Mercure de France (p. 191-201).
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XIV

De 8 h. 57 du matin jusqu’à 6 h. du soir, qu’elle sonna à sa porte, M. Hervart n’avait eu exactement qu’une idée, une seule : coucher avec Gratienne,

Elle était à Paris depuis la veille et elle venait de lui écrire, quand elle avait reçu, de Caen, le télégramme de M. Hervart. Son contentement était extrême. Elle réalisa avec joie le vœu de son ami.

— Je t’aime, gros loup !

M. Hervart fut deux jours sans penser à Rose que comme à une chose lointaine. Il retrouvait le Louvre avec émotion. Il contemplait la colonnade avant d’entrer. Le « Héros combattant » même lui semblait une nouveauté. Il alla méditer devant la Vénus accroupie, qu’il aimait particulièrement. C’est là qu’il donnait parfois rendez-vous à Gratienne. Ah ! comme il l’aimait ! Avec quel plaisir il avait retrouvé son « éphèbe » !

Le troisième jour, il reçut la lettre de Gratienne, retour de Robinvast. Cela ne laissa pas que de le troubler un peu : l’écriture de Rose superposée à celle de Gratienne !

« Mais quoi ! ne sont-elles pas toutes les deux superposées dans la vie ? Que dis-je, entremêlées ? Rose est bien trop ignorante du train des choses pour avoir aucun soupçon. Et puis, des lettres d’écriture féminine, j’en ai reçu dix sans me cacher, pendant mon séjour à Robinvast… Rose, il est vrai que j’ai été un peu loin avec elle. Mais à qui la faute ? Si elle avait résisté aux premières attaques, je n’aurais pas insisté. Quelle égoïste !… Je devrais pourtant lui écrire. Non, pas aujourd’hui encore. C’est à mon tour d’être fâché. »

Dans la journée, il pensa encore plusieurs fois à Rose. Les scènes du jardin et du bois revenaient l’énerver. Puis une question se posait dans son esprit : Est-ce que je l’aime ? Mais il refusait de répondre. D’autres se présentèrent plus insistantes encore : Comment reculer ? Il ne comprenait pas. Il n’avait pas l’intention de reculer. Alors, à quand le mariage ? Cela, il n’en savait rien.

« Qu’on me laisse respirer ! J’arrive, j’ai des travaux en retard, des amis à voir. Il faut que tout se fasse. Pour la petite dryade du bois de Robinvast, il n’y a qu’une chose au monde, moi. Pour moi, il y en a dix, il y en a mille. »

Il sonna, donna des ordres inutiles, demanda des renseignements vains. Vers trois heures seulement, il ouvrit la porte à une image qui rôdait depuis le matin autour de sa tête : Gratienne devait venir le prendre à quatre heures et ils devaient aller à Saint-Cloud. C’était un de ses grands plaisirs qu’il retrouvait là.

« Rose comprendrait-elle ces paysages si profondément civilisés, cette nature assagie, ces coteaux aux lignes harmonieuses comme le corps d’une belle femme couchée ? »

M. Hervart se sentait fort dispos. Les malaises qui l’avaient inquiété à la campagne avaient disparu depuis son retour. Il trouvait en Gratienne l’accueil favorable à la réalisation de ses désirs. Elle connaissait ses goûts, ses manies et les partageait. Bref, il se promettait, après cette familière promenade, des heures émouvantes. Une surprise, fort désagréable cependant, l’attendait. Après des préludes passionnés, alors que tout son être tendait à la réalisation de l’acte, M. Hervart eut une faiblesse. Sans doute, la tendresse habile de Gratienne en avait triomphé. L’amour-propre, des deux parts, avait été sauf, mais il n’en restait pas moins que, pour la première fois de sa vie, M. Hervart avait manqué de présence d’esprit.

Le matin, il songea à Stendhal, emporta le volume à son bureau, et lut avec une grande attention le chapitre LX de l’Amour, Il n’y trouva aucun éclaircissement. Gratienne, certes, ne lui en imposait point et, d’ailleurs, nulle femme ne lui avait jamais inspiré cette sorte de passion mal équilibrée où le corps recule, effrayé de son audace.

« Stendhal a sans doute trouvé une des causes de l’absence d’à-propos, mais il n’en a trouvé qu’une. Et puis, tout cela, ce n’est pas de la psychologie, c’est de la physique. Il n’y a que de la physique. Bouret me dira cela. »

Bouret, qui connaissait la vie de M. Hervart, s’en fit conter, point par point, la dernière année. Ensuite, il dit :

— Bien. C’est très simple.

Bouret n’usait point de circonlocutions. Il était net et brutal. Ayant réfléchi une minute, il continua :

— L’amour platonique a pour accompagnement fatal l’onanisme solitaire. Le flirt simple mène aux mêmes conséquences. Le flirt double, c’est l’onanisme à deux, hypocrite et discret. Vous voyez, c’est comme l’almanach Liégeois. Le flirt triple, s’il existe, ce serait encore l’onanisme à deux, mais avéré, franc. Il serait peut-être moins dangereux que le flirt double, qui n’est autre chose que la spermatorrhée provoquée. Aucune virilité ne résiste à cela. Les femmes, pour une autre cause, moins facile à expliquer, y crèvent tout comme eux. Les hommes sont fous. Que diable, si vous avez besoin d’une femme, prenez une femme et soyez le bel animal qui remplit sa fonction ! Et surtout, méfiez-vous des jeunes filles. Les jeunes filles ont dévirilisé plus d’hommes que les Messalines. Le rêve aux étoiles, les baisers furtifs, les serrements de mains sont presque toujours, chez un homme impressionnable, et surtout s’il y a quelques mois ou même quelques semaines de chasteté derrière lui, accompagnés d’une perte séminale. Or, savez-vous ce qui arrive ? On s’y habitue. Je crois que nos organes, malgré leur étroite dépendance réciproque, ont une certaine autonomie. L’organe éjaculateur, se voyant peu à peu dispensé de son effort accoutumé, prend le parti de se reposer. Comprenez-vous ? Alors, la fontaine coule tant qu’elle veut. À la première sommation, ne trouvant plus d’obstacle, elle se répand. Il faut boucher la fissure, il faut du ciment. D’abord, bien entendu, chasteté absolue pendant un temps indéfini. Occupations très actives, fatigue : obtenir un sommeil de brute. Ensuite, dans deux ou trois mois, faites quelques tentatives directes, absolument directes. Si cela va, il faudra vous marier et vous appliquer à faire des enfants. Voilà.

— Enfin, vous me condamnez au devoir conjugal ?

— C’est cela même. Et encore !

— Il faudrait donc épouser une femme que l’on n’aime pas.

— Cela serait la vraie sagesse.

— Et lui être fidèle.

— Évidemment.

— Ou bien renoncer à tout ?

— Je ne vais pas jusque-là. Votre cas n’est pas désespéré. Vous avez fui à temps.

— Je n’ai pas fui. On m’a éloigné.

— Bénissez la cruelle. Dites-moi, alors elle se laissait faire ?

— Et même avec une certaine bonne grâce.

— Ce sera une femme bien dangereuse.

— Elle est si innocente !

— Il n’y a pas de femmes innocentes. Elles savent d’instinct tout ce que nous prétendons leur apprendre.

— C’est cela, l’innocence.

— Peut-être. Mais un voluptueux délicat avec une jeune fille innocente et amoureuse est un homme perdu.

— Je commence à le comprendre.

— Il n’y a pas, reprit Bouret, plusieurs sortes d’amours. Il n’y en a qu’un. L’amour est physique. Le plus éthéré retentit dans l’organisme avec autant de certitude que le plus brutal. La nature ne connaît qu’une fin, la procréation, et si le chemin que vous prenez n’y conduit pas, elle vous arrête et vous condamne au moins à quelque simulacre : c’est sa vengeance. Tout sentiment intersexuel tend à l’amour, à moins que son caractère initial ne soit bien défini ou que les partenaires soient dans la phase de la vie où l’amour est impossible… Mais je vous traite trop en ami. J’abuse. Vous paraissez songeur. Vous ne vous intéressez pas autant à ces questions que Léonor Varin. C’est mon élève, en physique des mœurs. Comment va Lanfranc ? Il ne platonise pas, lui, il ne flirte pas…

— Oh ! non.

— Varin m’intéresse. Le connaissez-vous ?

— Fort peu.

— Vous perdez. Il deviendra un de ces jours un esprit supérieur, s’il surmonte la crise sensuelle. Je voudrais le marier.

— C’est votre panacée.

— C’en est peut-être une, mon ami, à condition qu’on prenne le mariage au sérieux. La stabilité n’est que là. À propos, vous avez peut-être vu la fille de des Boys ? Il m’écrit de temps en temps. Nous sommes restés amis parce que, s’il est bête, il a la bêtise laconique. Et puis, c’est un très brave homme, et à qui je dois ma position. Or il est presque embarrassé de sa fille. Il n’a pas de relations. Comment est-elle ? Jolie ?

— Oui.

— Intelligente ? Autant que femme peut l’être, s’entend ?

— Oui.

— Bon caractère ?

— Je pense.

— Et le principal ? Santé ?

— Bonne apparence.

— Hé ! hé ! Je vais lancer Varin à la poursuite de cette nymphe.

— Inutile, il la connaît.

— Ah ! il la connaît ?

M. Hervart se leva. Il craignait qu’une question imprévue ne lui fît dire quelque sottise. Si Bouret, l’ami de des Boys, allait deviner quelque chose ? Il chercha une phrase ambiguë et la trouva :

— J’ai passé une journée chez des Boys avec Varin. Je ne sais s’il est familier dans la maison.

Et il partit.

« En voilà une histoire ! se disait-il, en songeant à sa santé, car le reste était maintenant de second plan, pour lui. Plus de femmes ! Plus de Gratienne ! Pas de pensées libidineuses ! Suis-je maître de mes pensées ? Pourquoi pas de pieuses lectures ? »

Il passa quelques journées assez noires, puis ordonna dans une des salles de son musée un de ces bouleversements intempestifs qui déroutent les amateurs. M. Hervart avait besoin de se distraire. Après une semaine, Gratienne, inquiète, envoya un petit bleu. Il céda à la suggestion et, le soir même, il fit, selon les rites les plus simples, une tentative que Bouret eût trouvée prématurée. Cependant, elle réussit merveilleusement, et M. Hervart se sentit renaître.

Étant de très bonne humeur, le lendemain à son réveil, il écrivit à Rose, dont le silence prolongé finissait par piquer son amour-propre.