Un divorce (André Léo)/Chapitre 17

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 392-406).

CHAPITRE XVII


Le lendemain, ainsi que l’avait décidé M. Grandvaux, il emmena sa fille à Lausanne, pour déposer sa demande en divorce au tribunal. Il avait peine à modérer vis-à-vis de Claire sa joie et son alacrité. Le père Grandvaux était content de lui ; il avait fait un bon tour, il tenait sa proie ; c’est en de telles occasions qu’il était, selon sa prétention, le meilleur homme du monde ; car il trouvait la vie bonne, la nature charmante et la société parfaite. Il distribuait alors volontiers de bonnes paroles et de cordiales poignées de mains, et donnait en passant de petites tapes amicales aux enfants qu’il rencontrait.

Il avait en outre, ce jour-là, une autre affaire, un jugement à obtenir contre son fermier Giromey, dont il voulait faire annuler le bail, faute de payement.

À mi-chemin, M. Grandvaux et sa fille rencontrèrent la Vionaz, toujours chargée de sa hotte, et qui, tenant à la main un mouchoir de coton bleu, en essuyait son visage, plus rouge et plus bourgeonné qu’à l’ordinaire. Lui disant bonjour, ils passaient ; mais elle se planta devant eux.

— Eh ! mon Père ! bon monsieur Grandvaux, si vous saviez comme j’ai de peine ! On peut bien dire qu’on ne vit que de ça chez nous.

— Hélas ! qu’est-ce que vous me dites ? répondit le père Grandvaux en poussant un grand soupir ; la peine est partout, allez, pauvre Vionaz. Il n’y a personne d’heureux en ce monde.

— Si c’est comme ça, tant pis, dit la vieille en interrogeant du regard la figure de Claire, qui, même sous son voile, paraissait pâle et défaite. Et pourtant, quand on a le principal, on peut mieux soutenir l’ennui ; mais moi, Seigneur ! qu’est-ce que je deviendrai, qui ne suis déjà pas heureuse, si l’on nous renvoie encore de notre maison, où nous sommes depuis vingt ans. Ce Giromey est si dur qu’il ne veut à rien entendre. Nous lui avons pourtant donné un à-compte au printemps passé.

— Eh ! que me dites-vous ? On a assez à s’en plaindre aussi par chez nous, allez ! Le fainéant m’a coûté gros depuis des années. Il n’y a que moi qui sais tout ce qu’il me fait perdre ; ah !…

Il reprenait sa marche ; la vieille le suivit.

— Si vous vouliez seulement lui dire un mot, monsieur Grandvaux. Il n’oserait pas vous refuser.

— Je lui en dirais bien cent, pour vous faire plaisir, Vionaz ; mais ça ne servirait de rien, et il me répondrait que ça ne me regarde pas. Je n’ai pas le moindre droit dans tout cela, voyez-vous. Il tient à bail les bâtiments de la ferme, et pour lors, tant que ça durera, il y peut tout ce qu’il veut.

— C’est égal, monsieur Grandvaux ; il sait bien qu’il a besoin que vous ne le pressiez pas tant, et alors, si vous vouliez être bon pour lui, il serait meilleur pour nous.

— Bon pour lui ! Je ne l’ai été que trop, Vionaz, et c’est pourquoi il m’a mangé comme le loup mange un mouton. À présent que j’ai pourtant trop besoin de mon argent, il faut bien que je le presse.

— Hélas ! pour le besoin, c’est nous qui l’avons plus que personne.

— Chacun sent le sien, Vionaz, chacun sent le sien. Eh ! si vous saviez ! les pauvres sont plus heureux qu’ils ne croient, allez ! de n’avoir pas tant de soucis…

— Pourtant, quand on manque de tout…

— Ah ! ne m’en parlez pas ! moi qui suis un bon homme, je puis bien le dire, ça me fait une peine !… Mais si on écoutait tous les besoins, voyez-vous, il s’en trouve tant par chez nous qui ont besoin de boire bouteille, qu’on finirait par laisser tout son bien aux mains des autres. Tenez, ma chère, ça me fend le cœur votre position, mais, pour le vrai, je n’y peux rien.

Il s’éloigna, suivi du regard haineux de la vieille femme.

— Il n’y peut rien, pas même me donner un batz, le vieux chien ! le juif ! le ladre ! Oui, je te plains, va ! s’il n’y avait que moi pour empêcher le nitou (le diable) de prendre ton âme, je n’en allongerais pas le doigt. Et dire que c’était autrefois un homme de rien, tout comme nous ! Ma foi ! sa fille peut bien être malheureuse ; il n’a pas volé ça, comme son bien.

Elle s’en allait ainsi, toujours pleurant et maudissant, vers Beausite, pendant que M. Grandvaux et Claire s’éloignaient du côté de Lausanne.

Ainsi que le recommande la loi, avant d’accueillir la demande du divorce, le juge fit des observations et exhorta madame Desfayes à bien réfléchir sur un acte aussi grave. C’était la première de toute une série d’épreuves par où elle devait passer. Épreuves toujours vaines ; l’obstacle n’est pas le remède.

On fixa un jour de la semaine suivante pour la comparution simultanée de M. et de madame Desfayes devant le juge, à l’effet d’entendre en commun de nouvelles observations. La permission de citer à l’audience ne pouvait être donnée qu’après cette seconde formalité.

À dater de ce moment, il se fit plus que jamais autour de Beausite l’isolement et le silence, qui sont les grimaces de cette prude appelée le monde. On ne blâmait pas absolument Claire ; mais, comme ces choses-là ne sont pas de bon exemple, on se gardait chastement de tout contact avec ces gens-là. La douce et pure Anna, elle-même, vit des regards se détourner d’elle, et se dérober au coin des rues de bonnes amies qui évitaient sa rencontre.

C’est ainsi qu’agissait la partie bien élevée du public ; les autres, au contraire, enhardis par ce malheur, s’approchaient de plus près, sous prétexte d’exprimer leur pitié, plus blessante que sympathique. Ils questionnaient et s’exclamaient indiscrètement ; puis leurs observations et ce qu’ils avaient appris ils l’emportaient comme une proie à dépecer en famille et dans les réunions d’amis, comme une base à suppositions et à commentaires.

Claire ne rencontra plus aucune paysanne du voisinage sans recevoir des compliments de condoléance sur ses chagrins, joints à des étonnements pleins d’interrogations. Aucun des fournisseurs du logis n’en sortait sans avoir, pendant quelque demi-heure, causé avec Louise ou Jenny, dans la cuisine ou le jardin, tantôt à voix basse, tantôt sur les notes élevées de l’indignation ou de la surprise.

On embrassait les enfants avec de grandes démonstrations en s’écriant : Eh ! pauvres petits ! si jeunes ! pauvres amours ! Claire finit par ne plus sortir de sa chambre, et, le soir seulement, quand le crépuscule tombait, s’enveloppant d’un manteau, dont elle rabattait le capuchon sur sa tête, elle s’en allait errer, soit dans les allées du jardin, soit dans la prairie vaste et silencieuse, où, en frôlant les massifs des sapins, elle éveillait des tressaillements d’oiseaux. Quelquefois encore, traversant à petits pas la cour de la ferme, dont la fenêtre éclairée laissait voir les gens à table, accoudés, elle suivait le chemin qui longeait les champs, jusqu’à la maison de la Vionaz, et s’en revenait à Beausite par le bois du haut du coteau.

Un soir qu’elle se trouvait là, près de la palissade qui forme le petit enclos de la locature, elle eut peur, en voyant tout à coup une forme noire, qui du côté opposé franchissait la palissade avec précaution. Était-ce un voleur ? Mais chez les Vionaz un voleur n’avait affaire. Claire, s’effaçant contre un tronc d’arbre, avec lequel dans l’obscurité sa forme devait se confondre, vit le fantôme reparaître près de la maison, et reconnut une femme, qui, avant de frapper, regarda à la vitre d’abord, puis tout autour d’elle.

La porte s’ouvrit ; la Vionaz laissa échapper une exclamation, qu’un mot et un geste de la visiteuse apaisèrent aussitôt, et celle-ci, entrant, referma vivement la porte. Mais Claire avait entendu la dernière syllabe d’un nom… gine. Était-ce Georgine ? Elle songea un instant à la servante de madame Fonjallaz ; mais il y avait bien d’autres Georgine, et celle-là n’avait point affaire ici.

Claire n’y pensa plus, sauf le lendemain, que sa sœur l’entretint de la détresse des Vionaz. Ils allaient être chassés par Giromey. Anna ne savait comment leur venir en aide, car elle avait eu beau parler à son père en leur faveur, elle n’avait rien obtenu.

— Mon père a raison, répondit Claire. Vionaz est un ivrogne.

— Ce n’est pas la faute de sa pauvre femme.

— Sans doute ; mais on ne peut donner à l’un sans donner à l’autre, dit Claire avec indifférence. D’ailleurs, il y a, je crois, des personnes qui les assistent.

Et elle racontait l’apparition du soir précédent, quand elles furent interrompues par deux visiteuses assez stupéfaites de se rencontrer. C’étaient Mathilde et madame Boquillon. La première félicita chaudement Claire d’avoir enfin pris le parti de rompre sa chaîne ; la seconde venait l’engager à la reprendre, au nom de tous les arguments qui font de l’obéissance aveugle un devoir et de la souffrance un bien. Claire écouta leur querelle assez passivement ; une autre lutte plus intime avait lieu dans son âme dès qu’elle était seule. C’étaient toujours le passé et l’avenir, Ferdinand et Camille, l’espérance et un remords.

Quand le mouvement et le bruit du jour avaient cessé autour d’elle, la nuit, dans ses insomnies ou dans ses promenades indécises, au milieu des ombres du soir, c’est alors surtout que ces deux forces contraires luttaient en elle, sans qu’aucune prît sur l’autre un avantage décisif ; car elles n’existaient qu’à l’état d’impressions, de sentiments, de désirs opposés, qui se combattaient sans règle. En rêvant à Camille, ses serments d’épouse, ses premières amours, lui revenaient à la mémoire, et alors elle rougissait et pleurait. Mais ensuite, en se rappelant tous ses malheurs, elle sentait le besoin d’être heureuse et se trouvait justifiée. La franchise et la noblesse de Camille en faisaient pour elle un être idéal, et elle s’étonnait presque parfois d’avoir tant de bonheur que d’en être aimée.

La veille du jour où elle devait comparaître, en présence de son mari, devant le juge du tribunal, plus agitée qu’à l’ordinaire, elle sortit avant la nuit ; car elle avait eu peur dans sa promenade nocturne du jour précédent : deux fois elle avait entendu, à peu de distance, un bruit de pas et des froissements de feuilles, comme si elle avait été suivie. Elle était revenue du côté de la maison en toute hâte, et, rencontrant la Vionaz, que sa tournure raide et efflanquée lui fit reconnaître dans l’obscurité, elle l’avait priée de l’accompagner. Ce n’était pas la Vionaz qui avait agité les branches, puisqu’elle avait dit à Claire venir précisément du côté opposé.

Cependant, poussée par son besoin de solitude, la jeune femme retourna dans le bois, où régnait déjà sous les feuillages morts des hêtres une clarté douteuse. Longtemps elle marcha, le front baissé, dans les sentiers rapides qui descendent vers le torrent, tout jonchés de feuilles sèches, qu’elle écrasait sous ses pas. Toujours triste, elle songeait, n’entendant pas même la chanson sifflante du torrent, et ne s’arrêtant plus comme autrefois à admirer la cascade blanche et rejaillissante, ni les dentelles ouvrées par l’eau dans les bancs de mollasse qui forment son lit. Sans les voir, elle passa près des beaux rochers à la tête moussue, dont les pieds polis se baignent au courant, et ne donna pas un regard aux sorbiers parés de grappes rouges qui, penchés, se miraient dans l’eau. Mais tout à coup elle poussa un cri étouffé, et s’arrêta en apercevant Camille à quelques pas d’elle, au travers des arbres.

— Ne m’attendiez-vous pas, Claire, dit-il avec tendresse, en prenant sa main ? Moi, je souffrais par la pensée que vous deviez vous étonner de ne pas me voir ; mais, en apprenant votre demande en divorce, j’ai compris quelle prudence m’était imposée, et j’ai contenu mon désir d’accourir auprès de vous. J’ai même évité de me montrer dans le voisinage de Beausite, et je suis arrivé ici par mille détours. C’est que vous allez avoir à subir, ma pauvre Claire, de cruelles épreuves pour une femme, où je ne puis, à mon désespoir, vous aider et vous défendre qu’en m’éloignant. On cherchera, soyez-en sûre, à employer contre vous la calomnie, arme sûre et infaillible, dont le premier venu peut tuer. Je viens vous dire adieu ; je pars pour l’Oberland, où je resterai six mois. Vous m’écrirez, n’est-ce pas, Claire ?

— Vous partez ! s’écria-t-elle avec douleur.

— Ne sentez-vous pas que cela est nécessaire ? Oui, je pars. Notre amour est pur ; mais depuis longtemps je vous aime, et si ma bouche ne le disait pas, mon attitude peut-être l’a révélé. Notre atmosphère est pleine d’émanations impalpables, qu’un sens innommé révèle. Si je suis là, on s’apercevra que je vous aime, et on le dira. Quand vous fuyez d’indignes traitements, quand vous rompez avec le vice, nul autre motif ne doit être soupçonné de se joindre à ceux-là. Oui, je vais vous quitter. M’aimez-vous ? demanda-t-il avec des regards éclatants d’amour et de confiance.

La jeune femme balbutia, les yeux baissés, une réponse qu’emporta le bruit du torrent, et Camille, l’entourant de ses bras, l’entraîna plus haut, à mi-chemin du coteau, où ils s’arrêtèrent sur une étroite esplanade, formée par la racine d’un grand sapin. Il répéta :

— Nous allons nous quitter, chère Claire. Dites-moi bien que vous m’aimez ?

— Je n’en ai pas encore le droit, répondit-elle ; qui sait même si je l’obtiendrai !

— Il est impossible que vous perdiez votre cause, reprit-il vivement ; elle est trop simple et trop évidente. Moi, si vous m’aimez, je me regarde déjà comme votre mari, dans trois ans. Ne le voulez-vous pas ? Je vous aime depuis si longtemps ! J’ai tant souffert de vos souffrances, je suis si assuré de vous donner du bonheur, puisqu’il ne vous faut, ma chérie, que beaucoup d’amour ! je suis pénétré de tout cela, que je ne songe pas même que je vais être accusé de convoiter votre fortune. D’ailleurs, je n’ai jamais compris que de pareilles considérations pussent arrêter deux amants véritables. En présence de l’amour, c’est trop peu de chose. Je vous ai donné ma foi, mon cœur, et ma vie ; je puis bien vous donner par-dessus le marché l’opinion publique, et cet honneur de hasard, dont la dent venimeuse du premier passant peut m’enlever des morceaux à son loisir. Vois-tu, hors de la confiance, il n’y a que doute, impuissance, ténèbres. Avez-vous confiance en moi, Claire ? Tout est là. Dites-moi quel est le jour où j’ai commencé de vous aimer ?

Elle sourit doucement, et, fixant dans le rêve ses beaux yeux, elle chercha. Il poursuivit :

— Car l’attrait que vous m’inspiriez avant votre mariage ne méritait pas le nom d’amour. La considération de votre richesse alors me retenait. Je fus contrarié ; j’eus du chagrin, mais non du désespoir. Quel est donc le jour, Claire, où mon amour pour vous a commencé irrésistible, dévoué, profond ?

— Ce fut le jour, dit-elle, où vous m’aidâtes à descendre le mont de Cully, si faible, si écrasée, si désespérée, que je ne pus vous cacher mes larmes. Vous me fîtes asseoir, et vous éloignâtes de quelques pas, comme pour contempler le paysage ; mais seulement pour me laisser le temps de me remettre un peu. C’est depuis ce jour-là que j’ai compris combien vous êtes bon et…

— Oui ! s’écria-t-il avec transport, c’est bien cela !

Et il l’entoura de ses bras en cherchant ses lèvres ; mais elle résista.

— Non, Camille, ce n’est pas bien !

— Et pourquoi n’est-ce pas bien ? dit-il mécontent. Êtes-vous encore à lui ? N’êtes-vous point à moi ?

— Aux yeux du monde, je suis encore sa femme, répondit-elle.

— Et où sont les yeux du monde ? ma pauvre enfant. Nous sommes seuls ici avec notre conscience. N’invoquons pas de faux dieux. Le monde est le dieu des femmes, mais il n’est pas le vôtre, Claire. Aux yeux de la justice et de la vérité, aux yeux du vrai Dieu, le jugement sur votre divorce n’est-il pas porté déjà ? Car le mariage est indissoluble ou il ne l’est pas. Si les crimes de M. Desfayes ont rompu vos liens, vous êtes libre dès ce moment, libre par conséquent de disposer de vous-même. Et ce n’est pas ma conscience qui me retient de vous le demander, Claire, mais votre intérêt seul.

Il ne cherchait plus à l’embrasser ; mais l’accent un peu triste de sa voix résonnait jusqu’au fond du cœur de la jeune femme.

— Je crois que vous vous trompez, dit-elle en s’efforçant de cacher son trouble. S’il en était ainsi, ne serait-il pas trop facile… ?

— Facile ou difficile n’est pas la question, Claire. Elle est plus haute, et réside tout entière dans le principe. Les hommes font des règlements de police ; mais ils ne font pas des lois ; les lois, ils les découvrent, ou les méconnaissent. Je le répète : ou votre mariage ne peut jamais être rompu, ou bien il l’est du jour où M. Desfayes vous a trahie. Est-ce donc le jugement de quelques inconnus, plus ou moins éclairés, qui peut constituer en lui-même votre droit.

— Ainsi, dit-elle, chacun serait son propre juge. Avez-vous bien réfléchi ?

— Oui, reprit-il gravement, chacun est son propre juge, d’après les lois générales qu’il connaît et qu’il adore. Et je suis forcé d’avouer que le droit de se reprendre, peut, du moment où il existe, s’exercer vingt fois aussi bien qu’une. Mais, poursuivit-il avec un sourire, n’ayez pas peur, Claire ; je vous dis tout cela pour vous donner plus de confiance en votre liberté ; quant à l’avenir, ne craignez rien. Ce n’est pas moi qui vous trahirai, ni ce n’est vous, ma tendre Claire, qui cesserez d’aimer un homme dont vous serez toujours chérie. Et, quant à mon amour, ne le craignez pas non plus ; vous ne pouvez vous défier d’un amant qui vient de prendre pour votre honneur, et de son propre mouvement, la résolution de partir. Adieu, mon amie.

Il lui tendait la main, quand la jeune femme d’elle-même, profondément touchée, se jeta dans ses bras.

Mais, au bruit d’un caillou qui roula d’en haut parmi les broussailles, ils s’écartèrent vivement. Voyant l’effroi se peindre sur le visage de Claire, Camille s’élança dans la direction d’où la pierre avait tombé ; mais, après quelques recherches, il descendit, n’ayant vu personne.

— Ce n’est rien, dit-il ; le moindre animal, un oiseau, un insecte même, peut avoir dérangé l’équilibre de ce caillou.

Il essaya de la rassurer, et ils se quittèrent.

Le lendemain, Claire se rendit chez le magistrat, escortée de son père, de sa mère et d’un vieux parent. De son côté, vint M. Desfayes avec ses témoins. Claire, interrogée, fit d’une voix entrecoupée de brèves réponses, affirmant la dureté de son mari pour elle et les preuves répétées qu’elle avait eues de son infidélité.

— Veuillez demander à madame, dit M. Desfayes, pour quel motif elle s’est enfuie de ma maison en enlevant mes enfants ?

Le juge fit cette question.

M. Desfayes, répondit Claire, prétendait m’imposer une servante qui ne me convenait pas.

— Avais-je ou non ce droit ? reprit Ferdinand.

— Incontestablement ! répondit le juge.

— Le droit ? ou le pouvoir ? dit timidement Claire, que les leçons de Mathilde inspirèrent en ce moment.

Le magistrat fronça les sourcils, Ferdinand sourit.

— J’ai fait cette question, dit-il, dans le seul but de prouver quel esprit d’indépendance inspirait madame dans notre communauté. Ignorance de ses devoirs, prétentions folles, exigences outrées, révoltes audacieuses, voilà ce que j’ai supporté pendant cinq ans. Madame Desfayes me paraît avoir puisé dans la société d’une personne de sa famille des idées excentriques et justement réprouvées, qui, lui donnant une très-haute idée de ses droits, la portaient à méconnaître ceux de son mari. J’ai reçu de sa part l’assurance d’une désobéissance formelle, quand je lui ai défendu de continuer ses visites dans une maison où la voix publique elle-même m’avertissait qu’elle avait avec certain jeune homme des entrevues trop fréquentes. Relativement aux accusations lancées contre moi, elles sont fausses ou exagérées. Madame Fonjallaz ne m’a jamais adressé de lettres, et il n’est pas croyable que madame Desfayes se fût dessaisie d’une pareille preuve, si elle l’avait eue dans les mains. Fonjallaz, de son vivant, m’avait rendu des services, et je ne me suis pas montré bien généreux en prêtant à sa veuve une faible somme, pour laquelle j’ai pris mes sûretés. Si j’ai causé des peines à madame Desfayes, la faute en est à son caractère exigeant, soupçonneux, peut-être, j’en conviens, plus tendre que le mien. Mais, dans ma conviction, tous ses actes depuis longtemps n’ont eu d’autre but que d’arriver à la possibilité d’un divorce ; et c’est dans cet espoir que, par sa négligence des soins domestiques et par sa maussaderie, elle a cherché à me rendre insupportable le séjour de notre intérieur ; c’est dans cette intention qu’elle m’a chassé de sa chambre, afin de me forcer à une inconduite dont elle pourrait profiter ; c’est enfin pour le même motif qu’elle a quitté ma maison ; et dans les circonstances de cette brutale violation de domicile, opérée chez madame Fonjallaz, tout démontre une action préparée, concertée entre plusieurs, un véritable guet-apens.

En réponse aux reproches de dilapidation que lui avait adressés M. Grandvaux, il entra dans de longues explications financières, tendantes à prouver que, s’il avait fait des pertes, il avait accru d’autre part les avantages de la communauté. Il accusa Claire de goûts de dépense et de désordre intérieur.

Au retour, tandis que M. et madame Grandvaux, tout en marchant, glosaient sur ce qu’avait allégué M. Desfayes et donnaient carrière à tous les épanchements qu’ils avaient dû refréner devant le juge, Claire, pâle et morne, les suivait sans dire un mot.

— Est-ce que tu as perdu ta langue ? dit enfin le père. Il ne faut pas être transie comme ça. On dirait que ses paroles t’ont figé le sang. Eh ! mon Père ! si tu n’as pas plus de cœur dès en commençant, comment feras-tu pour aller au bout ?

— Il est aisé de comprendre, dit madame Grandvaux, que cette pauvre enfant est angoissée de tous les mensonges qu’il a dits.

— Ah ! maman, s’écria la jeune femme, puisqu’il ment, je suis perdue ! Dire du mal d’une femme, vous savez bien que cela se croit toujours. Oui, répéta-t-elle avec des regards désespérés, puisqu’il ment, je suis perdue !

On essaya vainement de la rassurer ; elle répétait comme réponse à tout :

— Non, on le croira ; les juges le croiront aussi…

Alors, sa voix devenait étranglée, elle cachait sa tête dans ses mains. On devina que les enfants étaient l’objet de ses craintes.

— Elle n’a pas si grand tort, disait M. Grandvaux, le soir, à sa femme ; cet imbécile de Pitou, notre parent, faisait une mine toute chose, pendant le discours de Desfayes, et même au sortir de l’audience, il m’a dit : — Eh ! mon Père ! les vilaines affaires ! Ma nièce aurait peut-être mieux fait de rester tranquille. Il y a toujours des torts des deux côtés. — Moi, je n’en sais rien ; mais il n’y avait pas à choisir ; il fallait sauver le bien, et je l’ai fait.

Claire, à partir de ce jour, vécut dans une attente mortelle. Presque toujours absorbée et silencieuse, un bruit inattendu la faisait tressaillir et lui arrachait des cris. Elle embrassait quelquefois ses enfants avec une sorte de frénésie ; le petit Fernand la contemplait de ses grands yeux étonnés, et, subissant l’influence de l’état de sa mère, qu’il percevait secrètement par tous les organes de sa sensibilité si vive et si délicate, il ressentit un malaise qui affecta à la fois son caractère et sa santé. Mais plus il exigeait de soins et de complaisances, plus sa mère, avec une ardeur sombre et passionnée, les lui prodiguait.

La permission de citer avait été accordée à madame Desfayes. Il y eut une audience à huis clos, où chaque partie, par l’organe d’un avocat, exposa ses griefs. Du côté de M. Desfayes, se poursuivit le même système d’insinuations contre Claire. Ce qu’elle souffrit de ce débat dans sa pudeur et sa dignité, on put le lire le lendemain dans ses yeux cernés, sur ses joues flétries. Le choix des témoins avait été débattu dans cette séance, et, au grand étonnement de M. Grandvaux, ceux auxquels M. Desfayes parut tenir le plus étaient deux commensaux de Beausite, Georges Giromey et la Vionaz.