Un crime étrange/Partie 2/Chapitre 6

Un crime étrange, 3e édition.
Hachette ((A study in scarlet)p. 193-213).


CHAPITRE VI


CONTINUATION DES SOUVENIRS
DE JOHN H. WATSON EX-MÉDECIN-MAJOR


La résistance désespérée de notre prisonnier ne dénotait pas cependant chez lui des dispositions particulièrement agressives à notre endroit, car dès qu’il se vit réduit à l’impuissance il nous regarda en souriant de la manière la plus aimable et exprima sincèrement l’espoir de n’avoir blessé aucun de nous, dans la lutte qu’il venait de soutenir. « Je pense bien que vous allez m’emmener au poste de police, dit-il à Sherlock Holmes. Mon fiacre est à la porte et si vous voulez bien me délier un peu les jambes, je marcherai jusque-là ; car pour me porter, je suis maintenant un peu plus lourd que dans ma jeunesse. »

Gregson et Lestrade échangèrent un coup d’œil comme pour marquer leur étonnement d’une demande aussi hardie ; mais Holmes, prenant le prisonnier au mot, détacha aussitôt la serviette avec laquelle il lui avait lié les chevilles. L’homme se leva et remua les jambes, comme pour s’assurer qu’il en avait de nouveau retrouvé l’usage. En l’examinant, je pensai que j’avais rarement rencontré un individu taillé mieux en force et l’expression déterminée et énergique de sa figure, hâlée par le soleil, en imposait autant que sa colossale apparence.

« Si la place de chef de police est vacante, dit-il en regardant Holmes avec une admiration non déguisée, vous êtes, sans contredit, l’homme tout désigné pour cet emploi. La manière dont vous avez suivi ma trace en est la meilleure preuve.

— Vous allez, je pense, m’accompagner, dit Holmes, en se tournant vers les deux agents de police.

— Je puis conduire la voiture, dit Lestrade.

— Bien, et Gregson montera à l’intérieur avec moi… et avec vous, docteur ; puisque vous avez pris part à l’affaire, vous n’allez pas nous lâcher maintenant ? »

Je ne me fis pas prier et nous descendîmes tous ensemble. Notre prisonnier, sans faire la moindre tentative pour s’échapper, monta tranquillement dans son fiacre où nous nous installâmes à ses côtés. Lestrade grimpa sur le siège, fouetta le cheval et en quelques minutes nous arrivâmes à destination. On nous fit entrer dans une petite pièce où un inspecteur de police inscrivit le nom du prisonnier en même temps que ceux des individus qu’on l’accusait d’avoir assassinés. Cet inspecteur était un homme à la figure pâle, aux traits immobiles, qui remplissait ses fonctions d’une façon résignée et toute machinale. « Le prisonnier comparaîtra devant les magistrats dans le courant de la semaine, dit-il ; en attendant, monsieur Jefferson Hope, avez-vous quelque chose à dire ? Je dois vous prévenir que toutes vos paroles seront transcrites et pourront être, dans la suite, interprétées contre vous.

— Certainement que j’ai beaucoup de choses à dire, répondit tranquillement notre prisonnier. Je désire tout raconter à ces messieurs.

— Ne vaudrait-il pas mieux réserver tout cela pour le jour où vous comparaîtrez devant la cour ? demanda l’inspecteur.

— Peut-être n’y comparaîtrai-je jamais, répondit-il. Oh ! n’ayez pas l’air si inquiet. Je ne songe nullement à me suicider. Mais n’êtes-vous pas médecin, monsieur ? ajouta-t-il en fixant sur moi son œil noir et perçant.

— Effectivement, répondis-je.

— Eh bien alors, mettez votre main là », dit-il avec un sourire, en portant ses poignets enchaînés à hauteur de sa poitrine.

Je fis ce qu’il me demandait et je sentis aussitôt un trouble intérieur extraordinaire accompagné de violents battements. Les parois du thorax semblaient frémir et trembler comme celles d’un mince bâtiment qu’ébranlerait à l’intérieur une puissante machine. Dans le silence de la salle je pouvais percevoir un sourd bourdonnement qui provenait également de la même cause.

« Comment ? m’écriai-je, mais vous avez un anévrisme de l’aorte !

— C’est bien ce qu’on m’a dit, répliqua-t-il sans s’émouvoir. La semaine dernière encore je suis allé consulter un médecin à ce sujet et il paraît que la rupture a des chances de se produire d’ici à peu de jours. Il y a tant d’années que cela progresse ! Ce sont les fatigues et les privations que j’ai endurées dans les montagnes du Lac Salé qui m’ont donné cela. Mais maintenant que j’ai accompli mon œuvre, je suis prêt à mourir. Seulement je voudrais auparavant raconter toute mon histoire, pour ne pas laisser après moi le souvenir d’un assassin. »

L’inspecteur et les deux agents de police se consultèrent rapidement entre eux pour savoir s’il y avait lieu d’accorder au prisonnier sa demande.

« Pensez-vous, docteur, que cet homme coure un danger immédiat ? demanda le premier.

— Certainement, répondis-je.

— Dans ce cas et dans l’intérêt même de la justice, notre devoir est évidemment d’écouter sa déposition, dit l’inspecteur. Vous êtes donc libre, monsieur, de nous raconter votre affaire, mais je vous le répète, tout ce que vous direz sera consigné par écrit.

— Permettez-moi seulement de m’asseoir, dit le prisonnier en joignant l’action à la parole. Mon anévrisme me fatigue beaucoup et la lutte que je viens de soutenir ne m’a guère fait de bien. Je suis sur le bord de la tombe, aussi croyez bien que je ne chercherai pas à mentir. Chacune de mes paroles sera l’expression de la vérité pure et peu m’importe l’usage que vous pourrez en faire. »

Ce disant, Jefferson Hope se renversa sur son siège et se mit à nous raconter son étrange aventure d’un ton calme et posé, comme si rien de tout cela ne lui paraissait extraordinaire. J’ai transcrit son récit aussi fidèlement que possible, après l’avoir relevé sur le calepin de Lestrade qui prenait des notes au fur et à mesure.

« Les motifs de ma haine contre les deux hommes vous intéresseraient peu, commença notre prisonnier ; qu’il vous suffise de savoir qu’ils avaient assassiné deux créatures humaines, le père et la fille, et qu’ils avaient ainsi mérité eux-mêmes la mort. Mais tant d’années s’étaient écoulées depuis ce double meurtre, que je ne pouvais m’adresser à aucun tribunal pour les faire condamner ; seulement moi qui connaissais leur crime, je résolus d’être tout à la fois pour eux leur accusateur, leur juge et leur bourreau. Pas un homme sur toute la surface de la terre, pas un homme, vous m’entendez, n’aurait agi différemment s’il s’était trouvé à ma place.

« Il y a vingt ans de cela, la jeune fille à laquelle je faisais allusion tout à l’heure allait devenir ma femme. Contrainte par la violence à épouser ce Drebber, sa vie et son cœur furent brisés du même coup. Mais tandis qu’elle gisait étendue sur son lit de mort, j’arrachai de son doigt son anneau de mariage et je fis le serment qu’au moment où je verrais agoniser devant moi le misérable auteur de sa perte, je lui présenterais cette bague pour mieux lui rappeler le crime dont il recevait enfin la juste punition. Depuis lors, cet anneau ne m’a jamais quitté et j’ai poursuivi sans relâche, à travers le nouveau et l’ancien continent, Drebber et son complice, jusqu’à ce que j’aie pu enfin les atteindre. Ils croyaient sans doute me lasser, mais combien ils se trompaient ! Si je meurs d’ici à peu, comme cela est bien probable, je mourrai au moins sachant que ma tâche en ce monde a été remplie et bien remplie, je m’en vante. Tous les deux sont morts et morts de ma main ! Après cela, que me reste-t-il à désirer ? Que me reste-t-il à espérer ?

« Ils étaient riches et moi j’étais pauvre, aussi il ne m’était guère facile de les suivre. Lorsque j’arrivai à Londres ma bourse était à sec et je fus obligé de chercher un métier qui me permît de vivre. Mener des chevaux, en monter, m’est aussi naturel que de me servir de mes jambes ; aussi je m’adressai à un loueur de voitures qui m’employa tout de suite. J’étais tenu de rapporter chaque semaine à mon patron une somme fixe et tout le surplus devait me revenir ; mais c’était bien peu de chose et force fut de m’ingénier pour augmenter mon maigre salaire. Ce qui me parut le plus difficile fut d’apprendre à reconnaître mon chemin. Car jamais, au grand jamais, labyrinthe ne fut plus compliqué que celui formé par les rues de votre ville. J’avais cependant sur moi un plan de Londres, et une fois que j’eus pris comme point de repaire les principaux hôtels et les principales gares, je m’en tirai assez bien.

« Il se passa un certain temps avant que j’aie pu découvrir où demeuraient mes deux ennemis ; cependant à force de me renseigner je finis par les dénicher. Ils étaient logés dans une maison meublée à Camberwell, de l’autre côté de l’eau. Du moment où je savais où les prendre ils étaient à ma merci. J’avais laissé pousser ma barbe et il était impossible de me reconnaître : aussi je résolus de les suivre à la piste jusqu’à ce que se présentât le moment opportun pour agir. Car j’étais décidé cette fois à ne plus les laisser échapper.

« Peu s’en fallut cependant que cela n’arrivât, vous allez voir comment. Ils ne pouvaient faire un pas dans Londres sans que je ne fusse sur leurs talons, je les suivais quelquefois avec ma voiture et quelquefois à pied ; mais le premier système était le meilleur, car j’étais sûr alors de ne pas les perdre de vue. Seulement comme il ne me restait plus que les premières heures de la journée, ou les dernières de la soirée, pour gagner quelque argent, je me trouvai bientôt assez en retard vis-à-vis de mon patron. Cependant je n’attachai à ce détail aucune importance, du moment où je ne perdais pas la piste de mes deux scélérats. Ils étaient malins et craignaient évidemment d’être suivis. Aussi ne s’aventuraient-ils au dehors qu’après la tombée de la nuit et ne sortaient-ils jamais seuls. Deux semaines de suite je les filai ainsi du haut de mon fiacre sans avoir jamais pu les apercevoir l’un sans l’autre. Drebber, pour sa part, était gris la moitié du temps, mais jamais je ne trouvai la vigilance de Stangerson en défaut. Que ce fût le soir ou que ce fût le matin, pas une fois ne se présenta la moindre occasion favorable. Toutefois je n’en éprouvais aucun découragement, car j’avais le pressentiment que mon heure était proche. Ma seule crainte provenait de mon anévrisme. N’allait-il pas se rompre trop tôt et me laisserait-il le temps d’accomplir mon œuvre ? « Enfin un soir, comme j’allais et je venais le long de Torquay Tenace — c’est le nom de la rue où ils demeuraient, — je vis un fiacre venir se ranger devant la porte. Puis on y entassa des bagages et quelques instants après Drebber et Stangerson montèrent dans la voiture. Dès que celle-ci eut démarré, je fouettai mon cheval et ne la perdis plus de vue. J’étais fortement inquiet, car je craignais que les misérables ne fussent sur le point de quitter Londres. Ils descendirent à la station d’Euston : je confiai aussitôt mon cheval à un gamin afin de les suivre dans l’intérieur de la gare. Là je les entendis demander à un employé les heures de train pour Liverpool. On leur répondit qu’il y en avait un qui venait de partir et qu’il n’y en aurait pas d’autre avant quelques heures. Stangerson sembla fort ennuyé de ce contretemps, tandis que Drebber en paraissait plutôt aise. En me mêlant à la foule, je pus me rapprocher assez d’eux pour entendre tout ce qu’ils disaient. Drebber déclarait qu’il avait une petite affaire personnelle à régler et demandait à l’autre de l’attendre là, lui promettant de le rejoindre avant peu. Mais son compagnon faisait des difficultés et objectait qu’ils étaient convenus de ne jamais se séparer. À cela Drebber répliqua que la démarche qu’il avait à faire était d’une nature très délicate et qu’il ne pouvait l’accomplir que seul ; je ne pus saisir la réponse de Stangerson. Mais en l’entendant, Drebber se mit à jurer et à tempêter, lui rappelant qu’il n’était qu’un simple serviteur à ses gages et qu’il n’avait pas d’ordres à lui donner. Là-dessus le secrétaire renonça à toute discussion et demanda simplement à son maître, dans le cas où il manquerait le dernier train, de venir le rejoindre à l’hôtel d’Halliday, ce à quoi Drebber répondit qu’il se trouverait sur le quai de la gare avant onze heures, puis il s’éloigna.

« L’instant que j’avais appelé si longtemps de mes vœux était enfin arrivé. Mes ennemis allaient se trouver en mon pouvoir. Réunis, ils pouvaient se secourir mutuellement, isolés ils étaient à ma merci. J’évitai cependant d’agir avec trop de précipitation. Quelle satisfaction trouverait-on à se venger si on ne donnait à celui qui vous a offensé le temps de reconnaître et la main qui le frappe et la cause de son châtiment ? Aussi mon plan était-il déjà préparé ; j’avais tout combiné de façon à ce que l’auteur de mes maux vit nettement son ancien crime s’élever enfin contre lui et l’écraser. Le hasard avait fait que, quelques jours auparavant, un de mes clients, chargé de surveiller plusieurs maisons dans Brixton Road, avait laissé tomber dans ma voiture, la clef de l’une d’elles. Cette clef avait été réclamée le soir même ; mais, avant de la rendre, j’avais eu soin d’en prendre l’empreinte et j’en avais fait faire une semblable. Grâce à cette circonstance fortuite, je m’étais ménagé dans la grande ville un refuge où j’étais sûr de ne pas être dérangé. Le seul côté difficile du problème était d’amener Drebber jusque dans cette maison.

« Le misérable était sorti à pied de la gare ; successivement il entra dans plusieurs cabarets et même au dernier il prolongea sa station pendant plus d’une demi-heure. Lorsqu’il parut sur le seuil, il titubait déjà et semblait passablement gris. Justement un fiacre se trouvait là à quelques pas devant le mien. Il le héla. Je le suivis aussitôt et de si près que le nez de mon cheval n’était jamais à plus d’un mètre de l’autre voiture. Nous traversâmes le pont de Waterloo, nous suivîmes des rues interminables, jusqu’à ce qu’enfin, à ma grande surprise, nous nous retrouvâmes devant la maison où il avait logé jusque-là. Quelle était son intention ? C’était ce que je ne pouvais comprendre ; néanmoins je continuai mon chemin et m’arrêtai une centaine de mètres plus loin. L’autre fiacre après avoir déposé son client s’était éloigné…. Mais veuillez être assez bon pour me donner un verre d’eau ; ce long récit m’a terriblement altéré. »

Je lui tendis un verre qu’il avala d’un seul trait.

« Ah ! cela va mieux, dit-il. Pour lors, j’attendis donc au moins un quart d’heure lorsque tout à coup j’entendis comme le bruit d’une lutte dans l’intérieur de la maison. L’instant d’après, la porte s’ouvrit brusquement et j’aperçus deux hommes, Drebber et un autre très jeune que je n’avais encore jamais vu. Ce dernier tenait Drebber par le collet et du haut de l’escalier il lui donna une forte poussée, accompagnée d’un vigoureux coup de pied, qui l’envoya rouler au milieu de la rue. « Sale animal, cria-t-il en le menaçant de sa canne, je t’apprendrai à insulter une honnête fille. » Il était dans une telle colère qu’il aurait certainement administré une volée de coups de bâton à Drebber si celui-ci ne s’était enfui, en courant de toutes ses forces. Apercevant mon fiacre au détour de la rue, il sauta dedans en me criant : « à l’Hôtel d’Halliday ».

« En voyant que je le tenais enfin dans ma voiture, mon cœur bondit si joyeusement dans ma poitrine que j’eus peur de sentir, au dernier moment, mon anévrisme se rompre. Je marchais lentement me demandant le meilleur parti à prendre. Je pensais déjà l’emmener dans la campagne et profiter d’un endroit écarté pour avoir avec lui un entretien suprême ; j’allais m’y décider quand il se chargea lui-même de me fournir la solution du problème. Ses instincts d’ivrogne ayant repris le dessus, il me donna l’ordre de m’arrêter devant un cabaret où il entra en m’enjoignant de l’attendre. Il y resta jusqu’à l’heure de la fermeture et, quand il en sortit, il était dans un tel état qu’il se trouvait évidemment à ma merci.

« N’allez pas croire que j’aie voulu l’assassiner de sang-froid, quoique cependant ce n’eût été que justice ; je n’aurais pu m’y résoudre. Non, depuis longtemps j’étais décidé à lui laisser une chance de salut, s’il voulait l’accepter. Parmi les nombreux métiers que j’ai exercés en Amérique dans le cours de ma vie errante, il m’arriva d’être employé comme gardien et préparateur au laboratoire de l’université d’York. Un jour le professeur, faisant une conférence sur les poisons, montra à ses élèves ce qu’il appelait un alcaloïde : c’est une substance dont les sauvages de l’Amérique du Sud se servent pour empoisonner leurs flèches, et dont les vertus toxiques sont si puissantes, qu’un simple grain suffit pour occasionner une mort foudroyante. Je fis une marque au flacon qui contenait cette substance et, quand tout le monde fut parti, j’en dérobai un peu. J’étais devenu un assez bon préparateur ; aussi me fut-il facile de fabriquer avec cet alcaloïde un certain nombre de pilules. Puis je pris plusieurs petites boîtes et dans chacune d’elles je mis deux pilules, l’une inoffensive et l’autre mortelle. Je voulais, quand mon heure viendrait, proposer à ceux que je poursuivais de ma haine, de choisir une de ces pilules et de l’absorber tandis que j’avalerais l’autre. C’était plus sûr qu’un duel avec un seul pistolet chargé et cela avait l’avantage de faire moins de bruit. À partir de ce jour je portai sans cesse sur moi ces petites boîtes et je suis arrivé dans mon récit au moment où j’eus à les employer.

« Il était plus de minuit, ou plus exactement près d’une heure du matin, la nuit était sombre et glaciale, avec des rafales d’eau que chassait un vent violent. Malgré cela, je me serais volontiers mis à chanter tout haut. Si jamais il est arrivé à l’un de vous de désirer quelque chose de toutes ses forces, de l’attendre pendant vingt longues années et de voir enfin son espoir se réaliser tout à coup, celui-là me comprendra. J’allumai un cigare pour calmer mes nerfs. Mais mes mains tremblaient et j’entendais distinctement le battement de mes tempes. Tout en marchant, je voyais, comme je vous vois maintenant, le vieux John Ferrier et la chère Lucy qui émergeaient de l’obscurité et me regardaient en souriant ; ils se tenaient devant moi de chaque côté de mon cheval et ils ne me quittèrent pas jusqu’à la maison de Brixton Road.

« On ne voyait pas un être vivant dans la rue, on n’entendait pas un bruit, si ce n’est le clapotis de la pluie. En regardant par la portière je m’aperçus que Drebber s’était effondré dans un lourd sommeil d’ivrogne. Je le pris par le bras et le secouai. Nous sommes arrivés, lui dis-je.

« — Bien, mon brave », répliqua-t-il.

« Il supposait évidemment que nous étions devant l’hôtel qu’il avait désigné. Aussi, sans ajouter un mot, il descendit de voiture et m’accompagna à travers le jardin. J’étais obligé de marcher à côté de lui pour le soutenir ; car il se trouvait encore sous l’influence de l’alcool. Arrivé à la porte de la maison, je l’ouvris et j’introduisis mon compagnon dans la première pièce. Là encore, je vous le jure, le père et la fille apparurent distinctement à mes yeux.

« — Il fait noir comme dans un four, dit Drebber en frappant du pied.

« — Nous allons avoir de la lumière, dis-je en faisant craquer une allumette et en enflammant une bougie de cire que j’avais eu soin d’apporter avec moi. Et maintenant, Enoch Drebber, continuai-je en me retournant vers lui et en approchant la lumière de ma figure, me reconnaissez-vous ? »

« Il me regarda un instant avec ses yeux troubles d’ivrogne, puis tout à coup je les vis s’ouvrir démesurément sous l’empire d’une terreur folle qui bouleversa tous ses traits ; il savait à quoi s’en tenir ; aussi fit-il un bond en arrière, la figure décomposée, la sueur perlant sur son front, les dents claquant. Je m’appuyai contre la porte tout en riant de bon cœur. J’avais toujours pensé que la vengeance me serait douce, mais je n’aurais jamais osé espérer une jouissance pareille.

« — Misérable, fis-je, je t’ai donné la chasse à travers le Nouveau et l’Ancien Monde, et jusqu’ici tu m’avais toujours échappé. Mais, maintenant, ces pérégrinations touchent à leur fin, l’un de nous deux ne verra pas le soleil se lever demain matin. »

« Il continuait à reculer pendant que je m’adressais ainsi à lui et je vis qu’il me croyait fou. Ah ! je l’étais en effet, à ce moment. Le sang faisait résonner mon pouls et mes tempes comme un marteau sur une enclume et j’allais certainement avoir une attaque quand, par bonheur, un violent saignement de sang vint me soulager.

« Te souviens-tu maintenant de Lucy Ferrier ? m’écriai-je, après avoir fermé la porte et en lui mettant la clef sous le nez. Ah ! le châtiment s’est fait attendre, mais le jour de la vengeance est enfin arrivé… » Le lâche se mit à trembler de tous ses membres et m’aurait bassement supplié de lui donner la vie, s’il n’avait pas trop bien compris que tout serait inutile.

« Est-ce-que vous voulez m’assassiner ? balbutia-t-il.

— Qui parle d’assassinat ? répondis-je. Est-ce assassiner que d’abattre un chien enragé. As-tu eu pitié, toi-même, quand tu as arraché la pauvre fille qui m’était si chère, au cadavre de son père, pour la livrer à l’infamie et à la honte dans ton harem maudit ?

— Ce n’est pas moi qui ai tué son père, implora-t-il.

— Mais c’est toi qui as brisé ce cœur innocent, hurlai-je, et je tirai de ma poche une de mes petites boîtes. Que le Dieu tout-puissant juge entre nous, continuai-je, choisis une de ces pilules. L’une d’elles contient la mort, l’autre est inoffensive, je prendrai celle que tu laisseras. Nous verrons bien s’il y a une justice au ciel, ou si c’est le hasard seul qui nous mène. »

« Il s’affaissa comme un lâche en poussant des cris et des supplications. Mais, sortant mon couteau, je le lui mis sous la gorge jusqu’à ce qu’il se fût exécuté. Alors j’avalai la pilule qu’il avait laissée et nous restâmes à nous regarder l’un l’autre une minute environ. Lequel allait continuer à vivre, lequel allait mourir ? Jamais je ne pourrai oublier l’expression de son regard au moment où les premières souffrances l’avertirent que le poison allait accomplir son œuvre. Je me mis à rire et lui présentai alors l’anneau de mariage de Lucy. Mais l’action du poison était presque foudroyante. Un spasme convulsa ses traits, il jeta les mains en avant, chancela un instant, puis s’abattit avec un cri rauque. Je le retournai alors avec mon pied et, mettant ma main sur son cœur, je vis qu’il avait cessé de battre ; il était bien mort.

« Jusque-là je n’avais fait aucune attention à mon saignement de nez. Je ne sais comment il me vint à l’esprit de me servir de mon sang pour tracer une inscription sur le mur. Peut-être me parut-il plaisant de lancer la police sur une fausse piste ; je me sentais à ce moment-là si joyeux et si gai ! Je me rappelais, en effet, qu’on avait trouvé dans New-York un Allemand assassiné avec le mot Rache épinglé sur son cadavre, et les journaux avaient longuement disserté à ce sujet pour expliquer que ce crime ne pouvait être imputé qu’aux sociétés secrètes. Je pensai que ce qui avait intrigué les habitants de New-York intriguerait également ceux de Londres ; aussi je trempai mon doigt dans mon propre sang et j’écrivis le même mot Rache bien en vue sur le mur. Puis je retournai à ma voiture ; le temps était toujours aussi épouvantable et personne ne rôdait aux environs. J’avais déjà parcouru une certaine distance, lorsqu’en mettant la main dans ma poche je m’aperçus que la bague de Lucy n’y était plus. Cette découverte me bouleversa, car c’était le seul souvenir qui me restât d’elle. Je supposai que je l’avais laissé tomber en me penchant sur le cadavre de Drebber et je revins sur mes pas. Abandonnant mon fiacre dans une rue voisine, je me dirigeai bravement vers la maison. Tout en effet me paraissait préférable à la perte de cette bague. Mais, en entrant, je tombai dans les bras d’un agent de police et je ne pus désarmer ses soupçons qu’en contrefaisant l’ivrogne.

« Voilà comment mourut Enoch Drebber ; il ne me restait plus qu’à en user de même vis-à-vis de Stangerson pour finir d’acquitter la dette de John Ferrier. Je savais que celui-là logeait à l’hôtel d’Halliday, mais j’eus beau tourner tout autour pendant une journée entière, il ne mit pas le nez dehors. Des craintes lui étaient venues, je l’imagine, en ne voyant pas réapparaître Drebber. C’était un homme très rusé que ce Stangerson et qui se tenait toujours sur ses gardes. Mais s’il croyait se mettre hors de ma portée en se tenant enfermé il se trompait étrangement. Je découvris facilement quelle était la fenêtre de son appartement et le lendemain matin, me servant d’une échelle qu’on avait laissée dans une ruelle derrière l’hôtel, je n’introduisis dans sa chambre à la pointe du jour. Je le réveillai alors en lui annonçant que l’heure était venue de rendre des comptes au sujet de son ancien crime. Puis je lui racontai la mort de Drebber et lui présentai une boîte de pilules. Au lieu de saisir la chance de salut que je lui offrais ainsi, il sauta de son lit et m’empoigna à la gorge. J’étais alors en cas de légitime défense et je lui plongeai mon poignard dans le cœur. Du reste, de toute manière, il devait mourir, car jamais la Providence n’eût permis que sa main criminelle vînt à choisir une autre pilule que celle contenant le poison.

« Je n’ai plus grand’chose à ajouter, et j’en suis bien aise, car je me sens épuisé. Après les événements, je continuai mon métier de cocher de fiacre, comptant amasser assez d’argent pour retourner en Amérique. Tout à l’heure j’étais dans la cour de mon patron, lorsqu’un gamin tout déguenillé vint demander s’il n’y avait pas là un cocher nommé Jefferson Hope, ajoutant qu’un client le priait de venir avec sa voiture, no 221, Baker Street. Je m’y rendis aussitôt sans la moindre méfiance, et quelques secondes plus tard, ce jeune homme, ici présent me serrait de la façon la plus élégante en me passant aux bras les jolis bracelets que voilà. Telle est, messieurs, toute mon histoire. Vous pouvez me considérer comme un assassin, mais pour moi, je trouve que je n’ai été que l’instrument de la justice, tout au même titre que vous pouvez l’être. »

Le récit de Jefferson Hope nous avait tellement captivés, son attitude était si impressionnante, que nous restions tous là silencieux et pensifs. Les agents, eux-mêmes, quelque blasés qu’ils fussent par profession sur tous les genres de crimes, semblaient intéressés au plus haut point. On n’entendait dans la chambre que le crayon de Lestrade courant sur le papier pour finir la relation qu’il venait de sténographier.

« Il ne me reste qu’un point à éclaircir, dit enfin Sherlock Holmes. Quel était ce complice qui est venu réclamer la bague après l’annonce que j’avais insérée dans les journaux ? »

Le prisonnier cligna de l’œil d’un air malin :

« Je puis révéler les secrets qui me touchent personnellement, dit-il, mais je ne veux pas mettre les autres dans l’embarras à cause de moi. J’avais lu votre annonce et j’ai pensé qu’elle pouvait n’être qu’une ruse, tout comme elle pouvait m’aider à rentrer en possession de la bague. Un ami s’offrit pour aller voir ce qui en était. Vous reconnaîtrez, je pense, qu’il a su s’acquitter assez proprement de sa mission ?

— Sans aucun doute, avoua Holmes franchement.

— Maintenant, messieurs, remarqua gravement l’inspecteur, il est temps de laisser les formalités de la loi s’accomplir. Jeudi le prévenu comparaîtra devant les magistrats et votre présence sera nécessaire. Mais jusque-là j’en reste seul responsable. »

Tout en parlant, il avait agité une sonnette ; à ce signal deux gardiens apparurent qui emmenèrent Jefferson Hope. Holmes et moi nous sortîmes alors du poste et nous prîmes un fiacre pour rentrer à Baker Street.