Un amant/Partie 1/Chapitre 3

Traduction par Théodore de Wyzewa.
(p. 46-55).


CHAPITRE III


M. Hindley revint pour l’enterrement ; et, — chose qui nous étonna et fit jaser les voisins à droite et à gauche — il amena une femme avec lui. Ce qu’elle était, et où elle était née, il ne nous en a jamais informés ; probablement qu’elle n’avait ni argent ni nom pour la recommander, sans quoi il n’aurait pas tenu son union cachée de son père.

Ce n’était pas une femme qui aurait jamais troublé la maison pour sa propre part. Tous les objets qu’elle vit, du moment où elle passa le seuil, semblèrent l’enchanter, et aussi toutes les circonstances qui eurent lieu autour d’elle, excepté les préparatifs de l’enterrement et la présence des veilleurs funèbres. Je la crus à moitié niaise, par la conduite qu’elle eut dans cette occasion. Elle courut dans sa chambre et me fit y venir avec elle, alors que j’aurais dû habiller les enfants ; et là elle se tenait assise, frissonnante et tordant ses mains, et demandant à plusieurs reprises : « Est-ce qu’ils sont partis, à présent ? » Alors elle commença à décrire avec une émotion hystérique l’effet que lui produisait la vue du noir ; et elle tressaillit, et elle trembla, et enfin elle eut une crise de larmes. Quand je lui demandai ce qu’il y avait, elle me répondit qu’elle ne savait pas, mais qu’elle sentait une telle peur de mourir ! Elle me sembla aussi peu exposée à mourir dans ce moment que moi-même. Elle était plutôt mince, mais jeune, le teint frais, et ses yeux étincelaient comme des diamants. Je remarquai bien, il est vrai, que la montée des escaliers la faisait respirer très vite, que le moindre bruit soudain lui donnait le frisson, et qu’elle avait de temps à autre une toux pénible ; mais je ne savais rien de ce que présageaient ces symptômes et rien ne me portait à sympathiser avec elle. Dans ce pays, voyez-vous, M. Lockwood, nous n’avons pas l’habitude de nous attacher aux étrangers, à moins qu’ils ne s’attachent à nous les premiers. Le jeune Earnshaw avait considérablement changé pendant les trois années de son absence ; il était devenu plus maigre, avait perdu sa couleur, parlait et s’habillait d’une toute autre façon. Le jour même de son retour, il dit à Joseph et à moi que nous aurions désormais a demeurer dans l’arrière-cuisine et à lui laisser la maison. Il voulait même tapisser et faire couvrir de papier une petite chambre étroite qui serait devenue un parloir ; mais sa femme exprima tant de plaisir à la vue du plancher blanc et de l’énorme cheminée toute brillante, et des plats d’étain, et de la case aux faïences, et du chenil, et du large espace qu’il y avait pour se mouvoir dans cette chambre où ils se tenaient d’habitude, que son mari crut son projet inutile à la commodité de sa femme, et y renonça.

Elle témoigna du plaisir aussi à trouver une sœur parmi ses nouvelles connaissances ; et elle bavarda avec Catherine, et l’embrassa, et courut partout avec elle, et lui donna des quantités de cadeaux, au commencement. Pourtant son affection se fatigua très vite, et quand elle devint aigre, Hindley devint tyrannique. Quelques mots d’elle, témoignant de son antipathie pour Heathcliff, suffirent pour réveiller en lui sa haine d’autrefois envers le garçon. Il le chassa de sa compagnie et le rejeta dans celle des domestiques, le priva des leçons du curé, exigea que désormais il travaillât dehors, le forçant à besogner aussi durement qu’aucun autre garçon dans la ferme.

Dans les premiers temps, Heathcliff supporta assez sa dégradation, parce que Cathy lui enseignait ce qu’elle apprenait, et travaillait ou jouait avec lui dans les champs. Tous deux promettaient de devenir rudes comme des sauvages ; le jeune maître ne s’occupait absolument pas de leur conduite, ni de ce qu’ils faisaient, de sorte qu’ils n’avaient pas affaire à lui. Il ne les aurait pas même forcés à aller à l’église le dimanche ; mais Joseph et le curé le réprimandaient de son insouciance toutes les fois que les enfants manquaient le service, et lui, en conséquence, ne manquait pas d’ordonner que l’on battît Heathcliff et que l’on privât Catherine de dîner ou de souper. Mais c’était un de leurs amusements principaux de se sauver dans les marais le matin et d’y rester toute la journée, et la punition qui suivait était une risée pour eux. Le curé pouvait imposer à Catherine autant de chapitres qu’il voulait à apprendre par cœur, et Joseph pouvait battre Heathcliff jusqu’à avoir mal au bras ; les deux enfants oubliaient tout dans la minute où ils se retrouvaient ensemble, ou du moins dans la minute où ils avaient exécuté quelque mauvais plan de vengeance ; plus d’une fois j’ai pleuré en moi-même à les voir pousser tous les jours plus insouciants de tout, tandis que moi je n’osais pas dire une syllabe, par crainte de perdre le peu de pouvoir que je gardais encore sur ces créatures délaissées. Un dimanche soir, il arriva qu’on les chassa de la grande chambre, parce qu’ils avaient fait du bruit ou pour quelque petite offense de cette sorte ; et quand j’allai les appeler pour le souper, je ne pus les découvrir nulle part. Nous fouillâmes la maison, en haut et en bas, la cour et les étables, ils étaient introuvables. À la fin, Hindley, furieux, nous dit de verrouiller les portes et jura que personne ne les laisserait rentrer cette nuit-là. Tout le monde alla se coucher ; et moi, trop inquiète pour me mettre au lit, j’ouvris ma fenêtre et je passai ma tête pour écouter, malgré la pluie, bien résolue à les laisser tout de même entrer, s’ils revenaient. Après un moment, je distinguai des pas qui montaient dans le chemin, et la lumière d’une lanterne brilla à travers la porte. Je jetai un châle sur ma tête et courus pour les empêcher d’éveiller M. Earnshaw en frappant. Il n’y avait là que Heathcliff, et je me sentis trembler en le voyant seul.

— Où est miss Catherine ? m’écriai-je précipitamment ; pas d’accident, j’espère ?

— À Thrushcross-Grange, répondit-il, et j’y serais aussi, mais ils n’ont pas eu l’air disposés à me demander de rester.

— Eh bien, vous allez en attraper, lui dis-je, vous ne serez jamais content tant qu’on ne vous enverra pas à votre affaire ; qu’est-ce diable qui a pu vous faire rôder jusqu’à Thrushcross-Grange ?

— Laissez-moi me débarrasser de mes vêtements mouillés et je vous raconterai tout sur cette aventure, Nelly, répondit-il.

Je lui dis de prendre garde à ne pas éveiller le maître, et pendant qu’il se déshabillait et que j’attendais pour éteindre la chandelle, il poursuivit :

— Cathy et moi, nous nous sommes échappés de la lingerie pour faire une course en liberté, et comme nous apercevions de loin les lumières de la Grange, nous eûmes l’idée d’aller voir si les Linton passaient leur soirée du dimanche à se tenir debout dans les coins pendant que leur père et leur mère restaient assis à boire et à manger, et à chanter et à rire, et à brûler leurs yeux devant le feu. Croyez-vous qu’ils le fassent ? ou bien qu’ils lisent des sermons, et qu’ils soient catéchisés par leur domestique, et qu’on leur fasse apprendre une colonne de noms de l’Écriture s’ils ne répondent pas proprement ?

— Il est probable que non, répondis-je. Ce sont sans doute de bons enfants, et ils ne méritent pas le traitement que vous recevez pour votre mauvaise conduite.

— Ne faites pas de morale, Nelly, me dit-il, quelle folie ! Nous courûmes du sommet des Heights jusqu’au parc sans nous arrêter ; et Catherine fut complètement battue dans la course parce qu’elle était nu-pieds. Vous aurez demain à chercher ses souliers dans la boue. Nous rentrâmes par le trou d’une haie ; nous nous trouvâmes un chemin à tâtons dans le sentier, et nous nous plantâmes sur une pelouse de fleurs au-dessus de la fenêtre du salon. La lumière descendait de là sur nous, on n’avait pas mis les volets, et les rideaux n’étaient baissés qu’à moitié Tous deux, en nous tenant debout sur le rebord du mur et en nous appuyant à la saillie, nous pouvions regarder à l’intérieur ; et nous avons vu — ah ! comme c’était beau ! — un endroit splendide tapissé de rouge, et des chaises et des tables couvertes en rouge, et un beau plafond blanc bordé d’or, au centre duquel pendait, attaché avec des chaînes d’argent, un grand candélabre tout étincelant de petites bougies qui brillaient doucement. Les vieux M. et Madame Linton n’y étaient pas ; Edgard et sa sœur avaient la chambre entièrement pour eux. Ne devaient-ils pas être heureux ? À leur place, nous nous serions crus dans le ciel ! Et maintenant, devinez un peu ce que vos bons enfants étaient en train de faire ? Isabella — je pense qu’elle a onze ans, un an de moins que Cathy — était étendue à l’extrémité de la chambre, hurlant comme si des sorcières lui enfonçaient des aiguilles brûlantes dans la peau. Edgard était debout dans le foyer, pleurant en silence, et au milieu de la table était assis un petit chien, agitant sa patte et piaillant ; nous comprîmes, à leurs accusations mutuelles, qu’ils venaient presque de couper cette patte en deux à force de la tirer chacun de son côté. Les idiots ! C’était là leur plaisir ! De se quereller à qui tiendrait dans sa main cette petite bête, et chacun de se mettre à pleurer parce que, tous les deux, après se l’être disputée, refusaient de la prendre. Nous riions bien de ces créatures ! Nous les méprisions ! Quand me prendrez-vous à désirer ce que Catherine désire ? Quand nous verrez-vous nous divertissant à hurler, et à sangloter, et à nous rouler par terre tout le long d’une chambre ? Pour un millier de vies, je ne voudrais pas échanger ma condition ici pour celle d’Edgard Linton à Thrushcross-Grange, pas même si j’avais le privilège d’attacher Joseph au plus haut pignon, et de peindre le fronton de la maison avec le sang de Hindley !

— Silence, interrompis-je. Mais vous ne m’avez-pas encore dit, Heathcliff, pourquoi vous avez laissé Catherine là-bas.

— Je vous ai dit que nous étions en train de rire, répondit-il. Les Linton nous ont entendus, et d’un commun accord, tous deux se sont précipités vers la porte. Il y a eu un silence, et puis un cri : « Oh, maman, maman, oh papa ! oh maman, venez ici ; oh papa, oh ! » Je vous assure qu’ils n’ont fait que miauler de cette façon là. Alors nous avons fait un bruit terrible pour les effrayer encore davantage, et puis nous avons sauté en bas du rebord parce que nous entendions quelqu’un tirer la barre de la porte et que nous sentions que le meilleur était de nous sauver. Je tenais Cathy par la main et je la pressais de courir quand tout d’un coup elle est tombée. Elle a murmuré : « Cours, Heathcliff, cours, ils ont lâché le bouledogue, le voilà qui me tient. » Le chien l’avait saisie au cou-de-pied, Nelly ; j’entendais son affreux ronflement. Et elle, elle ne criait pas, oh non, elle aurait dédaigné de crier quand même elle aurait été embrochée sur les cornes d’un taureau furieux. Mais moi je criai ; je vociférais assez de jurons pour anéantir tous les démons de la chrétienté ; et j’ai pris une pierre que je lui ai jetée dans la gueule, en faisant tout mon possible pour la lui enfoncer dans la gorge. À la fin, un sot de domestique est venu avec une lanterne, en criant : « Tiens bon, Skulker, tiens bon ! » Mais il a été forcé de changer de ton quand il a vu le jeu de Skulker. Le chien était étouffé ; son énorme langue rouge pendait longue d’un demi-pied en dehors de sa gueule et ses lèvres écumaient d’une bave de sang. L’homme a relevé Cathy. Elle était malade : non de peur, j’en suis certain, mais de souffrance. Il l’a emportée dans la maison et je les ai suivis, grognant des exécrations et des menaces de vengeance. « Eh ! bien ! Robert, quelle prise ? criait Linton à l’entrée. — Skulker a attrapé une petite fille, monsieur ; et voici un garçon, dit-il en m’empoignant, qui a l’air d’un méchant vagabond ! Sans doute que les voleurs voulaient les faire passer par la fenêtre, afin qu’ils ouvrent la porte au reste de la clique, quand tout le monde serait endormi, pour qu’ils puissent nous assassiner à leur aise. Taisez-vous, vous, petit voleur mal embouché, vous irez aux galères pour ce coup-là ; M. Linton, ne lâchez pas votre fusil. — Non, non, Robert, dit le vieux fou, les canailles ont su que j’ai touché mes rentes hier ; ils ont pensé qu’ils auraient proprement leur affaire. Entrez, je vais leur arranger une réception. Tiens, John, attache la chaîne. Jenny, donnez un peu d’eau à Skulker. Venir provoquer un magistrat dans sa forteresse, et un dimanche encore ! Où s’arrêtera leur insolence ? Oh ma chère Marie, regardez un peu ! N’ayez pas peur, ce n’est qu’un petit garçon : il est vrai que le diable ricane ouvertement sur sa figure ; ne serait-ce pas rendre service à la contrée que de le pendre tout de suite avant qu’il ne puisse montrer sa nature dans ses actes comme il le fait dans sa mine ? » Il m’attira sous le chandelier et Madame Linton mit ses lunettes sur son nez et leva ses bras au ciel pour témoigner de son horreur. Les lâches enfants s’encouragèrent aussi à ramper plus près, et j’entendis Isabella bégayer : « Quelle chose affreuse ! Mettez-le dans la cave, papa, il ressemble tout à fait au fils du diseur de bonne aventure qui m’a volé mon faisan apprivoisé. N’est-ce pas, Edgar ? »

Pendant qu’ils étaient en train de m’examiner, Cathy est revenue à elle ; elle a entendu ce dernier discours et elle s’est mise à rire. Edgar Linton, après l’avoir longtemps considérée, trouva enfin assez de présence d’esprit pour la reconnaître. Ils nous ont vus à l’église, vous savez bien qu’il soit rare que nous les rencontrions ailleurs. Il a dit tout bas à sa mère :

— Mais c’est miss Earnshaw ! et voyez comme Skulker l’a mordue !

— Miss Earnshaw ? Quelle folie ! s’est écriée la dame. Miss Earnshaw rôdant à travers le pays avec un gipsy ! Et pourtant, mon cher, l’enfant est en deuil, sûrement c’est elle ; et elle peut rester boiteuse pour toujours.

— Quelle coupable insouciance de la part de son frère ! s’écria M. Linton, détournant ses regards de moi sur Catherine. J’ai d’ailleurs entendu de Shielders (c’était le nom du curé, monsieur) qu’il la laisse croître tout à fait comme une petite païenne. Mais qui est celui-ci ? Où a-t-elle ramassé ce compagnon ? Oh ! oh ! je suis sûr que c’est cette étrange acquisition qu’a faite notre feu voisin dans son voyage à Liverpool, un petit Lascar, ou bien quelque enfant de parias américains ou espagnols.

— Un méchant garçon, en tout cas, remarqua la vieille dame, et pas du tout fait pour une maison convenable ! « Avez-vous entendu son langage, Linton ? Je suis effrayée de penser que mes enfants aient pu l’entendre. »

— Je recommençai à jurer — ne vous fâchez pas, Nelly, — et alors on a ordonné à Robert de me faire sortir. J’ai refusé de m’en aller sans Cathy, mais il m’a entraîné dans le jardin, m’a mis de force cette lanterne dans la main, m’a assuré que M. Earnshaw serait informé de ma conduite, et après m’avoir ordonné de marcher tout droit ici, a refermé la porte. Les rideaux formaient encore une fente à un de leurs coins, et je repris ma station pour espionner ; parce que si Catherine avait désirer retourner à la maison, j’avais l’intention de secouer leur grand carreau de verre en un million de fragments pour peu qu’ils eussent refusé de la laisser partir. Mais elle était assise tranquillement sur le sopha. Madame Linton la débarrassa du manteau gris de la laitière que nous avions emprunté pour notre excursion. Elle secouait la tête et lui faisait des remontrances, je suppose : Cathy était une jeune lady, et ils faisaient une distinction entre la façon de la traiter et celle de me traiter moi-même. Alors la servante lui a apporté un bassin d’eau chaude et lui a lavé les pieds ; M. Linton lui a préparé un grand verre de négus et Isabella lui a mis dans le pan de sa robe tous les gâteaux qu’elle avait sur une assiette, pendant qu’Edgar restait à distance, bouche béante. Après cela, ils ont séché et peigné ses beaux cheveux, ils lui ont donné une paire d’énormes pantoufles, et l’ont traînée auprès du feu ; et quand je suis parti, elle était aussi gaie qu’elle pouvait l’être, partageant sa nourriture entre le petit chien et Skulker, dont elle pinçait le nez en même temps qu’elle mangeait ; elle allumait une étincelle de vie dans les vides yeux bleus des Linton, un vague reflet de sa chère figure enchanteresse. Je vis qu’ils étaient stupides d’admiration ; elle est si infiniment supérieure à eux, à tout le monde sur la terre, n’est-ce pas vrai, Nelly ?

— Il va sortir de cette affaire plus de choses que vous n’en prévoyez, répondis-je, le couvrant et éteignant la lumière. « Vous êtes incurable, Heathcliff, et M. Hindley va être forcé de recourir à des mesures extrêmes ; vous verrez si je me trompe. » Mes paroles se trouvèrent plus vraies que je n’aurais désiré. Cette malheureuse aventure rendit Earnshaw furieux. En outre, M. Linton, pour améliorer les choses, nous fit lui-même une visite le lendemain, et il débita au jeune maître un tel sermon sur la voie funeste dans laquelle il menait sa famille, que M. Hindley en fut très excité, et crut devoir considérer sérieusement la situation. Heathcliff ne fut pas battu ; mais on lui déclara qu’au premier mot qu’il dirait à miss Catherine, on le mettrait dehors ; et Madame Earnshaw entreprit de forcer sa belle-sœur à la réserve qui convenait, sitôt qu’elle serait rentrée, se promettant d’y employer l’art et non la force, car par la force elle ne serait jamais arrivée à rien.