Un divorce (André Léo)/Chapitre 10

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 186-217).

CHAPITRE X


Un des derniers jours du mois d’avril, le matin, par un de ces soleils de printemps sous lesquels resplendissent et étincellent les neiges alpestres, et qui dans la plaine surexcitent le peuple confus des plantes et des bourgeons, le char de M. Grandvaux roulait sur la route de Lausanne à Cully, magistralement conduit par son propriétaire, et portant en outre M. et madame Desfayes, Anna, M. et madame Renaud. C’était un de ces légers chars de campagne, à quatre roues, qui, en guise de calèche, était luxueusement garni de drap gris à l’intérieur, mais qui avait à l’arrière ce compartiment de forme carrée, où les paysans suisses entassent leurs légumes les jours de marché ; car, grâce à l’ingénieuse économie du père Grandvaux, ce véhicule servait à deux fins, et, la calèche enlevée, transportait au marché de Lausanne, tous les samedis, blé, pommes de terre, carottes ou choux.

Le père Grandvaux avait un chapeau de feutre noir et une houppelande grise. Madame Renaud, mise au dernier goût de Lausanne, et fort gaie, causait avec Anna, qui lui donnait la réplique, mais sans beaucoup l’écouter ; car le doux visage de la jeune fille, encadré par les dentelles et les rubans roses de son chapeau, se tournait sans cesse vers le paysage, et le sourire rêveur qu’elle avait aux lèvres s’adressait aux belles rives du lac bien plus qu’au babillage de Fanny.

M. Desfayes et M. Renaud fumaient, causant par bouffées, tandis que Claire, enfoncée dans la voiture, gardait sa langueur inquiète, et ne rompait le silence que pour répliquer brièvement lorsqu’on lui parlait. On rencontrait sur la route d’autres voitures et des gens à pied, et de temps en temps passait quelque char rempli de filles endimanchées et de jeunes soldats, où souvent, faute de place, on se tenait debout, les bras enlacés, riant à cœur-joie. Tout ce monde se rendait à la fête militaire de Cully, petite ville voisine de Lausanne.

L’air était chaud et le ciel bleu. Les buissons étincelaient de rosée. Marguerites, violettes et primevères tapissaient les marges des fossés.

Dans sa plus grande partie, la route côtoie le lac, et, tandis que la rive vaudoise se déroule dans tous ses détails, baies sablonneuses, rochers, vignobles, maisonnettes ou villas, en face, la côte de Savoie présente par grandes masses, au loin, ses bois rougissants, ses gorges profondes et ses blancs villages, les uns perchés sur la croupe des hautes collines ou nichés dans des coupures de torrents, d’autres couchés au raz de l’eau. Tout ce paysage apparaissait double, réfléchi dans l’eau avec une fidélité si scrupuleuse, que les moindres détails étaient retracés. Une moitié du lac en était assombrie, l’autre étincelait comme un prisme.

On arriva bientôt au pied du mont qui domine Cully, et sur le versant duquel était située une maisonnette appartenant à la famille Renaud, dans une situation qui eût fait envie à quelque nid féodal.

Tout le monde alors mit pied à terre, car le chemin était rocailleux et escarpé. Claire, seule, resta dans la voiture, à demi couchée, les yeux attachés sur la scène des Alpes, qui s’emplissait de formes nouvelles à mesure que l’on montait.

Elle se laissait aller au charme de cette belle journée. Les traces de la souffrance étaient profondes sur ses traits, et ses yeux semblaient contenir un fonds inépuisable de mélancolie ; mais cependant on sentait en elle, comme dans la nature, une jeunesse plus forte que tout élément de destruction, quelque chose d’analogue à ces rameaux de la montagne, flétris et fatigués d’un long séjour sous la neige, mais qui, pleins d’une séve puissante, recommençaient à se couvrir de feuilles et de fleurs.

Claire avait cédé aux douces excitations du printemps, et s’était réjouie d’aller à la fête, qui attirait de Lausanne et des environs une foule de curieux.

On connaît l’organisation militaire de la Suisse, où chaque citoyen est soldat. Pendant tout l’été, dans les chefs-lieux de district, les recrues de l’année, c’est-à-dire les jeunes gens de vingt et un ans, sont exercés à la discipline militaire et au maniement des armes, tandis qu’à certaines époques une partie de l’armée, dite fédérale, s’exerce dans les camps. En outre, dans chaque district, au printemps, deux ou trois jours sont consacrés à des revues générales, qui réunissent les hommes en état de porter les armes, de vingt-deux à cinquante ans.

Pour ces manœuvres d’ensemble une plaine est nécessaire. Mais la plaine en Suisse est chose des plus rares. Cully, petite ville, resserrée entre le lac et la montagne, n’ayant trouvé qu’à plusieurs cents pieds au-dessus d’elle, dans les plis d’un mont, une prairie assez vaste pour contenir son rassemblement, avait décidé qu’il se tiendrait là. En sorte que, depuis la veille, on voyait, s’accrochant aux flancs du mont, bêtes et gens monter à l’envi les ustensiles : tables, bancs, vaisselle, tonnes et tonneaux, et la nourriture nécessaire pour quatre à cinq mille personnes.

Ce n’est pas que le cercle de Cully fournisse des milliers de soldats ; mais ces fêtes militaires sont aussi des fêtes de famille, et le moindre bambin n’y pouvait manquer.

Après que nos voyageurs eurent fait une courte halte à la campagne Renaud, ils achevèrent l’ascension du mont. Claire, appuyée sur le bras de son mari, s’en acquitta heureusement. Pour tout véritable Suisse d’ailleurs, monter n’est pas une fatigue, c’est marcher tout simplement. La pente était verdoyante et semée de fleurs. De petites prêles abondaient, et la gentiane, çà et là, montrait son bleu calice. Quelques attardés montaient encore ; un seul homme descendait, un magnifique sapeur, dont la démarche vacillante rappelait le balancement d’une tour minée par l’incendie ou par les flots. Cependant le sapeur ne s’écroulait pas, et, toujours à la recherche de son équilibre, il le rattrapait toujours.

— Quoi ! s’écria Renaud, déjà blessé à la bataille, mon brave ? Vous êtes donc allé au feu le premier ?

Le sapeur le regarda d’un air hébété ; mais comme il entendait parler de bataille, il se mit à crier : Vive la Suisse ! avec tant d’enthousiasme que, perdant de vue la terre, il s’abattit pesamment près d’un buisson de genévriers.

— Honneur au courage malheureux ! dit Renaud en faisant le salut militaire.

Et ils passèrent en riant.

— C’est ce soir qu’il y fera beau ! s’écria le père Grandvaux, et qu’on roulera bien sur le flanc de la montagne. Plus d’un mari ce soir manquera à l’appel.

— Ça sera la fête des lanternes, dit Ferdinand ; on verra courir par ici des ombres et des lumières, et l’on entendra des voix d’épouses éplorées, auxquelles répondront de sourds ronflements.

— Nous verrons, nous verrons, reprit Renaud, si, en votre qualité de capitaine, vous ne vous croirez pas obligé de donner l’exemple.

— À Lausanne, à la bonne heure, mais ici je n’ai pas de commandement.

Du point où l’on était parvenu, on découvrait à l’horizon un cercle presque entier de montagnes, et ce pays féerique, aux dômes éblouissants, aux flèches hardies, aux tours massives, aux creux immenses et aux grands escarpements, devenait un pêle-mêle fantastique, un monde à nourrir des rêves infinis. Mais lorsqu’ils arrivèrent au sommet du versant, ils se trouvèrent sur un plateau légèrement creusé, comme le tablier d’une berceuse, et un spectacle tout autre frappa leurs yeux.

C’était comme une fourmilière humaine, bariolée de couleurs diverses, qui s’agitait en tous sens à la surface d’une vaste prairie, dominée au nord par la crête du mont. Les tables en plein vent, le toit pointu des tentes de coutil où s’abritaient des restaurants plus confortables, l’éclat des armes, la nasillarde musique des carrousels et des jeux, les uniformes, les vêtements de toutes formes et de toutes couleurs, et les chapeaux de paille aux larges ailes et aux longs rubans, que le vent faisait flotter, la basse bourdonnante des conversations, les chants, les cris, tout cela était d’un effet étrange, éclairé par une vive lumière, sous un beau ciel et au sein de ces montagnes, dont les têtes blanches, apparaissant au bord de la plaine, semblaient, étonnées, considérer froidement cette agitation.

Il était midi. Les exercices venaient d’être suspendus, et l’on banquetait. On banquetait du reste depuis le matin, et les longues tables garnies de bancs ne se vidaient guère. Ailleurs, beaucoup de familles, assises en rond sur l’herbe, s’occupaient d’absorber le contenu de leurs paniers. De toutes parts étaient confondus les robes et les uniformes, les képis et les chapeaux, les sabres et les ombrelles, et, rangés en faisceaux, les fusils reluisaient.

On était venu là de plusieurs lieues à la ronde. Les habitants de Lausanne y étaient nombreux. Étienne, accompagné de Camille, passa près du groupe où se trouvait la famille Grandvaux ; mais, au lieu de répondre à son timide salut, M. Grandvaux détourna la tête.

C’est qu’il venait d’arriver à Étienne un nouveau malheur. Le cafetier Jorand, auquel depuis longtemps il devait une forte somme, avait obtenu un jugement contre lui et l’avait fait arrêter et mettre en prison. Étienne, du même coup, allait perdre sa place d’employé si la liberté ne lui était promptement rendue ; mais sa sœur était loin de posséder l’argent nécessaire, et l’attendre de Russie était se résigner à une destitution.

Dans cette circonstance, l’obligeance du père Grandvaux pour son neveu étonna tout le monde. Il paya la dette. Mais, aussitôt après la libération d’Étienne, l’ayant conduit chez un notaire, il lui avait fait signer une reconnaissance, et, sans vouloir accepter ses remercîments, il l’avait quitté furieux, lui défendant de reparaître jamais à Beausite.

Par quelles persuasions Anna avait-elle pu obtenir du père Grandvaux qu’il ouvrît sa bourse pour Étienne ? On l’ignorait. Mais, depuis sa maladie, elle avait sur son père une plus grande influence. Le bonhomme était inquiet ; il ne la trouvait plus aussi fraîche ni aussi joyeuse. On n’aurait pu dire cependant que l’humeur d’Anna avait changé, car c’était toujours la même excellente enfant, bonne et attentive pour tous, gaie même quand il fallait égayer les autres ; mais sa vraie gaieté d’autrefois, si limpide et si profonde, n’existait plus, et ses longs cils, qui s’abaissaient fréquemment, semblaient jeter sur ses traits un voile de tristesse.

Elle n’avait jamais eu beaucoup d’éclat ; mais sous ses paupières, à travers une douceur profonde, on voyait autrefois rayonner, égales et pures, les saintes flammes qui alimentent l’âme et lui donnent la santé ; maintenant leur foyer semblait éteint, et ce doux regard était noyé d’ombre. — Car, dans le langage de notre terre, fille du soleil, la peine et le mal se disent ombre, et le bien lumière.

Anna n’avait pas imité la froideur de son père, et tout en pâlissant, elle avait salué son cousin d’un air amical.

Quant à Claire, elle ne put cacher son trouble en apercevant madame Fonjallaz, qui, donnant le bras à l’une de ses amies, causait avec deux ou trois jeunes gens, de cet air provoquant et dégagé qui la faisait trouver si piquante.

— Elle était là ! pensa Claire. Ah ! elle devait être là !…

Aussitôt, elle se rappela combien Ferdinand avait paru tenir à assister à cette fête, et qu’une ombre… quelque chose, avait passé sur son visage quand elle avait annoncé l’intention d’y aller aussi… Il avait même essayé de l’en détourner.

Dès lors, tout le charme de cette journée fut perdu pour elle, et elle retomba en proie à ces inquiétudes qui la dévoraient depuis qu’elle avait découvert l’infidélité de son mari. Autant, autrefois, elle avait eu de confiance, autant elle était devenue facile au soupçon. Maintenant, quand M. Desfayes sortait, cachée derrière le rideau d’une fenêtre, elle épiait de quel côté il portait ses pas ; et, quoiqu’elle sût bien que tout chemin menait à la place Saint-Laurent, de même qu’à Rome, s’il prenait par le grand pont qui y conduit directement, elle avait le cœur saisi d’angoisse et restait livrée aux pensées les plus cruelles jusqu’au retour de son mari. Alors elle s’évertuait en questions détournées pour savoir où il était allé et surprendre quelque contradiction dans ses réponses.

— Claire, en vérité, qu’est-ce que cela veut dire ? Voilà trois fois que je vous adresse la parole et que vous ne me répondez pas. C’est pourtant trop fort de s’absorber ainsi au milieu d’une fête…

— Oh ! c’est que… je regardais… Eh bien ! Fanny, que disiez-vous ?

— Je vous montrais cette petite cafetière de la place Saint-Laurent, ma chère. Comme elle est mise ! Une toilette magnifique ! Ne dirait-on pas une grande dame ?

— Si ce n’étaient son air et ses manières, observa Claire d’une voix haute, car elle voulait être entendue.

Et précisément Ferdinand se trouvait tout près. Elle reprit :

— Mais il est impossible d’avoir plus mauvais ton et d’être plus effrontée ! Pour sa toilette, ma chère, ça ne m’étonne pas ; car, très-probablement, elle ne lui coûte rien.

En même temps elle observait Ferdinand du coin de l’œil, et vit la rougeur de la colère lui monter au front. Elle eut peur, mais n’en fut que plus excitée.

— Bah ! vraiment ! répliqua Fanny, elle serait la maîtresse de quelqu’un ?

— De quelqu’un ou de plusieurs, je ne sais, répondit madame Desfayes, en imprégnant ses paroles de la haine corrosive qui lui brûlait le cœur.

— Claire ! s’écria Ferdinand furieux, il me semble que tu dis là des choses fort inconvenantes…

— C’est qu’en parlant de cette femme-là, répliqua-t-elle, il est impossible de dire autre chose.

— Taisez-vous alors, dit-il durement, quoiqu’à demi-voix.

— Eh bien ! mais, en effet, je crois avoir entendu dire qu’elle était très-légère, s’écria Fanny.

— C’est possible, observa le père Grandvaux d’un ton bonhomme ; mais, après tout, ça ne nous fait rien.

— Le fin mot de la méchanceté de ces dames, dit Renaud, c’est que madame Fonjallaz est en effet très-bien mise, et que ne pouvant déchirer la toilette, dont elles sont jalouses, ces dames déchirent la personne elle-même à belles dents. Le seul sentiment vrai des femmes les unes pour les autres, voyez-vous, c’est la jalousie. Pour moi, ce n’est pas le café Fonjallaz que je fréquente, mais l’autre jour, quand j’y suis allé pour vous parler, Ferdinand, j’ai remarqué cette petite femme, et elle ne m’a pas paru plus coquette qu’une autre, mais seulement fort bien entendue à son métier.

— L’autre jour ! murmura M. Desfayes évidemment contrarié, oui, c’était Monadier qui m’y avait fait entrer… Je suis de votre avis ; c’est une femme honnête, ajouta-t-il en raffermissant le ton.

— Tu souffres, Claire ? dit Anna inquiète en regardant sa sœur.

— Oh ! ce n’est rien.

— Encore ce petit enfant ! s’écria la voix de fausset de madame Renaud. Mon Père ! que c’est incommode ! Claire, décidément, vous me donnez envie de n’en point avoir.

On chercha des siéges et l’on se plaça de façon à voir les exercices qui recommençaient.

— Nous avons des fauteuils pour vous, cria Renaud à Camille et à Étienne, en leur montrant le banc où lui et les siens étaient assis.

— Pourquoi diable les appelez-vous ? ne put s’empêcher de dire avec humeur M. Grandvaux.

Renaud se tourna vers M. Desfayes :

— Est-ce que le père d’Étienne n’a pas acquitté sa dette ? demanda-t-il.

— Mais oui, répondit Ferdinand.

— Alors pour quelle raison votre beau-père fait-il ainsi la mine à ce pauvre Étienne ? Est-ce qu’il ne pourrait pas lui pardonner d’avoir compromis ses écus pour un instant ?

Après avoir serré la main de Claire, Étienne saluait timidement sa cousine Anna, quand il vit la main de la jeune fille s’avancer vers lui. Il la saisit et la serra ; mais ce fut en vain qu’il chercha le doux regard qui autrefois, en pareille rencontre, se confondait avec le sien. Une fois de plus, abattu et découragé, il se laissait tomber à côté d’elle sur le banc, quand M. Grandvaux se mit à crier :

— Anna, j’ai quelque chose à te dire.

Elle se rendit aussitôt à l’autre bout du banc, à côté de son père, qui la garda près de lui.

Les troupes s’étaient rangées en ordre de bataille et exécutaient des feux de peloton. Il va sans dire qu’on ne tirait qu’à poudre. Bientôt, elles se séparèrent en deux corps et simulèrent une bataille. Sur les flancs, des tirailleurs s’éparpillaient, déchargeaient leurs armes et couraient se rallier.

Une foule de curieux de tous les âges, où dominaient surtout les femmes et les enfants, suivaient les manœuvres de fort près, copiant avec désordre tous les mouvements des troupes, avançant, reculant, fuyant à droite ou à gauche, prenant de fausses voies, revenant soudain, ondulant sans cesse.

Il y eut un moment où, après s’être rangée sur une seule ligne, l’armée, se repliant subitement, enserra la foule dans le cercle qu’elle formait ; et, s’amusant des exclamations des femmes, de l’effroi des enfants, de l’embarras de tous, les soldats poussaient doucement, avec des ménagements extrêmes, ce troupeau de prisonniers.

Camille en riait de tout son cœur.

— C’est charmant ! disait-il, ma foi !

Mais en même temps la raillerie pétillait dans ses yeux et se glissait entre ses paroles à l’aspect de ces soldats suisses, bourgeois déguisés, dont le sabre bat les flancs, que le képi coiffe en l’air, et dont l’uniforme, bien de famille, est toujours trop large ou trop court.

— Sacristi ! sapristi ! saperlotte ! s’écriait le père Grandvaux, les yeux humides de patriotisme, c’est tout de même de fameuses troupes, ça ; hein ! qu’en dites-vous, monsieur le Français ?

— Le Français s’en moque, père Grandvaux, dit Ferdinand ; il ne les trouve pas assez ficelées.

— Allons donc, monsieur Camille, vrai ? C’est pour de rire, je pense. Est-ce que vous croyez, par hasard, que si vous veniez chez nous, en armes, s’entend, ces gens-là ne vous rosseraient pas de la bonne manière ?

— Vous croyez ? fit Camille, de l’air le plus ironique.

— Eh bien ! s’écria Ferdinand, vous qui vous dites démocrate, Camille, et qui vous piquez de prendre les choses de haut, vous vous fourvoyez complétement par vanité nationale et vous épousez l’armée de César, afin de rabaisser la nôtre. Vous savez cependant que les armées permanentes sont incompatibles avec la liberté d’un peuple, et je vous ai entendu cent fois les maudire.

— C’est vrai, dit Camille ; mais, puisque le peu de civilisation que nous avons les rend encore nécessaires…

— Pour quelle raison ? demanda Renaud.

— Pour la défense de la patrie, si les Russes ou les Prussiens…

— Camille, si en 1814 et 1815 vous aviez eu notre organisation militaire, votre sol n’aurait été foulé par aucun Cosaque. Est-il besoin de demander ce qu’auraient fait les puissances alliées en face de six à sept millions de soldats citoyens ?

— De soldats citoyens électrisés par le danger de la patrie ! monsieur Camille. Ne comprenez-vous pas quelle différence existerait entre ces laitiers et ces laboureurs, qui ont endossé ce matin l’uniforme pour une fête, et ces mêmes hommes chargés de défendre leurs foyers, leurs femmes, leurs enfants, contre des armées étrangères ?

— Vous avez raison, répondit Camille avec l’élan de la franchise. La force qui anime alors un pareil soldat est bien supérieure à celle de la discipline. Votre armée est la seule que puissent accepter la raison et la liberté. C’est le feu sacré de l’enthousiasme…

— Feu sacré, oui, monsieur ! nous le tenons ! nous l’avons là ! cria M. Grandvaux en se levant avec transport et en se frappant la poitrine. Ah ! le Suisse ! Voyez-vous, monsieur Camille, le Suisse ! il faut apprendre à le connaître ; mais alors…

— Et ne pensez vous pas, monsieur, dit Anna, que le paysan français, s’il s’habillait en soldat, comme le nôtre, pour un seul jour, serait, lui aussi peut-être, un peu gauche sous l’uniforme ?

— Décidément, je rends les armes, dit gaiement Camille ; et c’est à mademoiselle Anna.

— Parbleu ! c’est qu’elle est une vraie Suissesse, ma fille ! dit le père Grandvaux dont l’émotion commençait à ne plus connaître de bornes, et qui serra sa fille dans ses bras à l’étouffer.

Il est certain que ceux qui appelaient le père Grandvaux un vieux dur à cuire auraient indigné ce jour-là toutes les âmes sensibles. Sa large face éclatait de bonhomie, ses petits yeux gris brillaient, et une larme, vraiment, s’y montrait parfois. Au sein de ces blanches montagnes, à l’aspect de cet appareil guerrier, dans ces prairies où alpent les vaches, le vieux Vaudois s’imaginait de nouveau épeler la page noircie du livre en lambeaux où jadis, à l’école, il y avait longtemps, il avait appris l’épopée de sa patrie, Guillaume Tell et Winkelried.

Cependant l’exaltation patriotique, chez les vieillards, et particulièrement chez tous les Suisses, n’est à son aise qu’à table, accompagnée du choc des verres et arrosée d’un vin généreux. Le père Grandvaux n’avait d’ailleurs bu que deux bouteilles à la campagne Renaud, et depuis qu’il était monté il n’avait pu se rafraîchir qu’en passant, par quelques rasades.

Aussi regardait-il autour de lui avec un peu d’inquiétude, et quelque chose lui manquait, lorsqu’il vit venir à lui de vieux amis qui l’engagèrent à boire un verre, expression habituelle, mais litote s’il en fut. Son premier mouvement fut de les accueillir avec enthousiasme ; mais ensuite il hésita, en regardant sa fille et Étienne, et sembla se demander s’il n’emmènerait point Anna boire un verre aussi.

Au point de vue des usages suisses, la chose se pouvait ; mais il eût fallu engager toute la compagnie, et M. Grandvaux savait bien que ses vieux camarades ne voulaient que lui. Chacun d’eux avait à raconter son histoire, toujours la même, et puis tous ensemble on exalterait en chœur la libre Helvétie ; mais tout cela se disait mieux quand il n’y avait pas de jeunes gens pour interrompre, critiquer, pérorer, faire les entendus. Il fallait se résigner. M. Grandvaux partit en disant :

— Tu me garderas ma place, petite.

Anna la garda fidèlement, en effet, et Étienne n’osa point venir se placer près d’elle ; mais il arriva qu’on se lassa d’être assis, qu’on fit un tour dans la prairie et qu’Étienne se trouva marcher à côté d’Anna.

Pendant assez longtemps il ne lui dit rien et semblait écouter avec attention tout ce que disaient les autres, obligeant son visage triste à sourire quand ils riaient ; mais enfin, voyant que Claire avait accepté le bras de M. Renaud, il offrit le sien à Anna. Elle le refusa d’un ton fort doux ; cependant il en fut blessé et lui dit amèrement :

— Tu me méprises, n’est-ce pas ?

Pour toute réponse, la jeune fille enlaça de son bras le bras de son cousin. Il ne la remercia point, tant il était ému. Elle baissait les yeux et sembla un moment occupée à vaincre son émotion ou sa timidité ; puis elle dit :

— Je ne puis pas te mépriser, car je t’aimerai toujours, mon cousin. Mon amitié est à toi pour la vie. Je te plains, je souffre avec toi. Je sais que tu as bon cœur, et que, quand même tu agis mal, ton intention était bonne. Il y a des gens prospères et considérés qui ne vivent que du mal des autres, et j’aime encore mieux que tu ne sois pas un de ceux-là. Tâche seulement de prendre courage, et puis… ne fais pas comme d’autres… Sois toujours bon et juste envers Maëdeli.

Autant les premières paroles de sa cousine avaient relevé le pauvre Étienne, autant ce dernier mot l’écrasa. Entendre ce nom prononcé par elle ! Maëdeli ! l’insurmontable obstacle qui le séparait d’Anna. Il le savait bien, hélas ! mais il l’oubliait toujours. Il n’eut pas le courage de répondre, et comme sa cousine, en achevant de parler, avait dégagé son bras du sien, il resta seul en arrière, puis alla s’asseoir sur un banc désert, la tête dans ses mains.

Il se trouvait si malheureux qu’il se mit à chercher avec rage, avec une grande puissance de désir, les moyens de conjurer le mauvais sort qui le poursuivait en toutes choses. Oh ! s’il pouvait réussir ! se réhabiliter un peu ! se distinguer, s’enrichir !

— À quoi diable pensez-vous ? dit une voix rude, en même temps qu’une main s’appuyait sur son épaule, et l’homme enjamba le banc et s’assit auprès d’Étienne.

— C’est vous, Monadier ! je pensais à vous, justement.

— Tiens ! pourquoi donc ?

— Je me demandais comment vous faites, vous et d’autres, pour mener la vie si rondement, quand moi je m’y accroche à chaque pas.

La figure de Monadier prit l’expression d’une vanité triomphante, et, saisissant Étienne par l’épaule, tout en le contemplant de ses gros yeux riants :

— Eh ! eh ! eh ! eh ! dites donc, est-ce que vous voudriez avoir mon secret ?

— Ma foi ! oui, dit le jeune homme ; comment faites-vous ?

— Ah ! vous voulez mon secret ! Il faut comme cela que je vous dise comment je fais… Hum ! hum ! ta, ta, ta, ta ! Eh bien, nous allons causer.

On apporta une bouteille de Lavaux. Il avait demandé du meilleur très-haut. Quand ils eurent choqué les verres :

— Ah çà ! voyons, dit-il d’un air paterne, est-ce que vous penseriez enfin… là, sérieusement, à votre avenir ?

— Parbleu ! si quelqu’un est las de l’existence qu’il mène, je vous jure que c’est moi. Ce n’est pas que j’y aie jamais trouvé grand plaisir, allez, et ce qu’elle m’a rapporté de plus clair, ç’a toujours été des ennuis et des reproches.

— Euh ! fit Monadier en haussant les épaules et avec une moue de bonhomie, les grands parents sont si grondeurs ! Les gens deviennent comme ça sévères quand ils ne peuvent plus s’amuser… Bah ! mon cher, que voulez-vous ? quand nous serons pères, nous ferons de même, nous aussi. Ah çà ! mais, dites donc… est-ce vrai ?…

Il se mit à rire en contemplant Étienne de ses gros yeux rutilants, mais sans véritable éclat, pareils à un globe de cristal traversé par la lumière.

— Eh ! eh ! eh ! on dit que vous donnez des citoyens à la patrie ?

Étienne haussa les épaules en signe d’aveu.

— Bah !… bah !… il ne faut pas vous affliger pour ça, mon cher ; c’est un peu embarrassant, j’en conviens ; mais… il faut avouer aussi que la loi de ce pays n’est pas commode en fait d’enfants[1]. S’est-elle déclarée au magistrat ?

— Non, car la pauvre enfant ne sait rien au monde ; mais elle n’a pas eu tort de se confier à moi.

— Vous avez raison, vous avez raison ; il faut être généreux. Mais pourtant, si j’étais que vous, je ne l’avertirais point. On est toujours mieux placé d’être le maître. Ça la tiendra un peu vis-à-vis de vous. À propos, ajouta-t-il en se penchant vers Étienne, on dit qu’elle est bien jolie !

— Oui, répondit tristement le jeune Sargeaz.

Mais Monadier cligna des yeux et frappa sur l’épaule d’Étienne, en s’écriant :

— Heureux coquin !

Cependant, quand il vit que son interlocuteur ne donnait pas dans ce sujet :

— Pour en revenir à ce que vous me demandiez, mon cher… en définitive, ce que vous voulez, c’est toujours, au fond, gagner de l’argent ?

— Oui, dit Étienne.

— Eh bien, c’est de savoir faire qu’il s’agit, de savoir faire tout simplement !

— Soit, alors enseignez-moi…

— Ah ! mon cher, ça n’est pas facile. Ah ! vous croyez que ça s’apprend comme cela ? Vous vous imaginez donc que, si je réussis, moi, dans tout ce que j’entreprends, c’est en me croisant les bras ? Mais je vis dans le feu, mon cher ; mais c’est un enfantement continuel, une activité dévorante ! Ah ! l’on a des soucis !…

— Vraiment, dit Étienne, effrayé déjà.

— Eh bien, ce n’est pas déplaisant, je vous assure. On a de la peine, mais on crée, mais on est orgueilleux de soi… Vous comprenez : découvrir les bonnes affaires… le coup d’œil, le flair, un véritable génie, parbleu ! (Il était ému.) Enfin on fait quelque chose, on se mêle à tout, on tripote dans tout. On connaît les hommes, on se fait connaître. — Et puis, mon cher, et puis (continua-t-il d’un ton de confidence), il ne faut pas se le dissimuler, si l’on vient à mettre la main sur une véritable affaire, une vraie s’entend, ma foi ! alors, votre fortune est faite, et vous n’avez plus là qu’à jouir de la vie, sans fatigue, au milieu des plaisirs. Table succulente, vins fins, femmes charmantes, tout est à vous.

— Mais c’est assez rare, observa ironiquement le jeune Sargeaz.

— D’accord, mais ça peut arriver. Et quand même ça n’arrive pas, voyez-vous, on gagne toujours à faire des affaires. À force de toucher de l’argent, il en reste toujours quelque chose. Voyez un peu : Qui est-ce qui se contente de son revenu chez nous ? Personne. À côté de la fonction officielle, qui est le pain assuré de la famille, tout le monde brocante quelque petite affaire. Nos traitements sont dérisoires. Que pouvez-vous faire, vous, avec vos mille francs ? Rien que des dettes, cela va sans dire. Nous sommes de notre temps ; nous voulons vivre, et bien vivre. Aussi faut-il faire un peu de commerce ou d’agiotage ; il n’y a pas d’autre moyen.

Il parla longtemps sur ce sujet, analysant sans vergogne nombre de tripotages. Étienne l’écoutait à la fois pensif et plein de répugnance.

— Eh bien, ce n’est pas mon affaire, dit-il, et je vais vous en donner la meilleure raison, c’est que, pour commencer, je n’aurais pas le premier batz[2].

— Raison de plus, mon cher, s’écria Monadier en ouvrant ses bras ; car, grâce à cela, la chance est complétement supprimée pour vous. Ne savez-vous pas que les deux tiers des spéculateurs sont dans ce cas ? Avec quoi a commencé votre oncle Grandvaux, qui dans ce moment peut-être possède plus de cinq cent mille francs ? Avec sa parole, tout simplement. Dieu sait pourtant ce qu’elle vaut !

— Non, Monadier, je vous le répète, je n’ai pas l’esprit d’intrigue, et l’audace me manque absolument. Je désirerais assez pourtant quitter cette galère maudite où je rame huit heures par jour, sans gagner plus que le moindre de nos manœuvres ; il y a des moments, tenez, où l’envie me prend de m’engager au service de Naples ou de Rome.

— Ne faites pas cela, mon cher ; c’est une triste spéculation. Cette vocation-là n’a plus les mêmes avantages. Eh ! je vois bien ce qu’il vous faudrait, une occupation dans quelque industrie… avec un associé honnête et intelligent…

Monadier parut réfléchir, puis il fit un soubresaut, se frappa le front, donna un grand coup de poing sur la table, regarda Étienne sans parler, en appuyant la main sur la main de son interlocuteur, et après l’avoir ainsi tenu dans l’attente et dans une sorte d’anxiété :

— Le diable m’emporte, s’écria-t-il, si je n’ai pas votre affaire !

— Vraiment ! dit Étienne, qui, pendant toute cette mimique, faisait assez niaise figure.

— Mon cher, ce n’est pas pour m’en faire un mérite, mais c’est uniquement parce que c’est vous. Je pensais à quelqu’un qui eût été simplement un employé à mes gages ; bien entendu que ce n’est pas cela que je vous proposerai. Il m’en reviendra moins de bénéfices, mais j’aurai le bonheur d’avoir obligé un ami.

Ils se serrèrent la main avec un attendrissement, qui, chez Monadier, touchait presque aux larmes. Étienne attendait toujours.

— Mon très-cher, c’est toute une histoire : bah ! je crois que ces choses-là n’arrivent qu’à moi. Figurez-vous un pauvre diable de Bâlois de ma connaissance qui a découvert… devinez quoi ?…

— Je ne sais, dit Étienne, impatient et inquiet. J’espère que ce ne sont pas vos mines d’anthracite ?

— Nos mines ! Ah ! fichtre ! je voudrais bien pouvoir vous y placer, dans nos mines ; mais il vous faudrait des fonds. Ah ! mon ami, en voilà une affaire absorbante ! je compte qu’elle me donnera la fortune ; mais elle m’aura d’abord donné bien des embarras. Non, ce n’est pas cela. C’est moins et c’est mieux, parce que c’est tout simple, tout bête, tout facile, et que ça va comme sur des roulettes, moyennant… Eh bien, mon cher, en deux mots, il s’agit d’un cirage magnifique, fait avec les matières les moins onéreuses, revenant tout au plus à un centime la livre et dépassant de cent coudées le cirage Jacquand. J’en ai un flacon ; vous le verrez. Il y a aussi un vernis de toute beauté. Nous prenons un local. Nous avons d’abord un ouvrier, puis deux, puis trois, successivement, jusqu’à des centaines, s’il le faut. Vous surveillez tout, vous avez la comptabilité, vous faites les annonces, les traités ; vous brocantez ça de votre mieux, et vous avez la moitié des bénéfices ; vous, fournissant votre temps, moi, mon capital. Nous serons probablement, dans quatre ou cinq ans, à la tête d’une des premières maisons de cirage de l’Europe. Jacquand s’est fait des millions ; ma foi ! ce sera notre tour. Voyez, réfléchissez, si ça vous va, c’est affaire faite.

— Mais il faudrait donner ma démission d’employé ! s’écria Étienne.

— Indubitablement. Oh ! c’est une affaire qui exige qu’on s’en occupe. Pour moi (il se prit la tête à deux mains), mon temps est absorbé au point que je ne me connais plus moi-même ! Je suis étourdi, affolé ! Au revoir, mon cher Sargeaz !

Et le regardant un moment d’un air attendri :

— Ma foi ! je serais bien heureux, allez, de faire votre fortune. Ah ! l’amitié ! Tenez, ne m’en parlez pas ; il n’y a que ça de bon ! Au revoir, mon très-cher, au revoir !

Et il courut rejoindre un groupe qui l’appelait.

— Une affaire de cirage ! dit Étienne ; quelle rêverie ! Mais les millions de Jacquand, n’était-ce pas une réalité ? — Il n’y a plus que les affaires ! Faites des affaires ! — Que de fois il avait entendu cela ! Et il voyait en esprit s’agiter la ruche bourdonnante, empressée, hâbleuse et triomphante des spéculateurs, pendant que, dans un coin, à l’écart, le dos courbé, se ratatinaient les employés de tous étages, silencieux, laborieux, humiliés, pauvres…

Il n’était plus seul Anna et Claire, M. et madame Renaud étaient revenus s’asseoir près de lui. Claire était très-pâle. Le caractère inquiet qu’avait pris depuis quelque temps sa physionomie était en ce moment plus sensible. Ses yeux cherchaient quelque chose. Au bout d’un instant :

— Étienne, as-tu vu Ferdinand ? demanda-t-elle.

— Non, je le croyais avec vous.

— Il nous a quittés depuis près d’une heure, dit Claire.

— Oh ! il n’y a pas si longtemps ! s’écria Fanny. Je pense que vous n’êtes pas inquiète de votre mari, ma chère. Soyez tranquille, il se retrouvera.

— Je crois qu’il est aux danses, dit Renaud.

Cependant les tables se garnissaient, car l’heure de la collation était venue. M. Grandvaux rejoignit ses filles, et l’on se fit servir du veau froid, du fromage et du vin blanc. La plupart des convives prenaient le café au lait, aliment qui constitue généralement le déjeuner, la collation et le souper des Suisses.

Entre les différents groupes, où se trouvaient des gens de connaissance, des communications s’établirent, et, tombant sur la politique, la conversation devint générale. On s’échauffa. Une demi-heure ne s’était pas écoulée que le père Grandvaux, montant sur son banc, prononçait un discours peu cohérent, mais extrêmement patriotique, et qui fut très-applaudi ; car les habitudes démocratiques du pays ont extrêmement vulgarisé l’art oratoire.

— Veux-tu me donner le bras, Étienne ? Nous ferons quelques tours dans la prairie, dit Claire à son cousin. Ce bruit me fatigue.

— En effet, ma pauvre cousine, tu as l’air de beaucoup souffrir.

Mais, au lieu de s’écarter tout d’abord de la foule, Claire fit le tour des tables, en examinant tous les convives, et Étienne vit bien qu’elle cherchait son mari. Il lui offrit alors d’aller visiter l’intérieur des cafés abrités sous des tentes, afin de savoir si Ferdinand n’y était point ; mais il ne l’y trouva pas, et ils se dirigèrent vers le lieu où l’on dansait.

Deux cornets à piston, un cor et une clarinette donnaient l’élan aux danseurs, qu’une enceinte circulaire de feuillages protégeait contre l’envahissement du public. Au milieu de cette enceinte, une tribune voilée de branches de sapin contenait l’orchestre.

Le soir, cette musique éclatante, au sein des rameaux illuminés, est d’un effet charmant. Quant aux danses elles-mêmes, elles sont monotones et lourdes. On saute et l’on tourne éternellement, et la plupart des danseuses se donnent une tournure grotesque en gardant leur châle et leur chapeau, énormité dont la Vaudoise, l’Allemande et l’Anglaise peuvent seules se rendre coupables.

Claire et Étienne firent plusieurs fois le tour de l’enceinte ; mais ni parmi les danseurs, ni dans le cordon de curieux qui se pressaient là, ils n’aperçurent M. Desfayes.

— Peut-être a-t-il rejoint nos amis, dit Étienne, peut-être est-il retourné à la campagne Renaud ?

Claire ne répondit que par un hochement de tête, et serrant le bras de son cousin, elle se prit à marcher un peu au hasard, en fouillant d’un œil perçant tous les coins de la prairie.

— Comment fais-tu, si pâle, pour marcher si vite ? Assieds-toi un peu ; je le chercherai.

— Non, répondit-elle ; non. Tu ne peux imaginer combien la marche me fait du bien.

Cependant elle semblait près de se trouver mal et s’appuyait fortement sur le bras d’Étienne. Mais, loin de renoncer à sa recherche, elle se hâtait de plus en plus et interrogeait l’espace de regards semblables à ceux d’un faucon chasseur ; car maintenant elle en était arrivée à une sorte de certitude, et comme elle n’avait trouvé nulle part ni l’un ni l’autre de ceux qu’elle cherchait, elle ne se demandait plus : Où est-il ? mais : Où sont-ils ?

La jeune femme et son compagnon arrivèrent ainsi au midi de la prairie, du côté du lac.

Au-dessous d’eux se trouvait un taillis de hêtres. Le spectacle, de ce point de vue, était magnifique. Le lac resplendissait comme une fournaise sous les feux du soleil couchant, et les montagnes… Mais Claire vit seulement trois personnes assises, dont l’une, écartée des autres et leur tournant même un peu le dos, s’occupait à cueillir des baies de genièvre : c’était l’amie de madame Fonjallaz. Les deux autres, les mains unies, se parlaient de près : c’étaient Herminie et Ferdinand.

À l’aspect de sa femme, Ferdinand resta stupéfait. Mais madame Fonjallaz ne se troubla pas le moins du monde, et, jetant sur Claire un regard superbe et souriant :

— Tenez, voilà votre femme qui vient vous chercher, dit-elle. Je vous avais bien dit de ne pas me suivre tant.

Madame Desfayes s’était rejetée en arrière avec un geste de dégoût. Entraînant son cousin, elle s’éloigna. Étienne n’osait lui parler. Mais bientôt il sentit le bras de Claire se roidir sur le sien. La respiration de la jeune femme était devenue si précipitée qu’elle ressemblait à des sanglots. Étienne la fit asseoir sur l’herbe et courut lui chercher de l’eau.

Elle but, s’humecta les tempes et commençait à reprendre haleine quand Camille accourut à eux :

— Nous vous avons cherchés longtemps, dit-il, puis madame Renaud a fini par croire que, madame se trouvant indisposée, vous étiez descendus à la maison, et tout le monde a pris le parti de s’y rendre, en me laissant le soin de vous chercher encore et de vous emmener s’il y avait lieu. Renaud compte sur vous, Étienne.

Trop sûr d’être mal accueilli par son oncle, le jeune Sargeaz dut refuser. Il aida seulement sa cousine à descendre la première pente, et, la recommandant aux soins de Camille, il les quitta.

Camille regardait avec compassion cette jeune femme, si belle et si triomphante autrefois, maintenant si défaite, et il comprenait bien que ce regard désespéré, cet alanguissement de fleur brisée, avaient d’autres causes que des souffrances physiques. Tout en la soutenant sur le chemin abrupt et rocailleux, il lui adressait de temps en temps la parole, et le seul accent de sa voix devait faire sentir à Claire qu’un ami veillait sur elle. Elle, cependant, face à face avec le spectre de son malheur, savait à peine où elle était, ce qu’on lui disait, et parfois, quand le silence, succédant à la voix de Camille, l’avertissait qu’il fallait répondre, qu’on avait parlé, elle le regardait avec de grands yeux interrogateurs, au fond desquels gisait le désespoir.

— Ne causons plus, chère madame, lui dit-il d’un ton affectueux ; cela vous fatigue.

Ils descendirent quelques instants encore, en silence, le chemin raviné, dont les cailloux roulaient sous leurs pieds. Mais les forces de Claire étaient à bout. Camille la fit asseoir au bord du chemin tapissé d’herbe, et comme la maison était proche, elle le remercia de ses soins, lui disant qu’elle allait se reposer là quelque temps et pourrait achever le trajet seule.

— Je ne vous quitterai point, répondit Camille en montrant un homme aviné, couché à peu de distance ; mais reposez-vous tout à votre aise sans vous occuper de moi. Il y a sous nos yeux, madame, de quoi charmer un peintre tout le temps qu’il vous plaira.

Et, voyant bien qu’elle étouffait de larmes, il s’écarta de quelques pas.

C’était une soirée splendide. Soir et matin, mais surtout le soir, le soleil allume sur ces eaux et ces neiges d’indicibles magnificences ; il venait de disparaître derrière le Jura, et la colonne d’or liquide qu’il jette alors sur le lac, d’une rive à l’autre, avait aussi disparu. Mais les eaux frémissantes étincelaient encore, et mille feux et mille couleurs s’y fondaient, se dégradant par d’insensibles nuances, pour arriver plus tard au bleu sombre de la nuit. Quant aux grandes Alpes, elles apercevaient encore le soleil, descendu de l’autre côté du Jura, et tandis que la terre, au-dessous d’elles, était dans l’ombre, couronnées de lumière et de gloire, elles resplendissaient.

À la fin, elles pâlirent. De lumineuse, la neige devint rose, et peu à peu, çà et là, s’éteignit. Mais sur l’une des plus hautes sommités du Valais persistèrent longtemps des rougeurs ardentes, et l’on eut dit un phare allumé là-haut.

La nuit venait. Camille fut rappelé par la voix de Claire. Elle s’était calmée et même essayait de sourire en lui parlant.

— Je vous ai fait beaucoup attendre, monsieur Camille ; mais j’étais sûre que vous désiriez ne pas perdre une nuance de ce beau coucher de soleil. Vous étiez si immobile et si recueilli !

— Je ne peignais pas en ce moment, je pensais…

— Ah ! et quelles pensées cela vous inspirait-il ?

— Oserai-je vous les dire, madame ?

— Si vous voulez.

— Eh bien, je me demandais, et ce n’est pas la première fois, pourquoi si peu de rapports existent entre cette nature sublime et les hommes qui vivent au milieu d’elle. De temps en temps mes regards tombaient de ce monde magique sur cet ivrogne étendu là-bas, et j’éprouvais un sentiment étrange, pénible.

— Nous avons, en effet, monsieur, on nous le reproche, peu de génie et d’élévation, mais…

— Ah ! madame, ai-je besoin de vous dire que vous êtes exceptée, et vous aurais-je dit cela, si vous ne l’étiez point ?

— La politesse l’exige.

— Non, ce n’est pas de la politesse. Il n’y a, madame, dans tout l’univers, que deux nations de femmes, celles qui savent aimer et souffrir… et les autres.

Il prit la main de Claire et la serra doucement, en attachant sur elle un regard si tendre, et en même temps si plein de respect, qu’elle en fut émue. Elle baissa les yeux ; mais, malgré elle, des larmes se firent un passage à travers ses cils et roulèrent sur sa joue.

— Ah ! vous devez me trouver bien faible, monsieur, murmura-t-elle, je pleure devant vous.

— Vous le pouvez sans honte et sans crainte, comme en présence d’un véritable ami. Avec beaucoup d’émotion, il ajouta : — Je vous ai connue heureuse, et vous m’inspiriez déjà… une vive affection… Vous voir souffrir maintenant… je ne puis vous dire… combien cela est cruel pour moi.

Elle comprit, rougit et ne trouva rien à répondre. Camille lui offrit son bras, et ils achevèrent de descendre jusqu’à la maison Renaud.

La nuit fut, bientôt après, tout à fait tombée ; une nuit sombre, où de rares étoiles brillaient. Il était temps de partir, et M. Desfayes n’arrivait pas. Plongée dans un vieux fauteuil, Claire, abattue et morne, se taisait. Camille, qui remontait, voulant voir la fête aux lumières, offrit de prévenir M. Desfayes, et Anna le chargea pour son beau-frère des injonctions les plus pressantes.

Une demi-heure après, on reçut un message de Ferdinand. Il faisait dire qu’il ne pouvait quitter le banquet en ce moment ; que lui et ses amis se rendraient à pied tous ensemble, et qu’il ne fallait pas qu’on l’attendît.

— En vérité, il n’est guère soucieux de toi, ma chère, dit Fanny à Claire, de peur sans doute que celle-ci ne s’en aperçût point. Oh ! mais les hommes sont ainsi !

M. Grandvaux, certes, voulait bien partir et n’eût supporté sur le fond de la chose aucune discussion ; mais, attablé vis-à-vis de M. Renaud, il ne pouvait s’arracher à l’élaboration de certains plans de politique européenne, que l’effervescence de la journée avait fait éclore dans son cerveau, et ne s’apercevait pas que son interlocuteur, qu’il supposait attentif et même fortement frappé, sommeillait et ne se réveillait de temps à autre que pour choquer les verres machinalement.

La langue de l’orateur, il faut le dire, hésitait beaucoup, et les fils de son discours s’entre-croisaient souvent d’une façon inextricable. Anna parvint enfin à le décider au départ ; mais alors, pour atteler le cheval à la voiture, ni le fermier, ni ses fils ne se trouvèrent : tout le monde était à la fête, et M. Grandvaux dut remplir lui-même l’office de palefrenier, assisté de son hôte, qui se frottait les yeux.

M. et madame Renaud restaient à leur campagne.

La voiture n’avait pas de lanternes. L’obscurité cependant était assez profonde pour qu’on ne vît les objets que par grandes masses et confusément, et le chemin qu’il fallait prendre pour arriver au bas du mont était d’une pente rapide, plein de brusques tournants et traversé de roches.

Claire insista pour le descendre à pied, ce qui était prudent ; mais elle y prit une fatigue extrême ; car, n’y voyant pas, quelquefois elle posait le pied sur des pierres roulantes, ou trébuchait dans la rigole sinueuse que les eaux du printemps creusent dans ces chemins. Appuyée sur le bras de sa sœur, elle gardait un amer silence. Ni parole ni plainte ne lui échappaient. Seulement elle s’arrêtait de temps en temps pour reprendre haleine.

Quand on eut gagné la route, elles montèrent ; M. Grandvaux prit les rênes, et la voiture roula. Mais, de temps en temps, la jument s’arrêtait, donnait des signes d’inquiétude ou d’impatience et ne reprenait son chemin que sollicitée par un coup de fouet.

— Je ne sais pas ce qu’a la Charlotte ce soir, dit M. Grandvaux

Cependant, il ne s’en inquiéta pas davantage, et, comme il était fort gai, il se mit à fredonner une chanson patriotique.

Au bout de quelques instants, le refrain s’alanguit jusqu’à devenir un faible murmure, et la tête du chanteur tomba sur sa poitrine.

— C’est étonnant comme ça endort, cette route unie, bégaya-t-il. Prends les rênes, petite ; il n’y a pas de danger ; tu n’as d’ailleurs qu’à laisser faire la Charlotte : elle ira tout droit.

La Charlotte n’allait pas droit, au contraire ; elle suivait la route en zigzag et arrivait quelquefois si près du bord qu’Anna était obligée de recourir à un coup de fouet énergique. À quoi pouvait tenir cette conduite de la Charlotte, qui n’avait pas, elle, pris part à la fête et qui était une bête sage, attachée à son devoir ? Anna devina bien que le harnais allait mal ; mais comment, par cette nuit sombre, y remédier ? Il n’y avait qu’à prendre patience et avancer le plus possible. Trois lieues de grande route sont bientôt faites ; mais la différence entre la ligne droite et les lignes courbes que s’obstinait à tracer la Charlotte doublait la distance au moins.

À peine dans la voiture, le père Grandvaux s’était lourdement endormi. Anna regarda sa sœur et vit son pâle visage, un peu tourné vers le ciel, se détacher dans la nuit. Ce n’était pas des dangers de la route qu’elle semblait occupée.

— Claire !

— Eh bien ?

— Souffres-tu ?

— Beaucoup.

Quel genre de douleurs éprouvait-elle ? Anna n’osa pas le lui demander. Elle-même était indignée de l’abandon de Ferdinand. L’état de son père aussi l’affligeait, et des larmes lui venaient aux yeux, mais qu’elle essuyait bien vite, afin de distinguer un peu le chemin. Assise sur le siége, le fouet en main, tirant de toutes ses forces les rênes à droite, la pauvre enfant roidissait son courage et tâchait d’avancer un peu.

Mais la Charlotte s’arrêta de nouveau, et cette fois les coups de fouet furent impuissants à lui persuader d’aller plus loin.

— Où sommes-nous ? demanda Claire.

— Pas très-loin de Lutry.

— Quoi ! pas même encore la moitié du chemin ! dit la jeune femme d’une voix désespéré. Ah ! je n’atteindrai jamais Lausanne, Anna ; je souffre trop.

— Est-il possible, ma pauvre sœur ?

Et Anna essaya de réveiller son père. Mais ni le nom de Claire, prononcé avec angoisse à son oreille, ni aucune exhortation ne purent interrompre les ronflements de M. Grandvaux. Dans quel coin de son être la matière avait-elle resserré l’âme, qu’on eût dit envolée ? Anna prit le parti d’attacher les rênes au siége et de sauter à terre. Prenant alors la bride de Charlotte, elle espérait la faire marcher ainsi ; mais Charlotte détourna la tête et recula.

— Charlotte, dit Anna, s’adressant à la jument, et lui frappant le cou de la main, Charlotte, vous n’êtes pourtant pas une bête méchante. Un peu de courage, Charlotte, allons !

Un hennissement plein d’intonations fut la réponse de Charlotte. Évidemment elle avait de bonnes raisons ; en conséquence desquelles elle s’obstina à ne pas bouger.

— Si j’y voyais seulement, dit la pauvre enfant, qui se mit alors à palper les harnais, pour tâcher de deviner par le toucher d’où venait le mal.

Elle n’y réussit point et se désespérait, quand un bruit net, vif et régulier, comme l’action d’une cause active et intelligente qui suit sa route, frappa son oreille et se rapprocha de plus en plus.

— Voici quelqu’un ! s’écria-t-elle.

Claire ne répondit pas. Elle écoutait. Si c’était Ferdinand ? Mais quand, à la mesure des pas, elle eût reconnu que ce n’était pas lui, elle laissa retomber la tête sur sa poitrine et n’écouta plus.

L’homme, arrivé en face du char immobile, s’arrêta.

— Qui est là ? demanda-t-il.

— C’est nous, monsieur Camille, répondit Anna joyeuse, le reconnaissant à la voix.

Grâce aux allumettes dont Camille, en qualité de fumeur, était pourvu, on découvrit le vice de l’arrangement des harnais : un des traits était de deux pouces plus court que l’autre, et la têtière, mal attachée, aveuglait presque le cheval.

Les petits doigts d’Anna se mirent aussitôt en devoir de défaire et de rajuster les rudes courroies. Elle entendait si bien toutes ces choses que Camille, souriant et émerveillé, se bornait à regarder, s’excusant de ne pas savoir. Cependant il crut pouvoir s’emparer des rênes, et monta sur le siége, tandis qu’Anna se plaça près de sa sœur et la soutint dans ses bras. Le père, aviné, avait glissé des coussins et ronflait sous leurs pieds, au fond de la voiture.

Satisfaite désormais quant à l’arrangement des choses, Charlotte fila comme un oiseau, et l’on arriva bientôt à Lausanne. Là, Camille dut soutenir Claire jusqu’à sa chambre, car la pauvre femme était incapable de marcher et souffrait de vives douleurs. Anna resta près d’elle, tandis que le jeune peintre se chargeait d’aller déposer à Beausite M. Grandvaux, et d’en ramener leur mère.

— Qu’il est aimable et bon ! dit la jeune fille à sa sœur.

— Oui ! oh ! oui ! répondit la triste Claire ; ce n’est pas lui… mais elle n’acheva pas sa pensée.

Les souffrances de la jeune femme devenaient si vives qu’on dût envoyer chercher la sage-femme et le médecin. L’un et l’autre déclarèrent que l’accouchement allait avoir lieu.

Cela causa beaucoup d’inquiétude, car on n’attendait l’enfant qu’un mois plus tard. Claire jeta un cri de désespoir. Devait-elle être trompée à la fois dans sa confiance d’épouse et dans son avenir de mère ? Elle souhaita sincèrement de mourir.

  1. La recherche de la paternité existait en Suisse, et le père de l’enfant naturel était obligé de le nourrir et de pourvoir à ses besoins. Cette loi vient d’être abolie.
  2. Ancienne monnaie.