Un empereur de Madagascar au XVIIIe siècle - Benyowszky/Chapitre II

Relations des Français avec les Malgaches au XVIIIe siècle. – La traite. – L’établissement du comte de Modave au Fort-Dauphin – 1722-1769.[1]


Depuis que les Français avaient pris la place des Hollandais à l’île Maurice, ils avaient fait à Madagascar un trafic qui leur était de toute nécessité. N’ayant aux débuts de l’établissement trouvé sur place que très peu de ressources, les colons et les soldats qui vinrent de Bourbon vivaient de biscuits et de viandes salées comme les équipages de la Compagnie. Il y avait peu de gibier dans les forêts de l’île ; c’étaient surtout des cerfs ; mais on les traqua avec tant d’acharnement qu’ils ne tardèrent pas à devenir rares et qu’il fallut en interdire la chasse, pour conserver cette réserve en cas de blocus. On alla donc chercher à Madagascar du riz, des bœufs, et en même temps des esclaves. Ces derniers étaient moins estimés comme travailleurs que les Cafres originaires de Mozambique, mais ils coûtaient beaucoup moins cher, étaient plus dociles et ne devenaient pas marrons aussi facilement. Tous les vaisseaux de la Compagnie, à leur arrivée ou à leur départ, se rendaient là pour embarquer leurs provisions de viande fraîche et de salaisons. Ils faisaient en même temps la traite pour le compte de la colonie. Dès 1732, c’est-à-dire dès le gouvernement de Dumas, la Compagnie créa même un petit établissement à l’île Maroce, dans la baie d’Antongil, sur la côte nord-est de l’île, précisément à l’endroit où Benyowszky s’établit plus tard, Elle fit, en même temps, explorer l’île Sainte-Marie, où l’on croyait pouvoir élever des bœufs ; là sans doute séjourna, en 1736, ce capitaine Boisnoir de Lesquelen qui se proposait de former un troupeau et d’acclimater divers légumes. En 1737, on lui envoya de France des vivres et des outils ; mais on ne sait ce que devint cette entreprise dont il n’est plus question après cette date. À cette époque, les vaisseaux de passage aux îles allaient traiter en des endroits très divers, les uns à Mazay ou Mazangaye, dans la baie de Bombetok, qui dépendait d’un chef résidant à Marovoay ; d’autres se rendaient à Mangahelly et au Fort-Dauphin. En même temps, de petits bâtiments faisaient régulièrement le voyage de l’île Rodrigue pour en rapporter des tortues de mer et de terre qui y étaient extrêmement nombreuses.

En l’année 1739 se produisit une catastrophe : la frégate la Légère avait été envoyée à la baie d’Antongil ; un vaisseau de la Compagnie, le Duc-d’Anjou, s’étant rendu plus tard dans les mêmes parages, la rencontra à l’entrée de la baie sans lest et complètement désemparée. Le capitaine raconta qu’il avait envoyé une partie de son équipage dans la chaloupe pour prendre de l’eau ; lui-même, avec le premier lieutenant, s’était rendu dans une baie voisine de l’aiguade pour son négoce. Soudain, les indigènes, se jetant sur les matelots occupés à transporter les futailles, en tuent 17 ; le capitaine et le lieutenant ont à peine le temps, au bruit du combat, de reprendre leur barque et de regagner le vaisseau. Cependant, de nombreuses pirogues l’avaient déjà entouré, sous prétexte de commerce ; profitant de la confiance des Français, très peu nombreux, les noirs montent à bord, tuent le second lieutenant Hamon. Ils auraient enlevé le navire, sans l’intrépidité de l’enseigne d’Hérancé ; celui-ci saisit un fusil, abat plusieurs noirs et cause aux autres une telle frayeur qu’ils se précipitent dans leurs pirogues et s’enfuient. Le capitaine Gautier, ayant perdu les deux tiers de son équipage, n’avait pu que louvoyer dans la baie en attendant du secours. Le Duc-d’Anjou lui fournit des agrès de fortune et des hommes pour se rendre aux Indes et s’y réparer. Il ne paraît pas que cet attentat ait été vengé ; les relations continuèrent avec les différents ports de la côte orientale de Madagascar, bien qu’on ait évité dès lors la baie d’Antongil.

Pourtant, en 1746, la flotte que La Bourdonnais conduisait aux Indes ayant été surprise par un cyclone au large de Madagascar, vint se réparer à l’île Maroce, où elle séjourna six semaines. Mais les vaisseaux allaient plutôt au Fort-Dauphin ou à Foulepointe, d’où ils rapportaient comme d’habitude des esclaves, des bœufs et du riz. Il y avait sur cette dernière rade, en octobre 1747, 3 vaisseaux en même temps ; en juin 1748, il en vint 4. Mais l’un d’entre eux, l’Aimable, revint à l’île de France complètement désemparé par un ouragan : il avait dû jeter à la mer toute sa cargaison composée de 350 bœufs et de 140 milliers de riz. Au mois d’octobre de la même année, la flûte le Cupidon fut enlevée par 7 lascars qui la conduisirent à la baie d’Antongil ; là, les noirs s’emparèrent du bâtiment et massacrèrent les lascars.

Pour éviter les pertes de temps aux vaisseaux dont le passage aux Indes devait se faire avec la mousson et les pertes d’hommes causées par un séjour trop long sur des côtes malsaines, les gouverneurs des îles pensèrent de nouveau à y fonder un établissement permanent. En 1749, le sieur Vignol, officier d’infanterie, et le sieur Reynaud, ingénieur en chef à Bourbon, proposèrent de créer une station à l’île Sainte-Marie où ils croyaient qu’on ferait la traite plus facilement qu’ailleurs et avec plus de sécurité. Il y avait eu là, jusqu’en 1721, des pirates de diverses nations dont les bâtiments corsaires furent alors détruits par les marines régulières. Vignol et Reynaud demandaient 100 hommes de troupe et 100 ouvriers, Le gouverneur des îles, David, entra en relations avec le chef de Foulepointe, nommé Tansimalo, et donna l’ordre à un marchand de la Compagnie, le sieur Gosse, qui avait été envoyé en cet endroit pour veiller au ravitaillement des vaisseaux la Paix et le Mars, de conclure un traité pour l’acquisition de l’île Sainte-Marie, où l’on voulait installer un corps de garde et quelques magasins. On avait dessein de faire de la Grande Ile « notre mère nourricière en bestiaux », de ravitailler en viande fraîche et en volailles les vaisseaux de l’Inde et de faire la traite du riz. Gosse reçut, avec ses instructions, un projet de traité tout rédigé à faire adopter par les naturels. Tansimalo était mort sur ces entrefaites ; mais la cession fut consentie par sa fille, la reine Béti ; à cet effet, elle fut transportée à Sainte-Marie par le Mars et, le 30 juillet 1750, elle cédait solennellement à S. M. Louis XV, représenté en la circonstance par Gosse, l’île Sainte-Marie en toute propriété, moyennant « une certaine quantité d’effets à elle propres, dont elle était contente ». Sur l’exemplaire de la convention était apposé le signe de Béti, près duquel se voyait l’empreinte de son cachet, qui était un sequin d’or, de ceux de sa mère et des chefs de son royaume. Mais il paraît que l’honneur et sans doute les profits de cette négociation auraient dit appartenir à la mère de Tansimalo. Soit que celle-ci ait voulu se venger d’avoir été mise à l’écart, soit que les chefs de la Grande-Terre aient été jaloux du commerce que faisaient maintenant toute l’année avec les Français les chefs du bord de la mer, soit que Gosse ait commis la faute de violer la tombe de Tansimalo, comme le bruit en courut, les indigènes se soulevèrent en novembre 1750 et massacrèrent le malheureux marchand et 14 de ses compagnons. À la première nouvelle de cet attentat, David envoya à Sainte-Marie, pour en tirer vengeance, 3 vaisseaux qui arrivaient de France. Ayant jeté l’ancre devant l’île, les équipages débarquèrent et incendièrent quelques villages ; plusieurs pirogues, chargées d’insulaires, qui fuyaient vers la Grande-Terre, furent poursuivies par les chaloupes et coulées par l’artillerie. La mère de Tansimalo périt, la reine Béti fut prise et emmenée à l’île de France. Quelque temps après, dans l’intention de rétablir le commerce, qui avait complètement cessé à Foulepointe, à la suite de ce conflit, on la remit en liberté et on la renvoya au chef Dian-Haré, son frère qui commandait à une partie de la côte. Avec elle passait à Madagascar un certain La Bigorne, ancien soldat de la Compagnie, élevé à la dignité de favori. Cependant, le capitaine de Lozier-Bouvet, successeur de David, réoccupa en 1753 la petite île de la Caye, séparée de l’île Sainte-Marie par un simple canal. Les officiers de la frégate la Colombe y arborèrent le pavillon blanc et fixèrent à un poteau une pancarte constatant la prise de possession. En 1754, il y avait là une garnison de 40 soldats commandés par deux officiers. Ils tenaient une petite fortification en terre munie de 4 canons et logeaient dans des cases bâties à la manière du pays. Au bout d’un an, les palissades s’étant pourries, on construisit un second fort octogone, armé de 8 canons, une maison en bois de 24 pieds de long, élevée sur une base de pierre et couverte avec des bardeaux expédiés de l’île de France. Bouvet avait hésité d’abord à se réinstaller à Sainte-Marie même ; il le fit en 1754, parce qu’il craignit de se voir devancer par les Anglais qui, en 1751, lors du passage de l’escadre de Boscawen, après la paix d’Aix-la-Chapelle, avaient distribué des drapeaux aux chefs du pays. Il y envoya donc le sloop la Villeflix pour y faire le service de patache et y construisit un bâtiment de 92 pieds de long. Mais l’entreprise tourna mal ; le climat de l’île était fort malsain ; en 1756, le tiers de la garnison était mort ; deux vaisseaux qui y étaient allés en février pour faire des vivres, l’Auguste et la Colombe, avaient perdu en mai presque tous leurs officiers et matelots.

Le gouverneur Magon, successeur de Lozier-Bouvet, trouva l’établissement inutile et difficile à défendre. « On y perdait, disait-il, beaucoup de monde, tandis que l’on aurait pu se contenter d’y aller à la belle saison, comme on continuait de le faire au Fort-Dauphin et à Foulepointe, pour y avoir des vivres, des bœufs et des esclaves. » En effet, pendant les années 1756 et 1757, les nombreux vaisseaux qui passèrent, venant de France ou des Indes ne trouvant plus de vivres aux îles, furent obligés d’aller à Madagascar faire des salaisons pour leur voyage. Le Neptune, le Silhouette, le Gange, le Maurepas, l’Achille s’y rendirent de mai à juillet 1756. Le Favori, le Béthune, le Phélipeaux y séjournèrent au commencement de 1757 ; mais l’Achille perdit 61 hommes à Sainte-Marie, et dans les six premiers mois de 1757, il périt dans ce même poste 27 soldats, 37 matelots, 16 lascars, 2 employés et 2 officiers, sans compter 19 matelots d’un bâtiment naufragé à Foulepointe. Le 9 avril 1757, un ouragan affreux, accompagné d’un tremblement de terre, ruina de fond en comble l’établissement qui fut alors abandonné. La traite se fit principalement à Foulepointe où Magon avait renvoyé, en décembre 1756, un chef de traite nommé Gaillard. Il y eut un grand palabre, en présence du sieur Poivre et par l’intermédiaire de ce La Bigorne, dont on a déjà parlé, maintenant simple interprète ; il fut chef de traite en 1758 et les relations se maintinrent sans difficultés sérieuses de 1758 à 1762. Pendant ces quatre années, on ne vécut à l’île de France qu’avec le riz, les bœufs de Madagascar et les tortues qu’on allait chercher à l’île Rodrigue. Même, en 1759, l’escadre entière du comte d’Aché passa toute une saison à Foulepointe.

Malheureusement, ce n’étaient pas seulement les vivres que l’on cherchait à la Grande-Ile, c’étaient avant tout les esclaves. Les vaisseaux de la Compagnie en chargeaient beaucoup au compte des planteurs ; mais pour 100 qui étaient débarqués au su des agents et après le paiement des frais, il y en avait 1,500 qui étaient débarqués en secret, pour le seul profit des officiers et des planteurs, tandis que la Compagnie avait pour elle toutes les dépenses du voyage. C’étaient là jeux de pacotilleurs.

Mais en 1762, les environs de Foulepointe se trouvèrent tout à fait ruinés par les guerres continuelles que se faisaient les chasseurs d’esclaves. La Bigorne, toujours puissant dans le pays, prit parti dans ces luttes pour quelques chefs ennemis de Dian-Haré qui fut battu et se retira vers la baie d’Antongil. Le commerce cessa et les vaisseaux français qui vinrent chercher dans ces régions des rafraîchissements furent forcés de retourner à l’île de France dans l’état le plus déplorable, Les capitaines se plaignirent ; on rappela La Bigorne. Il avait sans doute gagné quelque argent pendant les troubles, car il acheta dès son retour une habitation située à la rivière des Créoles du prix de 30,500 livres. Ce personnage ne revint à Madagascar qu’en 1767, après la mort de Dian-Haré, qui fut à cette époque remplacé par son fils Hiavy.

Après la paix de Paris en 1763, la Compagnie des Indes, ruinée, remit entre les mains du roi les îles de France et de Bourbon. Il y avait à l’île de France, d’après le recensement fait cette année-là, 348 habitants ou planteurs, 3,971 nègres, 2,817 négresses, 1,170 négrillons, 812 négrittes et 3,546 bœufs. La Compagnie entretenait dans l’île 80 employés, 149 ouvriers, un certain nombre de soldats, de lascars et de pions. En 1766, le roi désigna de nouveaux conseillers et nomma gouverneur général le sieur Dumas, maréchal de camp, auquel on adjoignit le commissaire général Poivre faisant fonction d’intendant. Ce dernier mérite quelque attention : né à Lyon en 1719, après quelques études de théologie et de sciences naturelles, il entra dans la société des Missions étrangères. Il passa à la Chine en 1741 et s’arrêta en Cochinchine ; mais le climat lui étant devenu insupportable, il dut se rembarquer pour la France au bout de deux ans. Le vaisseau qui le portait fut surpris dans le détroit de Banca par l’escadre du commodore Barnet : dans le combat qui s’ensuivit, Poivre eut le bras droit emporté. Il guérit de sa blessure, séjourna à Batavia, parvint à gagner Pondichéry et passa de là aux îles. Il proposa au gouverneur David d’enlever quelques plants de girofliers et de muscadiers pour les acclimater à Maurice. N’ayant pu obtenir les fonds nécessaires à cette entreprise, il repassa en France sur l’escadre de La Bourdonnais, en 1747, et présenta son projet au commissaire du roi près de la Compagnie, M. Rouillé qui l’engagea à l’exécuter lui-même. Poivre repartit donc au mois d’octobre 1748. Il devait se rendre en Cochinchine pour y établir une factorerie française à Taifao ; de là il irait à Manille et en rapporterait des plants d’arbres à épices pour l’île de France. On lui promettait, en cas de réussite, une gratification de 30,000 livres et une pension de 1,200 livres. Il ne paraît pas qu’il soit allé en Cochinchine, car, d’après ses lettres aux directeurs de la Compagnie, il était à Manille en 1749 commerçant pour son compte : il tâchait de se procurer des plants, envoyait dans l’archipel de petites embarcations qui, sous prétexte de faire la course, devaient lui procurer ce qu’il cherchait ; mais le secret de sa mission avait été divulgué ; les Espagnols y mirent obstacle, et, quand il revint à l’île de France, en 1753, il ne rapportait que 5 petits muscadiers en bon état sur 32 qu’il avait pu soustraire. Il repartit l’année suivante, séjourna encore plusieurs mois à Manille, à Timor et dans d’autres îles ; il en rapporta des noix de muscadiers et des baies de girofliers ; or le sieur Aublet, apothicaire et botaniste à Port-Louis, déclara que c’étaient des plants tout différents, de simples noix d’arec. Poivre manifesta la plus violente indignation contre cet audacieux contradicteur ; mais celui-ci, loin de se dédire, osa prétendre que les noix présentées par le voyageur comme étant en pleine germination avaient été tirées de confitures de muscades. Il soutint qu’une muscade, plantée soigneusement tout au fond d’un bac, ayant été examinée, s’était trouvée n’être qu’un caillou ; que dans un autre bac, une racine pivotante, qui paraissait sortir d’une noix, était ingénieusement piquée dedans ; que, dans un troisième, on avait bien trouvé une muscade, mais coupée en deux : les deux moitiés entouraient un plant très vivant, mais tout à fait étranger au fruit. Tous les plants apportés cette année-là, légitimes ou non, périrent et quatre ans après, Aublet se moquait encore sans pitié du mémorable échec de Poivre : celui-ci sans doute s’était laissé duper par les Tagals. Il rentra en France en 1758 et réclama à la Compagnie des Indes des dédommagements pour ses peines ; il reconnaissait pourtant qu’elles avaient été inutiles. Étant devenu commissaire général des îles, il réalisa son dessein. Il fit partir en mai 1769 la corvette la Vigilante, commandée par le lieutenant de vaisseau Trémigon, et le both l’Étoile du matin, commandé par M. d’Etchevery, lieutenant de frégate, qui avait avec lui le sieur Provost. Les deux bâtiments passèrent à Mindanao, à Yolo, puis se séparèrent pour tenter, en longeant les nombreuses îles de l’archipel, d’obtenir ces graines et ces plants si jalousement gardés ; ils finirent par acheter à deux petits chefs de Céram 400 muscadiers, 70 girofliers, 1,000 muscades et une caisse de baies de girofles germées. Une seconde expédition de Provost avec deux autres bâtiments en 1771 et 1772 fut aussi fructueuse ; les plants furent répartis entre Bourbon, l’île de France et Cayenne et y réussirent parfaitement.

Poivre avait trouvé les îles dans la plus triste situation. La guerre, la présence des escadres, la cessation du commerce avaient ruiné les habitants. Il commença par leur adresser un discours plein de sages pensées, plein d’onction philosophique mais mieux fait sans doute pour de paisibles académiciens de province que pour des négriers et des corsaires. Mais il ne paraît pas avoir trouvé dans le gouverneur Dumas un homme capable de le comprendre ; il n’était pas satisfait non plus de son sort ; il se plaignait d’être dans la misère à cause de la cherté de toutes choses. Bien qu’il eût un traitement de 24,000 livres par an, il demandait au ministre, en des lettres gémissantes, de lui assurer du pain. Fort honnête personnellement, semble-t-il, il accusait Dumas d’avoir peuplé son habitation d’esclaves et de bœufs achetés avec les effets du roi ; dans une lettre confidentielle au duc de Praslin, il assurait que Dumas n’avait ni décence ni délicatesse de sentiments, qu’il était perdu de réputation, accablé sous le mépris de la colonie et, pour achever de le décrier, Poivre ajoutait qu’avoir connu Lally, c’était connaître Dumas.

Cependant, une ordonnance royale ayant rendu libre le commerce de Madagascar, Dumas prétendit réserver au roi le trafic de la côte orientale, malgré les protestations d’un certain nombre d’habitants. C’était, disait-il, pour empêcher le prix des esclaves de monter, pour éviter que les particuliers les transportassent au Cap, où les Hollandais les payaient fort cher. Il fallut en passer par la volonté du gouverneur qui se déclarait prêt à répondre de ses actes sur sa tête. Le commerce reprit avec la Grande-Ile, sauf cette restriction. On envoya à Fort-Dauphin, en août 1767, un chef de traite nommé Glemet sans autre objet que d’en tirer des approvisionnements dont on manquait absolument. Nous avons quelques renseignements sur la manière dont cette traite se faisait à cette époque : les commis fixaient eux-mêmes le prix des bœufs et du riz ; un bœuf gras se payait un fusil ; pour deux fusils, on en avait trois moyens ; une génisse et un taureau ne valaient qu’un seul fusil. Les animaux, une fois achetés, étaient chargés sur la flûte la Garonne, qui faisait un service régulier entre Fort-Dauphin et l’île de France et qui mettait un mois environ à ce trajet. On les parquait sur le pont et l’on embarquait pour les nourrir une provision de troncs de bananiers. Il n’est pas étonnant que, dans ces conditions, on en perdît la moitié ; mais on en sacrifiait encore plus lors de l’embarquement, tant l’on s’y prenait mal. Les troupeaux étaient amenés au bord de la mer ; il n’y avait, on le pense bien, ni quais ni chalands, il fallait pourtant les faire arriver jusqu’au navire, mouillé en dehors de la barre. On attachait donc une corde aux cornes des bœufs, on les forçait de se mettre à la nage en les halant derrière une chaloupe : on leur faisait ainsi traverser, bon gré, mal gré, les trois grosses lames qui formaient la barre. Les malheureux animaux étaient renversés, roulés et souvent noyés par les vagues ; ceux qui arrivaient vivants au vaisseau étaient hissés par les cornes : « Cela, dit un témoin, ne laissait pas de leur nuire. » Poivre, qui était imbu des doctrines commerciales en honneur de son temps, recommandait surtout de ne pas payer les achats en argent, de ne perdre ni le suif, ni les cuirs et aussi de ne pas voler. Au surplus, il désirait être informé de tout ce qui pouvait toucher l’état du pays, des habitants ; il s’inquiétait même des ruines de l’ancien fort français. Il ne paraît pas que sur ce dernier point on lui ait donné satisfaction, mais on lui envoya des esclaves qu’il ne demandait pas, à moins que ce ne fût, pour le prix, une véritable occasion. Nous avons le prix courant de cette espèce de denrée. Une femme de 30 ans environ se payait deux fusils valant 10 francs chacun, 10 livres de poudre revenant à un sol la livre et une bouteille d’eau-de-vie ; mais un homme de 24 ans valait prix moyen 4 fusils, une brasse de toile, un miroir et deux bouteilles d’eau-de-vie.

Poivre se promettait un bien grand succès de la traite qu’il réorganisait, si l’on s’en rapporte à la quantité de marchandises d’échange qu’il demanda en France pour l’année 1768. Il lui fallut 10,000 fusils de Charleville, 100 milliers de poudre, 120 milliers de plomb, 24,000 douzaines de couteaux flamands, 10,000 petits miroirs à 9 francs la douzaine, 300,000 pierres à fusil, 220,000 aiguilles à coudre, 4,000 étuis à aiguilles, 1,500 paires de ciseaux, 60 barriques d’eau-de-vie et de cognac à 60 litres la barrique. Mais il fut trompé dans ses espérances. La Garonne fit trois voyages et ne rapporta que 376 bœufs et 17 esclaves achetés pour le compte de Dumas et du capitaine. Poivre dut encore réclamer en France des grains et des salaisons comme de coutume et l’on eut recours aux voyages à Rodrigue d’où l’on tira cette année-là 5,065 tortues de terre ou de mer.

L’État qui nourrissait 4,500 personnes dépensa, en 1768, 434,484 livres rien que pour le pain et le vin. C’était aussi l’État qui achetait les récoltes. Quant au bétail amené à Madagascar, on livrait les bœufs à la boucherie, les génisses et les taureaux étaient distribués aux habitants à condition que pour 10 génisses et 1 taureau une fois fournis, ils rendraient au roi un bœuf la quatrième année et deux bœufs par an les années suivantes.

Malheureusement la pacotille était un fléau presque inévitable. Tout le monde s’y employait, gouverneur, officiers de la légion, officiers de vaisseaux, matelots et habitants. Sur une prière impérative de Dumas, Poivre dut envoyer le sieur Glemet, chef de traite au Fort-Dauphin, fonder un second poste à Foulepointe : on laissa à Fort-Dauphin le sieur Valgny. Le vrai motif de cette mesure, c’est qu’il y avait beaucoup plus d’esclaves à Foulepointe qu’au Fort-Dauphin ; la contrebande se fit dès lors avec une impudente audace. En décembre 1768, la Garonne débarqua en fraude 200 esclaves dans le fort et dans la batterie de l’Ile-aux-Tonneliers. Le capitaine du port, les officiers de la garnison, Dumas lui-même, au dire de Poivre, y étaient intéressés. Poivre, prévenu par un agent honnête, fit explorer le fort. Les soldats opposèrent tant de difficultés que presque tous les esclaves échappèrent aux recherches. Il ne s’en trouva que 70.

Lorsque Dumas eut quitté l’île à la fin de l’année 1768, Poivre voulut faire arrêter le chef de traite Glemet. Mais quand l’ordre arriva à Foulepointe, dans les premiers jours de janvier 1769, Glemet était mort et avec lui presque tous les soldats qui formaient la garde du poste. Ses papiers furent saisis et démontrèrent ses malversations. Officiers et habitants lui demandaient à l’envi des billes d’ébène. Un certain Desveaux avoua avoir reçu, à lui seul, en deux voyages des flûtes du roi, 44 nègres. Le capitaine du port, Mervin, se chargeait lui-même de diriger les débarquements. Les factures de Glemet prouvèrent que les nègres destinés aux particuliers étaient payés avec les effets appartenant au roi. Dumas lui-même avait écrit à son cher Glemet des lettres où il malmenait Poivre ; ces lettres traînaient au hasard avec celles de Filet dit la Bigorne et les comptes fantastiques du chef de traite. Il n’y eut pas de poursuites.

Ainsi, jusqu’en 1768, les Français considérèrent Madagascar comme une escale de ravitaillement, comme un marché à esclaves. Les établissements qui y furent faits n’eurent d’autre objet que d’assurer la sécurité des traitants et d’entretenir avec les naturels un certain négoce pour approvisionner les factoreries. Le commerce, sauf pendant les deux dernières années, était le monopole de la Compagnie des Indes, et les vaisseaux particuliers ne pouvaient y trafiquer qu’en fraude. Les pertes en hommes et les frais qu’avaient entraînés ces relations avaient été imputés ordinairement sur les comptes des îles de France et de Bourbon ou sur le compte individuel des navires de la Compagnie qui y avaient pris part à leur passage. Pour ces voyages comme pour celui des Indes, il s’était créé des traditions et la pacotille était aussi régulièrement pratiquée qu’un devoir professionnel. Les scrupules administratifs d’un intendant philosophe tel que Poivre, ses efforts de surveillance, ses plaintes au ministre contre la conspiration universelle des pacotilleurs durent paraître à ceux-ci l’effet d’un caractère naturellement chagrin plutôt que d’une vertueuse disposition : un abus qui passe en coutume prend aux yeux de qui en profite la légitimité d’un droit. Payer avec les fusils, les verroteries, les miroirs et les ciseaux du roi ou de la Compagnie les esclaves qu’on aurait dû payer avec ses propres fonds, cela ne s’appelait pas voler : gouverneur, habitants, marins, corrompus par une perversion presque inconsciente, pillaient ce trésor anonyme comme de nos jours on pille celui de l’État. De tout temps, certaines gens professent qu’on ne doit de probité qu’aux particuliers.

Après 1768 seulement, de nouvelles tentatives furent faites qui renouèrent la tradition inaugurée au siècle précédent par Flacourt. Pour la première fois, depuis 1672, il fut question d’explorer l’intérieur de l’île, d’exploiter ses richesses, d’installer des colons, des cultures et des industries sur ce sol auquel on ne demandait jusqu’alors que de produire du riz, des bœufs et des esclaves. L’honneur d’avoir conçu, comme le faisait Colbert et comme le font les contemporains, la prise de possession de Madagascar, l’ambition d’y fonder la principale et la plus riche de nos colonies dans l’Océan Indien appartient au comte de Modave. C’était un officier qui guerroyait aux Indes depuis 1756. Il avait épousé la fille du gouverneur de Karikal, Porcher de Soulches. Après la prise de Pondichéry, il avait dirigé la résistance des rajahs du Maduré contre les troupes du général Lawrence ; mais la fin de la guerre l’obligea de quitter l’Inde et de se retirer aux îles où se trouvaient réfugiés la plupart des anciens employés de la Compagnie, expulsés du Dékhan. Il y acheta, dès son arrivée, 56 habitations ou plantations et 400 noirs ; mais il n’était pas en mesure de payer tout comptant, et la spéculation peut paraître d’autant plus hardie, que rien, jusqu’alors, dans sa carrière, ne l’avait préparé à ces nouvelles occupations. Il paraît qu’il avait déjà fait un voyage à Madagascar, très probablement sur un des petits vaisseaux qui s’y rendaient pour la traite. Il ne connaissait pourtant que Fort-Dauphin et n’avait sur l’intérieur du pays que des notions très vagues. Il avait lu la relation de Flacourt, dont il invoque sans cesse le témoignage. Il fut député en France, en 1766, par les habitants qui ignoraient encore les décisions prises par le duc de Praslin au sujet de l’administration des îles ; or, il avait, comme il le dit lui-même, « l’honneur d’être connu et même affectionné du duc ». Hardi, aventureux, sa vie tout entière le prouve, il avait sans doute déjà conçu ses projets de colonisation ; peut-être ne se fit-il envoyer en France que pour pouvoir les faire agréer.

Il arriva à Paris en juin 1767, et, d’août à décembre, il fit tenir au ministre plusieurs mémoires où il exposait ses vues : « Je me flatte, disait-il, que Monseigneur est intimement persuadé de la nécessité de jeter les fondements d’un puissant établissement à Madagascar… Jamais entreprise ne coûta moins à tenter et n’offrit plus d’avantages. Le pays est remarquablement fertile, surtout au point de vue de la culture des grains, qu’il produirait aussi avantageusement et avec autant de variété dans les espèces que telle autre terre que ce soit. La colonie pourvoirait elle-même à cette partie essentielle de sa subsistance. Elle serait de plus en état d’en exporter la quantité nécessaire à l’approvisionnement de l’île de France et de nos comptoirs des Indes. Nos vaisseaux trouveraient dans ses ports les farines et les biscuits dont ils auraient besoin. Les troupeaux de toute sorte se multiplient aisément presque sans soin… Cette multiplication serait l’objet d’un très grand commerce… Les salaisons y réussissent très bien. La vente des cuirs et des suifs augmenterait encore le produit de ce négoce. Le chanvre croît naturellement partout… ; on pourrait donc fabriquer des corderies de toutes espèces et des toiles de toutes les façons, objet d’une consommation immense pour la seule fourniture de la marine des Indes, où les cordages et les toiles à voile sont à si haut prix. Les cannes à sucre, le coton, l’indigo, la soie, la cire se trouvent en abondance dans le pays. Ces richesses sont perdues pour la plupart : il ne tiendra qu’aux colons d’en faire usage.

« L’un des premiers travaux dont il faudra s’occuper, c’est la construction de quelques forges. Les frais en seraient moindres que partout ailleurs. Le fer se trouve ici dans la plus grande abondance et de la meilleure qualité… Je ne connais pas assez le règne minéral de cette île pour entrer à ce sujet dans une longue énumération. On sait pourtant, à n’en pas douter, qu’il y a des mines d’or dans les environs de Fort-Dauphin. On m’a montré une montagne d’où les Portugais en ont autrefois tiré.

« Ce qu’il y a de plus pressé, sera de faire passer à Madagascar des ouvriers et des artisans de toute sorte. Il n’est pas nécessaire que le roi les prenne à son service… Il s’en présentera en foule pour l’île de France et les ressources de travail et de fortune étant sans comparaison plus abondantes à Madagascar, ils s’y rendront volontiers. On pourra bientôt substituer aux matelots français des nègres de l’île, qui ont assez de penchant pour la navigation et qui s’offriront en foule pour servir sur nos vaisseaux, quand ils auront l’assurance d’y être bien traités et de revenir dans leur pays. Je prédis qu’avant cinq ans l’établissement de Madagascar consommera dix cargaisons ou 8,000 tonneaux de marchandises du royaume, qu’il paiera de l’industrie des Madécasses… Jamais projet ne coûta moins à tenter. Il n’est besoin ni de moyens, ni de fonds extraordinaires. Tout doit s’exécuter de l’île de France. Ce n’est qu’un léger déplacement. Je propose de partir par les premiers vaisseaux. Je serai à l’île de France en avril et à Madagascar en juillet. Quand on recevra en France les premiers avis de mon arrivée, l’établissement sera formé, le Fort-Dauphin nettoyé et occupé, des maisons bâties. J’ai ouï dire que feu M. le maréchal de Saxe avait eu cette idée pour lui-même. Je l’ai conçue pour ma patrie… Le succès de ce projet illustrera le ministère de M. le duc de Praslin jusqu’à la postérité la plus reculée… Il va réparer toutes nos pertes en Asie et en Amérique, assurer du même coup notre commerce des Indes et nous mettre en situation de prendre un jour la revanche la plus terrible et la plus complète de nos ennemis. »

Il semble que Modave ait mis quelque complaisance dans ces descriptions destinées évidemment à séduire l’imagination du duc de Praslin. Rien n’était moins démontré que l’abondance du fer à Madagascar ; que dire de son excellence ? Les moissons que Modave voyait déjà transformées en biscuits, le chanvre naturel dont il faisait des cordages, dont il fournissait les flottes entières de l’Inde, l’indigo, la cire, la soie, le coton étaient un peu de la même nature que les conquêtes du roi Picrochole. Avant que tant de richesses pussent surgir du sol où elles sommeillaient encore, que de jours, que de labeurs, que de morts d’hommes devaient advenir dont l’enthousiaste faiseur de rêves n’avait ni le compte ni le souci ! Il aurait dû pourtant connaître l’insalubrité des rivages : la traite dévorait tous les ans assez d’existences humaines, pour que le projet d’installer une colonie d’ouvriers et de paysans agriculteurs dans ces climats ne dût pas être accueillie si facilement par un homme qui connaissait les îles et savait le peu de travail qu’y fournissent les blancs.

On doit remarquer, en passant, que les vues suggérées par Modave au ministre, avec si peu de critique, sont comme le prototype des descriptions tout à fait mensongères que nous trouverons dans la correspondance de Benyowszky. L’aventurier hongrois eut peut-être connaissance des papiers de Modave, tant il semble amplifier méthodiquement ses idées et ses prévisions.

Nous retrouverons bientôt ces mines de fer ou d’or, ces innombrables troupeaux de bœufs, ces récoltes de froment et jusqu’à ces matelots madécasses, réserve future de nos équipages. Mais le Hongrois donne comme réel ce que son inspirateur ne voyait que dans l’avenir lointain et comme en un décevant mirage. Modave demandait que l’on construisît une petite église, une maison pour le gouverneur, une salle d’armes, un magasin à poudre, deux magasins pour les effets de traite, un corps de caserne, deux pavillons pour loger les officiers, un hôpital et une prison. Il prétendait avoir fait à l’île de France, avec ses ouvriers noirs, des ouvrages aussi variés, aussi importants que ceux qu’il proposait. Le personnel de la future colonie devait être considérable. Il voulait avoir 4 compagnies d’infanterie, 25 ouvriers, 8 pièces de canon, 6 mortiers : en outre, il aurait le cadre de médecins et d’infirmiers nécessaires au service de l’hôpital.

Le ministre admit seulement que les gouverneur et intendant de l’île de France fourniraient des soldats et les vivres nécessaires pour les débuts de l’établissement, qui devait ressembler à ceux qu’on avait déjà essayé d’y fonder. Modave avait pour mission d’explorer le pays ; l’on ne voulait pas envoyer de colons ni engager de grandes dépenses avant qu’un séjour de quelques années et qu’une connaissance parfaite de la contrée eussent confirmé ses appréciations enthousiastes : « J’emmène, écrivait-il, une vingtaine de personnes dont j’emploierai les plus éclairées à battre et reconnaître le pays. » Il voulait pousser ses recherches jusqu’à 80 lieues au nord, entrer en relations avec les chefs indigènes et les attirer à notre alliance.

Le 5 septembre 1768, il débarquait à Fort-Dauphin. Bien accueilli par les petits chefs de la région qui connaissaient de longue date les traitants français, il se fit céder, par eux, un territoire d’une dizaine de lieues carrées sur le rivage. Un de ses compagnons, M. de la Marche, s’avança dans l’intérieur et acquit de même un territoire sur les bords de la rivière Mananpani à trois lieues de la mer. Modave projetait la création de quatre autres postes, où il distribuerait les colons qu’il comptait recevoir de France. Il ne doutait pas de dominer bientôt l’île entière, pourvu qu’il fût secondé par le gouvernement. Malheureusement, des accidents survinrent, qu’il ne paraît pas avoir prévus. La Marche et plusieurs soldats qui l’avaient accompagné périrent de la fièvre paludéenne. L’épidémie fit encore dix victimes au Fort-Dauphin même, dont Modave vantait la salubrité. À cette date (11 décembre 1768), il priait instamment M. de Praslin de former pour Madagascar un corps spécial de 300 hommes de pied et de 50 dragons. Il demandait en même temps 800 colons et ouvriers. Mais, par contre, l’intendant Poivre, par les vaisseaux de janvier 1769, écrivit en France pour se plaindre de ses dépenses de table et de son défaut d’ordre. La traite faite à Fort-Dauphin avait été défavorable et Poivre marquait la plus grande incertitude sur les résultats futurs de l’établissement. À cette époque, Dumas fut remplacé par le chevalier Desroches et celui-ci paraît n’avoir pas été favorable en principe à une entreprise qui commençait mal. On doit reconnaître que, prodigue de mémoires et de promesses, Modave semblait ne pas agir et ne faisait pas de commerce. Le 30 août 1769, il écrivait encore en France, mais pour obtenir le grade de brigadier, l’autorisation d’acquérir des nègres avec les marchandises du roi et une augmentation de ses appointements. Il réclamait l’artillerie, les soldats, les ouvriers et les colons dont il avait parlé l’année précédente. Desroches lui ayant permis sans difficulté de faire passer aux îles des esclaves sur les vaisseaux et aux frais du roi, il usa si amplement de la permission qu’il crut devoir s’en excuser : « Ci-joint, lui écrit-il, la liste des noirs que j’ai fait embarquer sur la Garonne à mon compte. Le nombre me paraît considérable, mais je présume que l’intérêt que vous daignez prendre au rétablissement de mes affaires vous en fera porter un autre jugement. » Il n’avait donc pas interrompu la traite comme on l’a dit à tort. Le 2 septembre 1769, Desroches envoya en France des observations à tout fait défavorables à l’établissement de Fort-Dauphin. Il lui fut trop facile de mettre en regard les merveilles promises par Modave et la médiocrité des résultats acquis. En un an, sur un effectif d’environ 130 hommes, on en avait perdu 21. On n’avait reçu que très peu de bœufs, bien que Modave eût proposé d’en interdire le commerce dans le sud de l’île, afin de former plus facilement un troupeau. En conséquence l’ordre fut donné par le ministre d’évacuer le Fort-Dauphin et la petite colonie fut relevée en octobre 1779.

Modave attribua son échec à la mauvaise volonté de Desroches ; il eût été plus juste d’on chercher la cause dans ses propres exagérations. Lui eût-on donné en hommes et en argent tout ce qu’il demandait, il n’eût jamais égalé dans la réalité les rêves qu’il avait conçus par la lecture de Flacourt. « Il ne nous est venu, disait Desroches, ni coton, ni acier, ni gomme, ni résine. » Et, certes, il n’en pouvait venir en un an d’une île sauvage, même si l’on y eût trouvé des mines et des forêts vierges. Desroches eût été bien injuste s’il eût reproché la stérilité d’une entreprise ni neuve à un chef qui n’eût rien assuré sinon pour un avenir raisonnablement éloigné ; il l’était peut-être moins en opposant à Modave, qui avait trop promis pour le présent, les résultats nuls de sa première année d’occupation. Pourtant, il est probable qu’avec un peu de persévérance et en faisant les dépenses nécessaires, on aurait pu créer à Fort-Dauphin, dont la situation n’est pas trop malsaine, un établissement durable. Mais le ministre savait-il lui-même ce qu’il voulait faire ? Alors que Modave proposait de créer une colonie de peuplement et d’exploitation, les gens de l’île de France voulaient un établissement de traite. Si l’on désirait vraiment coloniser, il est certain qu’il valait mieux peupler d’abord et exploiter l’île de France elle-même. Mais la plus absurde erreur, c’était de faire payer par l’île de France les frais de cette installation nouvelle, de cette colonie rivale. Pour transformer Madagascar d’après les idées de Modave, il aurait été nécessaire de lui assigner des fonds indépendants ; on ne devait pas subordonner le futur empire à sa modeste voisine ni le nouveau Cortez aux méthodes bureaucratiques de Poivre. Mais encore une fois le ministre savait-il ce qu’il voulait ?

Il n’y eut certainement rien de personnel à Modave dans l’opposition faite à ses projets par Desroches. Poivre avait paru d’abord les approuver ; il changea de sentiment dès qu’il apprécia les dépenses où sa propre caisse se trouvait compromise. Ces deux hommes, l’affaire finie, s’employèrent avec empressement à faire obtenir au colonel tous les dédommagements possibles. Il avait dû restituer aux vendeurs, faute d’avoir pu en payer le prix, les domaines et les esclaves acquis imprudemment en 1765. En 1771, il demandait une pension : or, Desroches le proposa pour le gouvernement de Karical ; Poivre, en même temps, appuyant la démarche de son supérieur, priait qu’on l’autorisât à faire des avances au comte pour l’aider à remettre en état ses terres de l’île de France. Après la chute de Choiseul, Modave, espérant que le nouveau ministre se montrerait plus favorable, lui fit parvenir un mémoire, où il reprenait les considérations déjà présentées au due de Praslin. L’ingénieur Charpentier de Cossigny s’intéressa à ce projet et adressa, de son côté, au comte de Boynes une lettre, où il conseillait de prendre possession de Tamatave. Ainsi l’affaire n’avait pas été abandonnée, mais l’emplacement de Fort-Dauphin avait paru mal choisi. En ces années 1771 et 1772, la difficulté et la pauvreté de la traite, les faibles ressources de l’île de France, constatées par les rapports mêmes de Poivre, firent au ministre une obligation de résoudre définitivement cette question. Nous allons voir comment Benyowszky, se trouvant là par hasard, profita des efforts faits par d’autres et fut désigné pour reprendre les tentatives vainement faites depuis si longtemps pour s’installer dans la grande île.


  1. A. C. Fonds. – Ile de France, C4, 1-18, Madagascar ; C5, 1,2. – Pouget de Saint André, La colonisation française à Madagascar sous Louis XV.