Un divorce (André Léo)/Chapitre 06

Librairie internationale A. Lacroix, Verboeckhoven, et Cie (p. 102-116).

CHAPITRE VI


La grande fête agricole au canton de Vaud, c’est la vendange. Ce peuple raffole de son propre vin ; mais à cette époque son ivresse est généreuse, et il souffle un vent de libéralité qui fond le cœur même du propriétaire vaudois, celui de tous peut-être pour qui la nature soit le plus essentiellement appréciable en écus. Parents, amis et voisins sont invités à la vendange, et la précieuse grappe, toujours chèrement vendue sur le marché, et dont le jus sera bientôt l’objet de spéculations ardentes, est livrée dans la vigne à l’avidité sans mesure des cueilleurs. Et même, tandis que ceux-ci, tout en riant et jasant, portent plus souvent à leur bouche qu’à leur panier des mains empressées, et semblent se défier à qui signalera mieux l’effrayante capacité d’un estomac suisse, plus d’une grappe est furtivement tendue hors de l’enclôture, soit au passant riche ou pauvre qui regarde, soit aux gamins qui rôdent à l’entour.

Le père Grandvaux avait choisi pour vendanger une des plus belles journées du milieu d’octobre. Il faisait une chaleur d’été, tempérée par un vent mou, et le ciel tout bleu montrait seulement à l’horizon quelques nuages rougeâtres.

Vers une heure de l’après-midi étaient venus se joindre aux vendangeurs de la ferme la troupe des amis invités. C’étaient la famille Pascoud, augmentée de M. Boquillon, le mari de Louise, et de M. Renaud, le prétendu de Fanny ; puis la tante Charlet, Mathilde, Étienne et Camille. On attendait Claire et Ferdinand.

Tous, caquetant à cœur-joie, rappelaient la légende païenne de Bacchus, qui délie la langue et ouvre les cœurs. M. Pascoud récitait des vers galants de Demoustiers ; M. Renaud fredonnait une chanson de table ; Mathilde, les traits animés, causait avec Camille ; Étienne et Anna seuls marchaient silencieux l’un près de l’autre. Les enfants Schirling aussi étaient venus s’ébattre dans la vigne, suivis de leur bonne Betzy, et leur père se tenait à quelques pas de là, dans le chemin, accoudé sur la palissade, de cet air rêveur et triste qui lui était habituel.

Nul ne songeait à la controverse, quand M. Boquillon, jaloux, en sa qualité de ministre du Très-Haut, de ramener la compagnie à des pensées moins profanes, cita la Bible et Noé dans quelques phrases édifiantes. Impatientée peut-être du peu d’attention que lui prêtait Camille, mademoiselle Sargeaz entreprit alors une vive discussion contre les textes sacrés, à l’aide de toute l’érudition qu’elle possédait, et qui n’était point légère. Ce fut un choc formidable, une joute acharnée. L’autorité théocratique, attaquée par la main d’une femme, éclata en foudres, tandis que son adversaire, non moins âpre, l’écrasait de citations et d’arguments incisifs. On ne saurait prévoir à qui fût resté le dernier mot, ni quand l’ardeur des combattants aurait pu fléchir ; mais Mathilde, ayant tout à coup fixé les yeux sur le groupe composé de mesdames Pascoud, de Renaud et de Camille, devint pâle et perdit un instant la voix. C’est qu’il n’était pas besoin d’entendre leurs paroles pour comprendre qu’ils se moquaient de Mathilde ; et, de tous ces visages, peut-être celui de Camille était-il le plus railleur. Frappée au cœur, mais toujours vaillante, la jeune fille cingla son adversaire d’un dernier trait plus mordant que tous les autres ; puis, sans vouloir en écouter davantage, tirant un livre de sa poche, elle s’éloigna.

Le regard attentif de M. Schirling avait tout vu, tout saisi, et, quand Mathilde quitta la vigne, il suivit ses pas, en dépit du peu d’attention qu’elle prêtait à lui.

— Que lisez-vous là, miss ?

— L’esthétique de Hégel, monsieur.

— Y trouvez-vous quelque chose d’applicable à la vie ?

— Je ne le cherche pas, monsieur ; c’est pour me reposer du commerce des hommes…

— La philosophie, miss Mathilde, est trop ambitieuse ; elle veut le secret de Dieu ; elle veut raconter le commencement, tracer autour de l’invisible des circonscriptions, mesurer l’instrument de la certitude, saisir une base éternelle. N’y pouvant réussir, elle imagine et se fourvoie, et la science de la vie reste au-dessous de ses efforts. Entre la pratique et la théorie, le monde vacille et se perd.

— Oh ! oui, s’écria-t-elle avec la passion du ressentiment. La pratique et la théorie ! Où sont les hommes assez forts et assez sincères pour ne pas rire à l’occasion de ce qu’ils prétendent adorer ?

— Oui, reprit sir John Schirling avec abattement, nous sommes faibles, nous aimons le bien et faisons le mal. Je vous avais bien dit, miss Mathilde, que ce jeune Français était un homme de cœur, mais peu sérieux.

— Ah ! dit Mathilde, et comment le saviez-vous ? Pourquoi me dites-vous cela ?

— Je l’ai pénétré, répondit sir John en rougissant.

La jeune fille continua d’attacher sur lui son regard perçant et soupçonneux.

— En Angleterre, miss, nous sommes plus sincères, plus sérieux et plus pratiques. Là, si vous consentiez à nous suivre, vous seriez mieux appréciée… et naturellement plus heureuse.

— Je n’ai aucun penchant à me défier de vous, monsieur, dit Mathilde, et je n’accueille point aisément des soupçons vulgaires. Mais, — ses traits prirent une expression de hauteur extrême, — je ne puis m’expliquer la cause de l’intérêt si vif que vous me portez ; sachez que je suis trop fière pour accepter de vous, ni d’aucun autre, rien qui ressemble à un bienfait.

Le trouble de sir John était devenu pénible. Il répondit en phrases entrecoupées :

— J’aime beaucoup à causer avec vous, miss… Mes enfants reçoivent de vous de bonnes, très-bonnes leçons, fermes… sans préjugés… il est donc tout naturel… extrêmement simple… très-explicable… car c’est mon intérêt de vous garder avec moi.

— Et de me marier en me dotant de 50,000 francs ! demanda la jeune fille en fixant sur M. Schirling, qui pâlit, des yeux étincelants et sévères.

— Qui vous a dit ?… balbutia-t-il.

M. Smith lui-même, monsieur. Il me l’a dit comme dernier argument pour me décider à être sa femme, ajoutant que vous lui aviez fait promettre de m’emmener en Angleterre et d’habiter avec vous.

— Il m’avait promis le secret. C’était donc un malhonnête homme, dit l’Anglais. Vous avez bien fait de le refuser.

— Et maintenant, monsieur, demanda Mathilde, n’auriez-vous point fait à M. Camille une pareille proposition ? Dites ! je veux le savoir.

M. Schirling baissa les yeux.

— Vous l’avez fait ! s’écria-t-elle ; vous m’avez humiliée devant ce jeune homme ! Et de quel droit ? Et de quel droit osez-vous, à ce point, abuser de mon nom, de ma personnalité ? Je ne le permettrais pas même à mon père, monsieur.

— Je vous demande pardon, miss, répondit l’Anglais avec chagrin ; je vous demande pardon. Mon sentiment seul… un sentiment sincère et pur, miss, je vous le jure…

— Vous ne pouvez être excusé, reprit-elle avec colère. Non, pour aucun motif, il n’est permis de s’emparer ainsi d’un autre et de le placer dans une situation que sa volonté n’accepte pas. S’il vous faut des protégés, cherchez-en de plus humbles. Quant à moi, je renonce à votre amitié, puisqu’elle met à ce point ma dignité en péril.

Il y eut un silence. Quand l’impérieux regard de Mathilde se reporta sur le visage de sir John, il s’adoucit en le trouvant couvert de larmes.

— En vérité, monsieur, dit-elle, je ne puis comprendre un intérêt si profond, si vif.

— Il y a, murmura-t-il, des sympathies… si vous voulez, bizarres… mais très-réelles. Je suis bien maladroit, miss, je puis être désagréable, mais (son accent disait plus que ses paroles) vous pouvez vous fier à moi.

— Je le sais, monsieur, j’en suis sûre. J’ai même, de plus, la garantie de mon père à votre égard.

— De votre père !

— Oui, monsieur, c’est-à-dire de l’homme le meilleur et le plus sage que je connaisse. Je lui ai parlé de vous, de votre extrême bonne volonté pour moi. Il m’a répondu : Je connais sir John Schirling ; ses intentions à ton égard sont bonnes : accepte-le pour ami ; seulement, ne te laisse entraîner par lui à aucune démarche importante sans me consulter. Je lui ai demandé l’explication de ces paroles assez obscures ; mais que ce soit de sa part négligence ou intention, je ne l’ai point obtenue.

— Voici votre cousine, dit M. Schirling, toujours fort troublé ; ayez confiance en moi, miss Mathilde, et pardonnez-moi. Je vous souhaite le bonjour.

Il s’éloigna du côté opposé à celui d’où venait Claire, accompagnée de madame Grandvaux. À peu de distance de Mathilde, la jeune femme tout essoufflée se laissa tomber sur un banc.

— Voilà comme elle est forte ! cria madame Grandvaux à sa nièce en l’apercevant. Croirait-on qu’elle vient de se reposer à la maison ?

Anna, qui de la vigne avait reconnu sa sœur, arrivait en courant.

Madame Grandvaux recommença les mêmes doléances.

— La vois-tu ? Qu’est-ce qu’elle a ? Pas plus de force qu’un roseau ! Quand elle m’est arrivée à la maison, elle était si tremblante, que j’ai cru qu’il venait de lui arriver un accident. Je l’ai fait reposer une demi-heure, et maintenant, pour quelques minutes de marche, voici déjà qu’elle n’en peut plus.

— Ce n’est rien, disait Claire en appuyant sa tête sur l’épaule de sa sœur, ce n’est rien.

Elle avait les yeux brillants, les joues vives, mais semblait tout éperdue ; un voile limpide était sur ses yeux, et ses mains tremblaient.

— Quand je la vois ainsi ! reprit la mère, elle qui était si forte autrefois, je crois toujours, moi, qu’elle a du chagrin, et qu’il y a quelque chose qu’elle ne veut pas dire.

— Non, maman, non, je t’assure ; je ne sais pas moi-même ce que j’ai ; depuis quelques jours, je me sens tout extraordinaire.

En disant cela, ses cils noirs s’abaissaient sur ses joues, et sa jolie bouche se contractait comme si elle allait pleurer.

— Il faudrait peut-être consulter le médecin, dit Anna ; voyons, qu’éprouves-tu ?

Madame Grandvaux plia son tricot et se mit à écouter attentivement, les yeux attachés sur sa fille aînée. Mathilde, préoccupée, les avait quittées déjà.

La jeune femme répondit en cherchant un peu.

— Je ne sais comment exprimer cela, c’est un trouble étrange, un saisissement sans cause ; ma tête n’est pas forte, quelquefois mes jambes vacillent, et il me faut m’asseoir, de peur de tomber. Puis, les moindres choses me donnent envie de pleurer, les choses mêmes qui ne sont pas tristes : par exemple, en venant ici, j’ai trouvé la campagne plus belle que je ne l’ai jamais vue ; cette lumière, ces feuilles jaunies, ce grand ciel bleu… Mon cœur battait à m’étouffer, et j’étais émue !… Alors, un instant après, j’ai rencontré un… petit enfant…

Elle voulut continuer, mais fondit en larmes, et se cachant le visage dans ses mains, balbutia en sanglotant avec une sorte de colère contre elle même : — Oh ! mais je suis folle, en vérité !

— Voyons, qu’est-ce qu’il avait, ce petit enfant ? demanda madame Grandvaux en s’asseyant auprès de sa fille et en l’entourant de ses bras ; il faisait donc bien peine à voir ?

— Maman, c’est… qu’il marchait pieds nus… Et il était si petit !!! ajouta-t-elle en sanglotant de nouveau.

— Tu as déjà vu comme cela bien d’autres enfants, reprit la bonne mère, et ils ne te faisaient pas pleurer.

Eh bien ! je sais ce que tu as à présent. Et comme ses deux interlocutrices attachaient sur elle des regards interrogateurs, d’une voix émue elle ajouta : Je suis sûre que tu es enceinte !

Des lueurs roses, pareilles à celles qui, suspendues au-dessus du Jura, teignaient les nuages au couchant et se réfléchissaient dans les flots limpides, envahirent le visage de la jeune femme ; sérieuse et tremblante, elle baissa les yeux, tandis qu’Anna et madame Grandvaux la contemplaient avec tendresse. Autour d’elles, la lumière du soir, obliquement jetée par grandes nappes, dorait l’herbe de la prairie et le feuillage des massifs.

On avait aperçu Claire ; ses amies Louise et Fanny vinrent la rejoindre et furent bientôt suivies du reste de la compagnie, qui, lasse de raisin, rentrait au logis. Le ciel se couvrait, l’atmosphère était orageuse ; on s’assit à la porte de la maison qui regardait le jardin et qu’ombrageait un berceau de pampres, sur des bancs très-rustiques, façonnés par M. Grandvaux.

Selon l’usage des fiancés en Suisse, Fanny et M. Renaud, se donnant le bras, s’éloignèrent seuls, et disparurent sous les ombrages. Mariés depuis deux mois, M. et madame Boquillon ne s’isolèrent point. On remarqua la tristesse et la rêverie de Claire, et M. Pascoud fit d’agréables plaisanteries sur l’absence d’Endymion, à propos desquelles madame Pascoud s’écria :

— Eh ! sans doute, le plus joli temps est passé. On n’est plus inséparable. Enfin, puisque c’est le train des choses, ma chère, je vous l’avais bien dit.

Claire devint toute rouge. Camille la regardait d’un air triste et affectueux.

M. Desfayes arriva pour le dîner. On resta deux heures à table. Les convives étaient fort gais. M. Pascoud récita des stances qu’il avait composées, en langue vaudoise, quelque peu différente du pur français.

Au dessert, la place d’Anna se trouvait vide. Où pouvait-elle être allée ? C’était Étienne qui se faisait cette question. Il s’éclipsa au moment où les dames quittaient la table, et comme il faisait le tour de la maison, au coin des murs de la ferme, il vit disparaître la robe d’Anna.

— Pourquoi t’enfuis-tu comme cela, chère petite cousine ? dit-il en la rejoignant.

Et, la voyant tressaillir au son de sa voix :

— Te fais-je peur ? Que portes-tu là ?

— Oh ! tu ne me fais pas peur, mon cousin. Je vais porter le dîner de cette pauvre Vionnaz, qui a dû se mettre au lit sans pouvoir prendre part au repas avec les autres.

— Je vais t’aider, dit Étienne en s’emparant de la petite soupière et de la bouteille.

Et pour cela, il mit un genou en terre, la regardant si attentivement, qu’il ne prenait garde à la soupière, et faillit la renverser.

— Oh ! le maladroit ! s’écria-t-elle.

Et, avec des joues ardentes, elle ajouta encore quelques mots là-dessus, comme si ce point la préoccupait beaucoup.

Ils marchèrent ensuite en silence. Le but de leur course n’était pas bien éloigné ; mais, sans y faire attention, ils avaient pris le plus long chemin, un chemin qui s’étendait par le champ, en ligne courbe, jusqu’au bois, et qui était bordé de vieux cerisiers.

Il faisait déjà sombre, car le ciel était noir, et bien que l’atmosphère se fût subitement rafraîchie, ainsi qu’il arrive toujours, dans ces vallées entourées de glace et de neige, après le coucher du soleil, de grands éclairs secouaient de temps en temps leurs feux dans le ciel, derrière les montagnes, dont les neiges s’illuminaient alors d’étranges lueurs.

Au bout de quelques minutes ils entraient chez la Vionnaz.

Les habitations pauvres de ce pays sont plus propres et moins dépourvues que celles des paysans français. Le Vaudois met son orgueil dans ce qui frappe les yeux ; chez lui le cuivre et le fer éclatent comme des miroirs. Sa toilette du dimanche est presque bourgeoise, et la moindre fille de fermier achète à son mariage des fauteuils et un canapé, sur lequel elle s’assiéra le dimanche seulement, dans un petit salon fermé toute la semaine ; car les habitudes démocratiques sont déjà telles, même au village, que nulle loi somptuaire n’existe plus dans les mœurs ; malheureusement ce n’est pas l’amour de l’égalité, mais l’amour de l’argent qui a remplacé le préjugé de la naissance, en Suisse plus qu’ailleurs peut-être.

L’âtre était sans feu et la chambre sans lumière ; mais, sur la cheminée et le dressoir, les surfaces polies de la vaisselle éclataient lumineuses ; le jour passait à l’aise par les vitres claires, et quand les éclairs luisaient, on voyait circuler des flammes rouges dans les veines d’une belle armoire de noyer verni.

Gémissante, la Vionnaz gisait sur son lit. À l’approche des visiteurs, elle ramena vivement sur les draps sales au milieu desquels elle était blottie la couverture de coton à raies qui recouvrait le lit pendant le jour ; puis elle exprima sa reconnaissance, exhala ses peines, et se répandit en plaintes contre sa misère, le mauvais sort, et surtout contre son mari.

— Tout ce qu’il gagne, il le boit, dit-elle, et même ce que je gagne, il me le prend. Je n’ai de lui que des coups et de la peine ; mais que peut-on faire ? Je suis bien allée consulter le juge, mais il m’a dit que c’étaient des choses dont la loi n’avait rien à voir.

— En vérité, dit Étienne à sa cousine, quand ils furent dehors, c’est une horrible chose que de vivre ainsi ! Pourquoi les gens ont-ils tant de peine à s’entendre, ma cousine. Le sais-tu ?

— J’y pense souvent, répondit-elle de son petit air triste.

— C’est qu’ils manquent de raison apparemment.

— Et d’amour, dit-elle.

— Tu as raison ! s’écria-t-il avec transport ; c’est vrai, l’amour donne une force !… on se sent tout autre… on est capable de tout !…

Il s’arrêta tout ému ; Anna ne répondit pas. La pluie commençait par de larges gouttes, et, sous le vent qui s’élevait, les feuilles tombées volaient, s’entre-croisant, comme des oiseaux effarés. Sans doute Étienne et Anna ne s’apercevaient pas de ces signes, car leur pas, assez lent, resta le même jusqu’au moment où le nuage, crevant par torrents, les tira de leur préoccupation. Étienne alors prit sa cousine par la main, et ils se mirent à courir le long des cerisiers.

Mais, à demi dépouillés déjà, ces arbres ne pouvaient les garantir, et bientôt la chemisette de mousseline d’Anna, toute trempée, se colla sur ses épaules. La ferme n’était qu’à cent pas, mais le peu de temps nécessaire pour franchir cet espace devait suffire, sous cette pluie torrentielle, à les inonder complètement ; comme ils passaient devant le tronc creux d’un vieux cerisier, Étienne y jeta sa cousine. À la naissance des branches, le cœur de l’arbre tenait encore et formait une voûte impénétrable au-dessus de la tête d’Anna.

— Mais toi ? lui dit-elle aussitôt, mais toi ?

— Moi, je suis très-bien ainsi.

Elle vit qu’il se serrait en vain près du tronc, que la pluie l’atteignait et perçait de plus en plus ses vêtements ; et sans prendre garde à autre chose, elle l’attira auprès d’elle ; mais ils ne pouvaient loger tous deux dans cet espace trop étroit, bien qu’Étienne fût si près de sa cousine que leurs fronts se touchaient ; Anna rougissant alors fit un mouvement pour s’en aller. Étienne la retint dans ses bras ; elle rougit davantage encore, et sa tête se pencha sur celle de son cousin.

— Ô ma chère Anna ! lui dit-il tout bas.

La douce et charmante enfant était devenue fort pâle.

— Étienne ! dit-elle du même ton, moi aussi !…

— Toi aussi tu m’aimes ! s’écria-t-il.

— Oh ! tu le sais bien, Étienne, tu sais que je t’ai toujours aimé ; mais depuis quelque temps je t’aime davantage, et je ne pense plus qu’à toi. Je désire tant que tu sois heureux ! et je n’aurais confiance qu’en moi pour cela. Je ne sais pourquoi, mais je suis sûre qu’aucune autre…

— Ah ! je crois bien ! s’écria-t-il avec transport. Une autre que toi ! mais cela n’aurait pas le sens commun ! Il n’y a que toi d’abord… Il n’y a que toi qui sois ce que tu es. Je ne peux pas dire ; mais c’est bien tout ce qu’il y a de meilleur et de charmant, quelque chose de plus encore… Ah ! ma chère cousine, si tu savais ce que j’éprouve quand je te vois avec ce petit air, un air que les autres n’ont pas du tout… Je ne trouve pas de mots pour t’exprimer… Mais je ne suis plus du tout le même, et tu m’as comme changé l’âme. Il y a des choses qui m’auraient fait rire autrefois et qui me font pleurer comme une bête à présent. Les gens me semblent tous beaucoup plus aimables ; toi… je voudrais t’adorer, et je suis toujours tenté de me prosterner par terre, quand je te vois venir, avec tes petits pieds. Tu me trouves un peu fou, n’est-ce pas ? Mais si tu savais, ma chérie, tout ce que je me sens maintenant de courage et de force pour te rendre heureuse. Tu verras…

La figure d’Étienne, une figure de bon garçon, comme on dit, franche et insouciante, était transfigurée par la joie et par l’amour. Il avait les yeux rayonnants, le front splendide, et se laissait aller, sans écouter ses propres paroles, à l’une de ces émotions trop rares qui nous arrachent la possession de nous-mêmes et endorment en nous l’être raisonneur.

Bientôt cependant, faisant un retour sur sa vie passée, il dit avec un soupir :

— Ah ! ma chère Anna, suis-je digne de toi ? Jusqu’ici j’ai été si étourdi, si peu courageux ! Vrai, je n’ai passé ma vie qu’à faire des sottises, et je ne sais pas comment tu as pu m’aimer.

— Oui, l’on t’a bien souvent accusé devant moi, répondit la jeune fille ; mais cela ne m’a point empêchée de t’aimer. Au contraire, vois-tu, car je te plaignais, et j’aimais à te défendre. Puis, je te connais si bien, mon cousin ; je sais que ton intention, quoi que tu fasses, n’est pas mauvaise.

— En effet, ma chérie, tu as toujours pris ma défense ; tu étais toute petite, et tu portais encore des tabliers blancs, le jour où je fis de si beaux bateaux des souliers de la tante Charlet, et où mon oncle me poursuivait le fouet à la main ; je me rappelle comme tu vins alors te jeter devant moi, les bras étendus, en criant à ton père : Je ne veux pas qu’on le touche ! Tu me venais à peine à l’épaule dans ce temps-là, et cependant tu me protégeais.

La pluie cessait ; ils entendirent l’aboiement d’Oscar. Étienne, craignant d’être surpris, s’éloigna de sa cousine ; mais en face d’elle, à deux pas, il la contemplait. À la voir dans cette niche rugueuse, on eût dit une de ces madones que la dévotion d’un pâtre inspiré a sculptées dans les forêts ; par ses traits comme par l’expression de son visage elle était en effet plus sublime que belle ; ses cheveux contractés par la pluie, s’ébouriffant autour de son visage, lui faisaient une auréole ; et, tandis que les herbes courbées et ruisselantes se relevaient lentement, et que des gouttes étincelantes pendaient de tous côtés aux rameaux de l’arbre, d’autres gouttes d’une rosée encore plus pure tremblaient aux longs cils d’Anna.

Oscar, à ce moment, avec un glapissement joyeux, vint s’abattre aux pieds de sa maîtresse, et de petits oiseaux mouillés, qui s’étaient réfugiés sur le vieil arbre et que la voix des deux amants n’avait point effrayés, s’envolèrent à la voix du chien.

— Doucement, Oscar, ma chère bête ! dit le jeune homme.

Cette fois, au lieu de frapper le chien, il l’embrassa.