Un crime étrange/Partie 1/Chapitre 5

Un crime étrange, 3e édition.
Hachette ((A study in scarlet)p. 71-83).


CHAPITRE V


L’ANNONCE AMÈNE UN VISITEUR


Les émotions de cette matinée avaient été trop fortes pour ma santé, encore chancelante, et dans la journée je me sentis horriblement fatigué. Après le départ de Holmes pour le concert, je m’étendis sur le canapé, espérant pouvoir dormir une heure ou deux. Ce fut en vain. J’avais été trop surexcité par tout ce qui s’était passé, et les idées les plus fantastiques, les suppositions les plus étranges tourbillonnaient dans mon cerveau. Chaque fois que je fermais les yeux, je revoyais ce cadavre avec sa tête de gorille, ses membres tordus. Si pénible était l’impression produite ainsi sur moi, que j’arrivais à en savoir bon gré à l’assassin ; car certainement, si jamais mortel a porté inscrits sur son visage tous les stigmates du vice dans ce qu’il a de plus repoussant, c’était bien le sieur Enoch J. Drebber, de Cleveland. Cependant, j’étais bien forcé de le reconnaître : quelque peu intéressante que fût la victime, la justice devait suivre son cours et la loi ne pouvait trouver de circonstance atténuante pour un si grand crime.

Plus j’y réfléchissais, plus je m’étonnais de l’assurance avec laquelle mon compagnon affirmait que cet homme avait été empoisonné ; je me rappelais bien qu’Holmes s’était penché sur les lèvres du cadavre pour les renifler, et j’étais persuadé qu’il avait alors découvert quelque indice le mettant sur la voie. De plus, si ce n’était pas le poison, quelle autre cause aurait pu occasionner sa mort, puisque le corps ne présentait ni trace de blessure, ni marque de strangulation ? Et cependant d’où provenait ce sang dont on voyait par terre une couche si épaisse ? Il n’y avait aucun signe de lutte, pas d’apparence que la victime ait eu entre les mains une arme pour se défendre. Tout cela restait mystérieux et je sentais bien que tant que ces questions ne seraient pas résolues d’une manière satisfaisante, ni Holmes, ni moi ne pourrions dormir en paix. Pour sa part, mon ami semblait si tranquille et si sûr de son fait qu’il avait déjà dû, j’en étais persuadé, se formuler une théorie expliquant tous les faits ; mais quelle était cette théorie ? Voilà ce qu’il m’était impossible de deviner.

Holmes rentra très tard, si tard même qu’il devint évident pour moi que ce n’était pas le concert seul qui l’avait retenu si longtemps. Le dîner était déjà servi lorsqu’il revint.

« C’était splendide, dit-il, en s’asseyant. Vous rappelez-vous ce que Darwin dit de la musique ? Il prétend que l’homme savait faire naître des sons harmonieux et en jouir réellement bien avant d’avoir pu parler. Peut-être est-ce à cause de cela que la musique nous impressionne d’une manière si pénétrante. Nous portons en nous des réminiscences vagues de cet âge perdu dans la brume du passé, de cette époque où le monde était encore dans son enfance.

— C’est une conception un peu vaste, remarquai-je.

— Les conceptions doivent être aussi vastes que la nature, lorsqu’elles sont appelées à l’interpréter, répondit-il ; mais qu’avez-vous donc ? vous ne semblez pas être dans votre assiette ? Est-ce que l’affaire de Brixton Road vous aurait bouleversé à ce point ?

— Oui, je dois l’avouer ; je devrais cependant être plus endurci après toutes mes aventures d’Afghanistan. J’ai vu à Maiwand mes pauvres camarades hachés en morceaux et ce terrible spectacle ne m’a cependant pas fait perdre un instant mon sang-froid.

— Je vous comprends très bien. Il y a dans le cas présent un mystère qui parle haut à votre imagination. Or, là où l’imagination ne travaille pas, l’horreur n’existe pas. Avez-vous lu les journaux de ce soir ?

— Non.

— Ils donnent un compte rendu assez exact de l’affaire, et ils ne mentionnent pas la découverte de la bague de femme qui est tombée par terre quand on a soulevé le cadavre. Il vaut mieux qu’il en soit ainsi.

— Pourquoi ?

— Lisez cette annonce, répondit-il. Dès notre retour ce matin j’ai envoyé la pareille à chacun des journaux de Londres. »

Il me tendit le journal et je regardai à l’endroit indiqué. C’était la première annonce de la colonne réservée aux objets perdus ; elle était rédigée en ces termes : « Il a été trouvé ce matin dans Brixton Road, à moitié chemin entre la taverne du Cœur d’Argent et Holland Grove, un anneau de mariage en or uni. – S’adresser à M. le docteur Watson, 221 bis, Baker Street, entre huit et neuf heures du soir. »

« Pardonnez-moi de m’être servi de votre nom, dit-il. Si j’avais mis le mien, quelques-uns de ces idiots l’auraient remarqué et auraient voulu se mêler de la chose. »

— Vous avez eu raison, répondis-je, mais supposez que ce quelqu’un se présente, je n’ai pas de bague.

— Si fait, reprit-il en m’en tendant une. Voici qui fera très bien l’affaire ; c’est presque un fac-simile.

— Et, d’après vous, qui va répondre à cette annonce ?

— Mais l’homme au pardessus brun, notre ami à la figure rouge et aux souliers à bouts carrés. Ou s’il ne vient pas lui-même il enverra en tout cas un complice.

— Ne trouvera-t-il pas cette démarche bien dangereuse ?

— Nullement, si mes suppositions sont exactes, et j’ai tout lieu de croire qu’elles le sont, cet homme serait prêt à braver tous les périls, plutôt que de perdre cette bague. Selon moi, il a dû la laisser tomber en se penchant sur le cadavre de Drebber, et au moment même il n’y a pas fait attention. Ce n’est qu’après son départ qu’il s’en est aperçu, et il s’est hâté de revenir ; mais la police était déjà en train d’instrumenter par suite de la faute qu’il avait commise en laissant la bougie allumée. Pour détourner les soupçons que sa présence pouvait faire naître, il a été obligé de simuler l’ivresse. Maintenant, mettez-vous un instant à sa place : en y réfléchissant, il a dû supposer qu’il avait bien pu perdre cette bague dans la rue après être sorti de la maison. Que fera-t-il donc ? Il lira attentivement les journaux du soir à l’article : Objets trouvés. Naturellement notre annonce lui sautera aux yeux et il en sera transporté de joie. Pourquoi soupçonnerait-il un piège ? Il n’a aucune raison de croire que la découverte de la bague puisse se rattacher au crime. Donc il doit venir, il viendra. Vous le verrez apparaître avant une heure d’ici.

— Et alors ? demandai-je.

— Oh ! alors, laissez-moi faire. Avez-vous des armes ?

— J’ai mon ancien revolver d’ordonnance et quelques cartouches.

— Vous feriez bien de le mettre en état et de le charger ; nous allons avoir à faire à un homme qui luttera en désespéré ; et bien que je compte le surprendre sans qu’il s’y attende, il vaut mieux être préparé à toutes les éventualités. »

J’allai dans ma chambre mettre son conseil en pratique. Lorsque je revins avec mon revolver, la table était desservie et Holmes s’était plongé dans son passe-temps favori : il grattait les cordes de son violon.

« L’action se resserre, dit-il en me voyant entrer. Je viens de recevoir la réponse au télégramme que j’ai envoyé en Amérique. Toutes mes prévisions se réalisent.

— Et lesquelles ? demandai-je vivement.

— Mon violon a besoin de cordes neuves, remarqua-t-il tout simplement. Mettez votre revolver dans votre poche. Quand l’individu sera là, parlez-lui de la façon la plus naturelle et fiez-vous à moi pour le reste. Surtout ne l’effrayez pas en le regardant trop fixement.

— Il est maintenant huit heures, dis-je en regardant ma montre.

— Oui, il sera probablement ici dans quelques minutes. Entrebâillez la porte…. Comme cela, bien…. Maintenant mettez la clef à l’intérieur…. Merci. Voici un vieux bouquin très curieux que j’ai pêché hier à un étalage : De Jure inter gentes, publié en latin à Liège, Pays-Bas, en l’an 1642. La tête de Charles Ier était encore solide sur ses épaules à l’époque où ce petit volume à la reliure brunâtre fut imprimé.

— Quel en est l’éditeur ?

— Un certain Philippe de Croy. Sur la première page on voit écrit avec une encre jaunie « Ex libris Gulielmi Whyte » ; je me demande qui pouvait être ce Guillaume Whyte ? Quelque magistrat zélé du xviie siècle, sans doute ; son écriture sent l’homme de loi…. Mais, si je ne me trompe, voici notre homme. »

Au moment où il prononçait ces paroles, la sonnette venait de tinter violemment ; Sherlock Holmes se leva doucement, et tourna sa chaise dans la direction de la porte. Nous entendîmes la servante passer dans l’antichambre, puis tirer le verrou.

« Est-ce ici que demeure le docteur Watson ? » demanda une voix claire, bien qu’un peu rude.

La réponse de la servante ne parvint pas jusqu’à nous, mais la porte se referma et quelqu’un monta l’escalier. Le pas était incertain et hésitant. Une expression de surprise se manifesta sur les traits de mon compagnon en écoutant ce bruit. Le son se rapprocha doucement, on frappa un coup timide à la porte.

« Entrez », criai-je.

À cette invitation, au lieu de l’homme à l’aspect brutal sur lequel nous comptions, nous vîmes une femme très vieille et toute ridée qui entra en boitant et trébuchant. Elle parut éblouie en se retrouvant subitement en pleine lumière et, après avoir esquissé une révérence, elle resta là, à clignoter de ses yeux chassieux, tout en farfouillant dans sa poche d’une façon nerveuse. Je jetai un coup d’œil à mon compagnon et je lus sur son visage une telle expression de désappointement, que j’eus toutes les peines du monde à garder mon sérieux.

La vieille sorcière tira enfin un journal du soir et nous montra l’annonce. « Voilà ce qui m’amène, mes bons messieurs., dit-elle, faisant une autre révérence : un anneau de mariage en or, trouvé dans Brixton Road. Ce doit être celui de ma fille Sally, qui s’est mariée il y a juste un an et dont le mari est maître d’hôtel à bord d’un bateau de l’Union. Je n’ose pas penser à ce qu’il ferait si, à son retour, il trouvait ma pauvre fille sans sa bague, parce que, voyez-vous, il a d’habitude la main assez leste ; mais ce n’est rien auprès de ce qu’il est quand il a bu ! Ne vous en déplaise, Sally est allée hier au soir au cirque avec…

— Est-ce sa bague ? demandai-je.

— Dieu soit loué ! s’écria la vieille femme ; comme Sally sera heureuse ce soir ! C’est bien la bague.

— Voulez-vous me donner votre adresse ? demandai-je en prenant un crayon.

— 13, Duncan Street, Houndsditch, bien loin d’ici, comme vous voyez.

— Il ne me semble pas que Brixton Road se trouve sur le chemin du cirque à Houndsditch ? » observa Sherlock Holmes sèchement.

La vieille femme se retourna et, sous ses paupières rougies, lui jeta un regard perçant.

« Le monsieur m’a demandé mon adresse ! dit-elle. Sally, elle, demeure au n°3, Mayfield Place, Peckham.

— Votre nom ? dis-je.

— Mon nom est Sawyer ; celui de Sally, Dennis. Elle est la femme de Tom Dennis, un beau garçon, bien tourné ; tant qu’il est en mer il n’a pas son pareil et il n’y a pas de maître d’hôtel qui soit plus apprécié que lui dans la Compagnie, mais à terre, entre les femmes et les marchands de vin….

— Voici votre bague, mistress Sawyer, lui dis-je en l’interrompant sur un signe de mon compagnon ; elle appartient bien évidemment à votre fille, et je suis heureux de pouvoir la restituer à son légitime propriétaire. »

La vieille mégère la mit dans sa poche en marmottant entre ses dents un tas de bénédictions et de protestations de reconnaissance. Puis nous l’entendîmes descendre l’escalier de son pas mal assuré. À peine avait-elle franchi la porte, que Sherlock Holmes se levant, comme mû par un ressort, se précipita dans sa chambre. Il revint au bout de quelques secondes à peine, enveloppé dans un ulster, avec une cravate qui lui cachait la moitié du visage. « Je vais la suivre, dit-il rapidement. Elle doit être un complice et elle me mènera à notre homme. Attendez-moi. »

La porte de l’antichambre s’était à peine refermée sur notre visiteuse, que Holmes était déjà dans l’escalier. Par la fenêtre, je pus voir la vieille se traînant péniblement sur le trottoir opposé, tandis que son fileur la suivait à quelques pas. « Ou toute sa théorie est fausse, pensai-je en moi-même, ou il va arriver ainsi au cœur même du mystère. » Il n’avait pas besoin de me demander de l’attendre car je sentais bien qu’il me serait impossible de dormir tant que je ne connaîtrais pas le résultat de cette aventure.

Il était tout près de neuf heures lorsque Holmes partit. Comme je n’avais pas idée du temps qu’il pouvait rester absent, je m’établis confortablement et me mis à fumer une pipe, tout en feuilletant les Scènes de la vie de Bohème d’Henri Murger. — Dix heures sonnèrent, et j’entendis les pas de la servante qui allait se coucher ; onze et le pas plus lourd de la propriétaire qui allait en faire autant. Enfin, il était environ minuit lorsque j’entendis le grincement de la clef de Holmes dans la serrure. Dès son entrée, je vis sur sa figure qu’il n’avait pas réussi : il semblait tout à la fois amusé et désappointé ; quand, la gaieté prenant définitivement le dessus, il éclata de rire et s’écria en tombant dans un fauteuil :

« Pour rien au monde je ne voudrais que ces messieurs de Scotland Yard aient vu ce qui s’est passé. Je me suis tellement moqué d’eux qu’ils me blagueraient à leur tour jusqu’à la fin de mes jours. Mais moi, je puis en rire, car je suis bien certain d’être toujours au moins à leur hauteur.

— Que s’est-il donc passé ? demandai-je.

— Oh ! je ne crains pas de raconter comment j’ai été roulé, dupé. Cette vieille bonne femme avait marché quelque temps, lorsqu’elle commença à boiter comme si elle avait mal au pied. Puis elle s’arrêta et héla un fiacre qui passait. Je m’arrangeai pour être tout près d’elle au moment où elle donnait son adresse. Mais c’était là une précaution inutile, car elle cria assez haut pour se faire entendre de l’autre côté de la rue : « Conduisez-moi no 13, Duncan Street, Houndsditch ». À ce moment-là je crus qu’elle nous avait dit la vérité ; et, l’ayant vue installée dans l’intérieur de la voiture, je m’accrochai derrière. C’est un petit talent que tout policier devrait posséder. Nous voilà partis, et nous roulons sans un seul arrêt, vers l’adresse indiquée. Je saute à terre avant d’arriver à la porte, et je me mets à suivre la rue en flânant d’un air distrait. Le fiacre s’arrête ; le cocher descend de son siège, ouvre la portière et attend : rien ne sort. J’avais vu tout cela du coin de l’œil. Quand j’arrivai auprès de la voiture, le cocher était plongé dedans et cherchait jusque sous les coussins d’un air affolé, tout en défilant le plus joli chapelet de jurons que j’aie entendu de ma vie. Il n’y avait pas plus de client que dans ma main et je crains bien qu’il ne revoie de longtemps le prix de sa course. Au no 13, on nous apprit que la maison appartenait à un honorable marchand de papiers peints du nom de Keswick et que les noms de Sawyer et de Dennis y étaient totalement inconnus.

« Allons donc ! m’écriai-je stupéfait, vous ne me ferez pas croire que cette vieille bonne femme qui ne tenait pas sur ses jambes ait été capable de sauter d’un fiacre en marche, sans que vous ou le cocher, vous en soyez aperçus ?

— Au diable la vieille bonne femme, répliqua Sherlock Holmes amèrement. C’est nous, les bonnes femmes, pour avoir ainsi donné dans le panneau. Ce personnage ne pouvait être qu’un homme jeune, et très vigoureux même, sans compter que c’est un acteur incomparable. Son déguisement était la perfection même. Il s’est évidemment aperçu qu’il était filé et il a usé de ruse pour me glisser entre les doigts. Cela prouve que l’homme que nous poursuivons n’est pas seul, comme je l’avais cru jusqu’ici, et qu’il a des amis tout prêts à risquer gros pour lui. Docteur, vous avez l’air éreinté, croyez-moi, allez vous coucher. »

Comme, par le fait, je me sentais très fatigué, je suivis ce conseil. Je laissai Holmes devant un feu de braise, et bien avant dans la nuit, j’entendis encore les gémissements contenus et mélancoliques de son violon, preuve qu’il méditait toujours sur l’étrange problème qu’il s’était juré de résoudre.