Un Roman protestant et un roman catholique en Angleterre

UN ROMAN PROTESTANT


ET


UN ROMAN CATHOLIQUE


EN ANGLETERRE.




Villette, by Currer Bell.[1]Lady-Bird, by lady Georgiana Fullerton.[2]




Un critique anglais d’un goût très délicat, sir James Mackintosh, observait, il y a longtemps, qu’une des influences les plus intéressantes du roman a été d’ouvrir au génie des femmes une sphère élevée dans la littérature. Comme les romans sont lus surtout par les femmes, il paraît d’abord fort juste qu’elles fassent un peu, pour leur part, les frais de ce genre d’amusement. D’ailleurs les femmes sentent beaucoup, ou observent beaucoup : nous sommes les prétextes de leurs passions, ou nous leur donnons la comédie ; or la sensibilité et l’observation sont les deux principales qualités du romancier. Enfin les femmes qui ont de l’esprit s’ennuient immensément. L’ennui est un des grands moteurs des actions humaines ; l’ennui fait souvent les héros. Mais que peuvent faire les femmes qui ont de l’esprit, qui ont connu la passion, qui ont observé et qui s’ennuient ?

Et que faire en un gîte à moins que l’on ne songe ?

Écrire un roman est une assez agréable songerie. Il n’est donc point surprenant de voir aujourd’hui les femmes s’emparer du roman, et y régner en plus grand nombre au moins, sinon avec plus d’éclat, qu’aux jours de Mlle Scudéry et de Mme de La Fayette.

Voici, par exemple, deux œuvres remarquables qui viennent de paraître en même temps à Londres, Villette et Lady-Bird. Elles ont pour auteurs deux femmes qui se sont placées depuis plusieurs années au premier rang parmi celles qui écrivent des romans : l’une, la mère de Villette, se cache sous le pseudonyme de Currer Bell ; est-il trop indiscret de l’appeler une fois en public par son nom, miss Bronty ? L’autre, lady Georgiana Fullerton, fille du comte Granville, qui a occupé si longtemps à Paris l’ambassade d’Angleterre, était bien connue de la société en France avant d’avoir attaché à son nom la célébrité littéraire. Currer Bell est l’auteur de Jane Eyre et de Shirley, dont nous avons rendu compte ici même ; les œuvres antérieures de lady Fullerton sont Ellen Middleton et Grantley Manor, qui ont été traduits en français. Ces deux romans, Villette, Lady-Bird, sont donc chacun le troisième ouvrage de dames dont les productions méritent d’éveiller la curiosité ; c’est là tout ce qu’ils ont de commun.

Il ne saurait y avoir en effet de plus complet et de plus piquant contraste que celui que présentent Villette et Lady-Bird, le talent de Currer Bell et le talent de lady Fullerton. Le contraste est partout, dans le fonds et les situations des deux romans, dans la manière, le style, l’esprit et les tendances des deux écrivains. Currer Bell affecte de placer ses romans dans la vie bourgeoise, elle recherche les réalités arides et grises de la vie, elle retrace les accidens des existences mal loties, médiocres, laborieuses ; c’est un romancier des classes moyennes. Sans y mettre de prétention, lady Fullerton prend ses héros et promène ses aventures dans les régions élevées et brillantes de la société ; et le reste, malgré le but religieux qu’elle poursuit, un romancier de high life. La manière de Currer Bell est âpre, tourmentée, un peu sauvage ; l’auteur de Villette est minutieux dans les détails, quoique brusque et fantasque dans la façon dont il les groupe ; son récit est haché, les scènes de son drame sont disposées avec une habileté qui se déguise sous le dédain du lieu commun et du convenu, et par l’art des combinaisons, des contrastes, il sait répandre sur les accidens les plus vulgaires de la vie réelle une couleur étrange et romanesque. Lady Fullerton n’a aucune de ces singularités préméditées, aucun de ces parti-pris ; elle ne court pas après des effets nouveaux ; elle se laisse aller sans effort au courant d’une imagination facile et gracieuse, échauffée d’une sensibilité expansive. Currer Bell a la phrase brisée, capricieuse ; sa langue, suivant le mot anglais, est plus idiomatique, c’est-à-dire plus saxonne par les mots et les tournures. Lady Fullerton a la période unie, harmonieuse et coulante ; sa langue et sa phrase se rapprochent davantage du génie français. La différence est plus saisissante encore dans la nature et les tendances morales de ces deux femmes distinguées. Currer Bell a un mélange d’ardeur contenue et d’ironie, une sorte de force virile ; les luttes où elle se plaît sont celles où l’individu abandonné à lui-même, seul, n’a pour se défendre que son énergie intime ; elle ne raconte que les combats de la volonté et les victoires de la liberté ; elle prêche avec un orgueil de Titan la force morale de l’âme humaine ; il y a dans ses livres la vigueur et l’originalité, jamais les larmes ; elle étonne, elle intéresse, mais elle n’attendrit pas ; elle est protestante jusqu’à la dernière fibre du cœur. Lady Fullerton est au contraire une âme féminine ; elle est de celles qui ont été transpercées par le glaive des tendresses religieuses, cujus animam gemenlem pertransivit gladius. Elle connaît, on le voit bien au charme avec lequel elle sait les peindre, les curiosités fiévreuses de la jeunesse et de la beauté qui aspirent en un seul désir tous les enchantemens de la vie, et ces novices ambitions de l’âme qui croit pouvoir conquérir ici-bas le bonheur ; mais elle ne raconte que les catastrophes tragiques de la présomption humaine : elle humilie et attendrit l’orgueil, la volonté et la liberté de l’homme sous la main de Dieu, pour relever l’homme par la religion ; les héros superbes de ses romans, elle les brise par le malheur, elle les transforme par l’aveu de leur erreur et le repentir ; elle est, sans affectation et sans bigoterie, toute pénétrée de la grâce du prosélytisme catholique.

On va suivre ce contraste dans l’analyse des deux romans. Je commence par Villette et par Currer Bell.


I

On est dans une petite ville d’Angleterre. L’héroïne de Villette, Lucy Snowe, est venue passer quelques mois chez sa marraine, Mme Bretton. Lucy Snowe est une jeune fille silencieuse, qui couve en dedans ses impressions. Elle aime la calme maison de sa marraine : vastes et paisibles appartemens, meubles bien en ordre et bien tenus, grandes fenêtres aux vitres claires et luisantes, un balcon qui s’ouvre sur une belle rue antique, sans bruits, et dont le pavé a ce lustre particulier de propreté qui fait qu’à voir les rues des petites villes, on croirait qu’il y règne un perpétuel dimanche. Mme Bretton est une veuve aisée, une matrone toujours bonne et encore fraîche et belle ; son fils unique, Graham Bretton, est un grand, robuste et jovial garçon qui est en train de terminer ses études. Lucy Snowe vient deux fois par an chez sa marraine, et c’est pour elle un temps de fête, quoiqu’il soit visible à sa modeste réserve qu’elle se sent là dans un milieu plus élevé que sa condition ordinaire. Ce tranquille intérieur reçoit un beau jour une nouvelle hôtesse. Un M. Home, qui a récemment perdu sa femme, une femme dissipée, folle de plaisirs, et qui va partir pour un voyage, vient confier sa petite, fille à son amie, Mme Bretton. Curieux et intéressant petit être, cette enfant !

— Comment vous appelle-t-on ?

— Missy.

— Mais vous avez un autre nom ?

— Papa m’appelle Polly.

Polly est une petite enfant jolie, délicate, frêle, une miniature. Elle a un sérieux d’intelligence et de manières et une précocité de sentiment qui amusent et qui touchent. C’est une charmante poupée sentimentale, avec des airs de petite femme. Elle aime passionnément son père, et l’on croit qu’elle ne se consolera jamais de son départ ; mais peu à peu elle reporte sur John Graham le trésor d’affection et de sensibilité qui échauffe son petit cœur. Elle sert de joujou à l’écolier rieur, qui la lutine et qui la caresse. Graham l’enlève comme une plume, la fait pirouetter ou la balance au-dessus de sa tête ; Graham lui prête ses livres illustrés et lui fait réciter des vers ; Graham la fait monter sur son poney. Polly a mille gentilles sollicitudes pour Graham, auxquelles souvent l’insouciant garçon ne prend pas garde ; alors Polly est malheureuse, et, quand Graham travaille le soir au salon, elle se blottit à ses pieds comme un épagneul, épiant un regard sans l’obtenir. Enfin, lorsque M. Home vient enlever sa fille pour la conduire sur le continent, la douleur de Polly, plus contenue, n’est pas moins vive au fond que lorsqu’on l’a amenée dans cette maison, qui n’est plus pour elle étrangère. Lucy Snowe a vu et compris seule peut-être ces scènes de sentimentalité enfantine. Elle n’y joue d’autre rôle que de consoler cette singulière et gracieuse Polly ; mais ces souvenirs restent dans sa mémoire comme les plus frais tableaux de son enfance, et c’est par-là qu’elle commence son récit, car Villette, comme la Jane Eyre du même auteur, est une autobiographie.

Huit années après, Lucy Snowe entre dans les épreuves de la vie. Par un accident qu’elle n’explique pas, elle se trouve réduite à se suffire à elle-même. Elle est seule depuis longtemps ; des circonstances indépendantes de sa volonté ont interrompu ses relations avec Mme Bretton. Elle a d’ailleurs entendu dire que Mme Bretton et son fils, qui a pris une profession libérale, ont quitté leur petite ville pour Londres. Dans sa pénurie, Lucy Snowe est forcée d’accepter une place de demoiselle de compagnie ou plutôt de garde-malade auprès d’une riche vieille fille. C’est une triste existence que mène là Lucy, attelée à la vieille demoiselle souffrante et maniaque. Une nuit, la malade sembla comprendre ce qu’il y avait de cruel et de misérable dans la vie de la jeune fille qu’elle faisait esclave de ses maux : elle en eut comme un repentir et promit à Lucy d’assurer son avenir ; mais le lendemain la malade fut trouvée morte dans son lit. Lucy resta sans place, et pour toutes ressources avec quinze guinées, montant de ses économies. Sans parens, sans amis, que faire ? Lucy a d’abord l’idée d’aller chercher fortune à Londres. Arrivée dans la grande ville, étourdie du mouvement et du bruit de la Cité, où elle est descendue, une pensée plus audacieuse lui traverse l’esprit. Elle a entendu dire que, sur le continent, les familles riches prennent des bonnes anglaises pour apprendre l’anglais à leurs enfans ; Lucy ne sait que sa langue ; n’importe, elle arrête sa place sur un paquebot et se jette dans l’inconnu, confiant sa vie au hasard. Il y a du sang de Robinson Crusoé chez tous les Anglais.

Où va Lucy Snowe ? à Bouemarine : c’est le nom que Currer Bell donne à Ostende. Elle appelle la Belgique Labassecour, les Belges Labassecouriens, et Bruxelles Villette, genre de plaisanterie d’un goût très contestable, mais accepté en Angleterre. Il faudrait passer sur la traversée de Lucy et sur les premiers incidens de son arrivée, si elle ne faisait sur le paquebot une rencontre qui se lie à la suite du roman. C’est une jeune fille qui voyage seule, comme Lucy, Mlle Ginevra Fanshawe, jolie étourdie de dix-sept ans, type assez vrai. Parmi les jeunes Anglaises qui courent le continent, il y a beaucoup de ces Ginevras. Les jeunes Anglaises de moyenne condition qui viennent vivre parmi nous font parfois un singulier mélange de la liberté que les mœurs accordent aux jeunes filles en Angleterre et des amusemens qu’offre le continent ; Ginevra en est un exemple. Elle appartient à une famille qui, sans fortune, mène grand train à Londres, et qui cherche à bien marier ses filles sans les doter. Un oncle, homme du monde, M. de Bassompierre, s’est chargé de pourvoir à l’éducation de Ginevra. La jeune évaporée a été déjà dans je ne sais combien de maisons d’éducation étrangères. Elle a tour à tour passé par la France, l’Allemagne, la Belgique. « Avec tout cela, je ne sais rien, dit-elle à Lucy Snowe avec sa légèreté ingénue, rien au monde : je joue du piano et je danse bien, voilà tout ; ah ! je parle l’allemand et le français, mais j’écris si mal l’anglais ! Par-dessus le marché, j’ai oublié ma religion. On m’appelle protestante, vous savez, mais je ne suis pas sûre de l’être. Je ne sais pas bien quelle est la différence entre le catholicisme et le protestantisme ; mais je m’en moque. J’étais luthérienne à Bonn, — la chère ville, la charmante ville ! — où il y a tant de beaux étudians. Toutes les jolies filles dans notre pensionnat avaient leurs admirateurs. Ils savaient les heures où nous sortions, et à la promenade, quand ils passaient près de nous : Schönes Mädchen, disaient-ils. J’étais excessivement heureuse à Bonn ! » Ginevra retourne, moitié plaisantant et moitié maugréant, dans son nouveau pensionnat à Villette. « Le pensionnat est affreux, dit-elle ; mais il y a quelques familles anglaises distinguées à Villette, et je sors tous les dimanches. J’envoie les maîtresses et les professeurs au diable (vous savez, ça ne se dit pas en anglais ; mais en français ça fait très bien). » Elle ne rêve que bals, soirées, grand monde et amoureux. Parmi son babil, elle dit à Lucy Snowe qu’une Mme de Villette, Mme Beck, cherchait dernièrement une bonne anglaise pour ses filles. Lucy Snowe a retenu ce nom ; à son arrivée à Villette, elle va frapper à la porte de Mme Beck, où elle est admise.

C’est ici que le roman commence véritablement. La maison de Mme Beck, qui tient un des premiers pensionnats de la ville, en est le théâtre. Quel monde que ce pensionnat ! Je n’aurais point cru, avant de lire le roman de Currer Bell, qu’il fût possible d’intéresser pendant plusieurs heures avec des salles d’étude et leur affreux parfum de papier et d’encre, des dortoirs de pensionnaires et un jardin de récréation pour fond de tableau, avec des sous-maîtresses et des professeurs de littérature pour personnages.

Il faut d’abord se bien représenter le monde où vient tomber la jeune et pauvre Anglaise, et où va se développer son âme et se heurter son caractère. Le premier personnage de la maison est naturellement Mme Beck : une veuve encore d’âge à prétention et de figure avenante, avec des qualités de gouvernement qui en feraient une parfaite abbesse ; douce et ferme, pleine de ménagemens, de réserve et de politique ; rompue à cette diplomatie de directrice de jeunes filles qui subordonne l’éducation des enfans qui lui sont confiées aux goûts, aux préjugés, aux vanités des parens ; vigilante et discrète, ayant l’œil ouvert pour tout voir, l’oreille tendue pour tout écouter, le génie du mystère pour tout voiler ; partout invisible et présente, apparaissant toujours aux momens délicats en glissant sur ses pantoufles enchantées de la magie du silence ; épiant sans cesse et ne heurtant jamais, enveloppant et liant ses sous-maîtresses de sa surveillance, en leur laissant les apparences de la liberté. À côté de Mme Beck est un de ces personnages à moitié disgracieux, attrayans à demi, à contrastes et à surprises comme les aime Currer Bell : c’est Paul Carlos Emmanuel, Monsieur, comme on l’appelle avec terreur ou avec respect dans la maison. Monsieur est le cousin de madame ; il est le ministre de l’instruction publique dans le gouvernement de Mme Beck, un vrai despote, Napoléon maître d’étude. C’est un petit homme de quarante ans, au front large et blême, carrément dessiné par ses cheveux ras, à la joue amaigrie, au regard vif et plongeant, aux allures brusques et dominatrices : nature de travail, de lutte, éclatant de feu sous sa rude écorce, dont l’abord provoque à la révolte, et dont l’ascendant s’impose. Parmi les pensionnaires de Mme Beck, Lucy Snowe retrouve sa connaissance du paquebot, la jolie et folle Ginevra Fanshawe. Lucy Snowe est la confidente amusée et grondeuse des caquets et des amourettes de la mondaine pensionnaire : la coquette a deux amans, un Anglais, bon et beau jeune homme, qui la protège de ses sollicitudes, mais qu’elle n’aime pas parce qu’il n’est pas noble, qu’il est médecin et s’appelle le docteur John tout court ; elle lui préfère un jeune colonel, dandy de Labassecour, qui se nomme le comte du Hamal, et qui jette à Ginevra, par-dessus les murs du jardin, des lettres où il appelle Lucy « une véritable bégueule britannique, brusque et rude comme un vieux caporal de grenadiers et revêche comme une religieuse. » Les vanités étourdies de sa compatriote aident Lucy à s’acclimater dans le pensionnat de la rue Fossette. Elle a bientôt appris le français, et Mme Beck la charge de l’enseignement de l’anglais, et l’élève à la dignité de sous-maîtresse.

Pendant les premiers mois de son séjour à fillette, Lucy n’a guère le temps de retomber sur elle-même et de ressentir sa solitude morale. Elle est occupée de toutes façons : par les travaux qu’elle fait sur elle-même pour s’instruire, par la nouveauté du petit monde si extraordinaire pour elle où elle est obligée de vivre, par l’animation de ces jeunes et jolies têtes qui s’ébattent autour d’elle. Elle observe avec une curiosité surprise le gouvernement de cette communauté enfantine et féminine ; elle y découvre à mille détails l’influence d’un esprit religieux tout opposé à celui qui a formé son âme. M. Emmanuel, avec ses brusqueries impérieuses et ses interrogations soudaines par lesquelles il semble vouloir fouiller le secret de son cœur protestant, lui semble représenter le génie du catholicisme dominateur ; la vermeille Mme Beck, avec son souriant et discret espionnage, lui apparaît comme une émanation du génie jésuite. Tout cela étonne, révolte et intéresse son esprit. Les coquetteries et les intrigues de Ginevra, les visites d’un des amoureux de Mlle Fanshawe, le docteur John, qui s’introduit comme médecin dans la maison, la mission affectueuse que le docteur John lui donne avec prière de veiller sur la belle enfant et de la défendre contre ses étourderies, récréent son imagination. Dans le jardin réservé, tout paré des verdures et des fleurs de l’été, sous les vieux arbres et les tonnelles de jasmin et de vignes, le long des allées sablées, qui s’arrêtent aux grands murs couverts de plantes échevelées, elle promène ses méditations et ses rêveries ; puis sur cette maison, qui a été autrefois un couvent, plane une légende de nonne voilée qui pique en elle le sentiment du merveilleux, car elle a cru entrevoir elle-même une fois le fantôme de la nonne. Lucy avait eu aussi son succès mondain : dans une fête, donnée par Mme Beck, elle a joué un rôle dans un vaudeville aux applaudissemens d’un public d’élite ; mais les vacances arrivent. Tout ce monde se disperse : Ginevra part pour le midi de la France avec une famille de touristes ; Mme Beck va aux eaux. Lucy reste seule dans la maison de la rue Fossette. L’isolement la rejette dans les réflexions amères sur sa destinée. Elle a peur, elle a froid au cœur ; elle s’abat, elle se désespère. Ce néant d’affections, cette sécheresse morale dans lesquels ses nerfs se déchirent, et son jeune sang fermente, lui donnent par momens des fièvres, des délires, des frénésies. C’est une de ces crises qu’elle décrit de la façon suivante :

« Un soir, et ce soir-là je n’avais pas le délire, j’étais dans mon bon sens, — je me levai, je m’habillai moi-même, faible et chancelante. Je ne pouvais supporter plus longtemps la solitude et l’immobilité du long dortoir. Les lits blancs prenaient des airs de spectres et de fantômes, les couronnes qui les surmontaient ressemblaient à des têtes de mort énormes desséchées et blanchies par le soleil, — des rêves morts d’un ancien monde et d’une race plus puissante étaient gelés dans leurs grands orbites ouverts. Ce soir, plus fortement que jamais éclatait dans mon âme la conviction que le destin était de pierre, et l’espérance une fausse idole, — aveugle, insensible, au cœur de granit. Je sentais aussi que l’épreuve à laquelle Dieu m’avait soumise était arrivée à sa dernière crise, et devait être renversée par mes mains brûlantes, faibles, tremblantes qu’elles étaient. Il pleuvait encore, et le vent soufflait, mais avec moins de rage, il me semblait, que durant la journée. Le crépuscule tombait, et son influence me paraissait compatissante ; de la croisée, je voyais venir les nuages de la nuit, roulant bas comme des drapeaux dont les plis retombent mollement gonflés ; il me semblait qu’à cette heure il y avait affection et tristesse là-haut dans le ciel pour toute peine soufferte en bas sur la terre. Le poids de mon horrible rêve s’allégea ; cette insupportable pensée de n’être plus aimée, de n’être plus réclamée de personne céda presque à l’espérance contraire. J’étais sûre que cette espérance brillerait plus claire, si je sortais de dessous ce toit qui m’étouffait comme le couvercle d’une tombe, et si j’allais me promener hors de la ville, dans les champs. Couverte d’un manteau, je sortis. En passant devant une église, les cloches m’arrêtèrent ; elles semblaient m’inviter au salut, et j’entrai. Un rite solennel, le spectacle de tout culte sincère, un appel quelconque à Dieu, venaient à moi en cet instant comme la nourriture à un affamé. Je m’agenouillai avec les autres sur la pierre. C’était une vieille église dont la lumière du soir, filtrée par les vitraux, empourprait les ombres.

« Il y avait peu de fidèles assemblés, et quand le salut fut fini, la plupart s’en allèrent. Je m’aperçus bientôt que les autres restaient pour se confesser. Je ne bougeai pas. Les portes de l’église furent soigneusement fermées, un saint repos descendit sur nous, et une ombre solennelle nous entoura. Après un moment de recueillement et de prière, une pénitente s’approcha du confessional. J’observais. Elle murmura son aveu, elle revint consolée. Une autre entra, puis une autre. Une dame pâle, agenouillée près de moi, me dit à voix basse et avec douceur : — Allez maintenant, je ne suis pas encore prête.

« Machinalement obéissante, je me levai et j’allai. Je savais ce que j’étais sur le point de faire ; ma pensée, rapide comme l’éclair, en vit la portée. Cette action ne pouvait me rendre plus malheureuse, elle pouvait me soulager.

« Le prêtre dans le confessional ne tourna pas ses yeux sur moi, seulement il inclina son oreille vers mes lèvres. Ce pouvait être un brave homme, mais ce devoir était devenu pour lui une sorte de forme, il l’accomplissait avec le flegme de l’habitude. J’hésitai, j’ignorais les formules de la confession. Au lieu de commencer par le prélude ordinaire, je dis : — Mon père, je suis protestante.

« Il se retourna droit vers moi. Ce n’était pas un prêtre du pays. Ceux-là ont presque toujours quelque chose de bas dans la physionomie. Je vis à son profil et à son front qu’il était Français. Quoique gris de cheveux et avancé en âge, il ne manquait, me semblait-il, ni de sensibilité ni d’intelligence. Il me demanda avec bienveillance pourquoi, étant protestante, je venais à lui.

« Je lui dis que je périssais faute d’un mot d’avis et d’un accent de consolation. J’avais vécu quelques semaines presque seule ; j’avais été malade ; j’avais eu un poids d’affliction sur l’âme dont je ne pouvais plus supporter l’accablement.

« — Est-ce un péché, un crime ? demanda-t-il en sursaut.

« Je le rassurai sur ce point, et je lui montrai aussi bien que je pus ce que mon âme avait éprouvé.

« Il paraissait assiégé de pensées, surpris, embarrassé.

« — Vous me prenez à l’improviste, dit-il ; je n’ai jamais eu à considérer de situation comme la vôtre. Dans les cas ordinaires, nous savons notre routine et nous sommes préparés ; mais ceci fait une grande brèche dans la voie habituelle de la confession. Je n’ai pas d’avis prêt pour cette circonstance.

« Je m’attendais à cela ; mais le simple soulagement d’avoir pu m’épancher dans une oreille humaine et sensible, d’avoir pu répandre au dehors une portion de la peine depuis si longtemps accumulée et fermentée dans un cœur où elle ne pourrait plus se refouler, m’avait fait du bien. J’étais déjà consolée.

« — Dois-je m’en aller, mon père ? lui demandai-je, le voyant silencieux.

« — Ma fille, me dit-il avec douceur (et je suis sûre que c’était une âme tendre, il avait la compassion dans le regard), pour le moment, il vaut mieux que vous alliez ; mais je vous assure que vos paroles m’ont frappé. La confession, comme toute chose, est exposée à devenir une formalité triviale. Vous êtes venue et vous avez répandu votre cœur, chose rare. Je voudrais réfléchir à votre position et la méditer dans la prière. Si vous étiez de notre foi, je saurais ce que j’aurais à vous dire. Une âme si agitée ne peut trouver le repos qu’au sein de la retraite et dans les pratiques ponctuelles de la piété. Les saints ont conduit dans la voie de la perfection des âmes comme la vôtre par la pénitence, le renoncement de soi et les bonnes œuvres. Les larmes leur sont données ici-bas pour nourriture et pour breuvage, le pain et l’eau de l’affliction. Leur récompense est après cette vie. Je suis convaincu que les impressions qui vous torturent sont des messagers de Dieu pour vous ramener à la véritable église. Vous étiez faite pour notre foi ; croyez que notre foi seule peut vous secourir et vous guérir. Le protestantisme est trop sec, trop froid, trop prosaïque pour vous. Plus j’envisage cette affaire, mieux je vois qu’elle sort de la règle commune des choses. Pour rien au monde, je ne voudrais vous perdre de vue ; allez, ma fille, quant à présent, mais revenez me voir.

« Je me levai et le remerciai. Je me retirais, lorsqu’il me fit signe de revenir.

« — Vous ne viendrez pas dans cette église, me dit-il, je vois que vous êtes malade, et cette église est trop froide. Venez me voir chez moi. Je demeure (et il me donna son adresse). Soyez-y demain à dix heures.

« Je ne répondis à ce rendez-vous qu’en m’inclinant. Je baissai mon voile, je rassemblai mon manteau et je partis. Avais-je l’intention, supposez-vous, de m’aventurer encore une fois auprès du digne prêtre ? Pas plus que de traverser la fournaise de Babylone. Ce prêtre avait des armes qui pouvaient agir sur moi : il était tendre d’une sentimentalité française, à la douceur de laquelle je savais n’être point impénétrable. Il n’y avait rien en moi qui eût pu me donner la force de résister. Si j’étais allée à lui, il m’aurait montré tout ce qu’il y a de tendre, de consolant et de gentil dans l’honnête superstition papiste ; puis il aurait essayé de me lier, de me pousser, de m’éperonner au zèle des bonnes œuvres. Je sais comment tout cela aurait fini. Si j’étais allée rue des Mages, n° 10, le jour convenu, il se pourrait bien qu’aujourd’hui, au lieu d’écrire ce récit hérétique, je fusse à compter les grains de mon chapelet dans la cellule d’un certain couvent de carmélites, sur le boulevard de Crécy, à Villette.

« Le crépuscule s’était éteint dans la nuit, les réverbères avaient été allumés avant que je ne sortisse de la sombre église. Il m’était possible maintenant de retourner à la rue Fossette ; mais je m’étais engagée dans une partie de la ville qui m’était inconnue : c’était le vieux quartier, plein de rues étroites, bordées de maisons pittoresques, anciennes, effondrées. J’étais trop faible pour réagir, trop insouciante de ma santé pour être prudente. Je m’embarrassai et me noyai dans un réseau de tours et retours inconnus. J’étais perdue, et je n’avais pas assez de résolution pour demander mon chemin à un passant.

« La tempête, qui s’était un peu ralentie au coucher du soleil, rattrapait maintenant le temps perdu. Le vent courait et tonnait horizontalement du nord-ouest ; il emportait la pluie comme une poussière, et lançait par moment des grêlons comme les plombs d’un fusil. Il était froid et me perçait. Je baissais la tête pour l’affronter, mais il me repoussait. Le cœur ne me manqua pas dans cette lutte ; j’aurais voulu pouvoir voler et monter sur l’ouragan, étendre et reposer mes ailes sur sa force, aller à sa course et m’emporter où il se précipitait. Au milieu de ce rêve, je me sentis tout à coup froidir et faiblir de plus en plus. J’essayai d’atteindre le porche d’un grand édifice tout près de là ; mais la massive façade et la tour géante s’obscurcirent et s’évanouirent à mon regard. Au lieu de tomber sur les marches, comme je voulais, il me sembla que je plongeais, la tête en bas, au fond d’un précipice. Je ne me souviens plus du reste. »

Lucy se réveille de son évanouissement dans une jolie chambre où tout lui rappelle, comme en un rêve, d’anciens et heureux souvenirs, au milieu des douces visions du temps passé, auld lang syne. Elle a été ramassée évanouie par le docteur John, qui l’a fait transporter dans la belle maison de campagne qu’il habite à une lieue de la ville. Or le docteur John n’est autre que Graham Bretton, le camarade d’enfance de Lucy. Mme Bretton, toujours bonne, toujours fraîche, a quitté aussi l’Angleterre, et est venue tenir la maison de son fils. La reconnaissance a lieu à travers de gracieuses scènes. Lucy est entourée de soins. La convalescence de sa santé et de son âme se fait à la campagne entre la bonne Mme Bretton et l’affectueux et brillant docteur. Lucy renaît et reverdit, non pas comme une catholique dans le confessionnal qui mène aux carmélites, mais dans un intérieur riant qui réconcilie avec la vie. « Lorsque j’eus dit mes prières, dit-elle, et lorsque je me fus déshabillée et couchée, je sentis que j’avais encore des amis, des amis qui n’étaient pas, il est vrai, animés pour moi d’un attachement véhément, qui ne m’offraient pas la tendre consolation d’une union tout à fait assortie, desquels il ne fallait par conséquent attendre qu’une affection modérée, mais vers qui mon cœur s’attendrissait et s’emportait en élans de reconnaissance que je priais parfois ma raison de tempérer. « Faites, la suppliais-je, que je ne pense pas trop à eux, trop souvent, avec trop de tendresse ; que je me contente de quelques gouttes de cette onde vivante, que je ne me plonge pas, trop altérée, vers ces eaux bien venues, que mon imagination ne se trompe pas à y chercher une saveur plus douce qu’on n’en peut trouver aux sources terrestres. Oh ! plaise à Dieu que je puisse me sentir assez soutenue par des rapports avec eux, accidentels, rares, courts, tranquilles ! » Et, en répétant ce dernier mot, je me retournai sur mon oreiller, et, en le répétant encore, j’arrosai mon oreiller de larmes. » Curieuse résistance de cette âme souffrante aux premières brises du bonheur ! Il y a là un singulier phénomène de psychologie protestante que je laisse encore exposer à Currer Bell. « Ces combats avec le caractère naturel, l’inclination forte et native du cœur, peuvent sembler futiles et stériles, mais à la fin ils font du bien. Ils tendent, quoique lentement, à donner aux actions, à la conduite le tour que la raison approuve, et auquel trop souvent le sentiment s’oppose ; ils font certainement une différence dans la tenue générale de la vie, et contribuent à la rendre mieux réglée, plus égale, plus tranquille à la surface, et c’est sur la surface seule que tombe le regard humain. Quant à ce qui est dessous, abandonnez-le à Dieu. L’homme, votre égal, faible comme vous et qui n’est pas fait pour être votre juge, n’a rien à y voir ; portez-le à votre Créateur, montrez-lui les secrets de l’esprit qu’il vous a donné, demandez-lui la façon de supporter les peines auxquelles il vous a soumis, agenouillez-vous vous en sa présence, et demandez-lui avec foi la lumière dans vos ténèbres, la force dans vos pitoyables faiblesses, la patience dans vos peines extrêmes. Il viendra certainement une heure, quoique peut-être ce ne soit pas la vôtre, où les eaux suspendues couleront, où, sous une forme qui ne sera peut-être pas celle que vous aviez rêvée, que votre cœur aimait et pour laquelle il avait saigné, l’ange de la guérison descendra vers vous. Le paralytique et l’aveugle, le muet et le possédé seront conduits à la sainte piscine. Messager du ciel, viens vite ! » C’est ainsi que cette jeune âme, qui veut arriver au gouvernement d’elle-même, proteste contre l’agonie de délaissement et les spasmes de désolation qui l’ont jetée un soir haletante et fiévreuse dans un confessionnal. Tu te trompais, vieux prêtre, quand tu croyais à ses agitations qu’elle était de ces grandes désespérées qui ne trouvent le repos que dans l’humilité et l’obéissance catholiques : elle est pour cela trop savante à s’analyser, trop habile à se discipliner par la raison, trop fière et trop ferme dans sa frêle enveloppe de jeune fille ; elle est protestante, elle ne peut être autre chose.

Le roman n’est plus, à partir de ce moment, que l’histoire de la végétation et de la floraison laborieuse de cette âme protestante. L’époque la plus agréable de cette histoire est celle qui suit le renouvellement des relations de Lucy avec la famille Bretton. Lucy est comme un garçon pour Graham ; il la traite en camarade, la récrée, la conduit dans les musées, au concert, au théâtre, a des entretiens virils et fantasques avec elle ; mais Lucy se laisse gagner par un sentiment plus vif. Quand elle rentre au pensionnat de Mme Beck, elle demande à Graham de lui écrire pour la garder contre l’isolement de la pensée et du cœur. Graham lui écrit des lettres dont Lucy se fait un trésor, — où elle court dans ses momens de solitude et dont elle compte et savoure les paroles affectueuses avec une sournoise passion d’avare. Tous ces manèges se passent sous l’œil inquisiteur, pénétrant, sarcastique de M. Paul, dont Lucy prend plaisir à braver le despotisme. Lucy pouvait encore se laisser aller à une illusion qu’elle n’osait pas s’avouer, tant qu’elle n’avait pour rivale dans le cœur de Graham que la coquette et superficielle Ginevra : Graham avait reconnu le vide de cette jolie poupée, et s’en était détaché ; mais voilà qu’arrive à Villette la petite Polly du commencement, devenue une ravissante fée de dix-huit ans. Graham et Polly recordent promptement leur jeunesse à leur enfance, et sont vite amourachés l’un de l’autre. À ce moment, Lucy ressent encore la poignante morsure de la solitude morale ; entre le délicat et gracieux amour de Polly et de Graham et l’amourette écervelée de Ginevra et de du Hamal, Lucy retombe un instant dans l’abandon : elle enterre dans le jardin du pensionnat, scellées dans une boîte de plomb, les lettres de Graham, et avec elles elle croit ensevelir son cœur ; mais en ce moment le caractère de M. Emmanuel se dessine et s’éclaire pour elle d’une façon étrange. Elle admire l’intelligence de M. Paul, sous l’influence de laquelle son propre esprit se développe ; elle apprend que la vie strictement et fortement laborieuse de M. Paul est une vie de sacrifice, de sacrifice au souvenir d’un amour sublime. M. Paul, avec son travail, nourrit la mère, autrefois opulente, d’une jeune fille qu’il avait aimée, et qui est morte dans un couvent. Ces deux natures, celle de Lucy et celle d’Emmanuel, la protestante et le catholique, la rebelle et l’autocrate, se repoussent et pourtant s’attirent tour à tour, toutes deux sincères, vigoureuses et originales. Lucy et Emmanuel font une sorte de traité de fraternité. Lucy s’est accoutumée à cette étrange amitié, lorsqu’après bien des complications qu’il serait trop long de suivre, M. Emmanuel quitte Villette, et va aux colonies recueillir un héritage pour Mme Walravens, la vieille femme à laquelle il se dévoue. Encore une fois, Lucy se croit délaissée et se désespère ; mais l’amoureux bourru, sublime et napoléonien, a pourvu à l’avenir de Lucy. Il a loué pour elle une charmante maison dans un faubourg de Villette ; il y a installé le matériel d’un pensionnat ; puis, au moment où on le croit déjà parti, il va chercher Lucy Snowe, et la conduit dans son petit palais de maîtresse de pension, où elle doit, en l’absence de Paul, vivre et assurer son indépendance. Graham Bretton et Polly, qui est la riche fille unique d’un comte, se sont mariés, cela va sans dire ; Ginevra s’est laissé enlever par le fringant colonel du Hamal, et il n’y a rien là de surprenant ; enfin, comme on le devine, Paul, après trois ans d’absence aux colonies, épouse Lucy, qui a prospéré dans sa maison d’éducation, et qui reste Anglaise et protestante. C’est ainsi que Lucy, demeurée maîtresse d’elle-même, est l’artisan de son bien-être et de son bonheur. Il est vrai que, suivant la réflexion de Currer Bell, le bonheur ne lui arrive pas à l’heure qu’elle aurait choisi, ni sous la forme qu’elle aurait rêvée.

Tel est le profil de ce long roman. Au point de vue littéraire, les qualités qui le distinguent sont précisément ce qui échappe à l’analyse. Ce sont les scènes, détaillées avec minutie, qui donnent aux caractères une vivante et piquante réalité ; c’est le faire de l’auteur, qui relève d’un trait personnel, d’une touche originale et imprévue, les sujets qui paraîtraient les plus vulgaires. Ce sont ces ardeurs d’esprit et de plume qui éclatent à travers le prosaïsme systématiquement choisi des incidens et des situations. Mais j’ai hâte de mettre, en regard du roman de Currer Bell, l’œuvre de lady Fullerton.

II

Lifford-Grange est un de ces manoirs d’aspect féodal, demeurés depuis plusieurs centaines d’années dans la même famille, reconstruits d’âge en âge, et qui, ayant conservé à chaque transformation une portion de l’ancien édifice, ressemblent à une lente pétrification des siècles. Le corps de logis le plus récent de Lifford-Grange, celui qu’on appelle le château neuf, mérite son nom à la façon du Pont-Neuf de Paris. Une froide tristesse enveloppe cette antique résidence. Les grandes salles, les immenses escaliers, les chambres dans chacune desquelles on bâtirait une maison, les cheminées faites pour chauffer des rondes de géans, tout ce vaste intérieur a des dimensions de hauteur et d’étendue que peut seul remplir à son aise le fantôme solennel de l’ennui. Rien à l’entour n’égaie les façades massives ; aucune de ces végétations qui aiment les vieux murs n’attache ses vrilles aux lourds pignons qui surplombent. Dans la cour carrée, où la chaussée des voitures sépare deux bandes de gazon, d’un côté se dresse un cadran solaire qui ne voit jamais le soleil, et de l’autre une fontaine où quatre hideux tritons semblent chercher, avec une soif et des contorsions de damnés, une eau toujours absente. On arrive au château par une avenue d’arbres verts dont on a si bien nommé le sombre feuillage la parure de l’hiver et le deuil de l’été. Devant la façade opposée s’étend un jardin sans fleurs, bordé par une petite rivière qui passe d’un air de mauvaise humeur à travers ce paysage plat et morne, et s’enfuit à toute hâte vers un fourré d’arbres à l’extrémité du parc.

L’aspect de Lifford-Grange représente fidèlement le caractère du maître de cette maussade résidence. M. Lifford descend d’une famille catholique aussi ancienne que le château, et qui a traversé les siècles de persécution sans renier sa foi. L’orgueil de son vieux blason et de son antique noblesse est son unique passion. Cet orgueil l’absorbe et l’isole ; il vit sans relations avec les opulentes familles du voisinage, hautain et obstiné dans une morgue d’hidalgo. Il a épousé dans sa jeunesse une noble Espagnole ; mais son mariage n’a fait qu’ajouter une tristesse de plus aux tristesses de Lifford-Grange. Sa femme, après lui avoir donné un fils et une fille, a été frappée d’une paralysie qui la cloue pour la vie à la chaise longue. Le troisième hôte du château n’est pas moins assorti à ces froides murailles : c’est le père Lifford, prêtre et oncle du châtelain. Le père Lifford ne pousse pas, comme son neveu, l’orgueil de son nom jusqu’au délire irréligieux ; mais il est entaché du préjugé de sa famille, et la mansuétude du prêtre est cachée en lui sous l’écorce rébarbative de la vieillesse et de l’austérité.

Une fleur sauvage s’épanouit dans ce lugubre manoir et dans cette morose famille : Gertrude, la fille de M. Lifford et de cette mère de douleurs qui portait dans son nom, Angustia, les pâles désolations de sa vie. Gertrude s’éleva seule : son père avait toujours été négligent et dur pour elle ; son oncle l’effarouchait ; sa mère, éteinte par la souffrance et la résignation, n’avait pu la réchauffer de sa tendresse, la couver de sa vigilance et de ses sollicitudes. Gertrude était une vivante révolte contre ce qui l’entourait. Elle avait les fermentations du sang espagnol et l’obstination inflexible des Liffords. La prison où s’étouffait sa jeunesse lui soufflait de fougueux désirs de liberté ; la solitude où bouillonnaient ses pensées allumait en elle des curiosités infinies. Pendant une maladie de son enfance, ses parens, pour unique distraction, la rapprochèrent d’une modeste famille catholique du village voisin. La maison de Mme Redmond fit un suave contraste aux tristesses de Lifford-Grange. C’était un petit cottage posé sur une corbeille de fleurs. Mme Redmond, veuve une première fois, avait eu une fille de l’âge de Gertrude, Mary Grey. Son second mari, qui la laissa veuve encore, avait eu, d’un premier mariage avec une cantatrice italienne, un fils, Maurice Redmond, pour lequel Mme Redmond fut une autre mère. Gertrude ne toucha au monde que par ses jeux d’enfant et ses longs entretiens déjeune fille avec Mary et avec Maurice, passant avec bonheur de ses insatiables lectures dans la vaste bibliothèque du château, de ses ardentes rêveries au chevet de sa mère, à la cabane verdoyante des Redmonds. Ses jeunes amis aimaient et admiraient la belle, pétulante, fantasque et bonne prisonnière de Lifford-Grange, et c’est pour la consoler d’une mutinerie charmante que Maurice lui donna un nom devenu bientôt populaire dans le pays, le nom de l’insecte aimé qu’on appelle en anglais Lady-Bird, l’oiseau de la Vierge, et en français la bête à bon Dieu, l’oiseau du bon Dieu.

Maurice avait suivi la carrière de son père, la musique. Un Français, le comte d’Arberg, séduit par son talent, l’avait entraîné avec lui dans un voyage en Italie. Les lettres que le jeune artiste écrivait à sa sœur d’adoption, et que celle-ci montrait à son amie, étaient pour l’imagination excitée de Gertrude d’intarissables poèmes. Maurice était une de ces natures incomplètement organisées, avides d’émotions, mais manquant de force, qui sont les plus faciles à se laisser éblouir par la première vue du monde qui scintille et poudroie autour d’elles. Quand il fut revenu en Angleterre, ses conversations, ses récits enflammaient davantage encore les rêves de Gertrude. « Le monde doit être une chose si belle et si émouvante ! disait-elle à Mary ; le monde que Dieu a fait, que l’homme a orné, que le génie décrit et que l’imagination rêve ! Londres, non tel que vous l’avez vu, Mary, de la fenêtre d’une petite maison écartée, dans une rue solitaire, dans son habit de travail, mais Londres avec son luxe, sa richesse, sa cour, son parlement et ce que Charles Lamb appelle sa poésie ; Paris avec son brillant éclat ; l’Italie avec son ciel lumineux, ses tableaux et ses ruines ; les Alpes avec leurs neiges, la mer avec ses tempêtes ; la politique, la littérature, les théâtres, la société, et tout ce qui change, vit, respire, s’agite ; ce monde — que j’entrevois dans mes lectures, que je poursuis de mes désirs, et dont, hélas ! je ne jouirai jamais ! »

Maurice avait payé sa bienvenue dans les châteaux par des leçons de chant et de piano. Grâce à l’intercession de sa mère, Gertrude avait obtenu de recevoir des leçons de Maurice. Pour Gertrude, l’artiste était un poète à l’aide duquel elle remplissait et colorait les esquisses qui flottaient sur son imagination ambitieuse. Pour Maurice, âme amoureuse de la beauté, Gertrude était une forme idéale qu’il contemplait et caressait comme un motif de poésie. « Est-ce que je t’aime ? se demandait-il dans des vers familiers. Non, j’éprouve pour la terre et le ciel et la mer, et pour tout ce qui est beau dans la vie, le sentiment que j’ai pour toi. Est-ce que je t’aime ? Non, je contemple une rose, un lis, du même regard d’enchantement que je jette sur toi. Est-ce que je t’aime ? Non, mes oreilles au printemps sont aussi charmées du chant des oiseaux que de la musique de ta voix. Est-ce que je t’aime ? Non, les étoiles, le murmure des vents, le bruissement des vagues le soir, — les bosquets de citronniers embaumés ont pénétré mon âme d’un sentiment de beauté et d’amour aussi vif que celui que m’inspirent tes yeux ! » Maurice était indécis entre l’humble et douce Mary, cette sœur qu’il s’était accoutumé à regarder comme celle qui devait être un jour sa femme, et ce farouche et capricieux oiseau du bon Dieu que la société plaçait au-dessus de ses désirs ; mais un jour que Gertrude chantait avec passion au piano une bravura italienne devant son maître, qui l’admirait, M. Lifford parut à la porte, jeta son regard froid et vitreux sur les deux jeunes gens, et le lendemain le professeur de musique fut congédié. Gertrude dévora cette mortification avec une sourde colère. L’heure de l’émancipation sonna bientôt pour elle.

Une des châtelaines du voisinage, Mme Apley, allait donner une fête en l’honneur de la majorité de son fils. Toute la gentry du voisinage y serait. Maurice et Mary Grey devaient s’y trouver. Gertrude, qui n’avait jamais vu de fête, résolut d’y aller. M. Lifford reçut une invitation. Gertrude le supplia de la conduire ; il lui répondit par un refus ironique. Gertrude, désespérée, eut l’idée de recourir à sa mère. La chambre de sa mère était au rez-de-chaussée du château ; avec ses tableaux, ses draperies et ses crucifix, elle avait presque l’air d’une chapelle. Une croisée était entr’ouverte devant le lit de repos de la malade, et laissait venir avec un vent tiède les parfums des champs. Gertrude entra sans être entendue de sa mère, et s’assit au pied de la couche sur un tabouret.


« Elle leva la tête et regarda le visage de sa mère et s’aperçut pour la première fois qu’il était beau et ressemblait au sien ; que le sien fût beau, elle ne le savait que trop. Elle pensait, comme si c’était pour la première fois, qu’elle était l’enfant de cette mère, que le même sang coulait dans leurs veines, que leurs traits avaient été formés dans le même moule. Leurs cœurs ne se ressemblaient-ils pas ? Leurs âmes étaient-elles donc différentes ? La main de fer de la souffrance avait-elle écrasé la puissance d’émotion dans ce cœur ? Sa mère avait-elle éprouvé jamais un désir au-delà de cette couche où, aussi loin que remontaient ses souvenirs, elle l’avait toujours vue attachée ? Ses yeux n’avaient-ils jamais étincelé de colère ou de joie, ses lèvres n’avaient-elles jamais prononcé que ces paroles brisées qui en tombaient maintenant ? « O mère, mère, avez-vous jamais été jeune, jamais irréfléchie, jamais indocile comme moi ? Avez-vous jamais eu des désirs pour le bonheur de la terre, comme vous en avez maintenant pour les félicités du ciel ? »

« Ces paroles n’avaient été qu’un murmure, mais les derniers mots arrivèrent à l’oreille de Mme Lifford. Elle ouvrit les yeux et sourit, ce qui lui arrivait rarement. « Le ciel, dit-elle languissamment, le ciel est lent à venir. » Alors, s’éveillant comme d’un rêve, elle étendit la main et fit signe à Gertrude de venir plus près d’elle. Elle la regarda fixement, et il sembla qu’elle lût des choses nouvelles sur la figure de son enfant et qu’elle fût étonnée de ce qu’elle y voyait, car son regard l’interrogea avec anxiété. Gertrude détourna la tête et dit : « Vous allez beaucoup mieux aujourd’hui, maman. Je ne vous ai jamais vu si bon air ; — vous avez des couleurs. » Sa mère sourit tristement. Elle sentait les taches rouges marquées sur ses joues et savait que c’était le feu de la maladie et non de la santé. Mais un redoublement de fièvre lui donnait plus de force que d’ordinaire, et pour cette fois elle parut disposée à parler ; elle avait si peu l’habitude de soutenir une conversation avec sa fille au-delà des cajoleries maternelles, qu’elle ne put que presser la main de Gertrude dans la sienne en l’appelant de noms de tendresse en espagnol, — jusqu’à ce que, se soulevant tout à coup et s’appuyant sur le coude, elle dit : — Gertrude, tu es heureuse, j’espère ?

« Gertrude rougit, cacha son visage dans ses mains, et des larmes brûlantes débordèrent à travers ses doigts. C’était le moment de parler et de mettre sa mère dans ses intérêts ; mais il y avait dans sa nature quelque chose qui la rendait prompte à la résistance, lente à la plainte. Cependant, après une lutte d’un instant, elle dit :

« — Maman, je me souviens qu’il y a douze ans j’avais une telle envie d’une poupée de cire, que je n’en dormais pas la nuit et que je pleurais en passant devant la boutique du marchand ; mais je ne voulais pas la demander, par un sentiment d’orgueil et de dépit en pensant que personne n’avait songé à me faire ce cadeau. Je parlai au père Lifford de ce dépit, et il me dit de venir vous demander la poupée. Ce fut à contre-cœur, mais je fus obligée d’obéir. J’ai souffert quand vous m’avez demandé si j’étais heureuse. Il m’en coûtait de dire que je ne le suis pas ; mais je dirai la vérité : non, je ne suis pas heureuse.

« — Non ! s’écria la mère, pas heureuse avec la jeunesse et la santé et la vie devant toi ! O mon enfant, que ne puis-je t’enseigner à être heureuse ! » Après une pause, elle ajouta avec une émotion touchante en mettant la main sur son front : « Mais il y a là tant de confusion ! — Ici, dans mon cœur, je sens tout. O mon Dieu, apprends à mon enfant ce qu’est le bonheur ! » Elle s’arrêta encore, et avec un léger sourire elle dit : « Qu’est-ce qui te rendrait heureuse, Gertrude ? Ce n’est plus une poupée de cire à présent ? »

« Gertrude se pencha sur sa mère et lui dit tout bas à l’oreille, comme si elle avait peur d’être entendue : « Si j’allais à la fête de Woodlands, je serais heureuse. J’y ai mis mon cœur autant qu’à la poupée de cire quand j’étais petite fille. »

« Mme Lifford parut surprise, perplexe. Elle pressa ses tempes dans ses mains comme pour recueillir ses idées. — Une fête, chérie ! mais qui t’y conduirait ? Ma Gertrude, c’est impossible.

« — Maman, on a invité le père Lifford : persuadez-lui d’y aller et de me mener.

« L’audace de cette idée frappa d’étonnement la mère muette ; mais Gertrude continua : — Maman, il me faut du changement, des distractions. Je ne peux supporter plus longtemps la vie que je mène. Je suis sûre que papa me déteste.

« — Ma fille, ma fille, demande pardon à Dieu d’une telle pensée ; il n’y a de refuge contre ces pensées que dans la prière. Mais que t’a fait ton père ? C’est horrible ! » Elle fit le signe de la croix sur le front de sa fille et poussa un profond soupir.

« — Ne vous effrayez pas, maman. Je n’ai pas dit que je le déteste, Dieu m’en préserve ! J’ai tort peut-être, et il ne me déteste pas ; mais il ne se soucie pas de moi, c’est certain. Personne ne s’intéresse à moi, excepté vous, maman, vous peut-être. Je ne l’ai pas toujours cru, mais aujourd’hui je ne sais comment je sens que vous vous intéressez à moi.

« — As-tu réellement supposé que ta mère ?… Oh ! mes longues et cruelles souffrances, mes membres engourdis, ma mémoire obscure et confuse, ma langue embarrassée, êtes-vous cause de cela ? C’est juste, il devait en être ainsi ; mais aujourd’hui je te remercie, mon Dieu, d’avoir écarté le voile et de lui avoir montré ce qu’il y a dans ce cœur qui bat sous le fardeau qu’il est obligé de porter, oui, qu’il aime à porter ! s’écria-t-elle avec une énergie croissante et en parlant espagnol, comme elle faisait toujours quand elle était fortement émue. Elle retomba épuisée, et Gertrude fut obligée d’appeler la fille de chambre qui soignait sa mère. »


La pauvre mère gagna auprès de M. Lifford et du revêche abbé la cause de sa fille. Gertrude alla, sous la garde du père Lifford, à la matinée de Mme Apley, à Woodlands. Le grand souci de Gertrude fut sa toilette : elle ne connaissait rien des modes du jour. Sa mère voulut la parer. Elle ouvrit ses vieux écrins ; elle lui mit aux oreilles des boutons de diamans, aux bras des bracelets moresques, à la main un précieux éventail richement colorié, et lui donna une leçon d’éventail à l’espagnole ; elle plaça sur sa gracieuse robe de mousseline de l’Inde une mantille de dentelle, et ne la laissa partir qu’après l’avoir admirée dans sa pittoresque beauté. Mais le goût de sa mère, depuis si longtemps morte au monde, ne rassurait pas Gertrude. Je ne sais plus quelle est la femme qui aurait donné la moitié de sa vie pour la joie de se trouver belle devant sa glace. Gertrude aurait donné la moitié de sa beauté pour se savoir mise comme les autres. Enfin elle arriva moitié palpitante, moitié défiante. Elle fut vite rassurée : sa toilette, il est vrai, ne ressemblait pas aux autres, mais elle était dans l’harmonie de sa grâce. Gertrude sentit son âme fleurir dans cette élégante réunion de jeunes hommes et de jeunes filles. Le héros de la journée, le jeune Apley, s’empara de cette romantique sauvage comme du plus beau bouquet de sa fête. Les grands chanteurs italiens étaient venus de Londres pour le concert ; Gertrude s’enivra de musique. Elle rendit le courage, par une de ces irrésistibles cajoleries, magie féminine dont le talent timide a souvent besoin, à Maurice, qui fut couvert d’applaudissemens. Pour comble de bonheur, le vieil abbé, appelé au lit d’un malade, fut obligé de confier Lady-Bird à la maîtresse de la maison, et par conséquent laissa la cage ouverte à l’oiseau du bon Dieu. Après le concert, le bal allait commencer. Apley papillonnait autour d’elle.


« - Voulez-vous valser avec moi, miss Lifford ?

« La rougeur monta aux joues de la jeune Espagnole, et en colora les riches teintes olivâtres.

« — Je ne peux pas valser, dit-elle, je ne sais pas.

« — Quoi ! n’avez-vous jamais essayé ?

« — Non. Croyez-vous que l’on danse à Lifford-Grange ?

« — Oh ! vous danserez naturellement, j’en suis sûr, tout comme vos cheveux ondulent naturellement. Je le vois bien, car le vent, en les frappant ne fait que les friser davantage. Ces boucles qui se sont échappées des nattes derrière votre tête n’étaient pas faites pour onduler ; avouez-le.

« — Oh ! rien ne va comme il faut en moi, répondit-elle, et saisissant les deux boucles rebelles, elle les tira comme pour les punir de leur inconduite, et les rejeta en arrière, les laissant flotter sur son cou. Allez danser, monsieur Apley. Je vous regarderai, et peut-être j’apprendrai.

« — Venez avec moi, lui dit-il avec vivacité ; il n’y a personne dans la galerie. Je vous donnerai une leçon, ce sera l’affaire d’une minute.

« Il lui donna le bras, et ils s’envolèrent plutôt qu’ils n’allèrent à travers les salons jusqu’à celui où avait eu lieu le concert. Sur l’appui d’une croisée, Maurice était assis dans une attitude rêveuse. Il tressaillit quand ils entrèrent dans le salon, et se remit entrèrent dans le salon, et se remit sur ses pieds. Gertrude abandonna le bras de M. Apley et lui cria :

« — Ah ! vous êtes ici. Vous vous reposez de vos succès, vous jouissez de votre triomphe.

« — Croyez-vous qu’il voudrait nous jouer une valse ? dit Mark à voix basse ; cela vous ferait apprendre deux fois plus vite.

« — Maurice, dit-elle d’un air pressé, jouez-moi cette valse allemande que j’aimais tant ; M. Apley va m’apprendre à valser.

« — Il va ? répondit froidement Maurice. Je ne sais si je pourrai me rappeler ce que vous me demandez.

— Oh ! jouez n’importe quoi… seulement dépêchez-vous, parce que nous n’avons pas de temps à perdre.

« S’il y avait quelque chose d’impérieux dans son ton, c’était seulement l’étourderie d’un enfant gâté qui ne veut pas être contredit par quelqu’un qu’il a toujours vu céder à ses moindres désirs ; mais Maurice était susceptible en ce moment : il fut blessé au fond du cœur. Il lui semblait que le monde agissait déjà sur la jeune fille, et qu’elle lui parlait d’un ton de supériorité offensante. Il rougit jusqu’aux tempes en s’asseyant devant le piano, et joua d’une façon brusque et rapide. Le motif n’était pas riant, ou, s’il l’était, il l’exécutait étrangement. Elle l’interpellait de temps en temps. — Pas si vite ! ou : — Vous ne jouez pas aussi bien que d’habitude, Maurice ! — Et il se mordait les lèvres de colère.

« Et il est vrai qu’il ne jouait pas bien. Il y avait un accompagnement qui le mettait singulièrement hors de lui : le bruit des pas rapides, le frôlement de la robe de mousseline, les notes joyeuses du rire, le son de ces deux voix échangeant de gais reproches et des instructions. Une fois une exclamation : — Oh ! arrêtez-vous, je suis si étourdie ! — et la réponse : — Oh ! non, non, ne vous arrêtez pas. — Mais la musique cessa tout à coup, et le musicien s’élança de sa place pour s’en aller. Qu’avait-il donc à faire ? Il le sentit, et revenant aussi précipitamment il joua un air emporté de Strauss avec une véhémence fiévreuse, et puis la valse de Robert-le-Diable, qui entremêle des notes d’une douceur désespérante aux accens discordans de l’enfer. — « C’est bien, Maurice, je vous remercie beaucoup. J’ai appris ce que je voulais. » Et elle sortit de son pas léger, avec sa belle figure et ses yeux jaillissant de lumière, sans se douter de la douleur qu’elle laissait derrière elle. »


Maurice quitte la fête le cœur navré, emmenant Mary, dont la douce tendresse cherche à le consoler. Gertrude valse à corps perdu. Pendant la soirée, la chaleur devient étouffante dans les salons. Elle sort et se promène dans les allées du jardin avec ses nouvelles amies ; elle pousse par curiosité jusqu’à une grotte au fond d’un bosquet et va y entrer, invitée par la fraîcheur et le bruit d’une fontaine, lorsqu’une voix l’arrête : « Pardonnez-moi cette liberté ; mais, je vous en prie, vous avez chaud, n’entrez pas là. C’est dangereux. » Ces simples paroles étaient prononcées par une voix dont le timbre émut Gertrude. Elle se retourna. Elle n’avait jamais vu d’homme comme celui qui était devant elle. Parmi les tableaux de la chambre de sa mère, il y avait une toile de Velasquez, le portrait du duc de Gandia, ce jeune soldat de Charles-Quint, qui abandonna le monde avant son maître et fut saint François Borgia. Depuis son enfance, cette tête du duc de Gandia, majestueuse et bienveillante, pleine d’expression et de calme, avait été pour elle le type de la beauté virile. Elle retrouvait l’image animée du héros pieux de Velasquez dans le jeune homme qui l’avait arrêtée : c’était la même élégance dans la taille, la même pureté dans la forme de la tête, un front pensif, un sourire étrange et beau, une attitude digne et aisée, la tête légèrement rejetée en arrière, la main gauche posée sur la hanche. « Je vous remercie, répondit-elle en s inclinant avec une soumission instinctive. — J’espère, reprit l’inconnu, que vous ne m’aurez pas trouvé impertinent. » Elle sourit en lui répondant : « Oh ! non. » Elle rentra dans la salle du bal, et alla s’asseoir rêveuse dans un coin. Elle ne revit plus de la soirée ce mystérieux personnage, dont personne, sur ses indications, ne put lui apprendre le nom. Elle quitta Woodlands à minuit, et il lui semblait qu’elle avait vécu toute une vie depuis le matin. Mark Apley lui donna la main pour monter en voiture. Elle s’aperçut que Mark, debout sous le portique du château, la suivit du regard tant qu’elle fut en vue ; mais au moment où elle posa sa tête sur son oreiller, une seule idée lui vint à l’esprit : « Demain je regarderai le portrait du duc de Gandia. » Le lendemain, après avoir regardé le portrait, elle prit le livre de Luigi da Porto, le roman de Roméo et de Juliette, et courut s’asseoir sous les grands arbres du parc ; mais elle laissa tomber le volume sur ses genoux, quand elle lut ce beau salut, ce cri adorable de l’amour à première vue : Benedetta sia la vostra venuta qui presso me, messer Romeo.

Le nom qui manquait à son rêve, ce fut le vieil abbé qui le lui apprit. Le mystérieux personnage de Woodlands était le comte Adrien d’Arberg, un gentilhomme français dont la mère était Irlandaise, qui avait des propriétés en Angleterre, et qui était parent des Apleys. M. d’Arberg consacrait sa fortune aux nobles dévouemens de la charité chrétienne, et son talent à la défense des vérités catholiques. Le père Lifford avait le livre que venait de publier M. d’Arberg : Gertrude voulut le posséder, le lire. Elle le dévora avec enthousiasme. C’était de M. d’Arberg que Maurice avait été le compagnon en Italie. Elle se fit conter par Maurice mille détails sur son héros ; elle se composait une légende d’Adrien, dont elle dessinait la tête d’après le portrait de Velasquez. Un accident la rapprocha une seconde fois du comte d’Arberg.

Un jour, Gertrude était montée à cheval avec son frère Edgar. Séparée de son frère, son cheval l’emporta. Renversée, évanouie, elle se réveilla dans un château voisin de Lifford-Grange. Elle se trouvait à Audley-Park. C’était une riche et charmante résidence, placée dans un beau paysage, ornée et animée par une femme que M. Lifford avait voulu épouser dans sa jeunesse. Lady Clara Audley, imposante et belle personne, était de ces femmes que la passion n’a jamais émues, qui portent toute leur vie dans les amusemens mondains une sérénité innocente et superficielle, qui ont le don naturel de tourner en agrémens tout ce qu’elles effleurent, qui unissent la légèreté à la bonté, mêlent l’art au luxe, dispensent la grâce aux riens, et pour lesquelles ce monde serait resté un vrai paradis terrestre, s’il était possible que le bonheur des âmes ne fût qu’une sensation à fleur de peau. Il y a une petite colonie d’hommes et de femmes du monde à Audley-Park, et M. d’Arberg est du nombre. Gertrude, légèrement blessée, se remet et passe plusieurs jours au milieu de cette société élégante, heureuse, amusée. Lady Fullerton décrit avec un très spirituel enjouement ces jolis et honnêtes décamérons de société qui se groupent gracieusement, dans les salons et dans les avenues d’un château, autour d’une hôtesse aimable. Gertrude voit et respire enfin un de ces parterres du monde qu’elle a tant rêvés. Elle passe des heures lumineuses, elle s’abandonne avec espérance aux flatteries qui la bercent ; elle laisse monter vers celui qui occupe ses pensées ces admirations muettes qui sont l’encens du cœur. D’Arberg a pour elle des attentions réservées et tendres qui relèvent et qui la protègent. Elle ne prend pas garde, absorbée dans sa joie, aux tristesses de Maurice, qui l’épie et murmure à l’écart dans son âme les vers de Métastase :

Di gelosia mi moro
E non lo posso dire.

M. Lifford avait été appelé en Espagne par des affaires de famille. Gertrude, plus libre, avait obtenu de sa mère la permission de faire un second séjour à Audley-Park. Elle s’oubliait dans ces mille petits incidens de la vie heureuse par lesquels se fait le mystérieux entrelacement des âmes, lorsqu’une lettre de son oncle la rappela à Lifford-Grange, d’où le vieil abbé allait partir pour prendre la place de M. Lifford, qui revenait. Il fallait quitter Audley-Park et se séparer d’Adrien. Elle le chercha pour lui dire adieu. Il écrivait dans un salon.

« Lorsque Adrien leva la tête et vit Gertrude qui regardait par la porte entrebâillée, il se leva en sursaut et alla vers elle : — Venez un moment, lui dit-il ; voulez-vous ? — Sa voix était émue ; elle vint, et lui donna la lettre du père Lifford. Il la lut deux fois, et lui dit :

« — Je suis très heureux que votre père revienne si tôt.

« — Réellement ? dit-elle d’un air abattu.

« — Cela ne vous fait pas plaisir ? demanda-t-il.

« Elle ne répondit pas au premier moment, et fixa ses yeux sur le parquet, puis elle murmura à voix basse :

« — Je suis si triste de me séparer du père Lifford.

« — Les séparations sont toujours des choses tristes, reprit-il, et il sembla lire encore la lettre comme pour gagner du temps et la retenir. — Gertrude ! commença-t-il enfin, et il s’assit près de la jeune fille tremblante ; Gertrude, aussitôt que votre père sera de retour, je demanderai à le voir, et alors mon sort sera entre ses mains et dans les vôtres.

« Elle se retourna pâle comme la mort. Il y avait à la fois trop de joie et trop de crainte dans son cœur. Son sort entre les mains de son père, elle frissonnait à cette idée ! mais elle n’osa exprimer ce qu’elle sentait, et ne répondit rien. Adrien fut embarrassé de sa pâleur et de son silence.

« — Gertrude, s’écria-t-il, me suis-je trompé ? Ai-je trop espéré ?

« Elle leva lentement les yeux vers lui. Son regard disait plus de choses que les paroles les plus éloquentes.

« — Comment pourriez-vous vous tromper ? dit-elle faiblement. Oh ! Adrien, est-ce bien vrai que vous m’aimez ?

« — Tendrement, murmura-t-il, et il pressa la main de Gertrude sur ses lèvres.

« — Alors, s’écria-t-elle avec un mélange d’exaltation et d’émotion, alors la vie n’a pas de bonheur plus grand à me donner. Adrien, je ne mérite pas d’être votre femme. Je voudrais mourir à présent. N’est-ce pas assez pour moi d’avoir entendu ce que vous venez de dire ? J’ai été heureuse. Adrien, mon âme est contente. Je n’ose rien espérer de plus dans l’avenir.

« — Chérie, cette méprise n’est-elle qu’un mouvement nerveux, ou prévoyez-vous des obstacles à mon désir ?

« — Non, non, pourquoi des obstacles ? Il ne peut pas en exister.

« — Je crois qu’au point de vue du monde il ne s’en élèvera point. Pour ce qui regarde ce dont vous et moi ne nous soucions pas, je pourrai satisfaire votre père. Gertrude, ma chère Gertrude, vous ne paraissez pas heureuse. Dites-moi ce que vous sentez et ce que vous craignez.

« — Je ne sais ce que je sens, ce que je crains. Je ne sens qu’une chose, c’est que je vous aime ; je ne crains qu’une chose, c’est de vous quitter. Je le sens plus que je ne devrais ou du moins plus que je ne devrais le dire. — Elle avait prononcé ces derniers mots avec un tel mélange de tendresse et d’anxiété, qu’Adrien en fut profondément ému. Elle s’en aperçut et s’écria : — Il y a des larmes dans vos yeux, Adrien ! cela vous fait-il de la peine que je vous aime tant ? Vous apitoyez-vous sur moi dans votre cœur ? Vous avez raison, si ce rêve ne doit être qu’un rêve de bonheur. Si vous n’étiez pas ce que vous êtes, j’aurais honte d’avoir été si tôt vaincue ; mais je n’ai pas honte, je suis fière de vous aimer, fière de voir vos yeux me regarder avec tendresse, fière d’être quelque chose pour vous, qui êtes tout pour moi. Que le ciel me pardonne si je vous aime trop !

« Adrien prit ses mains et les baisa avec feu. Elle ne les retira pas, mais tourna ses yeux vers le ciel, et, pour un instant, parut ne pas l’entendre, tandis qu’il lui parlait de son amour avec des mots qui vibraient pourtant dans son cœur. Jamais il ne l’avait vue aussi belle ; jamais il n’avait éprouvé pour une créature humaine un intérêt aussi profond, aussi absorbant, aussi pénible. Peut-être en ce moment un doute, léger comme l’ombre d’un nuage à la surface d’un lac, traversa son esprit : était-ce la femme telle qu’il l’avait autrefois rêvée ? Mais ce qu’il ressentait n’était ni un désenchantement ni un regret. L’étrangeté de son caractère ne faisait que la lui rendre plus chère. Il y avait dans le ton dont il lui parlait du respect autant que de la gentillesse ; il pressentait dans cette nature des vertus latentes et des dangers inconnus ; il ne se demandait pas si c’était pour son bonheur à lui qu’il avait pris une telle influence sur ce cœur de feu et cette âme fougueuse. Son propre bonheur était toujours la dernière de ses pensées ; il ne voyait qu’un nouveau devoir dans sa vie.

« — Il faut que je parte, dit-elle, et que je triomphe de cette folle crainte de l’avenir.

« — Puis-je, demanda-t-il, passer un autre dimanche à Lifford-Grange et voir votre mère une fois encore ? J’irai ensuite en Irlande et serai de retour à l’arrivée de votre père.

« — Oui, oh ! oui, un autre dimanche, une autre petite vie de huit heures. Adieu. Je vois lady Clara dans le jardin. »

Mais l’heure des orages qu’avait pressentis instinctivement Gertrude allait sonner. M. Lifford était revenu. Gertrude porta légèrement les premières semaines de l’absence d’Adrien. L’espoir, l’attente d’un événement si proche, d’un bonheur si enivrant, étaient assez pour occuper les bouillonnemens de son cœur et de son imagination, sans irriter encore son impatience » Un soir, elle entendit le roulement d’une voiture dans la cour du château ; il y eut du mouvement dans la chambre de son père ; une heure après, la voiture repartit. C’était Adrien sans doute. Gertrude alla frapper à la porte de M. Lifford, et, affrontant sa froideur ordinaire, le supplia de lui dire quelle visite il venait de recevoir. M. Lifford lui montra une carte sur laquelle elle ne lut qu’un nom indifférent. À partir de ce moment, l’anxiété, le doute, la terreur, le martyre des espoirs conçus à toutes les minutes et à chaque instant trompés torturèrent Gertrude. La maladie de sa mère s’aggrava. Elle saisit quelques mots du dernier entretien de la mourante et de M. Lifford. « Non, disait sa mère, non, ce n’est pas possible ; dites-moi que vous n’avez pas fait cela. » Ou encore : « Je vous dis, Henri, que vous avez eu tort, très grand tort. » Puis elle entendit un long cri, arraché comme par une souffrance intérieure. La porte s’ouvrit : M. Lifford sortit pâle, et lui dit : « Allez vers votre mère, Gertrude, elle se meurt. » Elle mourut quelques instans après.

Gertrude restait seule avec ce père qui la détestait : sa mère était morte ; d’Arberg la délaissait ; le vieux prêtre était en Espagne ; la bonne Mme Redmond et sa fille allaient partir pour Londres avec Maurice. Il semblait que rien ne manquait à sa désolation, lorsque, moins d’un mois après la mort de sa mère, M. Lifford fit appeler Gertrude dans sa chambre. Il s’excusa légèrement sur la nature de la communication qu’il avait à lui faire si peu de temps après le malheur qui les avait frappés ; mais des intérêts majeurs et pressans l’y obligeaient. Puis il lui annonça, de son ton sec et impérieux, qu’il avait accordé sa main à un noble espagnol, lequel arriverait le lendemain. Gertrude ne répondait pas. M. Lifford l’interrogea des yeux. « Voulez-vous avoir la bonté, lui dit-elle en le regardant fixement, de répondre à une seule question ? N’avez-vous reçu pour moi aucune autre proposition de la même nature ? — Aucune, répondit-il après avoir hésité un instant, qui méritât d’être prise en considération. — Vous avez donc reçu une demande, dit-elle avec le même calme affecté, d’Adrien d’Arberg ? » M. Lifford l’avoua. Le cœur de Gertrude ne l’avait pas trompée ; la voiture qu’elle avait entendue était bien celle d’Adrien, et M. Lifford eut la confusion de se voir forcé d’avouer qu’il avait trompé sa fille. Mais à quoi sert à Gertrude cette victoire qu’elle remporte sur M. Lifford ? à quoi lui sert d’écraser un moment d’un regard de révolte et presque de dédain un père dénaturé par des calculs de vanité et d’intérêt ? M. Lifford se venge d’elle. « Cet homme, lui dit-il, n’était pas digne de vous, et la preuve, c’est qu’au mépris des promesses dont vous parlez, il vous a abandonnée, » et il lui montre un passage d’un journal français qui annonce qu’Adrien d’Arberg est entré dans un séminaire. Gertrude ne prononce pas un mot. Foudroyée par la douleur, une seule pensée survit en elle : fuir cette maison odieuse. Après une nuit d’insomnie, aux premiers bruits du matin elle croit entendre l’arrivée de l’homme auquel on veut l’enchaîner. Elle sort ; elle court à la maison de Mme Redmond. La veuve était déjà partie pour Londres avec Mary Grey ; il n’y restait que Maurice, sur le point de partir aussi. Au lieu des consolations protectrices qu’elle allait y chercher, elle ne trouve dans le cottage à moitié abandonné que l’amour de Maurice, qui accueille son malheur avec des larmes de tendresse, des spasmes, de passion, des supplications ardentes. Maurice veut l’emmener à Londres. Si Gertrude part avec Maurice, il faudra qu’elle l’épouse. Abîmée dans l’angoisse du délaissement, elle se laisse aller à ce cœur malheureux qui l’a toujours aimée ; puis, ce qu’il lui faut en ce moment, c’est une vengeance de la tyrannie de son père, c’est une rupture éclatante, éternelle, outrageante avec ces préjugés auxquels M. Lifford la sacrifie. La fille d’une race des croisades devenir la femme d’un artiste ! quelle tache à l’écusson des Liffords ! A moitié entraînée par l’amour de Maurice, à moitié emportée par la révolte, elle se laisse conduire au chemin de fer. Elle arrive en quelques heures à Londres, non dans le Londres poétique de son imagination, mais dans le Londres lugubre de l’hiver, dans le Londres enseveli sous les brouillards et noyé dans la boue. Maurice la conduit à sa mère, à sa sœur, muettes de consternation et d’attendrissement, comme s’il l’avait enlevée. La triste famille, le fiancé fiévreux et troublé, la fiancée dévastée et inerte, montent dans une voiture de place et vont à la chapelle catholique, où se fait le mariage furtif. « Maurice, je tâcherai d’être pour vous une bonne femme. » C’est tout ce que Gertrude eut la force de dire au jeune homme à qui elle venait de donner le cadavre de son cœur.

Cette union, marquée dès le premier jour par la fatalité, fut une fièvre lente. Gertrude, lorsque le temps et la réflexion eurent passé sur son coup de tête, ne fut pas sévère envers Maurice. Elle ne se montra pas irritée de la surprise qu’il avait faite à sa douleur en délire ; elle s’efforçait d’être bonne, mais elle portait en elle ce somnambulisme de l’âme, cette hallucination de l’idée fixe que laissent après eux les grands désespoirs. Maurice, nature faible et inquiète, sentait l’obstacle dressé entre Gertrude et lui. Parfois il se soulevait contre cette infranchissable barrière, et il s’y meurtrissait ; parfois il s’apitoyait sur Gertrude comme sur sa victime. À la suite de ces torturantes alternatives de désirs et de colères refoulés et d’attendrissemens débordés, un jour, Maurice fit à Gertrude un effrayant aveu. Le matin même où il avait épousé Gertrude, avant le mariage, il avait reçu une lettre d’Adrien d’Arberg : les faux bruits répandus sur son compte y étaient démentis, et Adrien demandait avec sollicitude à Maurice des nouvelles de Gertrude. Après avoir eu la coupable faiblesse de cacher cette lettre à celle qui n’était pas encore sa femme. Maurice eut la cruelle imprudence de la montrer à Gertrude pour voir si le souvenir d’Adrien vivait encore en elle. L’impassibilité à laquelle la jeune femme avait, par l’héroïsme de sa volonté, plié son âme depuis un an ne put résister à cette affreuse révélation. Elle resta résignée à sa chaîne, mais se crut affranchie vis-à-vis de Maurice de la fidélité de ses pensées. Entre elle et lui, la séparation morale était irrévocable. Maurice désespéré ne fit plus dans sa maison que des apparitions courtes et silencieuses. Il avait abandonné peu à peu les leçons de musique au moyen desquelles il répandait autour de sa femme un dernier vestige d’aisance. Il voulut se créer des ressources plus faciles à son découragement et à sa morose indolence : il engagea son petit avoir dans des spéculations qui furent malheureuses et ne lui laissèrent que des dettes. Il fut arrêté. Gertrude, pour le tirer de la prison, donna presque tout le petit héritage que lui avait laissé en mourant le père Lifford. Quand il fut libre, elle voulut quitter l’Angleterre, où ils ne pouvaient plus vivre, et elle décida Maurice à partir pour l’Amérique.

Ils s’embarquèrent sur un de ces immenses navires qui portent les émigrans par centaines aux États-Unis ; mais au moment du départ, quand il était impossible de revenir en arrière, Gertrude, confuse, rencontra à bord son ancienne amie, lady Clara Audley, qui venait faire ses adieux à un passager monté sur le même navire : ce passager était Adrien d’Arberg. Adrien, en apprenant l’étrange mariage de Gertrude, avait abandonné sa fortune à son frère et à des fondations charitables ; il était venu en Irlande, s’était mis à la tête d’une troupe d’émigrans, et allait la conduire et en diriger rétablissement dans le far west.

La crise inévitable était arrivée. Ces cœurs naufragés trouvaient le danger sur le vaisseau même où ils le fuyaient. Adrien restait avec ses Irlandais et ne venait pas sur la partie du navire réservée aux passagers aisés. Cependant Adrien et Gertrude se rencontrèrent. L’explication fut véhémente, quoique contenue de la part de Gertrude, tendre, douloureuse, résignée du côté d’Adrien. Gertrude en sortit non moins triste, mais plus calme. Maurice s’était aperçu plus tard de la présence d’Adrien. Il y eut en lui des combats déchirans entre la jalousie et le remords, entre l’amour et le repentir, des luttes qu’il ensevelit dans son « sein, mais auxquelles succomba sa frêle constitution ; il tomba malade. Gertrude, comme pour expier l’idée involontaire qui avait traversé un moment son esprit, qu’entre Arberg et elle la réunion était encore possible dans l’avenir, soignait Maurice avec une vigilance empressée et inquiète. Un soir, elle attendait le médecin du navire :


« Les heures s’écoulaient, et le médecin ne venait pas. Il était tard, Maurice allait plus mal. Ses douleurs augmentaient, sa respiration était oppressée. Elle était alarmée ; mais elle n’osait le quitter pour aller chercher du secours. Un instant elle sortit à la hâte, aperçut un domestique et lui dit d’aller supplier le docteur de venir sur-le-champ. Quand elle rentra, Maurice l’appela à voix basse et la fit asseoir à son chevet.

« — Écoutez-moi, Lady-Bird, car à présent je peux parler, et c’est peut-être la dernière fois que je vous appellerai de ce nom. Pardonnez-moi tout ce que je vous ai fait souffrir. Il aurait mieux valu pour vous que je ne fusse pas né ; mais si je meurs maintenant, alors ma vie ne vous aura pas fait beaucoup de mal, n’est-ce pas, Gertrude ? Vous êtes très jeune encore, et vous pouvez être longtemps heureuse. Vous me pardonnerez, quand vous serez heureuse, de vous avoir tant aimée pendant ma courte vie, vous pardonnerez à mon amour de m’avoir rendu égoïste, méchant et fou. Ne pleurez pas, Lady-Bird ; ne détournez pas votre face de moi. Voulez-vous me donner un baiser ?

« Elle passa le bras autour de son cou, et, sur ses lèvres fiévreuses, elle lui donna un baiser comme il en avait rêvé, mais comme il n’en avait jamais reçu. Il fut saisi d’une soudaine faiblesse. Il ouvrit la bouche pour respirer.

« -Une de ces potions, dit-il, vite, j’étouffe.

« Elle avait les yeux pleins de larmes ; un brouillard lui couvrait la vue. Elle versa la médecine dans un verre. Il l’avala et s’écria : — Quel goût étrange !

« Quelle horrible vision était passée devant elle ? Quelle terreur subite blanchit ses joues, quand, agenouillée devant la lampe, elle lut sur l’étiquette de la bouteille : Laudanum, poison ! Il y a une force miraculeuse dans l’effroi et dans l’angoisse, car elle ne trembla pas, elle ne s’évanouit pas ; mais, se précipitant vers la porte, elle demanda le docteur avec un tel accent d’agonie, que deux ou trois personnes sautèrent de leur lit pour aller le chercher. Elle s’assit à côté du lit étroit, mit la tête de Maurice sur sa poitrine, et le contempla avec des yeux pétrifiés et le cerveau en feu. « S’il allait mourir, je serais libre. » Y eut-il dans l’enfer un démon assez féroce pour lui souffler en ce moment à l’esprit ces mots qui l’avaient fait trembler hier, et qui ressemblaient aujourd’hui au cri de désespoir du condamné entendant sa sentence ? C’était une affreuse chose que son visage incliné sur celui de Maurice, de façon pourtant qu’il ne pût pas la voir. Il se plaignait de sensations étranges ; elle sentait la mort dans son propre cœur, mais elle parlait avec calme, car elle éprouvait une puissance inconnue de souffrir. Elle sentait que, s’il mourait, sa vie, à elle, serait une incessante torture de remords, mais que, tant qu’il vivait, il y avait une espérance pour elle, et que la merci de Dieu était immense et infinie comme sa douleur.

Le docteur vint en homme dérangé, vexé. Il y avait beaucoup de malades et de mourans sur ce misérable navire, et l’on avait crié après lui toute la nuit.

« — M. Redmond, dit-il en entrant dans la cabine, ne peut aller beaucoup plus mal que la dernière fois que je l’ai vu.

« Elle avait pris le flacon ; elle le plaça entre elle et lui et lui dit à l’oreille : « — Je lui ai donné cela.

« Il fait un mouvement en arrière et mâche un juron entre ses dents : « — Alors, pardieu, tout est fini pour lui.

« Elle ne s’évanouit pas, mais joignit ses mains crispées et lui dit : « — Sauvez-le ! sauvez-le ! Essayez au moins !

« Elle est à côté de lui, tandis qu’il emploie tous les moyens et tous les expédiens auxquels on a recours en pareil cas ; elle suit tous ses mouvemens en silence, retenant sa respiration entrecoupée, avec l’anxiété de la mort.

« — Je ne peux faire davantage, dit-il enfin, et je ne peux rester plus longtemps : on a besoin de moi ailleurs. Il faut que vous le teniez éveillé, si vous pouvez ; tout dépend de là. Faites comme vous pourrez. Parlez-lui, remuez-le. Il faut que je m’en aille.

« Elle lui prit le bras, et, avec un regard qui émut même cette dure nature, elle lui dit :

« — Dites à Adrien d’Arberg de venir ici à l’instant. Dites-lui que Maurice Redmond se meurt, et que c’est sa femme qui l’a tué.

« Elle s’agenouilla devant son mari ; elle ne lui cachait plus son visage. Elle lui parla avec une voix, elle le regarda avec des yeux qui semblaient l’éveiller de la stupeur croissante qui engourdissait ses sens. Elle l’appelait à haute voix, elle soulevait ses mains et les pressait dans les siennes.

« La porte s’ouvrit : Adrien était à côté d’elle, pâle, ferme, maître de lui-même. Elle murmura sans tourner ses regards vers lui : « Que deviendrai-je s’il meurt ? » Les yeux de Maurice se fermaient, il ne semblait plus entendre ni sentir. Elle se retourna alors du côté d’Adrien et jeta sur lui un regard si horriblement désespéré, qu’il devint encore plus pâle. Il lui mit la main sur l’épaule et lui dit :

« — Gertrude, priez, priez de toute la force de votre désespoir, et laissez-moi veiller à côté de ce lit. Cette nuit-ci, nous la passerons ensemble, et puis, quelle que soit la volonté de Dieu, quoi qu’il arrive…

« — Nous nous séparerons pour jamais, dit-elle lentement.

« — Ainsi soit-il.

« — C’est un vœu, ajouta-t-elle.

« — Aussi solennel que cette heure, répliqua-t-il. Maintenant allez, et priez Dieu d’avoir pitié de vous et de moi. »


Ce vœu, cette immolation à Dieu de son amour que fait cette femme qui croit avoir frôlé un crime, la métamorphose. Maurice est sauvé par les soins d’Adrien et de Gertrude. Quand il revient à lui, il voit devant lui sa femme et son ancien ami. Il indique d’un regard effaré Adrien à Gertrude. — « Autrefois, mais plus à présent, lui dit-elle à voix basse en répondant à sa pensée. Croyez-moi, cher Maurice, par tout ce que j’ai souffert cette nuit, par tout ce que nous avons souffert depuis notre mariage, vous pouvez me croire maintenant. Mon amour est à vous désormais, à vous seul. Je vous l’ai donné, Maurice, dans une heure terrible, et je n’ai pas traversé en vain la plus effrayante épreuve qui ait été infligée, pour l’écraser, à une âme endurcie. » Et Maurice voit dans les yeux de sa femme la vérité de ses paroles. Gertrude, épurée par le renoncement absolu et dévoué de la passion, qui était l’orgueil de sa volonté et la volupté de son cœur, se réconcilie avec le devoir et avec la vie. Elle est sereine, elle est pieuse, elle est heureuse. J’avoue qu’au point de vue du mouvement des passions autant qu’au point de vue religieux, ce miracle de la grâce me paraît une très belle et très émouvante péripétie.

Là est le dénoûment moral du roman ; en voici la conclusion en deux mots. Maurice meurt à son arrivée en Amérique ; Gertrude, laissée veuve, est bientôt mère ; Adrien se fait missionnaire. Quelques années après, Gertrude reçut une lettre de son frère Edgar. Depuis les malheurs de sa maison, M. Lifford avait longtemps voyagé avec son fils, ensuite il était revenu à Lifford-Grange. Le vieil orgueilleux commençait à plier sous les catastrophes amenées par ses préjugés obstinés. Il reparlait de Gertrude, dont il n’avait plus prononcé le nom depuis sa fuite. Edgar pensait que le retour de Gertrude rendrait la paix de l’âme au triste vieillard. Gertrude rentra donc comme le pardon avec son fils Maurice dans la maison de son père. Edgar voulut se marier et craignit de blesser par son choix les vieilles préventions de M. Lifford. Ce fut Gertrude qui demanda le consentement de son père. M. Lifford lui montra le portrait de sa mère et le sien à elle. « Vous parlez à un homme dont l’orgueil a fait leur misère, lui dit-il. Edgar croit-il que j’adore encore les idoles qui les ont détruites ? » Gertrude se jeta à son cou pour le remercier ; mais M. Lifford la repoussa un instant avec un regard d’inquiétude et de défiance. « Croyez-vous que je ne sois pas heureuse ? » lui dit-elle avec un de ces sourires persuasifs, expression d’une paix intérieure que le monde ne peut ni donner ni retirer. Alors il la pressa sur son cœur et la bénit. « Depuis ce temps, il y eut des fleurs dans les jardins et du bonheur dans le vieux château de Lifford-Grange. »


III

J’ai peu d’observations à faire sur ces deux ouvrages. Analyser des romans, c’est presque s’enlever le droit de les juger. Quand on résume des volumes en quelques pages, quand on remplace l’action qui se déroule avec ses gradations naturelles par une analyse qui efface ce qu’on pourrait appeler le modelé de l’œuvre, et n’en rend tout au plus qu’un trait sec et cru, on aurait mauvaise grâce à signaler des défauts que l’on a soi-même nécessairement aggravés. L’abréviateur doit des excuses à l’auteur, car c’est surtout lui qui court le danger d’être plus traditore que traduttore.

Seulement, s’il y a une préférence à exprimer entre le roman de lady Fullerton et celui de Currer Bell, je n’hésite pas. Il a fallu peut-être plus de vigueur de talent pour écrire un roman comme Villette que pour composer Lady-Bird. L’avantage reste pourtant à lady Fullerton. Le sujet de Villette est terne et froid ; l’action de Lady-Bird est émouvante, ou du moins lady Fullerton a dans le style une chaleur pénétrante qui se communique au sujet du récit, en redouble l’intérêt, et gagne la sympathie du lecteur. Quoique Currer Bell veuille ennoblir, en les amenant sous le jour de l’imagination, les incidens vulgaires des existences médiocres, son livre n’a guère chance d’intéresser la classe même à laquelle il est consacré ; il n’y a que les lecteurs cultivés, les malins, qui prendront la peine d’étudier et d’apprécier le talent dépensé dans les détails de Villette. Le roman de lady Fullerton a sur celui de Currer Bell une supériorité décisive pour les ouvrages de ce genre : il est plus attachant.

Mais ce qui donne une valeur très haute à ces romans, c’est leur inspiration morale. Ici encore, il va sans dire que je place Lady-Bird au-dessus de Villette. J’admire sans doute cette fière apologie de l’énergie intérieure de l’âme humaine dont Villette est remplie. S’il y a dans le monde beaucoup de natures qui se suffisent ainsi à elles-mêmes pour arriver à l’accomplissement du devoir et au repos du cœur, j’en suis bien aise pour elles, mais je ne leur porte pas envie. Je crains d’ailleurs que ces héroïsmes de la conscience individuelle, ces victoires stoïques soient fort rares, et que, sauf un très petit nombre d’exceptions, l’on ne puisse attribuer ces vertus-là qu’au tempérament et aux circonstances. La morale de lady Fullerton me paraît, dans son humilité, bien plus universelle et bien plus humaine. Les douleurs, les douleurs infinies où aboutissent l’orgueil et le désir, voilà le critérium de la vérité morale qui force les vrais romanciers et les grands poètes, et tous ceux qui ont étudié la pathologie des passions humaines, à conduire l’homme suppliant et humilié aux pieds de Dieu. Telle est la conclusion que lady Fullerton dégage de son œuvre avec une sincérité, une conviction, une ferveur entraînantes, et il me semble impossible de l’en louer suffisamment.

Je me trompe. Je me rappelle, dans Lady-Bird, une juste et fine réflexion sur les éloges, qui ne saurait venir plus à propos : « Il y a, dit lady Fullerton, une joie inspirée par l’éloge qui n’a rien à démêler avec la vanité ; c’est une sorte de sympathie réclamée impérieusement par tous ceux qui sont doués de quelque génie : c’est la brise qui évente la flamme, l’huile qui nourrit la lampe. L’éloge, lorsqu’il est sincèrement donné et gracieusement reçu, produit souvent une sorte de bonheur humble et timide aussi éloigné de la vanité que l’exaltation d’une mère à la beauté de son enfant diffère du sentiment orgueilleux qu’elle aurait de la sienne. » Ce bonheur humble et timide, lady Fullerton doit l’avoir souvent éprouvé depuis la publication de Lady-Bird, car chacun de ses lecteurs serait heureux, j’en suis sûr, de pouvoir, comme moi, lui témoigner publiquement la sympathie reconnaissante qui suffit à sa modestie.


EUGENE FORCADE.

  1. 3 vol. London, Smith, Elder et Co, 65, Cornhill.
  2. 2 vol. in-18, Paris, Reinwald, me des Saints-Pères, 15.