Un Salon allemand au temps du romantisme

Un Salon allemand au temps du romantisme
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 666-685).
UN SALON ALLEMAND
AU TEMPS DU ROMANTISME[1]

Quand Mme de Staël arriva à Berlin, au mois de mars 1804, le prince Louis-Ferdinand lui parla avec admiration d’une Juive, nommée Rahel Levin, qui réunissait dans son salon la société la plus distinguée de la ville. Elle en fut étonnée, presque jalouse. Voyant, quelque temps après, son ami Brinckmann, ambassadeur de Suède à la cour de Prusse, elle lui dit : « Il y a ici, paraît-il, une petite Berlinoise qui ferait de l’effet dans les cercles de Paris. La connaissez-vous ? A-t-elle réellement tant d’esprit ? — De l’esprit ? répondit Brinckmann. Si elle n’avait que cela, il n’y aurait pas lieu de tant parler d’elle. Dira-t-on de Mme de Staël qu’elle a beaucoup d’esprit ? — Vous me la comparez à moi ? reprit-elle. Cela devient intéressant. A-t-elle écrit quelque chose ? — Non, je crois même qu’elle n’écrira jamais rien ; mais elle a du génie, et de quoi en prêter à vingt écrivains qui en manquent. » Mm# de Staël voulut voir la « merveille. » Brinckmann se chargea de les mettre en présence dans une soirée qu’il donna à l’hôtel de l’ambassade. Mais il faut laisser raconter la suite à Brinckmann lui-même :

« J’avais invité tout ce qui pouvait inspirer quelque intérêt à l’auteur de Delphine, des princes du sang, des savans de toute couleur, des dames de la cour, le philosophe Fichte, Mlle Inzelmann, la célèbre actrice, Iffland, le directeur du Grand-Théâtre, d’autres encore. Mais à peine Rahel eut-elle été présentée à Mme de Staël, que celle-ci l’attira dans le coin d’un sofa, pour s’entretenir avec elle pendant près de deux heures, sans faire attention au reste de la société. Ensuite elle vint à moi, l’air tout sérieux, et dit : « Je vous fais amende honorable ; vous n’avez rien exagéré. Elle est étonnante. Je ne puis que répéter ce que j’ai dit mille fois pendant ce voyage, que l’Allemagne est une mine de génie, dont on ne connaît ni la richesse, ni la profondeur. Vous êtes bien heureux de posséder ici une pareille amie. Vous me communiquerez ce qu’elle dira de moi. — En attendant, madame, je vous communiquerai ce qu’elle a déjà dit de vous. Après la première lecture de votre ouvrage sur les Passions : Voilà, me dit-elle, une femme qui saurait tout, si elle était Allemande ? j’espère qu’elle le deviendra un jour, car le malheur est qu’en fait de philosophie il faut absolument tout savoir, pour bien savoir quelque chose. — Ah ! que cela est juste ! s’écria Mme de Staël. Elle a bien raison. J’étais loin alors de savoir tout, mais je vaux mieux à présent. » Puis elle fit signe à Rahel d’approcher : « Ecoutez, mademoiselle ; vous avez ici un ami qui sait vous apprécier comme vous le méritez, et, si je restais ici, je crois que je deviendrais jalouse de votre supériorité. — Vous, madame ? dit Rahel en souriant. Oh ! non, je vous aimerais tant, et cela me rendrait si heureuse, que vous ne pourriez être jalouse que de mon bonheur. »


I

Comment la petite Juive était-elle arrivée à rivaliser d’esprit avec l’une des Françaises les plus spirituelles de son temps ? Il fallait qu’elle eût reçu pour cela un don particulier de la nature ; car ses origines ne l’avaient nullement préparée pour un tel rôle.

Rahel Levin, ou Rahel Robert, comme elle s’appelait aussi, ou, de son nom complet, Rahel-Antonie-Frédérique Levin, était née le 19 mai 1771, « le premier jour des fêtes de la Pentecôte, » dans une pauvre maison du vieux Berlin. Elle vint au monde avec une santé faible, dont elle souffrit toujours. C’était une enfant mince et chétive, avec des membres fins et délicats. Il aurait fallu, pour redresser cette plante fragile, la chaude atmosphère d’un amour maternel. Rahel fut élevée, au contraire, sous le dur régime qui réglait la vie familiale des Juifs. Elle était l’aînée de cinq enfans, trois fils et deux filles ; mais elle n’eut un lien réel de sympathie qu’avec le second de ses frères, Louis Robert, qui acquit plus tard une certaine notoriété comme poète. Le père, Levin Markus, tenait une boutique d’orfèvrerie et d’objets d’art ; c’était un despote à l’esprit sec et étroit, tout absorbé par ses affaires. La mère était une nature vulgaire, qui pliait sans murmurer sous la tyrannie de son époux. Toute faible qu’elle fût, c’était encore le seul refuge des enfans contre le despotisme paternel. « Notre mère a beaucoup souffert, écrit Rahel à un de ses frères en 1787, et elle souffrira encore beaucoup ; mais si elle devait jamais nous manquer, mieux vaudrait pour nous la mort, et c’est, pour mon compte, ce que je préférerais. »

Elle se confie volontiers, dans sa jeunesse, à son coreligionnaire David Veit, alors étudiant à l’université de Gœttingue, plus tard médecin distingué à Hambourg. Elle se plaint de son isolement, de sa vie étroite et comprimée, de ses pauvres nerfs malades, de l’air qui lui manque, des soins qui lui sont refusés. Le 2 avril 1793, elle lui écrit : « Ma mère aurait dû m’écraser dans la poussière à mon premier cri, si elle avait été assez dure, ou assez généreuse pour cela, et si elle avait eu la moindre prévision de ce qui adviendrait un jour de moi : une créature vouée à l’impuissance, à qui l’on ne sait aucun gré de rester assise entre quatre murs, contre laquelle le ciel et la terre, les hommes et les bêtes se ligueraient, si elle voulait se donner de l’air, qui a pourtant des idées, comme tout être humain, mais qui, au moindre mouvement qu’elle fait pour bouger de son coin, est bourrée de remontrances et ramenée à la raison. » Et dans une autre lettre, du 22 mars 1795 : « Je suis malade, je ne le cache plus, et je ne puis être guérie qu’à force de soins. Il n’y a personne au monde qui consente à me soigner. Je suis donc obligée de me soigner moi-même, quoi qu’il m’en coûte. Représentez-vous cela. Je suis malade par gêne, par contrainte, depuis que j’existe. Je vis malgré moi et malgré tout le monde. Je dissimule, je cède ; je sais que je dois être raisonnable ; mais je suis trop petite pour supporter tout cela. »

Elle ne se révolta pas ; mais elle prit l’habitude de faire deux parts de sa vie, l’une pour son entourage immédiat, composée de sacrifices froidement consentis, où le cœur n’entrait pour rien, l’autre tout intérieure, qu’elle réservait jalousement pour elle-même, et où elle reprenait toute son indépendance. Levin Markus avait acquis un petit hôtel dans la Jægerstrasse, et lui avait arrangé un appartement dans les combles : ce fut sa fameuse mansarde, la Dachstube, d’où sortit son premier salon, la « mansarde agrandie. » On y voyait, à la place d’honneur, en face de la fenêtre, un portrait de Lessing, l’homme qui, avec Moïse Mendelssohn, avait le plus contribué à l’affranchissement des Juifs. Dans la bibliothèque figuraient en première ligne les ouvrages de Gœthe ; ils y entraient à mesure qu’ils paraissaient, et chaque jour qui en amenait un était compté comme « un jour de fête. » « C’est là mon mausolée, écrivait plus tard Rahel. C’est là que j’ai aimé, vécu, souffert, et que je me suis affranchie. C’est là que j’ai appris à lire Gœthe : j’ai grandi avec lui, je l’ai adoré infiniment. C’est là que j’ai passé des nuits et des nuits à veiller et à souffrir. De là je voyais le ciel, les, étoiles, le monde, presque avec un espoir, tout au moins avec d’ardens désirs. J’étais innocente, pas plus qu’aujourd’hui, mais je croyais que les hommes étaient sages et bons, que du moins ils pouvaient l’être. J’étais jeune. » Gœthe est le « maître de sagesse » qu’elle invoque à son entrée dans la vie réelle ; c’est « son compagnon de route, son associé, son ami de tout repos, son conseillera toute heure. » Ce qu’elle apprécie en lui, ce n’est pas tant son génie poétique que sa haute expérience, et elle varie à l’infini les expressions de la reconnaissance qu’elle lui doit.

Elle ne lit pas au simple point de vue du goût, pour suivre le mouvement lyrique d’une ode ou d’une chanson, pour jouir de la belle ordonnance d’un drame ou d’un roman ; il faut qu’un livre lui apprenne à lire en elle-même, qu’il réponde à certaines questions qu’elle s’est posées d’avance, qu’il ait en lui une « vertu éducative. » C’est de cette manière qu’elle lit Gœthe, Lessing, Jean-Paul, Voltaire et Rousseau, mais toujours Gœthe en première ligne. Elle ne prend chez eux que ce qui est conforme à sa propre nature, ce qu’elle aurait trouvé elle-même si elle avait eu leur génie, mais ce qui, sans leur secours, serait resté enseveli au fond d’elle-même, sans qu’elle s’en fût jamais rendu compte. Quant à la simple connaissance, tout extérieure, qui s’ajoute à nous sans faire jamais partie de nous, elle l’abandonne à son jeune ami David Veit, qui sera un homme distingué, mais qui ne sera jamais un esprit original.

L’originalité est, pour elle, la vraie mesure de la valeur d’un homme. Le groupe des premiers habitués de la mansarde se compose d’originaux comme elle, qui vivent en marge de la société, sans la heurter de front. C’est d’abord Charles-Gustave de Brinckmann, attaché d’ambassade avant d’être ambassadeur, esprit frondeur et paradoxal, qui avait déjà séjourné à Paris et à Londres, et qui servait volontiers d’introducteur aux étrangers ; ensuite Guillaume de Burgsdorff, un gentilhomme de la marche de Brandebourg, qui aurait pu faire son chemin dans la diplomatie ou dans les armes, mais qui préféra garder sa liberté et vivre pour lui-même. « Dites-lui bien, écrivait Rahel à Brinckmann, que je suis une « sauvage, » et qu’on peut causer de tout avec moi, afin que nous évitions les odieux préliminaires d’une nouvelle connaissance, et que nous nous mettions tout de suite à notre aise[2]. » Puis, peu à peu, le cercle s’agrandit. Même l’esprit de caste, qui régnait encore en souverain dans la société berlinoise, fut favorable au recrutement de la mansarde. Des préjugés séculaires séparaient la cour et la ville, la noblesse et la bourgeoisie ; mais un salon juif, présidé par une femme d’esprit, était un terrain neutre, où des grands seigneurs, des gens de lettres et même des comédiens pouvaient se rencontrer ; il suffisait, pour y faire bonne figure, d’avoir un talent reconnu, une personnalité, et « de ne pas ignorer Gœthe. »

Rahel n’était ni une femme savante ni une femme de lettres ; elle se défendait énergiquement de vouloir être l’un ou l’autre. Son instruction était fort limitée ; à part ses auteurs favoris, qui étaient en petit nombre, elle ne lisait guère que les écrivains qu’elle recevait chez elle ; mais pour ceux-ci elle ne faisait pas d’exception ; elle ne reculait ni devant la Théorie de l’État de Fichte, ni devant l’Encyclopédie des sciences philosophiques de Hegel. Elle n’a jamais écrit que des lettres ; elles éclatent en mots heureux, mais elles sont incorrectes, souvent obscures à force de concision : c’était, pour elle, le pis aller de la conversation avec des amis lointains. La conversation, ce va-et-vient rapide de la pensée, ce contact immédiat et instantané de deux âmes, était pour elle le plaisir suprême. A l’inverse de Mme de Staël, dont on disait qu’elle conversait ses ouvrages avant de les écrire, Rahel conversait pour converser : c’était un penchant naturel, auquel elle se livrait en toute franchise, et elle y avait acquis une telle maîtrise, qu’elle changeait spontanément de ton, selon la personne, ou les personnes, avec qui elle s’entretenait. « Elle animait un cercle, écrit le marquis de Custine, autant qu’elle intéressait un ami en tête à tête, et cette double faculté est rare. Son esprit suffisait à tout, parce que c’était mieux que de l’esprit ; c’était du génie au service de l’intimité et même de la société. Elle ne trouvait rien au-dessous d’elle dans les petits événemens de la journée, et rien n’était au-dessus dans les plus grandes circonstances de la vie, Sa pensée se faisait toute à tous ; elle ne l’économisait point pour des livres ou pour des intrigues politiques ; elle ne jouait pas un rôle, ne calculait jamais un effet. — Quand on n’a pas assez d’esprit pour en perdre, disait-elle, c’est qu’on n’en a pas assez pour ce qu’on en veut faire. »

Sa sociabilité, sa tendance à tout rapporter à la vie, aux relations entre les hommes, déterminait même ses jugemens littéraires, et en particulier ses jugemens sur Gœthe. De tous les ouvrages de Gœthe, ceux qu’elle lisait de préférence, où elle prenait le plus volontiers ses « leçons de sagesse, » et qu’elle citait le plus habituellement devant ses amis, c’étaient le roman de Wilhelm Meister et le drame de Torquato Tasso, qui montrent le poète et l’artiste en rapport ou en contradiction avec la société. Sur Faust, elle s’exprima un jour, en présence de Brinckmann, d’une manière originale et caractéristique. « C’est dommage, disait un de ses invités, que le Faust ne soit qu’un fragment. — Dommage ! s’écria Rahel. Mais c’est son plus grand mérite ; c’est par là qu’il est l’image parlante de l’humanité, qui, avec ses hauts et ses bas, et les énigmes qu’elle renferme, sera éternellement pour nous un fragment. On dit que Gœthe veut donner une suite à son poème : il pourra bien le continuer, mais il ne l’achèvera pas. Dieu, ou, si vous l’aimez mieux, Méphistophélès y a mis bon ordre. »

Mais aucun livre, fût-il signé de Gœthe, ne valait pour elle un échantillon vivant de l’espèce humaine, pour peu qu’il fût intéressant, et il était rare qu’elle n’y trouvât quelque intérêt. « J’ai toujours mieux aimé, disait-elle encore, passer mon temps avec les hommes qu’avec les livres. Ceux-là sont plus faciles et plus commodes à lire, car il y a ordinairement peu de chose sur chaque page, et pourtant il y a presque toujours quelque chose, un de ces traits qui échappent le plus souvent aux faiseurs de livres. Il est vrai que de voir, et surtout de voir vite, c’est un art difficile, je dirais presque un art qui ne s’apprend pas. » Un jour qu’elle reprocha à Schleiermacher la rareté de ses visites, celui-ci lui répondit en plaisantant : « Vous avez parfois une si mauvaise société et qui ne me dit absolument rien. — C’est votre faute, répliqua-t-elle. Il n’y a pas un homme dont le sage ne puisse tirer quelque chose, à sa manière, bien entendu. Seriez-vous si savant, si vous n’aviez lu tant de mauvais livres ? Demandez à Brinckmann : je lui ai appris à feuilleter les hommes. » Les habitués de son salon, c’était sa bibliothèque, disait-elle. Elle avait acquis, dans cet art de déchiffrer une physionomie, d’interpréter un geste ou une attitude, de démêler, à travers les qualités et les défauts et les apparences fugitives, le fond original et permanent d’un homme, une habileté et une, promptitude que tous les contemporains ont reconnues.

Il semble que cette perspicacité, cet « œil infaillible » aurait dû éloigner d’elle ou du moins mettre en défiance ceux qui l’avaient une fois approchée. On n’aime pas toujours à être ainsi pénétré. Ce fut pourtant le contraire qui arriva. Le marquis de Custine, après sa première entrevue avec elle, écrit : « J’étais lié irrévocablement, sans être amoureux. Cet attachement, aussi fort que désintéressé, est tout simplement la perfection des relations humaines : c’est un problème que Rahel seule pouvait résoudre, avec sa pureté, sa vérité de sentiment, le prestige de son esprit, la sublime compassion de son âme. » Et dans un autre passage : « Tout ce qu’on lui disait était une confession, volontaire ou non. » Mais le confesseur était si noblement indulgent, si secourable au besoin et d’un dévouement si empressé, qu’on lui ouvrait volontiers son âme. Ce que Rahel inspirait à tous ceux qui l’ont connue de près, ce n’était pas de l’amour, mais c’était un peu plus que de l’amitié. Il y avait en elle une supériorité qui s’imposait par la grâce.


II

Rahel avait deux sortes de réceptions : les unes, où la société, de son propre aveu, était un peu mêlée, et où elle était parfois obligée d’intervenir, pour ramener la conversation au ton convenable ; les autres, réservées aux intimes, où elle était dans son rôle de « confesseur. » Un jour, dans une soirée où des fonctionnaires plus titrés qu’intelligens côtoyaient des gens de lettres et des artistes, l’un d’eux se permit un propos équivoque, qui fut accueilli par un silence glacial. Rahel, pour sauver la situation, se leva brusquement et interpella le maladroit par ces mots : « Écoutez ! moi aussi, j’en sais de drôles. » Puis elle conta une anecdote à la Chamfort ; tout le monde se mit à rire, et la conversation reprit son cours. Aux intimes sa maison était toujours ouverte, et à ceux-là elle croyait ne devoir que la vérité, dût cette vérité contenir un blâme. « Aux indifférons, disait-elle, je donne une tasse de thé, et je garde le blâme pour mes amis. » Au fond, les uns et les autres lui étaient nécessaires. Rarement, chez une femme, même chez une Française, l’instinct de la sociabilité, le besoin de communiquer et d’échanger ses pensées, a été aussi développé. « Que l’on ne me gâte pas ma société ! disait-elle encore, ce serait me gâter ma vie. »

Elle n’a jamais permis que son salon devînt un cénacle, le siège d’une orthodoxie quelconque, politique ou littéraire. Toutes les opinions s’y produisaient librement, s’y discutaient sans animosité et sans parti pris, sous l’œil vigilant de la maîtresse de maison. Quoiqu’on vécût en plein romantisme, les chefs de l’école romantique, Tieck et les frères Schlegel, ne figurèrent que passagèrement dans ce groupe infiniment varié et souvent renouvelé qui se réunissait dans l’hôtel de la Jægerstrasse ; en tout cas, ils n’y donnèrent jamais le ton. Frédéric Schlegel, le plus original d’entre eux, le plus riche d’idées, avait la parole embarrassée ; il était toujours l’apôtre d’une doctrine, mais un apôtre peu persuasif. Son frère Guillaume, qui faisait un cours très suivi à l’université, ne pouvait se départir d’une certaine solennité, même en conversation. Tieck parlait bien, lisait bien ; il aimait et il comprenait le théâtre, mais il soutenait avec peine la réputation qu’on lui avait faite comme poète ; c’était, au fond, un esprit critique, avec des systèmes préconçus. Rahel lui reprochait, « au lieu d’observer simplement la nature, de trop se préoccuper de la manière dont d’autres l’avaient observée avant lui. » Louis Robert, frère cadet de Rahel, poète médiocre, qui suivait de loin l’enseignement des maîtres, était fort teinté de classicisme, sa sœur lui ayant appris à s’instruire chez Goethe. Il s’était fait une petite spécialité dans l’acrostiche satirique, et tour à tour, sans trop de malice, il faisait le portrait de ses amis et de ses ennemis ; Rahel lui avait imposé, du reste, comme condition, lorsqu’il lisait ses vers, de ne jamais s’attaquer qu’à des personnes présentes et qui fussent en mesure de lui répondre.

Un jour, devant un petit groupe, dans l’embrasure d’une fenêtre, Frédéric Schlegel se permit une vive sortie contre Mlle Unzelmann, la grande tragédienne du moment, qui se tenait dans une autre partie du salon : « Elle n’a aucune idée de l’art ; c’est en vain que je lui ai fait quelques observations sur ses rôles ; elle n’a rien compris à ce que je lui ai dit, m’a donné les plus sottes réponses ; elle ne paraît pas savoir elle-même comment elle joue. » Le major Schack, ayant entendu les dernières paroles : « On ne sait vraiment, dit-il, comment vous satisfaire, messieurs les critiques. La Unzelmann comprend les choses à sa manière ; elle les joue et les met sous vos yeux, et vous ne pouvez vous empêcher de l’applaudir. Que vous faut-il de plus ? Qu’elle voie les choses à votre point de vue ? qu’elle raisonne comme vous ? qu’elle se transforme eu bas bleu, la divine créature ! Fi ! autant vaudrait vous demander à vous de jouer comme elle et de montrer d’aussi belles épaules. » À ce moment, une voix retentit : « Bravo ! bravo ! mon cher Schack ! » C’était la voix de Rahel, qui s’était approchée à son tour. Mais Schack ajouta : « N’ai-je pas bien récité ma leçon, messieurs ? Car ce que je viens de dire, je l’avais entendu l’instant d’auparavant de la bouche même de ce malicieux petit lutin. »

Parmi les familiers de la maison figurent en première ligne deux hommes qui n’ont que peu de rapport avec la littérature, mais qui ont joué diversement leur rôle dans l’histoire de leur temps ; ce sont le publiciste Frédéric Gentz et le prince Louis Ferdinand de Prusse.

Frédéric Gentz était un assemblage de toutes les faiblesses et de toutes les inconséquences ; viveur effréné dans sa jeunesse pamphlétaire sans conscience dans son âge mûr, si toutefois i eut jamais une maturité ; vendant tour à tour sa plume à la Prusse, à l’Angleterre et à l’Autriche ; porte-parole de la Sainte Alliance, après avoir été l’apologiste de la Révolution ; toujours inquiet et nerveux, frémissant au moindre danger, timide devant une assemblée nombreuse dont les dispositions lui semblaient hostiles ou seulement douteuses, mais retrouvant toute sa faconde et devenant même éloquent, quand il se sentait écouté ; n’ayant, en somme, qu’une vertu, une absolue franchise, une incapacité de dissimulation, qui ne l’a pas empêché de faire son chemin dans la diplomatie. Il avait passé la soixantaine, lorsqu’il donna encore à la ville de Vienne le spectacle d’une folle passion pour la danseuse Fanny Elsler ; puis il vécut ses dernières années dans une peur maladive de la mort, qui l’atteignit enfin le 9 juin 1832, moins d’un an avant Rahel. Les contrastes de son caractère faisaient de lui une énigme pour ses amis. Rahel l’aimait, malgré ses vices ; elle disait à propos de lui : « Il y a des gens que nous ne pouvons qu’approuver dans tous leurs actes, mais qui nous laissent indifférens ; il y en a d’autres que nous ne faisons que blâmer, mais qui ont su trouver le chemin de notre cœur. » Elle expliquait les inconséquences de Gentz par une sorte d’ingénuité native, qui le livrait sans défense à toutes les impressions ; elle l’appelait son éternel enfant, et peut-être le secret de son attachement pour lui était-il dans la protection presque maternelle qu’elle exerçait sur lui, et à laquelle il recourait sans cesse dans ses heures d’angoisse. « Vous m’appelez un enfant, lui écrivait-il : c’est le mot le plus doux et le plus cher que vous puissiez prononcer sur moi. Mais c’est vous seule qui avez fait de moi un enfant. Ne vous souvenez-vous pas comment, auprès de vous, dans votre atmosphère printanière, tout ce qui me vieillissait s’est fondu en moi et m’a fait rajeunir ? » Et dans la détresse de ses derniers jours : « Je me réfugie auprès de vous, et je sais que vous ne me refuserez pas votre secours. Vous êtes un médecin comme il y en a peu. Parlez-moi, grondez-moi, cajolez-moi ; employez le remède qui vous paraîtra le mieux approprié à ma situation. Je veux voir de votre écriture, je veux entendre de vous que vous avez encore de l’amitié pour moi, que ma maladie ne vous est pas indifférente, que vous ne me croyez pas perdu… » Sa maladie était le désespoir de se voir mourir. Elle le rassura, le sermonna doucement, lui parla de la vie éternelle, sans pouvoir le convaincre.

Ce qui plaide en faveur de Gentz, c’est qu’il eut des amis qui valaient mieux que lui. De ce nombre est le prince Louis-Ferdinand, un neveu de Frédéric II, le chef du parti de la guerre à la cour de Prusse, une âme héroïque, qui, en d’autres temps, aurait pu accomplir de grandes choses, mais qui usa son énergie dans des exploits stériles. Il avait vingt-huit ans, lorsqu’il se présenta, en 1800, dans le salon de Rahel, et ce ne fut pas la moindre curiosité de ce salon que de voir un prince du sang, proche parent du roi, s’asseoir à côté de la petite Juive, à peine émancipée du ghetto. « Je le trouve absolument aimable, écrivait Rahel à Brinckmann ; il m’a demandé s’il pouvait venir me voir souvent, et je le lui ai fait promettre. Il s’apercevra qu’il a fait une connaissance d’un nouveau genre ; il entendra la vérité, une vérité de mansarde. » Cette vérité, le prince l’accepta, l’exigea même, et une grande intimité s’établit entre eux[3]. « Je serai chez vous, chère petite, écrit-il, cette après-midi entre six et sept heures, pour raisonner et déraisonner avec vous. » Souvent il achevait de déraisonner devant le piano de Rahel, car il était bon musicien et improvisait à merveille. Elle le confessait, l’encourageait, lui recommandait la patience et le travail. Elle recevait déjà les confidences de Pauline Wiesel, la volage maîtresse du prince, et souvent elle était obligée d’intervenir dans leur liaison orageuse. La dernière lettre qu’elle reçut de Louis-Ferdinand est datée du 11 septembre 1806 ; elle est écrite de Leipzig, où l’armée prussienne s’apprêtait à marcher contre Napoléon : « Nous nous sommes juré solennellement et virilement, les généraux von Ruchel et Blucher, et moi, de mettre notre vie comme enjeu dans cette lutte qui doit nous procurer gloire et honneur, et, si nous sommes vaincus, de ne pas survivre à l’anéantissement de toute idée de liberté et d’indépendance. Et il en sera ainsi. Qu’est-ce que cette misérable existence ? Un néant, un pur néant, si tout ce qui est grand et beau en est retranché… » Il tint parole ; un mois après, il trouvait la mort dans le combat de Saalfeld, prélude de la bataille d’Iéna. Von Ruchel et Blucher survécurent et furent entraînés dans la déroute.

Les étrangers étaient particulièrement bienvenus dans le salon de Rahel ; ils se recrutaient en grande partie parmi le personnel des ambassades, et l’introducteur était ordinairement Brinckmann. L’Italie, l’Espagne, la Pologne, la Turquie, la France surtout, fournissaient leur contingent. On causait même par signes, dit Brinckmann, avec ceux qui n’entendaient pas suffisamment l’allemand ou le français. Le prince de Ligne, Français par l’esprit, quoiqu’il eût passé de longues années au service de l’Autriche, brillant causeur et faiseur de petits vers, vrai citoyen du monde, aussi apprécié à la cour de Pétersbourg qu’à celles de Versailles et de Berlin, écrivait à Rahel : « Oh ! chère mademoiselle Robert, ange par le cœur et Robert le Diable par l’esprit, gardez-moi une place dans l’un et dans l’autre. » Le comte de Tilly était un autre représentant de ce que l’esprit français avait de plus frivole. C’était un beau cavalier, qui, après avoir séjourné en Angleterre et en Amérique, était venu à Berlin dans les premières années du siècle. Il avait commencé par séduire une femme du monde, qui, se voyant abandonnée, s’était jetée dans la Sprée. Parler et s’entendre parler était pour lui un besoin irrésistible. « Il ne m’incommode nullement, disait Rahel ; je lui sers d’auditoire, et il joue devant moi la comédie humaine. » Benjamin Constant, que son mariage avec Charlotte de Hardenberg rapprochait du monde berlinois, fit, lui aussi, quelques apparitions dans le salon de la Jægerstrasse. Rahel goûtait peu son « enjouement ironique, » qui cachait mal la sécheresse du cœur. « Je n’en sais rien, absolument rien, disait-il du plus important problème de philosophie, avec la même sérénité que s’il s’était agi de discuter une petite nouvelle du jour en joyeuse compagnie. — C’est dommage, ajoute Rahel, puisque son scepticisme coulait d’une source si profonde, qu’il n’ait pas creusé un peu plus profondément encore. »

Un trait caractéristique du salon de Rahel, c’est le peu de place qu’y tiennent les femmes. Elle ne les attirait pas ; elle craignait que leur présence ne donnât un ton trop frivole à la conversation. Elle méprisait la galanterie banale ; elle détestait ce qu’on appelle faire la cour. Dans la description que le comte de Salm a donnée d’une soirée chez Rahel, il n’est question, à part l’actrice Unzelmann, que d’une seule femme du monde, la comtesse d’Einsiedel ; elle est assise sur un sofa, qu’elle orne de sa beauté, et elle écoute sans mot dire les propos, sans doute galans, qu’un abbé débite devant elle. Rahel a prononcé à différentes reprises des jugemens durs sur les personnes de son sexe, sur leur désir de plaire, leur penchant à la médisance. « Les femmes que je vois ici, écrit-elle de Vienne, me dépriment physiquement ; elles me donnent sur les nerfs, me rendent stupide. Elles sont si étonnamment insignifiantes ! Elles deviennent sottes à force de frivolité. De plus, elles mentent, parce qu’on les y oblige, et qu’il faut de l’intelligence pour dire toujours la vérité. » La sentimentalité, qui avait été mise à la mode par sa coreligionnaire Henriette Herz, et qui était comme le romantisme à l’usage des gens du monde, lui était particulièrement antipathique. Elle aimait encore mieux les femmes émancipées : celles-ci avaient du moins le mérite de la franchise. Quelques-unes de ses amies, comme la comtesse Pachta, se faisaient remarquer par la liberté de leurs allures. Mais celle qui attirait surtout l’attention, et qui fascinait tout Berlin par sa « beauté sculpturale, » c’était la fameuse Pauline Wiesel, la maîtresse du prince Louis-Ferdinand. Rahel la couvrait de sa protection, et elle n’était pas seule à lui être indulgente. Brinckmann la comparait à une figure de la mythologie grecque, et remerciait les dieux « de lui avoir laissé contempler ce phénomène. » Alexandre de Humboldt, qui n’était pas toujours grave, disait qu’il ferait volontiers douze lieues à pied pour la voir. Rahel ne craignait pas de se comparer elle-même à Pauline. « Nous sommes toutes deux, lui écrivait-elle, en marge de la société, vous pour l’avoir scandalisée, moi pour avoir refusé de croire à ses mensonges. » Mais Varnhagen écrivait de son côté à Rahel : « Je ne puis m’empêcher de sourire, quand je me la représente assise à côté de vous[4]. »

Cette vie littéraire, souple, piquante, originale, toute en échanges directs et personnels, que l’Allemagne n’avait pas connue jusqu’alors, fut brusquement interrompue, quand l’armée prussienne, battue à Iéna, reflua vers le nord, suivie bientôt des troupes françaises. Le salon de la Jægerstrasse fut déserté, et Rahel se retrouva tout d’un coup dans l’état de solitude morale qui avait fait le supplice de sa jeunesse. Elle eut des soldats à loger, des blessés à soigner. Elle espéra un instant que la paix de Tilsit ramènerait une ère plus tranquille ; mais, après la retraite de Russie, la guerre se déchaîna plus furieuse que jamais, et il fallut attendre quelques années encore, « avant que l’Europe sortît de l’état sauvage où elle était retournée, et que chaque fils fût rendu à sa mère. »


III

Rahel gouvernait mieux son intelligence que son cœur. Ses amours furent des coups de tête. A vingt-trois ans, elle s’éprit d’un jeune aspirant diplomate, fils d’un ministre, Charles de Finkenstein, qui n’avait rien de ce qu’elle appréciait d’ordinaire dans un homme, mais qui la captiva par une physionomie élégante et fine, une certaine grâce aristocratique. Elle crut pendant cinq ans qu’un gentilhomme prussien de la haute noblesse pouvait épouser la fille de Levin Markus, et Finkenstein eut le tort de le lui laisser croire. A la fin, ce fut elle qui rompit, mais il lui en coûta « d’enterrer son amour. » « J’entends comme un roulement de tambours voilés dans ma poitrine, » écrit-elle. Un an après, Finkenstein épousa une marquise italienne ; Rahel le revit un peu plus tard, vieilli avant l’âge, la figure ridée et les traits alourdis, et elle eut tout loisir de gémir une seconde fois sur son erreur.

Ce fut bien pis lorsque, en 1802, elle s’enflamma pour un secrétaire de l’ambassade d’Espagne. Son cœur éploré allait du nord au midi et ne rencontrait que des mécomptes. L’objet de sa nouvelle passion était un Basque, nommé Don Raphaël d’Urquijo, d’un extérieur agréable, mais d’un caractère violent, et pour qui l’amour était inséparable de la jalousie. Il la tourmenta pendant deux ans par des reproches absurdes et des soupçons ridicules. Elle cédait toujours ; elle consentit même à suspendre pour lui ses réceptions. Enfin, lasse de sa condescendance, et honteuse d’une soumission dont on ne lui savait aucun gré, elle se retira, la mort dans l’âme ; elle appela plus tard cet amour « sa turpitude. » Huit ans après la rupture, Urquijo étant revenu à Berlin, elle lui demanda un entretien, et quand il fut parti, elle s’écria : « Voilà donc l’homme qui a su me charmer, à qui j’ai donné mon cœur ! Mais c’était un sortilège, une malédiction ! » Elle le revit encore une fois à Prague, en 1813, bien déchu de son orgueil ; il était en disgrâce, avait l’air misérable, et il priait son ancienne amie d’intercéder pour lui auprès du gouvernement espagnol.

Rahel se consola sur le tard par un mariage de raison. En 1808, elle se fiança avec Charles-Auguste Varnhagen, qui, tout en continuant mollement ses études de médecine, faisait partie, sous l’égide de l’Étoile du Nord, d’un petit groupe littéraire avec Louis Robert, Chamisso et La Motte Fouqué. Rahel avait trente-sept ans, Varnhagen en avait vingt-trois. Jusque-là elle avait dépensé son affection en pure perte ; elle avait tout donné, sans rien recevoir. Cette fois, les rôles étaient changés ; ce n’était pas elle, c’était lui qui avait pris feu, si toutefois on peut parler ainsi d’une nature tranquille comme Varnhagen. Elle se demandait parfois si elle pouvait compter encore sur un attachement durable de la part d’un homme, si le destin lui réservait encore une compensation pour ses déboires passés. Elle ne cesse de dire à Varnhagen, dans ses lettres, qu’il est libre, qu’il ne doit pas se croire enchaîné par une promesse, qu’elle ne veut pas entraver son avenir. Il lui répond par des témoignages de reconnaissance : dans cet échange qui constitue l’amour, où l’on donne et où l’on reçoit tour à tour, c’est elle la bienfaitrice, et lui l’obligé. « Je ne trouve rien en moi-même, écrit-il, ni pensées, ni images ; je suis aussi incapable de présenter une œuvre quelconque dans son ensemble que d’en faire valoir les détails. Aucune source vive ne jaillit en moi. Ce vide que je sens en moi est ce qu’il y a de plus décourageant dans la vie… Cependant mon âme est ouverte au jour ; un rayon de soleil, une forme du beau, ne passeront pas en vain devant moi. » Varnhagen, s’il a souvent mal jugé les autres, voyait clair en lui-même ; il sentait qu’il avait besoin d’un stimulant pour le tirer de sa torpeur, d’une lumière pour féconder son âme stérile. Rahel fut le rayon bienfaisant qu’il attendait.

Le mariage fut retardé pour des raisons économiques. On était au lendemain d’Iéna, en pleine occupation française. La mort de Levin Markus avait déjà nui à la prospérité de sa maison, et les troubles politiques furent une nouvelle cause de ruine. Rahel se trouva quelque temps dans une situation voisine de la gêne ; elle dut prendre un petit appartement à Charlottenbourg. Quant à Varnhagen, il flottait incertain entre les lettres, la médecine et la diplomatie. Rahel le décida à continuer ses études à Tubingue, où régnait momentanément la paix. Mais à peine y fut-il arrivé, que la rupture de l’Autriche avec Napoléon ralluma la guerre. Il s’engagea dans un corps de volontaires, fut blessé à Wagram, et resta en garnison à Prague. Puis il suivit les armées alliées, comme officier d’intendance, jusqu’à leur entrée à Paris. De retour à Berlin, comme la paix semblait désormais assurée, il célébra enfin son mariage avec Rahel, le 27 septembre 1814. Celle-ci passa le même jour au protestantisme. « Il semblait, dit-elle en plaisantant, à voir l’empressement du pasteur qui présidait la cérémonie, que ce fût Spinoza en personne qui lui demandait le baptême. » Quelque temps auparavant, elle avait écrit à Varnhagen : « J’aurais épousé autrefois Urquijo ou Finkenstein par amour, mais il n’est aucun homme à qui j’eusse donné ma main avec autant de confiance et avec une âme aussi libre d’inquiétude qu’à vous. »

Le mois suivant, ils partirent ensemble pour le Congrès de Vienne, auquel Varnhagen assista en qualité de second secrétaire de légation. Ce fut pour tous deux un beau champ d’observation. Toutes les nationalités s’y rencontraient dans un pêle-mêle pittoresque. Varnhagen n’y joua qu’un rôle très effacé, mais il se rendit utile au ministre prussien Hardenberg, qui le fit nommer ensuite chargé d’affaires à Carlsruhe. Ce poste ayant été supprimé en 1819, il rentra à Berlin, avec le titre de conseiller de légation, au traitement de 3 000 thalers. C’est alors que s’ouvrit, au numéro 36 de la Mauerstrasse, le second salon de Rahel.

Douze années s’étaient écoulées depuis que sa première société s’était dispersée, et dans cet intervalle l’Europe avait changé de face. Des questions nouvelles s’imposaient à l’attention des penseurs et des hommes d’Etat. Un besoin de liberté travaillait les peuples que leurs souverains avaient ligués contre Napoléon, et qui demandaient maintenant le prix de leur victoire. La philosophie avait continué son évolution, en s’écartant de plus en plus de la tradition de Kant. A l’idéalisme de Fichte, qui était une grande école de stoïcisme et une vigoureuse affirmation du devoir, avait succédé le panthéisme de Hegel, effort surhumain pour ramener tout le développement du monde physique et moral à un principe unique ; et si l’hégélianisme, malgré ses visées ambitieuses, n’avait pas enrichi le domaine des sciences, il avait du moins secoué fortement les esprits. Un disciple de Hegel, Edouard Gans, un coreligionnaire de Rahel avant qu’elle se fût convertie au protestantisme, et un habitué de son salon, commençait à appliquer les théories du maître au droit et à l’économie politique, et à répandre par la parole et par la plume les idées libérales venues de la France. Enfin, en littérature, le règne de la fantaisie pure et du rêve désintéressé, tel que l’entendaient les romantiques, touchait à sa fin, et déjà quelques jeunes écrivains, qui devaient bientôt se grouper sous le nom de la Jeune Allemagne, prêchaient un art nouveau, tout imprégné de réalisme, épousant les intérêts du jour et entrant hardiment dans la mêlée des partis.

Au printemps de 1821, Henri Heine fut présenté à Rahel par Louis Robert, avec lequel il se rencontrait dans les tavernes littéraires de Berlin. Il ne fut englobé que bien plus tard dans la Jeune Allemagne ; il n’était encore à ce moment-là qu’un étudiant manqué, fruit sec de l’université de Gœttingue, auteur de quelques poésies éparses dans des revues obscures. Rahel lui fit bon accueil, tout en lui reprochant son pessimisme affecté et son esprit de dénigrement, elle qui était optimiste malgré tout et bienveillante envers tout le monde. Elle entreprit aussitôt sur lui son œuvre éducatrice. « Il faut que Heine devienne sérieux, qu’il devienne quelqu’un (wesentlich), dût-il recevoir pour cela des coups de bâton. » Et elle lui appliqua bravement le fouet de la vérité. Il se montra docile, même reconnaissant. Deux ans après, il écrivait de Lunebourg à Varnhagen : « Il est tout naturel que je passe la plus grande partie de la journée à penser à vous et à votre femme, et que je me représente sans cesse toutes les bontés que vous avez eues pour moi, pauvre homme malade et bourru, que vous avez soutenu et réconforté, corrigé et ratissé de toute manière, et abreuvé de tous les dons de l’esprit. J’ai rencontré si peu de vraie bonté dans ma vie, et j’ai déjà été si cruellement mystifié ! Ce n’est que de vous et du noble cœur de votre femme que j’ai reçu des traitemens tout à fait humains. » Il crut pouvoir, en 1827, faire une dédicace publique des poésies du Retour à Rahel, sans lui en demander l’autorisation préalable. Elle s’en fâcha. « Le tour était joué, écrivait-elle plus tard à Gentz ; ce qui me fit prendre mon mal en patience, c’est que je savais déjà que les productions de l’esprit sont éphémères et disparaissent devant d’autres productions pareilles, sans que le public y fasse attention. Elle se trompait dans son jugement. Les poésies du Retour ont survécu, et la dédicace qu’elles portent n’a pas nui à Mme de Varnhagen auprès de la postérité. Mais c’était l’homme qui lui déplaisait et qui faisait tort au poète. Elle s’indignait surtout quand Henri Heine disait : « Gœthe et moi ; » c’est à peine si elle lui permettait de dire : « Gentz et moi. » Ailleurs, dans une lettre à Varnhagen, du 15 mars 1829, elle résume ainsi son impression sur le Livre des Chansons : « Un grand talent, qui a besoin d’être mûri, sous peine de se dépenser à vide et de tourner à l’affectation. » C’était un peu plus près de la vérité. Quant à Henri Heine, il ne cessa de témoigner à la « chère petite qui a un si grand cœur » une soumission pleine de reconnaissance.

Le salon de la Mauerstrasse réunissait trop de célébrités de toute sorte, pour que Bettina Brentano, qui allait bientôt remplir l’Allemagne de son nom, n’ait pas tenu à y figurer. Après avoir fait une cour indiscrète à Gœthe et à Beethoven, elle était venue s’établir à Berlin, où elle avait épousé le poète Achim d’Arnim. Elle avait quinze ans de moins que Rahel ; leurs relations furent plusieurs fois interrompues et ne furent jamais tout à fait cordiales. Leurs natures étaient trop différentes, l’une tranquille et réfléchie, mondaine avec un besoin d’affection, l’autre ambitieuse et remuante, avec des airs de naïveté ; l’une n’aimant que la vérité, même dans les œuvres de l’imagination, l’autre vrai génie du mensonge, pourvu que le mensonge fût ingénieux et assez transparent pour ne tromper personne. Toutes les deux avaient le culte de Gœthe ; mais l’une prêchait son saint sans ostentation, le recommandait à ses amis, le faisait comprendre aux indifférens, le défendait contre les adversaires ; l’autre le proclamait devant les foules, et s’en servait comme d’un piédestal pour se grandir elle-même. Un témoin inconnu, cité par Varnhagen, nous fait assister à une entrée de Bettina dans le salon de Rahel. Il est près de minuit, et les invités commencent à se retirer, lorsqu’on annonce encore le prince de Puckler-Muskau. L’étonnement est général, car on sait que le prince est absent de Berlin. La porte s’ouvre, ou plutôt s’entr’ouvre, et l’on voit apparaître une figure malicieuse, sur laquelle s’épanouit un éclat de rire. C’est Bettina, qui s’amuse d’abord de l’effet que sa mystification a produit. Puis elle fait le tour de l’assemblée, adresse à chacun un mot aimable ou moqueur, en commençant par le professeur Gans, à qui elle recommande de ne pas imiter tels de ses collègues qui, à force de science, deviennent sourds et aveugles et oublient le monde dans lequel ils vivent. « On essayait en vain de lui répondre ; les plus beaux parleurs se taisaient devant ce torrent d’images et de traits d’esprit. C’est à peine si Mme de Varnhagen, avec sa promptitude habituelle, réussissait de temps en temps à glisser un mot. La magicienne tenait dans sa main tous les fils de la conversation, se tournant tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt vers un groupe en face d’elle. On n’entendait plus qu’elle ; mais on était si charmé, qu’on ne demandait qu’à en entendre davantage. » Bettina publia, un an après la mort de Rahel, sa Correspondance de Gœthe avec une enfant. Si Rahel avait connu ce livre, il est probable qu’elle l’aurait désapprouvé.

Dans la société de Mme de Varnhagen, comme dans tous les cercles politiques et littéraires de l’Allemagne, on s’occupait alors beaucoup de ce qui se passait en France. On suivait, avec un intérêt toujours croissant, comme on aurait assisté aux péripéties d’un drame, les incidens de la lutte entre le gouvernement de Charles X et l’opposition libérale. Un jour, c’était au mois de mars 1830, Gans, après avoir supputé les forces des deux partis et leurs chances de succès, concluait par ces mots : « L’histoire elle-même a tracé la marche des événemens : il arrivera en France ce qui est arrivé en Angleterre ; la branche pourrie de la dynastie sera rejetée, et l’on conservera la branche saine ; les Orléans monteront sur le trône. » Alors Rahel, sur un ton décidé et presque solennel qu’elle ne prenait que rarement, énonça à son tour ses prévisions : « La branche que vous appelez saine est déjà entamée elle-même. Les Orléans ne dureront pas. Je connais les Français mieux que vous ; c’est mon peuple d’avant-garde. Ils se mettront en république, car ils ont la république dans les veines. Que ce soit pour eux un bien ou un mal, ce n’est pas la question, mais l’avenir est là. Le premier essai qu’ils en ont fait a été trop court pour être décisif ; mais ils recommenceront, jusqu’à ce qu’ils réussissent, et ils peuvent réussir. Plus je considère les Français, plus je me persuade qu’ils sont faits, de préférence à toute autre nation, pour vivre en république. Chacun d’eux veut être son propre maître ; ils ne se soumettent volontiers qu’à des abstractions ; et là où le prestige delà personnalité a disparu, on est bien près de la forme républicaine » Il y eut un instant de silence. Puis Gans reprit : « Vous croyez donc que les Orléans ne régneront pas ? — Qu’ils règnent, répondit-elle, pourquoi pas ? Qui est-ce qui peut prévoir tous les intermèdes de l’histoire ? Mais les grands événemens passent par-dessus et en font la poussière de leur chemin. »

Au moment où Rahel prononçait ces paroles prophétiques, son cercle commençait à se rétrécir, et elle ne recevait plus guère que les intimes. Sa santé, qui n’avait jamais été bonne, déclinait visiblement. Déjà l’année précédente elle avait eu un accès d’asthme, qui avait failli l’emporter. « Je croyais mon procès fait, écrit-elle. Me voilà rendue au jour. Salut à la vieille terre, qui veut bien me recevoir encore ! » Pour une personne qui avait un tel besoin de communication et d’affection, une telle habitude de vivre dans les autres, la perte des amis était encore une manière d’éprouver la mort sur elle-même. Son « vieil enfant » Gentz et son frère Louis Robert lui furent enlevés, en 1832, à un mois de distance : c’étaient « deux fragmens de sa vie » qui se détachaient. La mort de Goethe, qu’elle apprit au mois de mars de la même année, fut pour elle un deuil personnel ; mais elle marqua en même temps, sous une forme originale, dans la courte notice qu’elle consigna dans son Journal, la lacune qui s’était produite dans le monde intellectuel : « Parfum de la rose, chant du rossignol, trille de l’alouette, Goethe ne vous percevra plus : un grand témoin a disparu. » Dans l’hiver qui suivit, les crises devinrent plus fréquentes et plus aiguës ; elle mourut dans la nuit du 6 au 7 mars 1833, n’ayant pas achevé sa soixante-deuxième année. Son époux Varnhagen, après avoir raconté ses derniers momens, termine par ces mots, qui résument toute la vie de Rahel, et qui définissent bien son rôle dans la société de son temps : « Une femme, qui ne se distinguait ni par le rang, ni par la beauté, qui n’a jamais écrit une ligne pour le public, et que néanmoins les plus grands esprits considéraient comme leur égale, est certes une apparition des plus rares dans l’histoire des lettres. »


A. BOSSERT.

  1. J.-E. Spenlé, Rahel. Paris, Hachette, 1910. — 0. Berdrow, Rahel Varnhagen. Stuttgart, 1900.
  2. Les mots sauvage et à notre aise sont en français dans la lettre.
  3. Une intimité à laquelle il a pris fantaisie à Fanny Lewald d’attribuer un caractère passionné : voir son roman Prinz Louis Ferdinand.
  4. Pauline Wiesel écrit un jour à Rahel : « Comme c’est vrai ce que vous me disiez ! J’aurais dû devenir une bonne mûre de famille, une bonne ménagère : j’étais faite pour cela. Les hommes m’ont gâtée, chacun a fait de moi la femme qu’il voulait… » Elle fit du moins une un bourgeoise ; elle épousa un capitaine français en retraite, et mourut à Saint-Germain-en-Laye, en 1848, âgée de soixante-dix ans.