Un Romancier Italien - Guido da Verona

Un Romancier Italien - Guido da Verona
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 206-217).
UN ROMANCIER ITALIEN

M. GUIDO DA VERONA


I

Mimi Bluette, Fleur de mon jardin : c’est le roman que les libraires vous tendent sans hésitation, lorsque vous demandez le livre à la mode. Leur vitrine n’a point d’ornement plus en vue que la couverture de Mimi Bluette : laquelle représente une femme douloureuse et dévêtue, qui s’avance à travers des stalactites bleues. Tout le monde lit Mimi Bluette : les femmes, les bourgeois, et les soldats au front. Les critiques protestent, s’indignent contre un public assez fou pour aimer un roman qu’ils n’aiment pas. Le public obstiné continue à lire Mimi Bluette, et ne lit pas les critiques. Alors ils se mettent tout à fait en colère, et s’en prennent à l’auteur, qu’ils accusent de tous les crimes. L’auteur reçoit des demandes d’autographes, des lettres d’amour, des lettres d’injures. Bref, c’est le grand succès.

C’est un succès de vente exceptionnel. Les éditeurs de M. Guido da Verona parlent de lui avec des inflexions de tendresse. Il n’est pas de ces écrivains misérables qui ne rapportent pas l’argent qu’on a risqué sur eux : c’est un capital vivant. Je sais bien que le mérite d’un auteur ne se mesure pas au nombre d’exemplaires vendus : cependant regardons les chiffres, par curiosité : les chiffres ont toujours quelque chose d’amusant… Il n’est guère de romancier plus illustre que M. Gabriele d’Annunzio. Ses Vergini delle Rocce sont à leur vingt-deuxième mille (nous parlons du texte italien, et non pas des traductions) ; Forse che si a été tiré à vingt-neuf mille exemplaires, Il Fuoco à trente et un mille ; Il Trionfo della Morte à trente-deux mille ; l’œuvre la plus favorisée a été Il Piacere, arrivé à quarante-trois mille. — Si peu ? — Pas davantage ; et ceci pour une carrière déjà longue, pour un talent hors de pair, pour une gloire que la guerre a, tout à la fois, purifiée et accrue. Or, les romans de M. Guido da Verona s’échelonnent dès aujourd’hui entre trente et cinquante mille exemplaires : exactement trente-six mille, quarante et un, quarante-deux, quarante-cinq, cinquante-quatre. Il dépasse d’Annunzio, et pour peu qu’il continue, il le laissera loin derrière lui : comme tirage, s’entend.

Et Fogazzaro ? — Continuons pendant une minute encore ce petit jeu d’arithmétique. Leila n’est arrivée qu’au vingt-sixième mille : il est vrai qu’il s’agit du dernier en date. Piccolo mondo antico, trente-cinq mille ; Il Mistero del Poeta, trente-sept ; Il Santo, quarante-trois ; Malombra, cinquante ; Daniele Cortis, soixante ; Piccolo mondo antico, soixante-cinq. La diffusion moyenne des romans de M. da Verona égale donc celle des romans de Fogazzaro. Les autres écrivains contemporains, même parmi les meilleurs, étant loin d’atteindre ces chiffres, on en arrive à cette conclusion surprenante et pourtant incontestable, que l’auteur de Mimi Bluette est le plus répandu parmi les romanciers italiens d’hier et d’aujourd’hui.


II

Il est arrivé très jeune à la renommée. Il est né à Saliceto Panaro, près de Modène ; mais sa patrie d’élection est Milan, la grande ville. C’est là qu’il suivit indolemment les cours du collège, et qu’il griffonna ses premiers vers. Puis, sa mère voulant qu’il eût quelque diplôme, comme toutes les mères, il se décida pour le droit, comme tous les fils qui n’ont pas de vocation déterminée, et se sentent un bel appétit pour croquer gaiement les écus paternels. S’il choisit l’Université de Gênes, ce n’est pas qu’il fût séduit par son rayonnement juridique ; mais les étudiants n’étaient pas forcés d’assister aux cours ; et il appréciait fort cette façon de pratiquer la scolarité. On ne s’étonnera point qu’il lui fallût, pour passer ses examens, beaucoup de bonheur et toute l’indulgence du jury. Il fit son volontariat dans la cavalerie, naturellement ; beau cavalier lui-même, il servit dans le beau régiment des dragons bleus. Et ce fut fini des apprentissages ; il avait vingt ans.

Aussi bien la vie qu’il aimait avait-elle déjà commencé pour lui : vie de plaisir et d’aventure ; non point dépensée tragiquement, à la façon des romantique ’ ; mais gaspillée, avec une sorte d’obstination.

Se coucher à l’heure où les autres se lèvent ; déjeuner à quatre heures de l’après-midi, et dîner à cinq heures du matin ; vivre la nuit, dormir le jour : voilà ses habitudes. Sa grande affaire est le jeu : ne dit-il pas lui-même, en souriant, que sa patrie spirituelle est la principauté de Monte Carlo ? Il joue dans les cercles, il joue dans les villes d’eaux, partout où l’on peut défendre et perdre âprement sa fortune : il perd la sienne, en effet, tantôt avec l’espoir de revanches hypothétiques, tantôt, et plus souvent, avec la conviction qu’il importe peu de la perdre ainsi, ou autrement ; car il n’aime rien tant que la prodigalité, et il est trop grand seigneur pour ne pas dépenser sans compter tout ce qu’il a jamais eu, tout ce qu’il aura jamais. Un peu de la fièvre qui règne autour des tapis verts est restée dans ses yeux. Taille haute et démarche élégante, main fine, cheveux noirs rejetés en arrière, plaisant à voir, et d’ailleurs fort distingué, il va d’aventure en aventure. Il va de ville en ville ; il n’a pas de maison, bien que la maison maternelle lui soit ouverte toute grande ; il préfère l’hôtel. Il séjourne, ou plutôt il passe, en France : Paris l’attira toujours plus que toute autre ville ; en Angleterre, en Allemagne, en Autriche, en Suède, en Espagne ; en général dans les grandes cités ; mais quelquefois, un village au bord de la mer ou de la lande abrite son bonheur et son rêve d’un moment. Il a besoin de changement, et comme sa seule règle est son caprice, il change souvent : il voudrait changer tous les mois. « Ma vie est une collection de timbres-poste… » Il songe à s’établir au Transvaal, pour exploiter les mines de diamants ; ou en Argentine, pour y fonder une vaste estancia : autant en emporte le vent. Il lui faut le luxe, les amis, les amies, les chevaux, les cigares de prix, les grands lévriers russes et les minuscules chiens japonais. Il fait des dettes, et va frapper aux portes des usuriers. Il abîme sa santé, heureusement résistante…

Mais prenons garde : si nous nous arrêtions ici, nous serions injustes ; ce que nous oublierions, ce serait précisément le meilleur. Ne le confondons pas avec le monde qu’il fréquente ; il vaut mieux que ces viveurs vulgaires, et se distingue d’eux par un trait essentiel. Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’il aura beaucoup aimé les lettres ; parce qu’il aura beaucoup travaillé, beaucoup peiné ; parce qu’il aura eu le désir obstiné de réaliser la beauté par le tourment d’écrire ; parce qu’ayant choisi un métier, celui d’écrivain, il l’a exercé en conscience. Scrupules professionnels, recherche du perfectionnement, anxiété qui naît de la lutte avec la forme rebelle, il connaît tout cela. Sa production n’est pas celle d’une heure de caprice, feuilles jetées au vent. Dans ses pérégrinations, au milieu de ses vicissitudes, il a des amis dont il ne se sépare jamais, et ce sont ses livres, qu’il emporte dans de grandes malles, d’hôtel en hôtel, de pays en pays. Il lit, n’abandonnant jamais le commerce des bons auteurs, qu’il possède à merveille. Il cherche, il étudie : car il y a des dictionnaires au milieu de ses livres. Après des heures passées au jeu, il rentre dans sa chambre, allume sa lampe, et se met à écrire. Ce n’est pas seulement le remède ; ce n’est pas seulement la façon de chasser par une autre fièvre celle qui le tient possédé : c’est un élément d’unité et de dignité qu’il met dans sa vie. Il n’écrit pas le moins du monde pour le profit ; ni même pour la gloire, qui est encore une manière d’intérêt. Il écrit parce qu’il est beau d’écrire. Et cette passion du beau est peut-être chez lui la plus forte de toutes.

Mais cette passion, à son tour, relève d’une donnée profonde de son caractère, qui est la volonté. S’il y a place dans cette vie de désœuvrement apparent pour un labeur tenace, c’est qu’il y a toujours, chez ce capricieux, une volonté qui veille. La nuance est délicate. Je ne veux pas dire qu’il ait suivi ce genre de vie par pénitence, et suis bien convaincu, au contraire, qu’il s’est laissé porter où sa nature l’inclinait. Mais enfin, il n’est pas entraîné par le tourbillon au point de ne pas voir ce qu’il a d’anormal ; il a la conscience très claire d’être lui-même une manière de paradoxe : et ce paradoxe, il ne l’atténue pas ; il l’accentue volontiers. Il ne lui déplaît pas d’étonner le vulgaire. Il est blasé : un peu moins peut-être qu’il ne le paraît. Il ne croit pas à grand’chose : il tient à ce que personne n’ignore qu’il ne croit à rien. Il y a sans doute une fatalité qui le pousse à choquer les idées reçues : mais elle lui paraît plaisante et heureuse, et il lui cède sans combat. S’il écrit un passage licencieux, il lui est agréable de penser qu’il provoquera des clameurs. Une pointe de scandale assaisonne sa manière d’être. Ses prédilections vont plus facilement à ce que les autres n’aiment pas. C’est un rebelle, avec quelque chose de spontané, et quelque chose aussi d’un peu laborieux.

Ce portrait aidera, je l’espère, à comprendre l’œuvre : d’abord sa matière, puisque M. Guido da Verona peint tout naturellement le décor qu’il a vu ; ensuite ses défauts très sensibles, qui semblent se rapporter tous à une exagération volontaire des procédés ; et aussi ses belles qualités ; de sa clairvoyance, de sa faculté de rester observateur tout en étant acteur, naît le sens de la vie ; et du don naturel d’écrire qu’il apportait avec lui en venant au monde, naît l’heureux privilège de se faire lire passionnément.


III

La matière de ses romans, d’abord, est celle qu’il a recueillie au cours de sa carrière vagabonde ; son domaine est la société moderne dans ce qu’elle a d’instable, de troublé, d’inquiétant. Les personnages sont des irréguliers : grands seigneurs ruinés, qui cherchent par tous les moyens à soutenir leur crédit chancelant ; arrivistes, qui tablent non pas sur leur intelligence ou sur leur mérite, mais sur leur cynisme ; aventuriers qui frôlent la cour d’assises. Les femmes, qui sont leurs adversaires ou leurs complices, ne sont guère meilleures : frelatées, vicieuses. Lorsque l’amour qu’il dépeint n’est pas vénal, c’est une passion farouche, où le sentiment entre moins que la volupté ; souvent il voisine avec le crime. L’argent circule ; aussitôt gagné, aussitôt dépensé ou perdu. Beaucoup d’usuriers, dont il ne faut pas trop médire, parce qu’après tout, ils aident à faire face aux nécessités du lendemain : le surlendemain est encore trop loin pour qu’on y pense. De grands palais à l’antique, mais hypothéqués. Des toilettes de chez les grands tailleurs, mais non payées. Des champs de courses. Des cartes, des tables de jeu ; le bruit de l’or qui roule. Des bijoux qui ont une histoire. Des duels, du sang. L’aristocratie ne vaut rien. La bourgeoisie ne vaut pas davantage ; encore est-elle moins élégante, et a-t-elle une façon ridicule de dépenser ses millions mal acquis. Le peuple existe à peine : il est comme les limbes : vague assemblée d’ombres, d’où sortent quelquefois ceux qui réussissent… Quelle humanité ! Rien qui l’élève ; aucun souffle pur qui vienne de temps à autre dissiper ces miasmes. Pas de conception religieuse ; et à vrai dire, pas de conception morale. Tous ces personnages sont la proie de leurs intérêts, de leurs désirs ; on ne peut même pas affirmer que l’exaltation de la passion soit la loi dont ils se réclament. Sans doute, ils la vantent, comme le seul bien. Mais les cris de défi qu’ils poussent (disons-le à l’honneur de M. da Verona) ne sont que des cris de tristesse. « Les hommes sont des bêtes contraintes de vivre sérieusement. Ce sérieux remplit l’univers de contradictions absurdes… » « Il y a beaucoup de choses graves dans la vie qui n’ont pas l’importance d’un verre de Champagne, d’un buisson d’écrevisses, ou d’un two steps. » Mais Champagne, écrevisses, ou danse, à leur tour, sont moins que rien ; et du bal masqué que M. Guido da Verona se plaît à nous peindre, se dégage la vanité des vanités. « L’énorme peine que les hommes prennent pour donner un sens à cette vie, qui n’en a pas… »… « Il avait compris que tout se résout, au fond, à se choisir une place au cimetière… »

En traitant une telle matière, il est malaisé de ne pas tomber dans quelque exagération ! car elle ne comporte guère le souci des nuances ; elle invite à l’excès ; elle provoque pour ainsi dire le défaut de mesure et quelquefois le manque de goût. Qu’il plaise à un joueur de perdre en une seule nuit cinquante mille francs, c’est son affaire ; pour peu qu’il tienne à perdre davantage, libre à lui, un certain nombre de folies sont considérées comme permises : mais ce n’est pas une raison pour qu’il veuille se faire prendre au sérieux, et considère le jeu comme une manière de sacerdoce. Il y a des gens qui pensent faire bon usage de leur temps, en le consacrant à séjourner devant les comptoirs des bars, perchés sur de hauts tabourets, et buvant de l’alcool avec des pailles ; j’imagine qu’ils sont très contents d’eux : mais qu’ils prétendent par surcroît à l’admiration du vulgaire, voilà qui est excessif. Des occupations de ce genre ont perdu tout crédit, même sur l’esprit des collégiens ; à plus forte raison sur des lecteurs qui ont dépassé l’âge de l’extrême jeunesse. J’aimerais que M. Guido da Verona nous marquât la vulgarité, la sottise que comporte cette vie prétendue élégante, et nous fît mieux comprendre qu’il n’est pas dupe, puisqu’en effet il ne l’est pas.

L’insistance est plus déplaisante lorsqu’il s’agit de passages licencieux. Aucune interprétation de l’art, même la plus libre, ne me fera comprendre la nécessité de tant de garçonnières et de tant de déshabillés. S’il est contraire aux idées de l’auteur de parler d’épuration, parlons d’allégement, et disons que beaucoup de pages gagneraient à être considérablement allégées. Je suis tout à fait convaincu que M. Guido da Verona n’insiste pas plus qu’il ne le croit strictement nécessaire à son sujet ; je sais même qu’il est ému par le reproche de vouloir exciter la curiosité malsaine d’une certaine catégorie de lecteurs. Mais c’est déjà trop, en une matière aussi délicate, que de provoquer le reproche, même s’il n’avait pas l’air d’être justifié. Ainsi de suite, à l’avenant : parfois, c’est le ton qui est criard ; parfois, ce sont les ressorts de l’action qui sont plutôt que dramatiques, mélodramatiques ; parfois, c’est l’esprit qui manque d’atticisme. L’exagération du procédé : voilà le défaut.

Et puis, lorsqu’on a fait toutes ces réserves, insisté sur toutes ces critiques-, reste toujours un incontestable don d’observer et de rendre un aspect de la vie. Certains passages agacent, irritent ; on voudrait laisser tomber le livre : il n’empêche qu’on achève la lecture et qu’on va jusqu’au bout. Au moins les romans de M. Guido da Verona ne sont-ils pas des neutres ; et quelques défauts qu’ils aient, personne ne les accusera jamais d’hypocrisie. Cette société peu enviable offre, qu’on le veuille ou non, des passions ardentes, des désirs féroces, des caractères marqués, d’étranges aventures et des drames imprévus. Elle est riche en coups de théâtre. Les personnages louches qui la composent jouent un rôle, au réel, dans la comédie humaine : furent-ils jamais plus nombreux, plus remuants qu’aujourd’hui ? et faudrait-il chercher très loin, pour en trouver d’analogues qui prennent part aux plus grandes affaires, je ne dis pas du monde, mais de l’État ? Ne les voyons-nous même pas qui ont voulu s’insinuer jusque dans la conquête de la guerre ? Or, l’écrivain a su saisir leurs gestes, fixer leurs traits, rendre leur sourire ou leur grimace. Ils sont présentés sous un éclairage spécial, cru comme celui de la rampe : mais ils vivent. Ils crient : mais c’est leur habitude que de crier.

Les acteurs secondaires ne sont pas des figurants ; dans le rang inférieur où leur activité s’exerce : femmes de chambre, maîtres d’hôtel, parasites, ils mettent la même âpreté que leurs maîtres à satisfaire leurs vices ou à défendre leurs intérêts. A plus forte raison, les grands premiers rôles donnent-ils l’impression d’une vérité bizarre, exceptionnelle, mais certaine. Écoutez le récit que fait telle de ces héroïnes, pressée par un amant qui veut connaître son passé : vous verrez surgir et se mouvoir le type de l’aventurière d’aujourd’hui. « Plus tard, dans la nuit silencieuse, Hélène m’avait raconté l’histoire de sa vie. Et c’était une histoire bien triste pour une créature aussi belle. Elle me racontait avec mélancolie l’histoire de son enfance heureuse dans la paix un peu sévère d’un château hongrois, où les richesses de ses aïeux s’étaient accumulées… » Intelligente, cultivée, née pour une haute fortune, elle est ruinée par son père, qui est tué en duel après avoir gaspillé son patrimoine. Sa mère vend le château et toutes deux s’en vont vivre à Paris, donnant des leçons, traduisant des articles, souffrant du froid et de la faim, aidées par un peintre hongrois tuberculeux, aussi misérable qu’elles. Sa mère meurt ; le rideau tombe sur le premier acte de sa vie. Elle commence une existence errante : à Berlin, chez son tuteur qui s’éprend d’elle et qu’elle doit fuir ; dame de compagnie, obéissant au caprice d’une vieille qui la jalouse ; seule. « Alors, parmi les cités étrangères, appelée ici, et là repoussée, au milieu des usages et des êtres les plus variés, avec le courage de ses vingt ans, avec l’intelligence souple qui naît des difficultés, apprenant à feindre, à se tirer d’affaire parmi les hommes, commença la course errante, infatigable, qui était sa lutte pour la vie… » Elle s’enivre de littérature, et de Gorki. « Ses livres l’enflammèrent ; ils lui parurent le poème épique de la misère, l’Évangile des déshérités. » Aimée d’un pasteur, dans une ville paisible des bords du Rhin, elle accepte de l’épouser et se sauve trois jours après les fiançailles. Elle rencontre un Parisien, Duvally, entrepreneur de spectacles, et rêve d’être actrice. Elle voit mourir le peintre hongrois qui l’aime et qu’elle n’aime pas ; elle se donne à un jeune officier autrichien, sans trop savoir comment ni pourquoi. Elle se rend à Rome, et c’est là que sonne l’heure où elle rencontre l’homme qui la fixera… Encore n’est-ce point le port ; les mêmes fluctuations, les mêmes changements au gré de l’heure et du vent recommencent avec lui : parce que l’étoile qui préside aux destinées de ce genre s’appelle l’Aventure ; parce que de telles femmes sont condamnées à n’avoir rien qui soit stable ou qui dure : et c’est ce qu’elles aiment aussi. Voilà sa vie ; ou du moins une partie de sa vie ; car, derrière son récit, il y d’autres péripéties, d’autres courses errantes, d’autres misères : et tout cela, ce qu’elle veut bien dire et ce qu’elle cache, sa sincérité d’une nuit et ses longs artifices, ce que le lecteur voit et ce qu’il devine, tout cela fait une vie étrange, cahotée, illogique, que l’on sent profondément vraie. « L’aube blanchissait derrière les vitres quand elle eut fini de raconter. » Les pages qui retracent une telle biographie, et beaucoup d’autres du même genre, se font lire avec un intérêt passionné. Elles montrent l’écrivain de race, celui qui sait découper un portrait dans la réalité mouvante, et le fixer tout en lui gardant l’allure de la vie.

La seule évolution qui se marquait jusqu’à présent, dans l’œuvre de M. Guido da Verona était l’accentuation de sa manière, à ceci près que l’influence de d’Annunzio, évidente dans ses tout premiers romans, est allée diminuant, jusqu’à disparaître. A ne parler ni de ses volumes de vers, auxquels le public fit peu d’accueil, ni du Cavaliere Spirito Santo, sorte de revue satirique de ses contemporains, le jeune auteur a déjà une œuvre copieuse derrière lui. Un être difforme qui se trouve être un peintre de génie aime d’un amour ingénu, total, désespéré, une femme qui le trahit. Il tue son rival, est condamné, devient une puissance de haine et de révolte, et meurt dans une émeute populaire dont il est l’âme : tel fut son début, Immortaliamo la vita. Il a considéré ce roman comme un péché de jeunesse et l’a désavoué : il a eu tort. Inégal, heurté, plein de fautes de goût et de mesure, le livre n’en est pas moins écrit avec une fougue qui le rendait aussi digne de vivre que ses successeurs. L’éditeur audacieux qui le publia d’abord fit faillite : simple coïncidence sans doute. L’éditeur avisé qui le reprit, une fois tombé dans le domaine public, en a tiré le meilleur parti. En 1908 parut l’Amore che torna : un noble Romain est aimé passionnément par une jeune fille à laquelle il s’est fiancé ; le mariage est pour lui une nécessité, car il est à la veille de la ruine et la jeune fille est riche. Il ne s’en éprend pas moins d’une aventurière qui finit par répondre à son amour ; tous deux partent pour Paris, elle pour monter sur les planches, lui pour la suivre ; et, comme l’argent manque, ce gentilhomme vit tantôt du jeu, tantôt d’expédients qui frisent la correctionnelle. Arrive la séparation, fatale en ces sortes d’amours. Il regagne l’Italie, retourne à celle qui l’aimait et qui l’aime toujours, l’épouse, redevient riche par le mariage. On voit suffisamment le genre : la vérité des caractères, la psychologie très poussée de deux femmes diversement aimantes, la désinvolture du récit, une certaine fraîcheur d’imagination, prêtent à cette donnée une grâce impudente et séduisante. En 1910, le plus-gros scandale et le plus gros succès : Colei che non si deve amare, celle qu’on n’a pas le droit d’aimer : livre singulièrement riche, vigoureux, heurté, et qui mériterait à lui seul une étude. En 1912, La vita incomincia domani. En 1915, La donna che inventa l’amore. Et puis Mimi Bluette, que nous voudrions examiner d’un peu plus près pour unir.


IV

Le roman commence comme un conte licencieux, et finit comme une idylle.

Il y avait une fois une Italienne, une, blonde, exquisement jolie, qu’un peintre qui la prit pour modèle appela Mimi Bluette, et le nom lui resta. Elle passe de mains en mains, plus semblable à un objet vénal qu’à une créature humaine. Un exploiteur la conduit à Paris, et là, elle sent s’éveiller en elle sa vocation, qui est d’être danseuse. Toute grâce et toute harmonie lorsqu’elle danse, elle conquiert la grande ville ; elle- devient l’artiste et la femme à la mode ; elle a bijoux, automobiles, maison ; financiers, industriels, ministres, se la disputent ; il y a même un de ses amants qui découvre qu’elle a un esprit, et qui la fait instruire. Jusqu’ici, elle n’a pas encore d’âme et se laisse emporter par le tourbillon de la vie.

On pense bien, que M. Guido da Verona, tel que nous le connaissons, ne se fait pas faute de décrire copieusement, jusqu’à satiété, le Paris qui s’amuse. Le bar de la Grande Rouquine, par exemple, est un des endroits où il séjourne le plus volontiers. Aventuriers, tsiganes, boxeurs, alcooliques et morphinomanes, parasites se glissant aux tables des soupeurs riches et payant leur écot par un trait d’esprit, viveurs, escrocs et filles : il ne nous fait grâce de rien. Les plus moraux sont encore les danseurs, parce qu’ils ont au moins un métier avoué, et une manière d’idéal : jugez du reste.

Cette première partie du roman (nous verrons que la seconde est fort différente) est pittoresque et haute en couleur : elle a le tort d’être attardée. M. Guido da Verona, qui aime passionnément Paris, est le premier à s’en rendre compte. Entre le moment où il a écrit et celui où il a regardé, il y a eu la guerre. « Aujourd’hui, » écrit-il à la fin de son roman, « il n’y a plus que des mitrailleuses qui chantent… » Il estime même, par un sentiment de modestie qui nous aurait épargné bien des pages niaises, si tous les écrivains l’avaient eu au même degré, qu’il ne doit pas parler des événements contemporains, parce qu’il faudrait, pour ce faire, un génie qui n’est pas encore né. Il se déclare indigne d’un si grand sujet. « Si j’étais capable de produire quelque chose comme la Guerre et la Paix, j’écrirais sur la guerre. Autrement, non. » Et puisqu’il plaide les circonstances atténuantes, accordons-lui celle-ci : ce qui permettra tout à l’heure à Mimi Bluette, partie d’un tel milieu, de s’élever, de s’affiner, c’est encore Paris : le grand Paris où tout est extrême, le bien et le mal, le vice et la vertu ; où tout est beauté, et où la beauté devient éducatrice : de sorte que, dans un certain sens, le livre tout entier est encore un hommage, et presque un hymne à Paris.

Tout de même, nous sommes habitués à d’autres visions. La véritable image de Paris, pour nous, est celle des jours anxieux de juillet 1914 : l’attente des événements redoutables ne suspendant pas la vie ordinaire, mais lui donnant je ne sais quoi de grave et de digne ; tous les esprits, tous les cœurs unis déjà par le sentiment du danger ; dans les rues, les passants moins fébriles et plus recueillis ; les journaux dans toutes les mains, tous les yeux cherchant dans leurs pages humides encore le grand secret du lendemain ; et puis les petites affiches blanches collées sur les murs, et les groupes qui les commentaient. Ensuite le grand élan : sans clameurs, sans rien qui pût ressembler à une provocation ou à une vantardise, l’élan du peuple de Paris pour la défense de la France attaquée ; la foule aux gares ; les sifflets aigus des trains déchirant l’air ; ouvriers, bourgeois, étudiants, apparaissant tous sous l’uniforme des vieilles gloires ; et cette nuit chaude du mois d’août, où l’on voyait courir sur le ciel les grands bras lumineux des projecteurs, qui semblaient vouloir entr’ouvrir les nuages pour y trouver les menaces cachées. Que d’autres images, aussi belles, aussi poignantes, dans le livre de l’histoire de Paris ! Paris sous la menace ; vide de tous ceux qu’y amenait seulement le plaisir, libre, spacieux ; presque sans mouvement, sans autre mouvement que celui des autos militaires glissant à travers les rues silencieuses ; se recueillant dès que venait le soir ; grave, mais non pas triste…

Autre particularité qui nous surprend : presque tous les dialogues sont écrits en français. Ce français est correct en général ; mais il manque de cette allure aisée qu’un étranger, si au courant qu’il soit de notre langue, atteint difficilement. Les mots d’argot ont toujours l’air d’être amenés. De même qu’il ne veut appartenir à aucune école littéraire, M. Guido da Verona a horreur d’un style classique, fondu ou simplement uni. Non pas du tout par négligence, car il lime ses phrases, les corrige jusqu’à cinq et six fois, les reprend, d’édition en édition, mais par une volonté bien arrêtée, il est « moderniste. » Il est tout heureux de taquiner les puristes et d’entendre leurs cris d’horreur devant ses néologismes. Il lui plaît de rompre avec la tradition, de réagir contre le culte des mots, et d’exprimer sa pensée sous n’importe quelle forme, pourvu qu’elle lui paraisse juste et pittoresque. Cette fois, il est allé jusqu’au français pur et simple, voire plus simple que pur. Voyez le cas embarrassant où il s’est mis : les lecteurs italiens ne sont pas contents, et les critiques français font les difficiles.

En français donc, Mimi Bluette s’entretient avec les clients de la grande Rouquine ; elle est retournée par caprice au bar qui vit ses débuts, et elle y soupe. Or ce soir-là, l’amour entre dans sa vie. « Elle avait cheminé à travers le vice ; elle était le vice ; mais il semble que rien de tout cela ne lui fût entré jusqu’au cœur… » Son cœur, encore naïf dans la dépravation de sa chair, s’éprend ; elle aime éperdument, sans calcul, sans égoïsme ; plus rien n’existe pour elle, ni ses richesses, ni sa danse, ni Paris, qui l’idolâtre ; plus rien n’existe que son grand amour. Elle aime un homme mystérieux, qui a été ballotté par tous les flots de la vie, dont elle ignore le passé, et qu’elle ne connaît que sous le nom familier qu’elle lui donne : Laire. Un jour cet homme disparaît.

Les pages où nous voyons Mimi Bluette, exaltée, éprouvée par la passion, qui cherche, qui souffre, qui se désespère, sont fortes et belles. Laire, ayant épuisé ses dernières ressources, et ne voulant pas descendre aux compromissions, s’est enseveli dans la tombe où se cachent les désespérés héroïques : dans la Légion étrangère.

Elle l’apprend ; et la voilà qui part à sa recherche sur les routes brûlées de l’Afrique, dans le désert, vers les oasis lointaines où seules accèdent les caravanes, à Béni Abbès, trois cents kilomètres plus au Sud que Colomb-Bechar. Quand elle arrive, elle apprend que Laire vient de mourir en combattant.

Elle rentre à Paris. Elle fait son testament. Tous ses biens, elle les lègue aux soldats de la Légion étrangère, « pour que leur vie soit moins dure, et pour qu’il y ait quelqu’un qui les pleure quand ils sont morts. » Comme adieux au Paris qu’elle aime, elle danse pour la dernière fois dans une soirée d’apothéose ; c’est la danse que lui a appris le balancement des caravanes, et dont elle a cru deviner le rythme dans les fureurs du soleil. Puis elle se tue.

« Écrit au lointain, avec poésie, » dit l’auteur en terminant l’histoire. C’est vrai ; un souffle de poésie soulève la deuxième partie du roman. Il a repris l’éternelle histoire des grandes amours inexplicables, nées brusquement, et qui ne pardonnent plus ; il l’a rajeunie, en la plaçant dans le décor féerique du grand désert, au milieu d’une nature enflammée, parmi les hommes farouches qui lavent dans leur sang les taches de leur passé ; des fantoches dépravés par le vice, il a fait sortir la nature ; et c’est précisément parce qu’il a repris, plus haut que les chansons fausses où il ne s’était que trop complu, les deux thèmes souverains, — l’amour, la mort, — qu’il a mis dans son roman plus d’humanité.

Souhaitons qu’il ne s’arrête point là. Ces touches sincères et douloureuses persuadent que M. Guido da Verona est capable, pour peu qu’il le veuille, d’élargir le genre qu’il avait d’abord choisi ; de gagner en beauté et en noblesse ; d’arriver, au-delà d’une première vérité, où il entre encore trop d’éléments superficiels, aux traits qui demeurent pour toujours, et où l’homme se reconnaît de génération en génération. C’est un heureux présage, à l’heure où il arrive à la maturité de son talent. Mimi Bluette, fleur de mon jardin : le jardin peut produire des fleurs aussi belles, plus vigoureuses et plus saines ; il nous les doit, et nous les attendons.


PAUL HAZARD.