sans que le respect étouffe l’amour.

Les grandes ames ne sont pas celles qui aiment le plus souvent : c’est d’un amour violent que je parle. Il faut une inondation de passion pour les ébranler et pour les remplir. Mais quand elles commencent à aimer, elles aiment beaucoup mieux.

L’on dit qu’il y a des nations plus amoureuses les unes que les autres. Ce n’est pas bien parler, ou du moins cela n’est pas vrai en tout sens. L’amour ne consistant que dans l’attachement de pensée, il est certain qu’il doit être le même par toute la terre. Il est vrai que, se déterminant autre part que dans la pensée, le climat peut ajouter quelque chose ; mais ce n’est que dans le corps.

Il est de l’amour comme du bon sens. Comme l’on croit avoir autant d’esprit qu’un autre, on croit aussi aimer de même. Néanmoins, quand on a plus de vue, l’on aime jusqu’aux moindres choses, ce qui n’est pas possible aux autres. Il faut être bien fin pour remarquer cette différence.

L’on ne peut presque faire semblant d’aimer que l’on ne soit bien près d’être amant, ou du moins que l’on n’aime en quelque endroit. Car il faut avoir l’esprit et la pensée de l’amour pour ce semblant. Et le moyen de bien parler sans cela ? La vérité des passions ne se déguise pas si aisément que les vérités sérieuses.

Il faut du feu, de l’activité, et un feu d’esprit naturel et prompt pour la première ; les autres se cachent avec la lenteur et la souplesse : ce qui est plus aisé de faire.

Quand on est loin de ce que l’on aime, l’on prend la résolution de faire et de dire beaucoup de choses ; mais quand on est près, on est irrésolu. D’où vient cela ? C’est que, quand on est loin, la raison n’est pas si ébranlée ; mais elle l’est étrangement en la présence de l’objet. Or, pour la résolution, il faut de la fermeté, qui est ruinée par l’ébranlement.

Dans l’amour, on n’ose hasarder, parce que l’on craint de tout perdre : il faut pourtant avancer ; mais qui peut dire jusques où ? L’on tremble toujours jusqu’à ce que l’on ait trouvé ce point. La prudence ne fait rien pour s’y maintenir quand on l’a trouvé.

Il n’y a rien de si embarrassant que d’être amant et de voir quelque chose en sa faveur sans l’oser croire. L’on est également combattu de l’espérance et de la crainte. Mais enfin la dernière devient victorieuse de l’autre.

Quand on aime fortement, c’est toujours une nouveauté de voir la personne aimée. Après un moment d’absence on la trouve de manque dans son cœur. Quelle joie de la retrouver ! L’on sent aussitôt une cessation d’inquiétude.

Il faut pourtant que cet amour soit déjà bien avancé ; car quand il est naissant et que l’on n’a fait aucun progrès, l’on sent bien une cessation d’inquiétude ; mais il en survient d’autres.

Quoique les maux se succèdent ainsi les uns aux autres, on ne laisse pas de souhaiter la présence de sa maîtresse par l’espérance de moins souffrir. Cependant, quand on la voit, on croit souffrir plus qu’auparavant. Les maux passés ne frappent plus, les présens touchent ; et sur ce qui touche l’on juge.

Un amant dans cet état n’est-il pas digne de compassion ?


Victor Cousin.
  1. Voyez le passage analogue, Pensées, éd. de Bossut, 1re partie, art. IV, § 2.
  2. On reconnaît ici les habitudes de l’esprit géométrique.
  3. Un des mots favoris de Pascal. Voyez notre écrit, des Pensées de Pascal, p. 249.
  4. Seconde partie, art. 17, § 5. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » Première partie, art. 10, § 4. « Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment, etc. »
  5. Première partie, art. 10, § 2.
  6. Sic. Mot évidemment défectueux dans la copie.
  7. C’est la théorie de l’amour, telle qu’elle est exposée dans le Phèdre et le Banquet de Platon.
  8. La copie de la Bibliothèque royale donne : « Brouiller et mépriser. » Et mépriser est encore évidemment une erreur du copiste.
  9. Voyez dans les Pensées tous les passages analogues sur la force de la mode et de la coutume. Première partie, art. 9, § 5. « Comme la mode fait l’agrément, aussi fait-elle la justice. »
  10. Faire attention à ce paragraphe et aux deux qui suivent, consacrés au charme et à la puissance des hautes amitiés.
  11. C’est en cela aussi que consistaient la logique et la rhétorique de Pascal.
  12. Première partie, art. 10, § 1. « À mesure qu’on a plus d’esprit, on trouve plus d’hommes originaux. »
  13. Sic. Il y a un mot omis dans la copie.
  14. Paragraphe médiocrement platonicien.
  15. Ceci rappelle l’amour « qu’on n’ose dire celle qui l’a causé. »
  16. Cette exclamation ne part-elle pas du cœur, et n’exprime-t-elle rien de personnel ?