Un Projet de descente en Angleterre sous Louis XV - Le chevalier d’Éon

Un Projet de descente en Angleterre sous Louis XV - Le chevalier d’Éon
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 538-588).
UN PROJET
DE DESCENTE EN ANGLETERRE
SOUS LOUIS XV

LE CHEVALIER D’ÉON

Ceux des lecteurs de la Revue qui ont très bonne mémoire se rappelleront peut-être confusément que je leur ai fait lire il y a quelques années un exposé assez complet, d’après des documens inédits, des circonstances dans lesquelles avait pris naissance la diplomatie secrète de Louis XV[1]. Je leur expliquais que cette intervention clandestine du souverain dans la conduite de la politique extérieure avait eu pour cause première le dessein d’élever un prince français au trône de Pologne. C’était une pensée toute personnelle à Louis XV et que n’approuvait pas son ministère, dégoûté des sacrifices ingrats qu’avaient coûté, dans plusieurs occasions précédentes, sous les Valois et sous Louis XIV, des entreprises de même nature. Au lieu d’imposer ses vues à ses ministres, le faible souverain préféra les poursuivre à leur insu, par le moyen d’agens auxquels il donnait lui-même des instructions ignorées de leur chef officiel. Le comte de Broglie, nommé ambassadeur en Pologne en 1752, eut ainsi deux missions différentes et presque contradictoires à remplir. Le ministre des affaires étrangères lui recommandait de garder la neutralité entre les divers prétendans qui pouvaient aspirer à la succession après la mort d’Auguste III. Le roi lui ordonnait de frayer les voies à l’élection du prince de Conti.

Tout marcha assez paisiblement, et le comte put suffire sans trop de difficultés à l’un et à l’autre rôle tant que la politique générale de l’Europe fut au repos, et tant que la froideur, et même une hostilité sourde, régnèrent entre les cours de Versailles et de Saint-Pétersbourg. Mais lorsque éclata la guerre de sept ans, et lorsque la France, devenue par le traité de 1756 l’ennemie de la Prusse et l’alliée de l’Autriche, dut par là même se rapprocher de la Russie (dont l’union avec Vienne était alors très intime), la situation du comte de Broglie devint extrêmement difficile et bientôt impossible à garder. La première chose que demandait la Russie en effet, pour entrer dans la nouvelle alliance, c’était que la France lui permît d’établir sans contestation son influence chez ses voisins de Pologne et renonçât même pour l’avenir à exercer aucune action à Varsovie. Rien n’était plus contraire à cette exigence que les efforts du comte de Broglie pour constituer un parti et concilier des suffrages à un prince français. Aussi ne tarda-t-il pas à être dénoncé à Mme de Pompadour et à l’abbé de Remis (les deux auteurs du traité de 1756) comme un ennemi du nouveau système politique et un brouillon qui jetait la zizanie entre les alliés. Louis XV n’eut pas le courage d’avouer qu’il n’avait agi que par son ordre. Le comte fut rappelé à Paris et sacrifié.

J’avais laissé mon récit à ce point, quand des circonstances que tout le monde connaît me forcèrent de l’abandonner. L’interruption d’ailleurs n’avait rien que de naturel, car il semble qu’après une épreuve aussi malheureuse, et le but primitif d’ailleurs étant manqué, la diplomatie secrète avait dû s’en tenir là. Il n’en était rien pourtant. Par une bizarrerie vraiment incompréhensible, Louis XV, qui avait pris goût à l’esprit piquant et observateur du comte de Broglie, voulut, même après l’avoir révoqué, continuer ses rapports privés avec lui. Il persista à lui communiquer à peu près toutes les dépêches qui lui arrivaient des différentes cours d’Europe, principalement de celles du nord, en lui demandant sur la conduite politique des conseils qu’il ne suivait pas. Il se flattait sans doute d’exercer ainsi sur ses ministres un contrôle dont, en réalité, il ne tira jamais aucun profit. Toute une organisation mystérieuse fut établie pour assurer la sécurité et la discrétion de ces relations singulières. Dans presque toutes les résidences diplomatiques, un agent, un secrétaire d’ambassade, et quelquefois l’ambassadeur lui-même, étaient initiés au secret : ils correspondaient avec un commis important des affaires étrangères, M. Tercier, qui transcrivait leurs lettres pour les faire passer sous les yeux soit du roi, soit du comte de Broglie.

Le roi attachait tant de prix à ces communications (dont il faisait pourtant si peu d’usage) qu’il ne voulut les laisser interrompre par aucun des incidens de la vie singulièrement agitée de son confident. Le comte de Broglie, en quittant la diplomatie, rentra dans l’armée et servit en qualité de chef d’état-major de son frère, le maréchal. Par ordre du roi, la correspondance secrète le suivit au camp. Quand survint la querelle (fameuse en son temps) entre le maréchal de Broglie et le prince de Soubise au sujet de la bataille de Fillingshausen qu’ils avaient livrée et de la déroute qu’ils avaient subie en commun, le maréchal fut exilé et le comte partagea son sort. La correspondance secrète le suivit en exil, et le roi se passa plusieurs années l’incroyable fantaisie d’honorer tout bas de sa confidence intime celui qu’en public il frappait de sa disgrâce.

Ces relations n’étaient pas complètement ignorées des ministres, en particulier du duc de Choiseul, premier ministre, et de son cousin le duc de Praslin, ministre des affaires étrangères, qui, sachant le fait, sans en connaître bien le fond, en concevaient naturellement beaucoup d’ombrage. Ce n’eût été pourtant après tout qu’une mauvaise plaisanterie assez inoffensive, si le comte de Broglie, qui était doué d’un esprit élevé, mais un peu chimérique, et possédé d’un grand désir de s’illustrer, n’eût essayé à plusieurs reprises de profiter de ses rapports confidentiels pour engager le roi, à l’insu de son ministère, dans de généreuses, mais périlleuses entreprises. Ces tentatives, commencées sans moyens d’action suffisans et n’étant pas suivies comme elles auraient dû l’être pour présenter la moindre chance de succès, risquèrent plus d’une fois de compliquer et d’accroître, au lieu de les réparer, les malheurs de ce triste règne. Dans ce nombre et au premier rang figure le projet d’une descente armée en Angleterre, qui fut proposé par le comte de Broglie et agréé par le roi, mais dont le secret, remis à un confident très mal choisi, faillit donner lieu à d’incalculables désastres. Heureusement on en fut quitte pour un grand scandale. Le fait, qui fit du bruit dans le temps, n’ayant jamais été complètement éclairci, le lecteur en apprendra peut-être avec intérêt l’explication complète et les curieux détails.

Tout le monde sait dans quelle situation la paix de 1763, qui termina la guerre de sept ans entre la France et l’Angleterre, laissait les deux grandes puissances qui l’avaient conclue. La France, profondément humiliée, avait cédé toutes ses grandes colonies et perdu tout le prestige de sa puissance maritime. Mais ces sacrifices, si douloureux pour nous, ne suffisaient pas pour satisfaire l’orgueil singulièrement exalté du peuple anglais. Les Anglais reprochaient amèrement à George III et à son ministre, lord Bute, de n’avoir pas tiré tout le parti qu’une politique plus énergique aurait pu obtenir des victoires remportées par le pavillon britannique. On pouvait donc croire assez raisonnablement au renouvellement prochain de la lutte entre deux nations qui continuaient à se haïr et qui demeuraient aussi peu satisfaites l’une que l’autre des conditions de leur accord. Le plan d’une descente armée sur le sol britannique a été sérieusement agité à plusieurs reprises dans les conseils des divers gouvernemens de la France, et l’on sait que des stratégistes de grand renom, comme l’empereur Napoléon Ier par exemple, ne l’ont jamais trouvé absolument chimérique. Si le comte de Broglie eût été ministre, il n’y aurait donc pas eu lieu de s’étonner qu’il proposât au roi de mettre ce grand dessein sérieusement à l’étude, à la condition de s’y prendre pourtant avec assez de prudence et de discrétion pour n’être pas soupçonné de vouloir rompre dès le lendemain un traité de paix qui portait la signature à peine séchée de la main royale. Mais il était plus étrange qu’une pareille pensée vînt en tête à un simple particulier, encore en disgrâce et même en exil. Ce fut pourtant l’audacieux projet que conçut le comte de Broglie du fond de la province de Normandie où il était relégué avec son frère, et ce qui est plus singulier encore, c’est que le roi y donna les mains sans hésiter par un billet du 7 avril 1763, ainsi conçu : « Monsieur le comte de Broglie, mon intention est de faire prendre sur les côtes d’Angleterre et dans l’intérieur de ce royaume des connaissances locales qui puissent faciliter l’exécution des projets que les circonstances pourraient engager à former dans un jour bien éloigné, j’espère. J’approuve l’idée que vous avez communiquée au sieur Tercier, »

Le comte se mit alors à l’œuvre avec le mélange d’habileté pratique et d’ardeur irréfléchie qui était le fond de son caractère. Ne pouvant rien faire lui-même du fond de la retraite et du mystère où il était condamné, il lui fallait mettre la main sur deux ordres d’instrumens : d’abord un homme du métier, pourvu de toutes les connaissances techniques indispensables pour relever la configuration des côtes, dresser les plans, rassembler en un mot l’immense provision de renseignemens matériels nécessaires au projet d’une si grande expédition; puis un agent politique pour suivre et diriger cette nouvelle branche de la correspondance secrète.

Le premier choix fut excellent : le comte proposa au roi d’employer un jeune ingénieur, le marquis de La Rozière, qui, à l’âge de dix-neuf ans, avait accompagné aux Indes orientales le célèbre abbé de la Caille, quand ce savant mathématicien reçut du gouvernement la mission d’aller sur les côtes méridionales d’Afrique et de relever la carte des îles de France et de Bourbon. De retour en France, La Rozière était rentré dans l’armée, où il n’avait pas cessé de servir sous les ordres de quelqu’un des membres de la famille de Broglie ; à Rosbach, il était aide de camp d’un des frères du maréchal et vit tomber ce brave jeune homme à ses côtés; à Bergen, il était envoyé en éclaireur avec quatre cents dragons pour reconnaître l’avant-garde de l’armée ennemie. Il entra le premier dans Cassel, quand le maréchal prit cette place d’assaut, et y resta un des derniers, quand le comte de Broglie dut la défendre pendant tout un hiver. Sa réputation était dès lors assez bien établie pour que, ayant été fait prisonnier quelque temps après par un détachement de l’armée royale de Prusse, Frédéric se refusât absolument à accepter un cartel d’échange qui l’aurait délivré. « Quand on a pris un officier aussi distingué, disait le monarque, on le garde aussi longtemps que possible. »

Talens, fidélité, connaissances, tout se trouvait donc réuni chez cet ami sûr que le comte de Broglie désigna au roi, et qui reçut de lui l’ordre de se rendre immédiatement en Angleterre pour commencer ses travaux, avec une pension de mille livres par mois sur la cassette royale. Le seul inconvénient que présentait le choix de La Rozière, c’est que la présence en Angleterre d’un officier de sa qualité, et ses excursions fréquentes sur les côtes de la Manche, ne pouvaient manquer d’attirer l’attention. Il fallait donc avoir grand soin de ne lui laisser entre les mains aucun papier compromettant. De là la nécessité de lui indiquer tout de suite, en Angleterre même, un correspondant attitré qui serait chargé de lui faire passer des instructions et de recevoir verbalement ses communications. Le comte désigna le premier secrétaire même de l’ambassade de Londres, qui venait de suivre avec le duc de Nivernais les négociations de la paix, le chevalier d’Éon de Beaumont.

Si ce jeune diplomate n’avait pas été personnellement connu du comte de Broglie, cette désignation paraîtrait naturelle. D’Éon, déjà attaché à plusieurs missions, était initié au mystère des habitudes de Louis XV. Sa position officielle à Londres lui permettait d’entretenir avec Paris des correspondances et, avec les Français de passage en Angleterre, des relations qui n’éveillaient aucun soupçon. Mais le comte de Broglie connaissait, et même intimement, le chevalier d’Éon, et d’Éon était de ces gens qui, dans quelque situation qu’ils se trouvent, ne passent pas inaperçus. Ayant fait l’épreuve de son caractère, comment le comte de Broglie eut-il la pensée de confier à un tel dépositaire un secret de la moindre importance ? Ce fut une imprudence qui, comme on va le voir, faillit devenir très funeste.

Qu’était-ce donc que cet étrange personnage qui a trouvé manière pendant un demi-siècle d’occuper ou plutôt, si j’ose me servir d’une telle expression, d’intriguer la renommée, et qui est devenu, après sa mort, le héros de tant de contes licencieux, renouvelés des aventures de Faublas et des Mémoires de l’abbé de Choisy? Le sujet est délicat, mais il faut pourtant l’aborder. Heureusement que, n’ayant à parler en ce moment que de ses premières équipées, je puis éviter la partie la plus scabreuse de sa vie, celle qu’il est le plus malaisé à un historien qui se respecte de traiter en termes décens; mais je n’échappe pas ainsi à toutes les difficultés. Pour expliquer, en effet, la seconde phase de son existence dans laquelle, comme on sait, il jugea à propos de changer de sexe et de se faire passer pour femme, le chevalier d’Éon a soit rédigé lui-même, soit fait publier en son nom, plusieurs récits de sa jeunesse. Ces pièces sont étrangement, et non sans art, mélangées de vrai et de faux. Les documens curieux y abondent, authentiques dans leur teneur générale, mais çà et là adroitement interpolés. En un mot, d’Éon n’a pas seulement fourni la matière d’un roman, il a fait lui-même à plusieurs reprises le roman de son existence et, de tous ceux où il figure, celui-là n’est ni le moins divertissant, ni le moins bien composé. C’est ce roman qu’il faut ramener à la rigueur de la réalité.

C’est ainsi que nous retrancherons tout de suite une anecdote qui figure, sur sa parole, dans toutes ses biographies. Vous lirez partout que d’Éon fit ses débuts dans sa carrière d’intrigues en accompagnant un gentilhomme écossais catholique, engagé au service de France, le chevalier Douglas, qui fut envoyé en Russie par Louis XV, sous un nom d’emprunt, pour rétablir entre le monarque français et l’impératrice Elisabeth des relations d’amitié. Le chef de cette mission secrète, nous dit-on, n’ayant pas réussi à se faire recevoir lui-même et s’avisant que son jeune compagnon était petit de taille, de complexion frêle et féminine et le visage peu pourvu de barbe, eut la pensée de le déguiser en femme et de le faire entrer ainsi dans la maison de l’impératrice. Le projet réussit, et d’Éon, continue la fable, demeura pendant quelque temps à la cour de Saint-Pétersbourg en qualité de lectrice, jusqu’à ce qu’enfin, s’étant fait connaître à Elisabeth, qui rit beaucoup de ce bon tour, il devint par là le premier intermédiaire qui réussit à rétablir les bonnes relations entre la France et la Russie.

Nous devons à la vérité de dire que ce récit piquant ne repose absolument sur aucun fondement. On n’en trouve pas la moindre trace dans un document authentique quelconque au ministère des affaires étrangères. Mme Campan, fille du premier commis Genest (un des successeurs de Tercier), dit bien dans ses Mémoires avoir entendu raconter le fait à d’Éon lui-même, qui citait un billet du roi où il y était fait allusion ; mais elle ne dit nullement avoir vu le billet et encore moins que son père lui en ait garanti l’authenticité. La mission du chevalier Douglas eut bien lieu en effet vers l’année 1756 avec le but qu’on lui suppose. Mais tant qu’elle resta secrète, Douglas voyagea seul sous le nom d’un commerçant obscur, et si loin d’être accompagné par un secrétaire, que ses lettres, conservées aux archives, sont toutes écrites de sa propre main. Ce n’est que lorsqu’ayant réussi dans son entreprise de réconcilier les deux cours, l’Écossais reçut en récompense le titre de ministre à Saint-Pétersbourg, et une mission, cette fois publique et officielle; c’est seulement alors qu’on lui voit demander, comme attaché à son ambassade, le jeune d’Éon dont il avait connu la famille et qui figure en effet, à partir de ce moment, dans le personnel de la légation; mais cela même est une preuve à peu près irréfutable qui dément le récit romanesque fait par d’Éon.

Du moment, en effet, qu’il est certain que d’Éon était à Saint-Pétersbourg en 1757 avec la qualité officielle de secrétaire d’ambassade, comment veut-on qu’il ait pu y être aussi présent l’année précédente déguisé en femme? comment s’y serait-il pris, le jour où il aurait changé de costume, pour n’être pas reconnu? Et s’il l’avait été, comme c’est indubitable, quel effet aurait produit l’apparition soudaine, en uniforme d’officier de dragons, de la même personne avec qui les demoiselles d’honneur de l’impératrice avaient vécu sur le pied de familiarité intime que des jeunes filles ont entre elles ! quel scandale dans une cour qui en était friande! quel retentissement dans toutes les chancelleries, et bientôt dans tous les boudoirs d’Europe! et quelle publicité n’en serait-il pas résulté pour ces correspondances mystérieuses que Louis XV a pourtant réussi à dérober, même à ses ministres, pendant tout le cours de son existence[2].

La vérité, sur laquelle on conçoit aisément que des fictions de plus d’un genre aient été greffées, c’est que d’Éon, gentillâtre de chétive noblesse des environs de Tonnerre, destiné d’abord au barreau, puis entré dans la diplomatie par une porte subalterne, attira de très bonne heure l’attention par son activité bruyante et par les contrastes de sa nature physique et de son caractère moral. Il avait l’apparence, toutes les proportions et presque les grâces d’une femme; mais il y joignait l’audace, j’ai presque dit l’outrecuidance, et dans ses propos la liberté, même la gaillardise du militaire le plus entreprenant. Cette singularité piquait tout de suite la curiosité, et ce sentiment était plus excité que satisfait, quand, en essayant d’entrer dans les détails de sa vie privée (dont il faisait du reste de bruyantes confidences à tout venant), on y trouvait beaucoup d’affaires d’honneur, mais aucune intrigue galante, et tous les indices d’un tempérament aussi froid que son humeur était éveillée et ardente.

Il ne semble pas à distance que ce fût là un mélange bien agréable ni fait pour plaire soit à un sexe, soit à l’autre. D’Éon plaisait pourtant, il faut le reconnaître, et ses gasconnades, souvent du plus mauvais goût, étaient prises en bonne part, grâce sans doute à sa bonne humeur constante et à sa promptitude à se charger de toutes les missions difficiles. C’est ainsi qu’il fit complètement la conquête d’abord du chevalier Douglas, puis de son successeur, le vieux marquis de l’Hôpital, voluptueux blasé, perclus de goutte, qui ne lui reprochait qu’une seule chose, c’était de ne pas user des plaisirs dont il avait lui-même fait abus et était forcé de faire pénitence. En quittant la Russie, il fut envoyé à l’armée du Rhin, où des traits d’une valeur sérieuse lui attirèrent la même faveur, mieux méritée, de la part de bons juges comme le maréchal et le comte de Broglie. Il entra même avec ces deux seigneurs dans des relations si intimes qu’au moment de leur exil il demeura le correspondant habituel qui leur faisait part des nouvelles de la cour. Dans toutes ces lettres respirait le dévoûment le plus vif et le plus tendre pour le maréchal. Le comte appréciait fort ses jugemens sur la politique extérieure, et principalement sur la situation de la Russie (où il avait gardé des relations), qu’il analysait avec sagacité et intelligence.

Son succès était plus facile et ne fut pas moins grand auprès du duc de Nivernais, qu’il accompagna à Londres. On sait qui était ce neveu de Mazarin, grand seigneur, bel esprit, mollement égoïste, qui passa une douce existence entre les missions diplomatiques et les séances de l’Académie, jusqu’au jour où il vit tomber dans l’abîme la société factice dont il était le charme et dont il demeura, jusqu’à son dernier soupir, un type achevé. D’Éon lui-même l’a peint dans ses Mémoires avec des couleurs plus vives et moins forcées qu’il ne s’en trouve habituellement sous sa plume. « La franchise et la gaîté, dit-il, sont le caractère; principal de ce ministre, qui, dans toutes les places et ambassades qu’il a eues, y a toujours passé comme Anacréon couronné de roses et chantant les plaisirs, même au sein des plus pénibles travaux... Sa facilité naturelle et son heureux enjoûment, sa sagacité et son activité dans les grandes affaires ne lui permettent pas d’avoir jamais aucune inquiétude dans la tête ni de rides sur le front... Il est peu sensible à la haine et à l’amitié, car d’un côté il est séparé de sa femme et ne lui fait aucun mal; de l’autre, il a une maîtresse et ne lui fait pas grand bien... En tout, c’est certainement un des plus enjoués et des plus aimables ministres d’Europe. » Un ambassadeur de ce caractère devait fort goûter un secrétaire qui ne plaignait pas sa peine et dont l’esprit, fertile en expédiens, lui épargnait jusqu’au tracas de la réflexion. Et non-seulement d’Éon lui évitait le travail, mais il prenait sur lui certains tours de passe-passe auxquels, en bon gentilhomme, le duc n’aurait pas voulu se prêter personnellement, mais qu’il approuvait de bonne grâce quand on les lui apportait tout accomplis. C’est ainsi qu’il rend compte sans s’émouvoir, dans une dépêche officielle, du mode passablement étrange par lequel il s’était procuré le texte d’un document diplomatique dont le sous-secrétaire d’état des affaires étrangères n’avait eu l’intention que de lui donner lecture sans lui en laisser copie. « Vous pouvez ajouter foi, dit-il au duc de Praslin, à l’extrait que je vous envoie ; il n’a pas été fait entièrement de mémoire. Le petit d’Éon, qui est leste, en a fait copier adroitement les principaux articles pendant que je dînais avec M. Wood, qui me l’avait apporté pour en lire la substance et l’avait laissé dans ma chambre. Cela a été fait par un de mes secrétaires nommé Leboucher, qui sait très bien l’anglais et qui est tout plein d’intelligence. » En racontant ce trait d’adresse dans ses Mémoires, le chevalier ajoute qu’il s’était assuré contre toute surprise en ayant eu soin de verser au sous-secrétaire d’état, pendant le dîner, de fortes rasades d’un petit vin de Bourgogne assez capiteux, qui croissait chez lui aux environs de Tonnerre.

Malgré ces procédés d’une loyauté douteuse, d’Éon, au moment de la paix, était à la grande mode dans tous les cercles diplomatiques de Londres, à ce point que le duc de Nivernais proposa au ministère anglais de lui faire porter en France les ratifications du traité signé à Fontainebleau : mission qu’un gouvernement confie bien rarement au secrétaire d’une ambassade étrangère.

Le duc de Praslin, averti de cette proposition, la trouva ridicule. « Il n’est pas possible, écrivait-il au duc de Nivernais, mon cher ami, que vous nous envoyiez M. d’Éon porter la ratification du traité de paix. Le ministre ne la confiera pas à un étranger, cela serait contre toute règle et tout usage, et, n’ayant pas ce prétexte, il n’y aurait nulle raison pour envoyer ici M. d’Éon. »

Contrairement à toute attente, le gouvernement anglais agréa le commissionnaire, et d’Éon arrivait à Versailles, dès les premiers jours de mars 1763, porteur des ratifications et d’un billet du duc de Nivernais qui plaisantait le ministre sur son incrédulité : « Je suis bien aise, disait-il, que vous ayez été une bête en croyant, mon cher ami, qu’il était inexécutable de faire porter les ratifications du roi d’Angleterre par le secrétaire de France, mon petit d’Éon. C’est que vous ne savez pas à quel point va la bonté et l’estime qu’on a pour nous, monseigneur, et il n’y a pas de mal que vous l’ayez touché au doigt en cette occasion, car sans cela vous auriez été homme à nous mépriser toute votre vie, au lieu qu’à présent vous nous considérez sans doute un peu. » Nivernais ajoutait que l’usage était de récompenser assez magnifiquement ceux qui étaient chargés de cette sorte de missions; il recommandait donc son protégé aux bonnes grâces du ministre, tout en lui disant que d’Éon était aussi désintéressé que laborieux, et que, quelque chose qu’on jugeât à propos de faire pour lui, fût-ce zéro, il en serait content. Pour un homme du monde et un diplomate, c’était mal connaître à qui il avait affaire.

La récompense que l’on crut pouvoir donner à d’Éon fut la croix de Saint-Louis, que Louis XV voulut lui remettre lui-même. Ce petit succès mit pour quelques jours le chevalier fort en relief à Versailles. Son ancien chef, le marquis de l’Hôpital, lui écrivait du fond de sa retraite, toujours en le raillant un peu sur ce qu’il appelait son côté faible. « Vous voilà, chevalier, disait-il, sur les traces des preux paladins du bon vieux temps; vous avez comme eux l’esprit et le bras fermes. Une seule chose m’inquiète encore, mais en attendant que vous ayez acquis totam vim et universum robur, je vous embrasse tendrement. » De fort belles dames, la duchesse de Nivernais, la comtesse de Gisors sa fille, et l’aimable comtesse de Rochefort raffolaient aussi du jeune secrétaire et lui exprimaient sinon les mêmes regrets, au moins le même enthousiasme dans des termes moins grivois sans doute, mais tout aussi vifs.

Ce fut dans l’enchantement de ce premier succès que d’Éon fit rencontre du comte de Broglie (à qui le roi avait permis de revenir quelques jours à Paris pour des affaires de famille), et reçut de lui la première ouverture au sujet de la nouvelle mission que Louis XV venait de lui confier. Rien ne convenait mieux à l’esprit de d’Éon que tout ce qui sentait l’intrigue et le mystère. Traiter directement avec le roi, mystifier ambassadeurs et ministres, faire les affaires à leur barbe sans les en prévenir, c’était pour lui se mettre en plein dans son élément. Il entra d’enthousiasme dans le projet et redonna même tout de suite une certaine allure à la fois romanesque et plaisante que l’esprit sérieux du comte de Broglie n’avait jamais recherchée. Dans le chiffre dont on convint pour correspondre, il proposa de faire prendre à tous les personnages qui pourraient se trouver mêlés à la suite des affaires des surnoms de convention tirés de leurs fonctions ou de leur caractère. Le roi dut être l’avocat auquel le procès en litige était confié, Tercier son procureur et le comte de Broglie son substitut. Le duc de Nivernais dut s’appeler le Mielleux, le duc de Praslin l’Amer, Choiseul la Porcelaine, sans doute à cause de l’éclat peu solide de son caractère, et, après avoir ainsi drapé tous ses amis et ses supérieurs, d’Éon garda pour lui-même le nom de l’Intrépide ou de la Tête de dragon.

Une seule difficulté l’arrêtait cependant; il s’était promis et il avait annoncé à tout le monde qu’il ne resterait pas dans le métier diplomatique à moins de franchir le pas considérable qui sépare le poste de secrétaire de celui de ministre. Comment retourner à Londres sans démentir ces fastueuses espérances? Il se tira d’embarras en faisant suggérer au duc de Nivernais un expédient qui conciliait tout.

Le pauvre duc était excédé de la vie anglaise, et, malgré sa gaîté habituelle, atteint du spleen dans les brouillards de Londres. Malade de paresse et d’ennui plus encore que d’une angine, dont il ne cessait de se plaindre, il ne se trouvait nullement consolé par les hommages que lui rendaient les lettrés anglais ou les honneurs universitaires qu’on lui décernait à Oxford : il demandait à grands cris à être remplacé. « Assurez le duc de Praslin, écrivait-il à d’Éon, que, si je reste encore ici trois mois, j’y resterai par-delà ma vie; n’est-ce pas bien assez d’y rester par-delà mes forces? Il semble que le diable s’en mêle : depuis votre départ, je suis accablé de besogne; tous les jours de nouveaux embarras; j’ai en outre un mal de gorge fort désagréable. » Et au duc de Praslin il écrivait : « J’ai un bon rhume bien étoffé, qui, selon l’usage d’Angleterre, ne finit pas, et que je promène pourtant tous les jours, soit à pied, soit à cheval; à pied pour faire vos affaires de mon mieux, à cheval pour ne pas périr tout à fait d’insomnie, de vapeurs et de non-digestion. »

Le successeur n’était pas très facile à trouver, car le poste était important, et il fallait mettre la main sur un homme de quelque naissance, propre à faire figure à la cour d’Angleterre, réputée dès lors une des plus aristocratiques d’Europe; mais il fallait aussi un homme dévoué à la maison de Choiseul, et, après beaucoup d’hésitation, Choiseul et Praslin jetèrent les yeux sur un seigneur de qualité, Bourguignon de naissance, le comte de Guerchy, marquis de Nangis, qui avait fait la guerre en homme de cœur pendant la dernière campagne. Il était estimé à la cour, et son mariage avec une demoiselle d’Harcourt, d’une naissance fort supérieure à la sienne, l’y avait mis en bonne position.

A peine pourtant la nomination était-elle faite que le duc de Praslin s’en montrait un peu inquiet. Guerchy n’était ni très grand clerc, ni, malgré d’assez vastes domaines qu’il possédait dans le voisinage de Paris, très riche en argent comptant. « Mon bon ami, écrivait Praslin à Nivernais, je suis toujours fort occupé du pauvre Guerchy. Je ne sais si nous lui rendrons un bon office en le faisant ambassadeur à Londres. Il n’est pas aimé dans ce pays-ci : je crains ses dépêches comme le feu. Vous savez combien les dépêches déparent un homme et sa besogne quand elles ne sont pas bien faites. On juge moins un ministre sur la manière dont il fait les affaires que sur le compte qu’il en rend... Je crois que notre cher ami fera bien... mais il ne sait pas du tout écrire : nous ne saurions nous abuser là-dessus. D’un autre côté, je ne voudrais pas qu’il se ruinât, le pauvre Guerchy... et je ne saurais lui donner plus de deux cent mille francs de première mise. »

Le duc de Nivernais répondit en proposant un arrangement qui devait fournir à Guerchy, dans les embarras de son noviciat diplomatique, un auxiliaire dont lui-même connaissait le prix. « Rassurez-vous, dit-il, tout ce que vous pouvez désirer s’arrangera, et il dépend de vous de l’arranger à la satisfaction de tout le monde. Vous devez savoir que le petit d’Éon n’est venu à Londres que dans l’espérance de s’en retourner avec moi en France, pour être ensuite placé par vous quelque part en qualité de résident ou de ministre, étant un peu las d’avoir secrétarisé depuis si longtemps dans des postes si divers. Mais il vous est tendrement attaché, toutes ses répugnances et tous ses désirs se combineront toujours avec vos intentions, et ce qu’il souhaite par préférence est de faire ce qui vous plaît. En revanche, il est juste que vous cherchiez de votre côté à lui faire plaisir, et voici comment cela peut s’arranger très parfaitement et très utilement pour son bien, pour celui du roi et pour celui de mon successeur, que je suppose notre ami Guerchy. Donnez-lui la place de résident avec tels appointemens que vous voudrez; il est très aisé à vivre, il en sera plus considéré ici et partant plus utile : il en sera aussi plus content. — Une chose que je dois vous dire encore, ajoutait le duc, sur notre pauvre ami, c’est que, s’il amène sa femme, il fera très mal, je ne dis pas pour la dépense; mais une femme française ne réussira jamais ici, et sachez que Mme la duchesse de Mirepoix, qui est très aimable et qui a même l’humeur très prévenante, les manières très flexibles, a eu bien de la peine à y réussir. D’ailleurs notre pauvre ami allant toutes les années passer trois ou quatre mois à Versailles, cet arrangement rendrait une femme bien embarrassante. »

Le duc de Praslin n’était qu’à moitié convaincu du dévoûment absolu de d’Éon à tous ses intérêts. Des bruits avaient circulé sur l’intimité du jeune homme avec les Broglie qui ne paraissaient pas tout à fait rassurans. On l’accusait même (sachant qu’il écrivait volontiers) d’avoir collaboré à un mémorandum sur la bataille de Fillingshausen, qui avait amené la disgrâce des deux frères. Il n’en était rien : d’Éon affirme qu’il n’avait fait qu’en transcrire plusieurs copies; mais on avait reconnu son écriture. Il n’en fallait pas davantage pour mettre le ministre en garde. Avant de donner à d’Éon la preuve de confiance que Nivernais sollicitait, il le fit mander un soir à minuit et lui fit subir, sur ce point délicat, un interrogatoire en règle en présence de son futur ambassadeur et du premier commis Sainte-Foix. « Vous étiez, monsieur d’Éon, dit-il, à la bataille de Fillingshausen, contez-nous ce que vous avez vu et su. » D’Éon fît le récit à sa manière, c’est-à-dire suivant la version du parti de Broglie, donnant tous les torts à Soubise et toute raison à son rival. Praslin, impatienté, s’asseyait, se levait, tapait du pied. Enfin l’interrompant : « Je sais le contraire de ce que vous me dites, s’écria-t-il, et cela par un de mes amis intimes qui y était aussi (et il regardait Guerchy, qui faisait la mine), vous avez mal vu, mon cher d’Éon. » En parlant (racontait d’Éon plus tard dans ses Mémoires), son nez s’allongeait, et comme le jeune homme persistait dans son dire : « C’est votre attachement aux Broglie qui vous fait parler ainsi... — Ma foi, monsieur le duc, c’est un attachement à la vérité; vous m’interrogez, je ne puis répondre que ce que je sais. »

L’entretien n’avançait pas les affaires, et Sainte-Foix, qui prenait intérêt à d’Éon, le gronda fort en sortant sur son peu de politique. « Mon cher d’Éon, lui dit-il, je crains fort que vous ne fassiez pas fortune dans ce pays-ci, allez-vous-en bien vite retrouver vos Anglais. » Les choses en restèrent là pendant quelques jours; puis la duchesse de Nivernais fit venir dans son cabinet, en grande confidence, le favori de son mari : « Voyons, dit-elle, confessez-moi la vérité, êtes-vous en correspondance avec M. de Broglie? — Non, madame, et j’en suis fâché, car j’aime beaucoup M. le maréchal de Broglie, mais je ne veux pas le fatiguer de mes lettres, et je me contente de lui écrire au jour de l’an. — J’en suis bien aise pour vous, mon cher petit ami, dit la duchesse, car je vous confierai qu’une grande liaison avec la maison de Broglie pourrait vous nuire à la cour et dans l’esprit de Guerchy, votre ambassadeur. » D’Éon avait pu parler comme il avait fait sans précisément mentir, car c’était avec le comte et non avec le maréchal qu’il entretenait une correspondance suivie deux fois la semaine; aussi la duchesse, frappée de son air de sincérité, plaida-t-elle pour lui auprès de Praslin, et en fin de compte il obtint sa nomination de ministre avec son ordre de départ. Et le même jour il recevait du roi, par l’intermédiaire de Tercier, le petit billet suivant : « Le chevalier d’Éon recevra mes ordres par le canal du comte de Broglie ou de M. Tercier sur des reconnaissances à faire en Angleterre, soit sur les côtes, soit dans l’intérieur du pays, et se conformera à tout ce qui lui sera prescrit à cet égard, comme si je le lui marquais directement. Mon intention est qu’il garde le plus profond secret sur cette affaire et qu’il n’en donne connaissance à personne qui vive, pas même à mes ministres, nulle part. »

Une instruction plus détaillée du comte de Broglie suivit de près le billet du roi. « Je dois commencer par vous remercier, disait le comte, du zèle et de l’amitié que vous nous avez témoignés, ainsi qu’à mon frère, dont nous sommes l’un et l’autre très reconnaissans. Nous craignons seulement que vous n’écoutiez trop les mouvemens de votre cœur et que cela ne vous engage dans quelque démarche ou propos qui pourraient vous être préjudiciables, ce dont nous serions très fâchés. Songez donc à mettre la plus grande prudence sur ce point dans votre conduite... Je n’ai pas besoin, poursuivait-il, de vous parler du nouvel ambassadeur à qui vous avez à faire. Vous me paraissez avoir déjà pris une idée assez juste de son caractère. J’y ajouterai seulement que c’est l’homme le plus fin que je connaisse, — ce n’était pas, nous l’avons vu, le jugement des amis de Guerchy, ni le caractère qu’il montra à l’épreuve, — et qu’il est en même temps le plus défiant. Ainsi vous ne sauriez prendre trop de précautions pour vous mettre à l’abri de ses soupçons et de ses inquiétudes. Il faut donc arranger votre logement de façon à n’être pas surpris ni par lui ni par qui que ce soit lorsque vous travaillerez aux affaires secrètes dont le roi va vous charger; il faut qu’il y ait, dans cette partie, un ordre dans les papiers qui les sépare entièrement de toute autre affaire, et qui pare aux inconvéniens qui pourraient arriver en cas de mort subite et de tout autre accident. Depuis onze ans que je suis dans une pareille besogne, dont j’ai été sans cesse occupé, j’ai remarqué que la plus légère distraction a failli vingt fois déceler tous mes secrets. » Le comte conseillait ensuite à d’Éon de faire venir un cousin à lui, le chevalier d’Éon du Mouloize, pour lui transmettre, en cas d’accident, le dépôt de sa correspondance en lui prescrivant de n’en faire remise à personne, et nommément pas à M. de Guerchy. Il finissait en lui recommandant M. de La Rozière, « dont, disait-il, je vous établis le gouverneur. C’est un pupille un peu sauvage, mais dont vous serez content. Il ne me reste plus qu’à vous témoigner le plaisir que je sens de vous avoir pour un de mes lieutenans dans une besogne aussi importants, qui peut faire le salut et même la gloire de la nation. Vous pouvez bien compter que la part que vous y aurez sera connue du maître et que je ne négligerai rien pour lui faire connaître tout votre zèle. »

Les précautions matérielles recommandées étaient excellentes, mais un peu de prudence et de discrétion chez celui qui était chargé de les prendre aurait été encore plus à propos. Or d’Éon ne fut pas depuis une semaine à Londres et n’eut pas plutôt embarqué le duc de Nivernais pour Paris, qu’enivré de sa situation officielle autant que de l’importance qu’y ajoutait la confidence royale, et exhibant avec ostentation sa qualité de ministre, il eut fait absolument tout ce qu’il fallait pour réveiller les soupçons et agacer les nerfs de ses supérieurs.

Il était resté chargé de régler les comptes et de fermer la maison de son ancien chef en préparant l’établissement du nouveau. Ceux qui ont traversé les ambassades savent que ces jours de transition sont difficiles, et qu’entre deux chefs de mission qui se succèdent, le prix des meubles, les gages des domestiques que l’on se passe habituellement de l’un à l’autre, font naître des questions d’intérêt assez délicates. D’Éon, dans un de ses mémoires, peint fort bien les tracas que lui donnait le mélange des anciens et des nouveaux serviteurs, des partans et des arrivans, qui cherchaient, chacun pour leur compte, à tirer profit de l’intérim. « J’étais excédé, dit-il, des tracasseries et des troubles domestiques. Les gens de toute langue et de toute nation que le duc de Nivernais avait laissés à Londres pour les passer à son successeur Guerchy, avec les nouveaux visages de Paris que celui-ci avait envoyés à l’hôtel de l’ambassade, comme leurs successeurs, s’entendaient comme chiens et chats et me donnaient plus de trouble que tous les prisonniers français ensemble; ils voulaient tous faire la contrebande ainsi que leurs maîtres et se détruire l’un par l’autre, malgré toutes mes remontrances : ils me faisaient perdre la moitié du jour ! »

Mais d’Éon n’ajoute pas qu’il compliquait lui-même ces relations déjà épineuses, entre les deux régimes passé et futur, par le fait de sa dépense personnelle qu’il voulait mettre à la charge tantôt de l’ambassadeur de la veille, tantôt de celui du lendemain. Aucun d’eux ne s’en souciait : Guerchy jetait feu et flammes à chaque compte qu’il recevait, et le duc de Nivernais lui-même, ou du moins son intendant, faisait entendre quelques doux reproches que d’Éon repoussait sur un mode facétieux et insolent : «On se plaint, répondait-il au duc lui-même, de ma dépense de table, pourquoi pas de celle de l’écurie? Est-ce parce que les chevaux ne sont pas à moi ? Je me souviens à ce sujet qu’un petit maître me vantait un jour à Paris la dépense de son écurie : « Vous pourriez, lui dis-je, à moins de frais, entretenir le double de gens d’esprit. — Hé, dit-il, cela est vrai, mais mes chevaux servent à me traîner! — Eh bien, lui répondis-je, les gens d’esprit vous portent déjà sur leurs épaules. » Avec l’intendant, le ton était encore plus libre. « Je ne crois pas, disait-il, qu’il y ait quelqu’un d’assez hardi dans le monde pour dire que j’ai mangé l’argent à me divertir ou à faire des folies. Ma vie est assez connue, et l’on sait que j’ai toujours vécu dans tous les pays sans chien, sans chat, sans perroquet et sans maîtresse. »

Si ce n’était pas à ses plaisirs que d’Éon employait l’argent d’autrui dont il faisait litière, c’était au moins à prendre devant la société anglaise une attitude dont ses chefs ne devaient pas concevoir moins de mécontentement. Il profitait de son rang de ministre pour tenir maison ouverte et recevoir Anglais et Français, comme un véritable ambassadeur au petit pied. Cette affectation était d’autant plus visible que les Français de distinction abondaient à Londres pendant les premiers mois qui suivirent le rétablissement de la paix. On venait avec empressement, et comme à la découverte, visiter ce grand pays si peu connu, si peu compris jusque-là, dont Voltaire et Montesquieu venaient de mettre à la mode les lois, les mœurs et la littérature. C’était une fureur, comme il en prend à certains momens à la société de Paris, et l’idée d’aller rendre hommage à des vainqueurs n’arrêtait pas cette génération plus éprise d’innovations politiques ou philosophiques que sensible à l’honneur national. L’Idole du Temple, la beauté du prince de Conti, la comtesse de Boufflers, avait donné le signal, et elle était arrivée en compagnie d’un cortège de littérateurs et de savans; c’était la députation de l’Académie des sciences, chargée d’aller à l’équateur calculer le méridien de la terre. « Il fallait bien, dit d’Éon, m’acquitter des devoirs de la politesse française vis-à-vis de Mme la comtesse de Boufflers, mille fois plus philosophe et plus spirituelle que moi, capable de rendre muet un académicien, et d’autres seigneurs français présens pour lors à Londres, sans compter les fameux académiciens Duclos, de La Condamine, Le Camus et Lalande; les deux premiers ne s’entendaient entre eux pas plus au moral qu’au phvsique, les derniers seuls étaient tranquilles comme des moutons, grâce à leurs rêveries sur l’astronomie et la géométrie. » On peut voir dans la correspondance d’Horace Walpole tout le récit d’une fête splendide donnée dans la demeure de Strawberry-Hill à cette brillante colonie française, et d’Éon y figure comme l’introducteur attitré de tout ce beau monde.

Ces grandes manières, rapportées à Paris et à Versailles par les voyageurs de retour, y étaient vues de très mauvais œil. Guerchy se sentait supplanté par avance, et Praslin ne pouvait se consoler d’avoir laissé prendre, par une concession imprudente, une pareille situation à un agent dont il était si peu sûr. Ce mécontentement perçait dans les lettres qu’on lui écrivait, et d’Éon lui-même s’en apercevait, dans les momens lucides que lui laissait le débordement de sa vanité satisfaite. «Je suis ici, écrivait-il à M. de Guerchy, obligé de faire l’ambassadeur en votre absence, mais je suis un ambassadeur modeste quietus et mansuetus sicut decet. »

Au même moment, dans ses lettres au comte de Broglie, l’exaltation de son amour-propre se donnait librement carrière. « La Providence, disait-il, me sert au-dessus de ce que je mérite; j’ai beau fermer la porte à la fortune, elle abat les murs pour venir me trouver. Quand je dis fortune, je ne dis pas argent, car vous savez que notre ministre est plus qu’économe; mais j’entends par fortune, honneur, avancement. Vous savez ma dernière promotion dans le corps diplomatique, que je n’ai ni cherchée, ni demandée. Un événement fortuit l’a fait naître, un autre événement la détruira. Je n’en serai pas moins serviteur des événemens. Vous pouvez remarquer que dans l’occasion je dis franchement la vérité, et soit qu’on le trouve bon, soit qu’on le trouve mauvais, j’irai toujours mon train, que je sois conservé ou chassé, cela m’est absolument égal. Je regarde la fortune comme ma servante et la vérité comme ma maîtresse, et c’est ce qui me fait et me fera toujours mal au cœur, de travailler sous les ordres de certains chefs : vous m’entendez. Ils veulent faire plier les événemens à leur fortune particulière ou à leurs vues particulières; c’est là précisément ce qui révolte mon caractère de vérité, et plusieurs prennent pour hauteur en moi ce qui n’est que droiture de cœur et d’intention. »

Cette droiture d’intention ne parut pas suffisamment claire à Paris, et on trouva nécessaire de rabattre un orgueil qui devenait intolérable. Signification fut faite à d’Éon que, si, en l’absence de l’ambassadeur, il avait bien droit au rang de ministre, cette qualité cesserait d’avoir son effet dès que son supérieur arriverait et qu’il aurait à reprendre alors le poste moins ambitieux de secrétaire. L’exigence n’avait rien d’excessif, car on ne conçoit guère une double représentation auprès du même pays et la présence simultanée d’un ambassadeur et d’un ministre en fonction à la même cour. Nivernais se chargea de faire passer ce désagrément en douceur. « Vous allez redevenir d’évêque meunier, écrivait-il à d’Éon, j’en conviens, mais un meunier qui a été évêque n’est pas un meunier à la douzaine. » Mais d’Éon ne l’entendait pas de la sorte, et, en réponse à la communication ministérielle, il répliquait par une lettre si vive, que le duc de Nivernais, averti de l’irritation qu’elle causait au ministre, accourut de la campagne tout exprès pour en tempérer l’effet. « J’arrive à Paris, mandait-il le 31 août, pour voir le duc de Praslin, que je n’ai pas vu depuis la belle chienne de lettre que vous lui avez écrite. Il me la montrera sans doute, s’il ne l’a pas déchirée à belles dents, car je sais qu’il les grince rudement contre vous, et même contre moi depuis qu’il l’a reçue. » D’Éon ne vint par aucune excuse en aide à son protecteur dans l’embarras. « Je suis fâché, répondit-il, que ma belle chienne de lettre, ainsi que vous l’appelez, vous tourmente et M. le duc de Praslin. La vérité que j’expose et la justice que je demande ne sont point faites pour tourmenter deux ministres grands et éclairés. Comme dans toutes les principales actions de ma vie, je me suis toujours conduit par réflexion, et que mon intention est toujours de faire pour le mieux, cela fait que je ne me suis jamais repenti de mes actions passées, je ne prévois pas même un repentir de mes actions futures. Il y a longtemps que je suis prédestiné à l’impénitence finale. »

L’intervention du duc de Nivernais exerça pourtant quelque influence, et on résolut de répondre à d’Éon sans trop de colère, en lui faisant même entrevoir un accommodement. Ce fut Guerchy qui, désirant encore bien vivre avec un secrétaire de mérite, dont il espérait tirer parti, essaya de lui faire prendre patience. Malheureusement (comme Praslin l’avait bien reconnu), Guerchy ne savait pas du tout écrire, et les termes dont il se servit gâtèrent singulièrement le fond de sa démarche. « M. de Nivernais, disait-il, m’a écrit relativement au caractère que le hasard vous avait fait donner. Nous avons, lui et moi, traité cette matière avec M. de Praslin, et j’ai lieu de croire que cela s’arrangera comme vous le souhaitez. »

Ce mot de hasard, appliqué à un avancement qu’il croyait mérité, fit bondir le chevalier, qui répondit au courant de la plume : « Monsieur, je prendrai la liberté de vous faire observer, au sujet du caractère que le hasard m’a fait donner, que Salomon a dit, il y a bien longtemps, qu’ici-bas tout était hasard, cas fortuit, bonheur et malheur, et je suis plus persuadé que jamais que Salomon était un grand clerc. J’ajouterai modestement que le hasard qui ferait donner le titre de ministre plénipotentiaire à un homme qui a négocié si heureusement n’est peut-être pas un des plus aveugles de ce monde, et ce qui m’arrive par hasard peut arriver à un autre par bonne aventure. » Il ne relevait pas avec moins de vivacité quelques reproches plaintifs que Guerchy lui faisait sur l’excès de sa dépense. « Vous n’étiez pas obligé, lui avait dit Guerchy, de tenir un état quelconque, et si on l’avait désiré, on aurait pris d’autres arrangemens qui n’auraient pas été à mes dépens. » D’Éon répondait insolemment : «Un ministre sans état est un être qui n’exista jamais... J’ai dû prendre un état, comme les corps prennent une position en raison de leur gravitation respective. » Guerchy s’était plaint du nombre des domestiques qui étaient entretenus à ses frais, et des gratifications trop larges distribuées dans certaines cérémonies, D’Éon, en relevant ce nouveau grief, passait véritablement toutes les bornes de l’impertinence. « Un homme, lui disait-il, ne peut se mesurer même dans l’opinion que par un ou plusieurs autres. Il y a même plusieurs proverbes qui serviraient à prouver la vérité de ceci; on dit communément : il est bête comme mille hommes, il est méchant comme quatre, il est ladre comme dix. C’est la seule échelle dont on puisse se servir, excepté dans certains cas, où les hommes se mesurent par les femmes... Il faudrait, dès lors, trouver la proportion existant entre un ministre plénipotentiaire, capitaine de dragons, qui a fait dix campagnes politiques, et un ambassadeur lieutenant général qui débute... Quant aux gratifications, il faut absolument donner à tous ces gens-là, sans cela ils ne quittent pas la porte, font un sabbat horrible et finissent par la danse des c... Je suis heureusement garçon, mais ce sera votre affaire quand vous serez à Londres. Demandez à M. le duc de Nivernais, il lui en a coûté plus de quinze guinées pour n’être pas déclaré c... »

Le bruit de ces contestations arriva bientôt jusqu’à Tercier et au comte de Broglie, qui commencèrent à trouver leur secret bien hasardé en de telles mains. Ils s’efforcèrent d’empêcher à tout prix une rupture trop bruyante. Le comte de Broglie étant absent de Paris, ce fut Tercier qui se chargea d’écrire le premier à d’Éon, d’un ton presque suppliant. « Il est constant, disait-il, que vous avez raison dans le fond. On ne peut exiger de vous qu’après avoir été ministre plénipotentiaire du roi vous descendiez à être secrétaire, chaque fois que M. le comte de Guerchy ira en Angleterre, et que, lorsqu’il s’absentera, vous repreniez votre caractère de ministre, cela ne s’est jamais vu; nous vous donnons raison sur cet article; mais la forme de vos réponses nous fait une véritable peine, voyant qu’à chaque ligne, pour ainsi dire, vous mettez le marché à la main. Votre courage d’esprit, l’élévation de vos sentimens, votre philosophie désintéressée méritent certainement beaucoup de louanges, mais nous pensons que vous auriez dû faire vos réflexions... De grâce, abstenez-vous de plaisanteries, excellentes en leur genre, mais qui ne peuvent être prises en bonne part et qui font plus mauvais effet que la chose en elle-même... Et il y a une autre raison aussi importante, c’est que vous n’êtes pas le maître de vous livrer à ce que vos sentimens peuvent vous inspirer. Vous ne pouvez manquer au roi qui vous a confié une affaire importante, parce qu’il a compté sur vous... On a trop bonne opinion de votre zèle pour croire que vous vouliez laisser périr dans son commencement une si belle affaire, dont le succès peut vous être si agréable... On connaît le goût que vous avez pour les grandes choses, et vos talens pour en venir à bout. Voyez donc à ne pas vous brouiller, on ne pourrait y remédier, et nous ne pouvons nous figurer que vous préfériez un petit mouvement personnel à tout ce que le devoir le plus étroit, la satisfaction et la gloire peuvent vous dicter. Il est certain que M. le comte de Broglie serait inconsolable de voir échouer une affaire qu’il a si bien commencée... Mandez-moi par la première occasion des nouvelles qui me permettent de le satisfaire. »

De son côté, à peine arrivé à sa nouvelle résidence de Ruffec, ne recevant rien de satisfaisant de Londres, le comte joignait sa recommandation paternelle aux supplications de Tercier : « Je trouve, ainsi que nos autres amis, que vous avez tort, et grand tort, soit dans le fond de vos prétentions, soit dans la forme que vous y mettez. Vous avez tort dans le fond en ce que vous n’avez à vous plaindre de rien dans tous les traitemens que vous avez éprouvés. Je conviens que l’alternative de ministre et de secrétaire a quelque chose de fort extraordinaire, et qu’elle n’est convenable ni pour vous, ni pour la chose. Il me paraissait simple de vous laisser à Londres, comme M. Durand était à Varsovie avec moi... Tout cela est vrai et était bon à représenter à M. de Praslin, en s’en tenant aux bonnes raisons qu’il y avait à dire, sans menace de retraite... Je ne vous détaillerai pas tout ce que vous avez dit et écrit au lieu de cela; je vous avouerai seulement que, si c’était à moi, qui vous aime de tout mon cœur, et qui vous crois capable de tout, que vous eussiez écrit dans ce goût-là, je vous aurais sûrement mandé de laisser à Londres un secrétaire quelconque et de revenir chez vous pour n’être plus jamais employé... Ne pouviez-vous trouver mieux que des turlupinades et des sarcasmes qui, en tout genre, ne doivent pas être employés par des gens sensés? A toutes ces raisons qui me paraissent invincibles, j’ajouterai que vous avez un double tort dans cette occasion, de risquer d’être rappelé d’un poste où vous savez que vous êtes agréable et utile à Sa Majesté. Il vous a chargé en secret et particulièrement de la plus importante de toutes les affaires, et au moment qu’elle se met en train, vous vous mettez dans le cas de l’abandonner, car vous n’ignorez pas que le secret qu’il lui plaît de vouloir en garder ne lui permettrait pas de s’opposer à ce rappel. En vérité, vous n’étiez pas à vous quand vous avez pris ce parti, car je connais votre amour, votre respect pour le roi ; vous donneriez cent fois votre vie pour lui; à plus forte raison devez-vous lui sacrifier des dégoûts et supporter un peu de malaisance, d’autant plus que nous n’ignorons pas qu’il peut y remédier. A un motif aussi puissant, je ne m’aviserai pas de parler de la petite part que j’ai à tout cela. Je connais votre attachement, votre amitié pour moi. Serait-ce m’en donner une marque que d’abandonner une besogne à laquelle je participe, que je ne puis mener sans vous, et qui, en faisant le bien, le salut de l’état, peut contribuer à ma satisfaction? » Et en post scriptum, recevant apparemment une lettre de Paris qui l’informait de quelque nouvelle incartade, il ajoutait: « J’apprends encore que vous faites plus de haut-le-corps que jamais, et qu’on regarde votre retour comme décidé. J’en suis inconsolable, parce que c’est votre faute et que le roi en sera sûrement très mécontent. »

C’est probablement à la suite d’un de ces haut-le-corps que le chevalier envoyait à Tercier un chef-d’œuvre de déraison qu’il a jugé lui-même à propos de nous faire connaître :

« J’éprouve ici, disait-il, des tracasseries, des infamies, des injustices diaboliques de la part des inexorables sacrificateurs des affaires publiques, qui forment un triumvirat d’illustres escrocs. Ces gens-là ont juré, je crois, de me faire aller de repos en travail hors de ce monde; mais Dieu m’a donné dans un corps faible un cœur, une âme droite, courageuse, capable de tout oser et de tout entreprendre pour la cause de la justice, de la vérité et le bien du service du roi. Je suis prêt à m’immoler pour faire connaître à Sa Majesté la vérité et l’injustice commise envers ses plus fidèles serviteurs. C’est le vrai règne des coquins : ils veulent tout avoir, tout envahir, tout engloutir... Mais le petit David renversa d’un seul coup de fronde le grand Goliath, et moi, d’un seul trait de vérité, je renverserai la colonne et la montagne de leurs mensonges... Quelque chose qui m’arrive, je ne quitterai pas l’Angleterre que le fruit que le roi attend de mon travail ne soit, suivant ses désirs, en parfaite maturité. De la façon dont le Guerchy veut s’y prendre avec moi, je crois qu’il pourra bien tomber les quatre fers en l’air, comme Sancho Pança, ou plutôt comme Paillasse, quand il veut danser sur la corde et qu’on tire l’échelle... Nous avons un bon maître, mais ses valets sont bien mauvais. »

Dans ces belles dispositions, David, sous la forme de d’Éon, ne tarda pas à jeter sa fronde par le milieu du visage de Goliath dans la personne de Praslin. Le duc lui ayant écrit avec le ton d’autorité qui appartenait à un ministre parlant à son inférieur : « Je ne m’attendais pas que le titre de ministre plénipotentiaire vous fît oublier si promptement le point dont vous êtes parti, » d’Éon prit la balle au bond et répliqua en ces termes : « Monsieur le duc, je suis parti fort jeune du point de Tonnerre, ma patrie;, où j’ai un petit bien, et une maison au moins six fois grande comme celle qu’occupait M. le duc de Nivernais à Londres. En 1756, je suis parti du point de l’hôtel d’Osembray, rue de Bourbon, faubourg Saint-Germain, étant l’ami de la maison. Je suis parti pour aller faire trois voyages en Russie et autres cours de l’Europe, pour aller à l’armée, pour venir en Angleterre, pour porter quatre ou cinq traités à Versailles, non comme un courrier, mais comme un homme qui y avait travaillé et contribué. Les points d’où je suis parti sont d’être gentilhomme, militaire et secrétaire d’ambassade, tout autant de points qui mènent à devenir ministre dans les cours étrangères. Le premier donne un titre à cette place, le second confirme les sentimens et donne la fermeté qu’elle exige, le troisième en est l’école. J’avais parcouru cette dernière à votre jugement même, monsieur le duc, de façon à mériter des récompenses. Qu’y a-t-il donc d’étonnant qu’un apprentissage long, dur, mais accompli avec éloge m’ait fait parvenir à la maîtrise? Mais, quel qu’ait été le point dont je suis parti, le roi mon maître m’ayant choisi pour le représenter, j’ai dû avoir tout oublié, et je dois n’avoir devant les yeux que le point où je me trouve; voilà ma loi, et vous me la rappelleriez, monsieur le duc, si je l’oubliais. » Après une pareille déclaration, le maintien de d’Éon était impossible, et Praslin se décida à demander au roi de lui envoyer un ordre de rappel, en même temps qu’il faisait partir Guerchy.

Le lecteur jugera sans doute, comme moi, que la rigueur de cette décision était bien suffisamment motivée par l’insolence insupportable dont d’Éon venait de faire preuve. D’Éon, dans ses Mémoires, n’en a pas jugé ainsi, et, pour expliquer ce qui s’explique de soi-même, il a eu recours, encore ici, à un artifice qui n’a pas manqué d’être accueilli, comme les autres, avec une pieuse crédulité par tous ses biographes. Suivant lui, la colère subite du duc de Praslin tenait à la découverte qu’il venait de faire du secret de la correspondance royale ; et comment avait-il fait cette merveilleuse trouvaille? C’est ici que l’imagination du romancier se donne carrière par une invention qui ne déparerait pas un conte de Crébillon fils.

C’est Mme de Pompadour elle-même qu’il met en scène dans la partie la plus intime et la plus délicate de ses attributions. Suivant lui, la belle marquise avait remarqué que son royal amant portait au cou une clé d’or dont il ne se séparait jamais et qui fermait un petit meuble très-élégant placé dans un boudoir secret. « C’était, dit d’Éon, une espèce de sanctuaire ou d’arche sainte, dans laquelle la volonté du souverain s’était réfugiée comme dans un lieu d’asile. Il n’était demeuré roi que de ce meuble... C’était la seule partie de ses états qu’il n’eût pas laissé envahir et profaner par la courtisane, le seul joyau de sa couronne qu’il n’eût pas mis à ses pieds. « Il renferme les papiers d’état, » telle avait été sa réponse à toutes les demandes, son explication laconique et péremptoire à toutes les instances. Or, ces papiers n’étaient autres que la correspondance du comte de Broglie et la mienne. La marquise s’en douta, il suffisait d’ailleurs que le secrétaire lui fût interdit pour qu’elle désirât y pénétrer : le fruit défendu a pour une femme d’irrésistibles attraits. Un soir donc que Mme de Pompadour soupait avec son royal amant, elle fut pour lui plus prévenante et plus aimable que jamais, et sut ajouter l’ivresse du vin à celle de l’amour. Le monarque, bientôt affaissé sur lui-même, s’abandonna à un sommeil profond. C’était le moment qu’attendait la bacchante traîtresse. Pendant que le roi dort, elle lui enlève la clé tant désirée, ouvre le meuble convoité et y trouve la confirmation entière de ses soupçons. A dater de ce jour, ma perte fut résolue. » Dès le lendemain (toujours dans le récit de d’Éon), le roi s’aperçoit à quelques indices qu’on a touché à ses papiers; il fait venir Tercier, qui le trouve pâle et agité, et lui fait part de ses craintes en le priant d’avertir d’Éon de l’orage qui va fondre sur lui. Une lettre de Tercier du 10 juin 1763 fait à d’Éon le récit de cette fâcheuse aventure, et le texte même de cette lettre est mis sous nos yeux.

Par malheur, pas un mot de ce récit mignon ne peut être tenu pour véritable. Je n’insisterai pas, pour en montrer la fausseté, sur ce détail, pourtant digne de considération, que dans l’année 1763 Mme de Pompadour, sur le retour et déjà malade (elle mourut l’hiver suivant), n’avait plus que les honneurs et l’apparence du poste respectable qu’elle occupait. Mais on m’accordera que, si le secret était tombé entre les mains de Mme de Pompadour, et que Tercier en eût été averti, le premier qu’il eût mis en garde était le comte de Broglie. Or il n’y a pas, dans la correspondance du comte avec son agent principal, la moindre trace d’un incident de cette importance, mentionné même par voie de l’allusion la plus indirecte. Il faut donc tenir pour absolument apocryphes et le conte lui-même et la lettre de Tercier qui en fait mention.

Là ne se bornent pas encore les mensonges de la narration de d’Éon. Il continue de plus belle. Il suppose que le roi, pressé par Praslin de lui envoyer un ordre de rappel, y consentit en apparence, mais lui fit dire sous main, par une lettre à lui adressée (et dont il donne encore le texte), de bien remarquer que l’ordre était signé avec la griffe et non pas avec la main royale, et qu’il l’engageait à n’en pas tenir compte et à se retirer de l’ambassade en emportant ses papiers, et en reprenant le costume féminin qu’il avait porté en Russie... Ce que nous avons dit plus haut de ce prétendu travestissement fait justice de cette nouvelle imposture, que nous n’avons pas même besoin de discuter.

En sacrifiant tous ces détails menteurs, nous n’ôterons rien, on va le voir, à l’intérêt de cette étrange aventure. La réalité est souvent tout aussi piquante et toujours plus instructive que les fictions. D’Éon, à plusieurs reprises, dans son récit, se récrie sur les faiblesses royales, dont il fait un tableau de fantaisie; s’il avait connu toute la réalité, ses exclamations plus fondées n’eussent pas porté moins juste. Dans la vérité des faits, le roi ne fit aucune difficulté (et il lui était malaisé d’en faire) de consentir au rappel trop bien motivé du chevalier d’Éon. Il se borna à écrire immédiatement à Tercier, pour le prier de veiller à ce que deviendrait le secret entre les mains de son confident disgracié. « D’Éon, disait-il, a écrit plusieurs lettres fort singulières : c’est apparemment son caractère de ministre plénipotentiaire qui lui a tourné la tête. M. de Praslin m’a proposé de le faire venir ici pour juger ce qui en est. Prenez garde à tout ce qu’il a du secret, et s’il est fou, qu’il n’en découvre quelque chose... A son arrivée à Paris, vous le verrez, et je vous autorise à prendre avec lui toutes les précautions pour que le secret soit gardé. »

Mais la précaution qu’il eût fallu prendre, c’était de prévenir d’Éon (non en l’engageant à une folle et impossible résistance), mais en lui donnant de bonnes paroles et en lui promettant que, s’il revenait sans se plaindre et avec son précieux dépôt rapporté intact, on lui saurait gré de sa bonne grâce, et on lui en tiendrait compte par quelque faveur égale à celle qu’on lui retirait. La chose eût été aisée à arranger, car le duc de Choiseul l’aimait assez et lui aurait volontiers fait dans l’armée une situation qui l’aurait consolé de sa mésaventure diplomatique. En tout cas, un homme violent, maître d’un secret important, avait besoin d’être ménagé. Au lieu de se mettre en garde contre ses écarts, le monarque indolent laissa partir l’ordre de rappel dans les termes les plus secs, et sans l’adoucir par aucune promesse. « L’arrivée de l’ambassadeur du roi, monsieur, disait la lettre du duc de Praslin, faisant cesser la commission que Sa Majesté vous avait donnée avec la qualité de ministre plénipotentiaire, je vous envoie votre lettre de rappel que vous remettrez à S. M. Britannique, selon l’usage, et le plus promptement qu’il vous sera possible. Vous trouverez ci-jointe la copie de cette lettre. Vous partirez de Londres aussitôt après votre audience, et vous vous rendrez tout de suite à Paris, d’où vous me donnerez avis de votre arrivée et où vous attendrez les ordres que je vous adresserai, sans venir à la cour. » C’était une véritable lettre d’exil ; aussi Tercier, qui prévoyait l’effet qu’elle allait produire, écrivit-il en hâte, très alarmé, au comte de Broglie : « D’Éon a ordre de revenir, et on le renvoie chez lui un bâton blanc à la main. »

Effectivement, quand l’ambassadeur, pour sa bienvenue (le 17 octobre 1763), fit remise à son secrétaire de cette dure missive, la douleur de d’Éon, sa surprise, bientôt son irritation et même son égarement ne connurent plus de bornes. L’abandon où le roi le laissait le pénétra de fureur : sa tête s’exalta, et il ne tarda pas à donner de véritables marques d’une sorte d’aliénation mentale. Ainsi, peu de jours après, à la première soirée donnée à M. de Guerchy par lord Halifax, le secrétaire d’état des affaires étrangères, il se prit de querelle avec un gentilhomme français qui était présent, un nommé de Vergy, dans des termes si violens que pour empêcher qu’un duel n’eût lieu en sortant de son salon, lord Halifax crut devoir faire garder toutes les issues de la maison par des gendarmes, jusqu’à ce qu’on lui eût promis par écrit que l’affaire n’aurait pas de suite. La bonne humeur habituelle de d’Éon lui ayant fait beaucoup d’amis à Londres, dès que sa disgrâce, dont on ignorait le motif, mais dont on constatait les effets sur son intelligence, fut connue, les marques de sympathie lui vinrent de toutes parts. La reine d’Angleterre, qui goûtait fort sa conversation et le voyait quelquefois en petit comité, dit tout haut qu’elle était bien fâchée de ce qui arrivait à son favori. D’ailleurs, la comparaison qu’on put faire, soit dans le monde, soit dans l’intérieur de l’ambassade, entre le jeune ministre et le grand personnage qui le remplaçait, n’était pas à l’avantage du nouveau venu. D’Éon avait la réplique prompte et vive et n’était jamais pris au dépourvu; l’ambassadeur au contraire resta court dans la première audience qu’il reçut de la reine, au milieu du compliment qu’il avait préparé pour elle. « Je ne sais pour quelle raison, écrivait-il lui-même à Louis XV le lendemain, car, chez le roi, je n’avais eu aucune peur. » Il est vrai qu’il se consolait en rappelant les paroles obligeantes que le roi d’Angleterre lui avait dites pour son personnel, ainsi que pour celui du duc de Choiseul, voulant dire apparemment pour sa personne et celle du ministre. Ce n’était pas là, non plus, la manière d’écrire du chevalier.

Tout fier de ces contrastes, qu’on remarquait tout haut autour de lui, d’Éon acheva de perdre entièrement l’esprit. Il conçut sérieusement la pensée, appuyé d’une part sur la protection des lois et de la société anglaises, de l’autre sur le secret moyen d’action dont il était armé, de faire capituler le roi de France et de rester à Londres son agent malgré lui.

Voici donc ce qu’il imagina ou ce qu’il se figura, car son cerveau, malade d’orgueil et de colère, était capable de toutes les visions, aussi bien que son audace de toutes les impostures. Il dînait encore à l’ambassade avec la comtesse de Guerchy et sa fille, le 28 octobre, quelques jours avant celui qui avait été fixé pour son audience de congé. Après le repas, il se sentit, a-t-il raconté plus tard, pris d’étourdissemens, puis d’un sommeil de plomb qui lui permit à peine de se traîner jusque chez lui. Là, d’assez vives douleurs d’estomac le réveillèrent, et il crut remarquer tous les symptômes d’un empoisonnement par l’opium. Il se persuada, ou se mit en tête de persuader à d’autres qu’on avait versé dans son vin une liqueur assoupissante pour le faire tomber en léthargie et se débarrasser de sa personne en se saisissant de ses papiers. Une visite que l’ambassadeur vint lui faire, le sachant malade, pour s’informer de ses nouvelles, aurait dû détourner cet absurde soupçon. Il y vit ou voulut voir un indice de plus; M. de Guerchy ayant fait plusieurs remarques sur les dispositions de son appartement de garçon qu’il ne connaissait pas, ce fut, à ses yeux, une inquisition en règle destinée à tirer de lui, par surprise, l’indication de l’endroit où il cachait ses documens secrets. Son domestique avait mandé, sans le prévenir, un serrurier pour raccommoder la porte de sa chambre qui fermait mal; c’était le serrurier de l’ambassade, chose assez naturelle, puisque les gens de d’Éon y avaient, comme lui, demeuré longtemps. D’Éon ne perdit pas de vue l’ouvrier et s’imagina tout de bon lui voir prendre, sur de la cire, l’empreinte de ses serrures. Bref, convaincu, ou voulant l’être, qu’il était l’objet d’une persécution qui avait pour but d’arriver à son secret, même au prix de sa vie, s’il était nécessaire, il prit le parti de déménager secrètement, la nuit suivante, et il alla chercher refuge, avec tous ses effets, chez M. de La Rozière, qui était son parent, et qui ne le vit pas, j’imagine, arriver sans quelque effroi.

Il fit part à La Rozière du danger qui, suivant lui, menaçait le secret royal et le pria de rapporter en France, en lieu sûr, les papiers qui pouvaient en assurer la découverte. La Rozière, soit qu’il se sentît compromis lui-même, soit que ne comprenant rien à l’imbroglio étrange qui se préparait il eût hâte d’y échapper, ne se le fit pas dire à deux fois et se mit en route sans délai. Mais d’Éon, en lui remettant quelques-unes des notes compromettantes, eut soin de garder par devers lui, en même temps que les correspondances officielles qu’il avait tenues ou reçues à l’ambassade pendant son intérim, le billet du roi qui le chargeait de la mission secrète, et l’instruction détaillée que le comte de Broglie lui avait remise et qui contenait tout le plan de son opération confidentielle.

Muni de ces deux armes de résistance, il fit savoir au comte de Guerchy qu’il était hors de sa puissance, restait à Londres malgré ses ordres, qu’il ne remettrait pas ses lettres de rappel au roi d’Angleterre et ne voulait rien avoir à démêler avec l’ambassade; et il poussait même la malice jusqu’à refuser de lui rendre des comptes sur les sommes qu’il avait touchées en son nom chez le banquier de l’ambassade. En même temps, il fit parvenir à Tercier une note détaillée sur le complot dont il prétendait avoir été la victime : « Dites au comte de Broglie, ajoutait-il, que j’ai combattu comme un dragon pour le roi, pour son secret et pour lui-même. »

La surprise de Guerchy fut extrême, et il en fit part à sa cour dans des termes assez émus. D’Éon ayant en sa possession des papiers de l’ambassade, ou pouvait craindre qu’il ne révélât sur les incidens des négociations qui avaient précédé ou suivi la paix des détails dont la publicité serait désagréable. Ordre fut donc envoyé à Guerchy de tout mettre en œuvre pour reprendre les dépêches soustraites et s’emparer de leur ravisseur.

Mais l’émotion de l’ambassadeur et des ministres ne fut rien auprès de celle du roi, qui avait bien autre chose encore à cacher et qui se vit tout d’un coup livré à la discrétion d’un écervelé, moitié fou, moitié traître. Perdant du premier coup absolument la tête, le monarque prit le parti d’écrire lui-même à Guerchy, pour lui faire savoir que, parmi les papiers qu’on pourrait saisir chez d’Éon, on en trouverait sans doute qui se rapportaient à des relations avec la personne royale dont nul ne devait avoir connaissance. Il le priait de les garder cachetés jusqu’à son retour à Paris, afin de pouvoir les lui remettre à lui-même et en mains propres. Il fit ce beau coup sans consulter personne, et n’en donna avis que le lendemain à Tercier.

On peut juger de l’impression que le pauvre Tercier ressentit immédiatement et dont il fit part sans délai au comte de Broglie. Le secret mis par le roi entre les mains de l’ami personnel de Choiseul et de Praslin! Le roi, témoin de sa consternation, essaya vainement de le rassurer : « Je vois bien, écrivait-il le 11 novembre, que vous et le comte de Broglie êtes inquiets. Rassurez-vous, je suis plus froid... Si Guerchy manquait, au secret, ce serait à moi présentement qu’il manquerait, et il serait perdu. S’il est honnête homme, il ne le fera pas; s’il est un fripon, il faudrait le faire pendre... L’ayant mis si aisément dans mon secret, il le gardera... Mme de Guerchy n’est pas tout à fait dans le cas de son mari : j’espère qu’il ne le dira pas à sa femme... attendons ce qu’il aura fait et croyons qu’il m’aura obéi. »

Le comte de Broglie ne se payait pas de ces mauvaises raisons, et il écrivait de Ruffec le 16 novembre : « M. de Guerchy livrera très assurément le secret, il l’a déjà dit à sa femme... Il sera facile d’imaginer une circonstance qui, involontairement, aura tout divulgué... Quelques lettres sur cet objet auront été mêlées dans la correspondance de la cour, et dans la confusion où on supposera avoir trouvé les papiers, ceux-là, dira-t-on, n’auront pas été aperçus; enfin mille autres moyens. Pendant mon ambassade, j’aurais eu cent occasions où tout aurait été découvert, si j’eusse voulu, sans que Sa Majesté eût à me reprocher d’en être la cause, et si j’eusse été capable de m’occuper de mes intérêts aux dépens de mon devoir j’aurais eu beau jeu pour me faire un mérite de ce sacrifice... je serais devenu un favori ; au lieu de cela, le soin que j’ai pris pour faire réussir les ordres du roi contrariant les idées de la cour et les ministres, je suis devenu le but de la haine des gens puissans. Il ne faudra pas à M. de Guerchy beaucoup de combinaisons pour sentir les avantages qu’il trouvera à ne pas suivre mon exemple. »

Les craintes du comte de Broglie étaient bien naturelles, et l’amertume du retour sur lui-même, qu’elles lui suggéraient, bien légitime. Tout ce qu’il redoutait de ce côté ne se réalisa pourtant pas, au moins immédiatement. Nous ne trouvons aucun indice que Guerchy (tant était grand encore le prestige d’un ordre du roi) ait commis l’indiscrétion séduisante qu’il était si naturel de prévoir. S’il laissa d’ailleurs transpirer quelque chose du secret royal, ni Praslin, ni Choiseul n’en purent tirer profit. Que d’Éon eût avec le roi quelques relations directes, à leur insu, c’était un fait intéressant à savoir; mais, après tout, cela ne leur apprenait pas grand’chose. Les habitudes du roi étaient connues, et le soupçon d’une correspondance secrète si accrédité, qu’on ne gagnait guère à le changer en certitude. Ce qu’il eût fallu découvrir, c’était la nature et l’objet de ces communications clandestines, c’étaient surtout l’étendue des relations de d’Éon, ses tenans et aboutissans, ses intermédiaires à la cour, ses rapports avec les ennemis politiques du duc de Choiseul. Or, de tout cela, Guerchy ne put rien apprendre à ses amis, par la raison toute simple qu’il ne put mettre la main sur aucun des papiers qu’avait enlevés d’Éon, pas plus les officiels que les secrets.

L’honnête Guerchy en effet, homme de bien, parfaitement incapable des absurdes et affreux desseins qui lui étaient prêtés, ne fit pas plus dans cette négociation que dans aucune autre, preuve de grande habileté diplomatique. Il employa tour à tour et vainement, un mois durant, la douceur et la menace pour contraindre ou fléchir son subordonné rebelle. Tantôt il agissait avec éclat comme ambassadeur au nom du ministre et de l’ordre exprès du roi, tantôt, tout bas, comme confident du secret et chargé de le soustraire à tous les regards. En cette qualité, il dépêchait à d’Éon un de ses secrétaires privés, un M. Monin, agent secret aussi du roi, en son temps, qui avait connu d’Éon en Russie, et avait même servi avec lui sous les ordres du chevalier Douglas. D’autres fois, ne sachant à quel saint se vouer, il s’adressait au duc de Choiseul pour le supplier d’écrire lui-même au chevalier une lettre câline et flatteuse dans laquelle il lui aurait mandé qu’il l’attendait à Versailles, afin de l’entendre en présence du roi, sur les griefs qu’il prétendait avoir, et il lui recommandait même, pour ne pas exaspérer ce fou déchaîné, de lui laisser sur la suscription de la lettre le titre de ministre plénipotentiaire. « Vous allez peut-être me croire fou, ajoutait-il, de vous proposer un moyen si peu convenable à votre caractère, mais je n’en vois pas d’autre à présent. »

D’Éon fut insaisissable, variant lui-même sa manière d’être et de parler, suivant celle qu’on employait à son égard; tantôt donnant quelque espérance par un air de confiance et d’épanchement, tantôt posant des conditions extravagantes comme celle de le laisser à Londres à côté de l’ambassadeur, avec son titre de ministre et un traitement presque égal; d’autres fois, plus ferme, plus résistant que jamais, et armé jusqu’aux dents lui, ses gens, son cousin du Mouloize et quelques amis, comme s’il se fût attendu à toute heure à subir un assaut dans sa maison.

Il n’avait pas besoin de se mettre si fort en garde. Une fois sorti du domicile privilégié de l’ambassade, il n’était plus qu’un particulier comme un autre, mais protégé par la loi et par l’inviolabilité plus grande encore du domicile du citoyen anglais. C’est ce que comprenaient mal ceux qui n’avaient vécu qu’à Versailles, où, en pareil cas, on n’eût pas éprouvé le même scrupule. Aussi l’ambassadeur laissa-t-il son gouvernement s’exposer à l’échec diplomatique le plus certain, en réclamant officiellement l’extradition du chevalier. La question, mise aux voix dans le conseil du roi d’Angleterre, y fut résolue à l’unanimité dans le sens négatif. Le roi fit part, lui-même, de cette résolution à l’ambassadeur en s’excusant sur ce que les lois de son royaume avaient dégénéré en une licence telle qu’elle ne lui permettait pas de ménager, même chez les souverains étrangers, les droits de l’autorité monarchique. D’Éon ayant, quelques jours après, fait demander par un intermédiaire, à lord Halifax, ce qu’on allait décider de son sort : « Qu’il se tienne tranquille, répondit le ministre anglais, dites-lui que sa conduite est exécrable, mais que sa personne est inviolable. » La seule satisfaction qui fut donnée au gouvernement français fut une note insérée dans la Gazette de Londres, déclarant qu’à la demande du roi de France le roi d’Angleterre avait défendu au chevalier d’Éon de paraître à la cour.

Guerchy n’eut plus alors qu’à se déclarer vaincu, et à écrire au roi, le 6 décembre, que, quelque soin qu’il eût mis à exécuter ses ordres et quelques moyens différens qu’il eût employés pour y parvenir, cela lui avait été absolument impraticable. La seule chose qu’il eût pu découvrir, c’est qu’une partie des papiers recherchés avaient été ou laissés ou renvoyés en France. Il ne resta plus qu’à dresser régulièrement procès-verbal du refus de d’Éon de rendre les papiers et de se soumettre aux ordres du roi. C’est ce qui fut fait en présence de témoins, dans les derniers jours de décembre 1763, dans l’appartement même de d’Éon qui se livra, pendant qu’on dressait l’acte, à mille extravagances, déclarant qu’il se ferait tuer sur place avant de rien livrer, et, saisissant son fusil qu’il braquait sur les témoins, il s’écriait : « Voilà au bout de quoi sont les papiers du roi, venez les prendre. »

Le roi, fort en peine, se retourna avec angoisse vers le comte de Broglie. Sur l’ordre du roi, le comte se rendit immédiatement de Ruffec à Broglie, où M. de La Rozière, ancien aide de camp du maréchal, pouvait venir le trouver, sans exciter trop de soupçons. La Rozière vint en effet, et les papiers dont il était porteur, les lettres que par une voie détournée il recevait de d’Éon, ses rapports sur l’état d’esprit ou il l’avait laissé, tout concourut à pénétrer le comte d’un effroi patriotique. Il ne s’agissait plus seulement, en effet, d’une intrigue de cour dont la révélation pouvait mettre le roi pour un jour dans l’embarras, et condamner pour la vie ses confidens à la disgrâce. C’était cette fois un secret d’état qui, tombé dans des mains perfides, pouvait rallumer entre deux grands peuples et au détriment de la France abattue une guerre sanglante. Que dirait le cabinet, que dirait la nation britannique tout entière, — déjà irritée que ses ministres n’eussent pas fait à sa rivale vaincue des conditions plus rudes, — quand elle apprendrait que le roi de France, le roi lui-même, au lendemain d’un traité garanti par sa parole de gentilhomme et scellé de son sceau royal, préparait déjà par l’intermédiaire d’espions obscurs l’invasion du territoire anglais? L’explosion de l’indignation populaire pouvait remettre l’Europe en feu. J’imagine qu’en voyant se dérouler devant ses regards cette redoutable perspective, le comte fit d’amères réflexions sur l’extrémité où pouvait être entraîné sans le savoir l’esprit le plus généreux, animé des intentions les plus honnêtes, par la moindre déviation de la voie droite. Pour avoir accepté un jour, dans le dessein qu’il croyait le plus conforme à l’honneur et à l’intérêt de la France, une commission qu’il ne pouvait avouer tout haut, il était arrivé après douze ans d’efforts à mettre lui-même le salut de l’état, la dignité du roi et la paix du monde à la discrétion d’un spadassin en démence.

Mais le repentir était vain, et il n’y avait pas un instant à perdre. Avant tout il fallait, suivant le comte, arrêter les poursuites imprudentes de M. de Guerchy et de M. de Praslin, qui, en poussant le chevalier à bout, pouvaient le porter à quelque mauvais parti. En le menaçant incessamment du courroux du roi, ou en le taxant, à tout propos, de fou à lier, qu’il fallait mettre à Bedlam, M. de Guerchy ne faisait autre chose que le confirmer dans la conviction, où il était déjà, que sa personne ne serait pas en sûreté s’il remettait le pied sur le territoire français et qu’on le jetterait dans un cul de basse-fosse pour le reste de ses jours.

« Il est incontestable, disait le comte de Broglie, que le sieur d’Éon est réduit au désespoir, que, sans les bontés de Votre Majesté, il ne peut s’attendre en France qu’à un sort très malheureux, et qu’il a en main un moyen sûr de faire une grande fortune en Angleterre... Si, par vengeance des mauvais traitemens qu’il éprouve, par nécessité, pour se procurer de quoi vivre, il rendait public l’ordre de Votre Majesté qu’il a entre les mains, si seulement il le communiquait au ministère anglais, quel malheur n’en pourrait-il pas résulter? Ne serait-il pas à craindre que la sacrée personne de Votre Majesté ne fût compromise et qu’une déclaration de guerre de la part de l’Angleterre n’en fût la suite inévitable? » Le comte concluait à enjoindre à l’ambassadeur de laisser d’Éon en paix, et à lui envoyer un de ses amis porteur d’un ordre de la main du roi, lui prescrivant de revenir, en termes affectueux, avec l’assurance spéciale que la protection royale ne lui manquerait pas. Mais quel serait cet ami? La Rozière était naturellement indiqué, puisqu’il était au courant de tout; mais à aucun prix cet officier, justement inquiet de son propre sort, ne voulait entendre parler de retourner en Angleterre. Il était déjà suspect, surveillé, dénoncé à son chef militaire, le duc de Choiseul. Le destin de d’Éon, celui du comte de Broglie lui-même, qu’il avait sous les yeux, l’effrayait. Le secret royal portait malheur, personne ne voulait plus s’en charger. Le comte de Broglie indiquait bien à sa place un autre de ses secrétaires, M. de Nort, pour remplir la commission. Mais à quel titre la lui donner, et quelle confiance ce nouveau visage inspirerait-il à d’Éon?

Le roi ne repoussa pas ce conseil, mais ne mit aucun empressement à le suivre; la difficulté de choisir un agent, l’embarras de trouver un motif plausible à donner à Praslin pour lui faire ménager un serviteur rebelle, l’indolence et l’hésitation qui lui étaient naturelles, tout concourut à le retenir dans l’inaction. « Il ne m’est pas possible, écrivait-il un jour à Tercier, de vous répondre encore sur d’Éon, les réflexions en sont trop grandes... Il faut attendre, disait-il le lendemain, la réponse de M. de Guerchy et plaindre l’humanité... Faites-moi des projets de lettres, sauf à moi à les corriger... D’Éon n’est pas fol, mais orgueilleux et fort extraordinaire ; laissons écouler assez de temps. Je doute que nous eussions la guerre quand il dirait tout ; mais il faut arrêter ce scandale, et soutenez-le de quelque argent ; sa conduite est une trahison au premier chef : dans les tribunaux, que croyez-vous qu’on fît? »

En attendant, la procédure officielle allait son train : d’Éon était déclaré déchu de ses titres, grades et dignités, privé de ses appointemens, coupable de lèse-majesté. En un mot, on lui donnait tous les griefs, on lui inspirait toutes les craintes et on lui laissait en même temps toute la liberté nécessaire pour le décider à se porter à quelque extrémité. Les choses durèrent ainsi pendant plus de trois mois, malgré les instances du comte de Broglie au supplice, qui s’attendait d’heure en heure à un éclat désastreux. Il ne réussit, à se faire écouter que lorsque la fin de son exil, amenée par d’autres circonstances, lui permit de venir en personne insister à Versailles.

Le comte obtint alors, à force de peines, l’envoi d’un négociateur chargé de porter à d’Éon des paroles de paix. Ce fut, comme il l’avait proposé, un de ses anciens secrétaires, attaché aussi pendant la guerre au maréchal de Broglie, M. de Nort. Il eut pour mission d’engager, d’une part, M. de Guerchy à ménager pour un temps l’agent réfractaire et à cesser même toute démarche directe contre lui, de l’autre, de voir à quelles conditions, pécuniaires ou autres, d’Éon consentirait à se dessaisir des pièces compromettantes dont il était nanti. Il paraîtrait, par un des billets du roi à Tercier, que le duc de Praslin lui-même eut connaissance de cette mission et y donna les mains. On ne voit pas tout de suite par quels argumens le roi put l’y décider sans le mettre au courant du fond même de ses inquiétudes. Probablement il fit valoir l’intérêt de retirer des mains de d’Éon les papiers officiels qui y étaient restés, et Praslin, qui en savait ou en soupçonnait un peu plus long, crut peut-être plus prudent et plus poli de ne pas tirer la chose au clair.

Mais il était bien tard, et quand, dans les premiers jours d’avril 1764, M. de Nort débarqua à Londres, il trouva toute la ville, la haute société, ministres, ambassades, cercles politiques, ne parlant que de d’Éon et du scandale qu’il venait de faire. Il avait livré à l’impression et jeté dans le public un gros volume in-quarto, contenant toute sa correspondance privée avec le duc de Nivernais, le duc de Praslin et M. de Guerchy, accompagnée de beaucoup d’extraits de lettres de ces grands personnages entre eux, dont il ne pouvait avoir eu connaissance que par leurs communications amicales. L’ouvrage portait cette épigraphe tirée de Voltaire :

Pardonnez! un soldat est mauvais courtisan.
Nourri dans la Scythie aux plaines d’Arbazan,
J’ai pu servir la cour et non pas la connaître.


Le livre ne renfermait pas tout ce qu’on aurait pu craindre, car d’Éon, gardant quelque prudence même dans sa folie, et ne voulant pas brûler tous ses vaisseaux, n’avait rien inséré qui eût trait soit au secret royal, soit même aux documens officiels dont il était dépositaire : mais qui pouvait répondre qu’un second volume ne fût pas tout prêt à paraître derrière celui-là? Et, en tout cas, des jugemens plus que libres portés sur l’ambassadeur de France, par son ministre et son prédécesseur (dans quels termes cavaliers, nous l’avons vu), tout le ménage intérieur, comptes et querelles domestiques d’une ambassade, mis sous les yeux d’un public étranger, il y avait là de quoi occuper, divertir, indigner toute une cité. De mémoire d’homme du monde et surtout de diplomate, jamais rien de pareil ne s’était vu.

Aussi jamais moment ne fut-il moins favorable pour une pacification. Les deux parties étaient également irritées, et le moins courroucé n’était pas Guerchy, qui ne songeait qu’à mettre d’Éon sous clé et son livre au pilon, comme cela se fût fait à Paris sans sourciller. Le bon ambassadeur sollicitait tous les ministres et consultait tous les jurisconsultes pour trouver un moyen d’obtenir justice. Comme, depuis quelques mois qu’il habitait Londres, il avait su s’y faire bien voir, on compatissait volontiers à sa peine; le cabinet et le corps diplomatique prenaient fait et cause pour lui. D’Éon d’ailleurs s’enlevait par ses procédés sauvages toute la sympathie des gens bien élevés.

Walpole, qui hantait ce grand monde, rend ainsi compte du jugement de son entourage : « D’Éon vient de publier le plus scandaleux in-quarto, accusant outrageusement M. de Guerchy et très offensant pour MM. de Praslin et de Nivernais. En vérité, je crois qu’il aura trouvé moyen de les rendre tous les trois irréconciliables. Le duc de Praslin doit être enragé de l’étourderie du duc de Nivernais et de sa partialité pour d’Éon, et en viendra sûrement à haïr Guerchy, croyant que celui-ci ne lui pardonnera jamais ce qu’il a dit de lui. D’Éon, d’après l’idée qu’il donne de lui-même, est aussi coupable que possible, fou d’orgueil, insolent, injurieux, malhonnête, enfin un vrai composé d’abomination : cependant trop bien traité d’abord, et ensuite trop mal par sa cour; il est plein de malice et de talent pour mettre sa malice en jeu. Il y a beaucoup de mauvaises facéties dans son livre, ce qui est rare dans un livre français, mais aussi beaucoup d’esprit... M. de Guerchy est très blessé, quoiqu’il en ait moins de sujet que les deux autres : car sa réputation de courage et de bon naturel est, ici du moins, si bien établie qu’il n’en souffrira guère. Le conseil se réunit aujourd’hui pour délibérer sur ce qu’on peut faire à ce sujet. Bien des gens pensent qu’il n’est possible de rien faire. Lord Mansfield croit qu’on peut faire quelque chose, mais il a un peu de promptitude à prendre en cas pareil l’opinion la plus sévère. Je serais bien aise pourtant que la loi permît la sévérité dans le cas présent. » Et quelques jours après : « Les ministres étrangers, continue Walpole, se sont réunis pour faire cause commune avec M. de Guerchy, et l’attorney général a commencé une information. »

D’Éon, de son côté, n’était guère moins exalté; le bruit qui se faisait autour de son nom achevait de griser sa pauvre tête. « Le misérable lunatique, dit encore Walpole, était hier à l’Opéra ayant l’air de sortir de Bedlam. Il ne marche qu’armé, et menace (ce que je le crois très capable d’accomplir) de tuer ou de se faire tuer, si on fait mine de mettre la main sur lui. »

Mais il ne manquait pas non plus de partisans. Une grande excitation politique régnait, cette année-là, en Angleterre dans les partis et dans le parlement, fomentée par l’illustre Pitt, qui, sorti du pouvoir depuis trois années, ne pardonnait pas à ses successeurs. Le feu de l’opposition portait précisément sur deux points d’attaque où d’Éon pouvait servir d’auxiliaire. D’une part, comme je l’ai déjà dit, on reprochait, au gouvernement les conditions trop faciles que la paix de l’année précédente avait faites à la France, et l’on accusait couramment le signataire de cette paix, le favori du roi, lord Bute, d’avoir cédé à des séductions illicites pour trahir l’intérêt national. Lord Bute avait même dû quitter les affaires sous le poids de cette imputation injurieuse. Mais ses successeurs, Granville, Halifax, le duc de Bedford, pris dans les mêmes rangs politiques que lui, et trop peu capables pour le faire oublier, passaient pour lui garder sa place et, en attendant, pour se conduire par ses inspirations. Il y avait donc tout intérêt à faire ou à feindre d’avoir fait sur un sujet qui mettait si fort en jeu le chatouilleux orgueil britannique une découverte importante. Un agent français qui avait pris à la paix une part considérable et qui se trouvait en guerre ouverte avec ses chefs pouvait avoir des révélations utiles à faire, ou inventer des mensonges utiles à accréditer ; c’était un homme à ménager.

Un autre grief de l’opposition était le procès de presse, de libel, comme dit la loi anglaise, intenté au célèbre tribun Wilkes, pour une attaque violente contre la personne royale. Ce procès fameux avait mis à la mode, dans tous les cercles politiques, des discussions sur l’état de la législation de la presse. Les lois anglaises de cette époque étant sur ce point comme sur beaucoup d’autres dans un grand état de confusion, chacun interprétait les textes à sa guise et l’opinion populaire les exploitait naturellement dans le sens le plus libéral. Au milieu de débats de cette nature, un nouveau procès de presse, qui soulevait des questions d’une nature délicate, fournissait un aliment de plus à l’excitation générale. A la vérité, le cas de d’Éon ne ressemblait nullement à celui de Wilkes. Wilkes était député et prétendait qu’on violait en sa personne le privilège parlementaire; d’Éon était étranger, et l’on soutint en sa faveur que la loi qui punissait les diffamateurs n’atteignait que les sujets anglais. Les deux situations n’avaient donc aucun rapport; mais quand les imaginations sont échauffées, on n’y regarde pas de si près et on a vu établir des analogies entre des faits qui se ressemblent moins encore. D’Éon allait devenir, comme Wilkes, un martyr de la liberté de la presse et, à ce titre, il devait être défendu comme lui par la faveur et souvent même par la violence populaires. Les gazettes retentirent de réclamations bruyantes contre l’atteinte qu’on voulait porter à la vieille réputation d’hospitalité de l’Angleterre, en poursuivant un étranger qui s’était fié à la protection de ses lois.

D’Éon se vit donc subitement l’objet des caresses de l’opposition, et il ne manquait pas de le faire savoir à Paris sur un ton assez menaçant, dans une lettre adressée à Tercier, et qui, d’après sa date, dut se croiser en mer avec le porteur de paroles du comte de Broglie. « Les chefs de l’opposition, disait-il, m’ont offert tout l’argent que je voudrais, pourvu que je dépose chez eux mes papiers et mes dépêches bien fermés et cachetés, avec promesse de me les rendre dans le même état en rapportant l’argent. Je vous ouvre mon cœur, et vous sentez combien un pareil expédient répugne à mon caractère, et pourtant, si on m’abandonne, comment voulez-vous que je fasse?.. Je n’abandonnerai jamais le roi ni ma patrie le premier; mais si, par malheur, le roi et ma patrie jugent à propos de m’abandonner, je serai bien forcé, malgré moi, de les abandonner le dernier, et en le faisant, je me disculperai aux yeux de l’Europe, et rien ne me sera plus facile, comme vous devez bien sentir... Ce sacrifice sera dur pour moi, j’en conviens : il coûtera aussi bien cher à la France, et cette idée seule m’arrache des larmes... Déjà, ajoutait-il, tous les chefs de l’opposition envoient tous les jours chez moi pour savoir s’il ne m’est rien arrivé, et à la première entreprise qui serait faite contre moi, l’hôtel de l’ambassadeur et tout ce qui sera dedans sera mis en pièces par ce qu’on appelle ici le mob; les matelots et autres canailles de la Cité sont aux ordres de l’opposition ; vous sentez tous les malheurs qui sont sur le point d’arriver. » — Enfin, après avoir ainsi menacé de la guerre et de l’émeute, il donnait à ses correspondans jusqu’au 22 avril, jour de Pâques, comme dernier délai pour lui faire obtenir la réparation qu’il demandait, après quoi il ne répondait plus de rien et ne s’expliquait pas sur ce qu’il croirait devoir faire. « Je serai forcé, disait-il, de me laver totalement dans l’esprit du roi d’Angleterre, de son ministère, de la chambre des pairs et des communes, et il faut nous déterminer à une guerre des plus prochaines dont je ne serai certainement que l’auteur innocent, et cette guerre sera inévitable. Le roi d’Angleterre y sera contraint par le cri de la nation. »

Aussi, quand, deux jours avant la date fixée, il vit entrer chez lui de Nort (qu’il connaissait, l’ayant souvent rencontré chez le comte de Broglie), porteur d’une lettre du comte, très pressante, presque tendre, il crut que son ultimatum avait fait son effet et que le roi de France se rendait à merci. Sous l’influence de cette première impression et sans bien se donner la peine de lire jusqu’au bout les propositions du comte de Broglie, il adressa au roi une lettre pleine d’effusion, qu’il remit sur-le-champ au messager, et où la joie du triomphe respirait sous les apparences de la soumission. — « Je suis innocent, disait-il, et j’ai été condamné par vos ministres; mais dès que Votre Majesté le souhaite, je mets à ses pieds ma vie et le souvenir de tous les outrages que M. le comte de Guerchy m’a faits. Je suis de Votre Majesté le fidèle sujet à la vie, à la mort. » Il écrivit sur le même ton au comte de Broglie.

De Nort, enchanté de ce bon accueil, vint aussitôt en rendre compte à M. de Guerchy, qui n’en put croire ses oreilles ; il faillit (disait plus tard d’Éon) tomber en syncope et crier au miracle. En effet, cette modération inattendue ne l’aurait nullement accommodé, décidé qu’il était à ne pas lâcher sa vengeance et à faire mettre d’Éon sous les verrous. Il n’eut pas lieu d’être alarmé longtemps. D’Éon ne fut pas plus tôt resté quelques heures seul pour bien étudier la lettre du comte de Broglie et les offres qui lui étaient faites que, n’y trouvant rien de ce qu’il espérait, — ni la destitution de M. de Guerchy, ni la restitution de son propre grade, — mais simplement la promesse d’une somme d’argent à déterminer et quelques espérances vagues d’avenir, en échange de la remise immédiate du gage qui était en sa possession, il entra dans une violente fureur. Dès le lendemain, il renvoyait à de Nort la lettre même du comte avec un refus absolu de rien lâcher et même d’engager la négociation sur ce terrain. « Je fis sentir, dit-il dans ses Mémoires, qu’on n’agissait pas avec moi de bonne foi, que la tournure qu’il plaisait à M. le comte de Broglie de donner à mon affaire, vis-à-vis du roi, ne m’était nullement agréable et nullement conforme à la vérité et à la conséquence de l’ordre secret du 3 juin 1763, et instructions secrètes y relatives qui m’avaient forcé à ne pas prendre mes audiences de congé et à rester à Londres ; que, d’ailleurs, M. le comte de Broglie passait avec une légèreté incroyable sur les plaintes que je portais au pied du trône contre M. de Guerchy… faisant semblant de regarder tout cela comme de simples tracasseries, affaire d’argent, matière délicate à traiter, disait-il, tandis que, dans sa conscience, il savait tout le contraire… que je voyais clairement qu’il n’y avait plus de bonne foi sur la terre et que l’on sacrifiait mon innocence à la politique et à la convenance ; que M. de Broglie me laissait comme le bouc de la fable au fond du puits, où les ordres politiques du roi, ainsi que les siens et les haines particulières des Broglie et des Guerchiens, m’avaient jeté… qu’aussi j’étais charmé de le voir comme le renard monter sur mes épaules pour sortir de son injuste exil de Broglie et du précipice, où moi je restais avec confiance et fermeté, tant qu’il plairait à Dieu et au roi. »

À la vérité, quelques jours après, pressé de nouveau par les instances de de Nort et par des lettres de Tercier, d’Éon se modéra un peu et forma avec plus d’art son plan de campagne. Sans se maintenir dans des termes d’un refus absolu qui aurait tout brisé, il fit remarquer qu’on ne pouvait, en bonne conscience, lui demander de se désarmer lui-même tant qu’il était sous le coup d’une instance judiciaire, où il pouvait avoir besoin de tous ses moyens de défense. Que M. de Guerchy cessât de le poursuivre, ou mieux encore qu’on le remplaçât à Londres par un autre ambassadeur, et il se montrerait à l’instant de la meilleure composition du monde. « A ma place, écrivait-il au comte de Broglie, vous ne feriez pas autrement... Personne au monde ne me fera rendre ces papiers tant que M. de Guerchy sera ambassadeur en Angleterre. Si Sa Majesté prenait la résolution de vous nommer ambassadeur, vous, monsieur le comte, ou M. le maréchal, je puis bien assurer que, par la grande considération dont jouit en Angleterre M. le maréchal, les affaires de France y prendraient sur-le-champ une tout autre face. Le procès tomberait de lui-même, je remettrais mes papiers et tout serait dit. » « M. de Guerchy, ajoutait-il quelques jours après, vient d’être insulté par le peuple, le jour de la naissance du roi d’Angleterre, et ses vitres ont été cassées. L’ambassadeur prétend que c’est moi qui ai fait exciter le peuple, parce que ce peuple a quelque amour pour moi et boit publiquement à ma santé et à celle de Wilkes. Rien n’est plus faux. »

Le comte de Broglie était très certainement disposé à penser que la meilleure manière de terminer le différend serait de le nommer, lui, ambassadeur en Angleterre. Mais il ne pensait pas que le meilleur moyen de parvenir à ce résultat fût de mettre au roi le pistolet sur la gorge, et de faire, en attendant, insulter le titulaire présent de l’ambassade par la populace de Londres. Aussi, sans faire passer sous les yeux du roi ces absurdes rodomontades, qui le couvraient de rougeur pour son ancien protégé, se borna-t-il à insister, au nom de l’intérêt du secret royal, pour que Guerchy suspendît sa poursuite. Mais c’est à quoi Guerchy ne voulait absolument pas se prêter, tant qu’il n’en aurait pas l’ordre formel, et ce que le roi ne pouvait se décider à ordonner. Au contraire, sur la demande de Guerchy, des espions de police étaient envoyés à toute heure de Paris pour surveiller d’Éon, au besoin même pour s’emparer de sa personne, si on le pouvait sans trop de bruit. « Voilà bien de l’argent perdu, disait le comte de Broglie; avec la moitié employée de bonne foi à terminer l’affaire, elle serait déjà assoupie. »

De gré ou de force, et vaille que vaille, il fallut donc attendre le procès et l’attendre même assez longtemps, parce que l’affaire s’instruisait à la cour du banc du roi, et l’on sait que ce genre de procédure est assez long. Tous les partis restèrent l’arme au bras. M. de Broglie alla passer son été à Ruffec, M. de Guerchy prit ses vacances, de Nort retourna en France jusqu’à nouvel ordre, et d’Éon resta enfermé dans son domicile, où un gros d’émeutiers, que l’opposition mettait à ses ordres, venait faire bonne garde toutes les fois qu’il exprimait quelque inquiétude pour sa liberté. Il avait eu soin d’ailleurs, il le raconte lui-même, de se faire inscrire à sa paroisse et d’y payer les taxes locales, afin de jouir de tous les privilèges d’un bourgeois de Londres, et de plus il faisait rédiger, par les premiers jurisconsultes d’Angleterre, des consultations portant que, n’ayant commis aucun crime et n’étant poursuivi pour aucune dette, il avait le droit de tuer sur place le premier qui tenterait de s’emparer de lui. « Je vais, écrivait-il au comte de Broglie, sonner le tocsin de la liberté. »

L’audience attendue arriva vers la fin de l’automne; mais, à la grande surprise de ses adversaires, d’Éon, qu’on n’avait jamais accusé de fuir les occasions de se montrer, n’y parut pas. Son avocat demanda un ajournement pour un motif frivole, ne l’obtint pas et se laissa condamner pour outrage à un ambassadeur dans l’exercice de son ministère. Quand on chercha d’Éon pour lui communiquer sa sentence, il avait disparu, et les officiers de justice, entrant de force dans son logis, n’y trouvèrent ni sa personne, ni ses papiers.

Le cabinet anglais se félicitait déjà de ce résultat auprès du corps diplomatique, dont l’arrêt défendait les prérogatives, et Guerchy demandait que, cette fois, si l’on pouvait mettre la main sur le coupable, on ne le lâchât plus, ni lui, ni les documens qu’il retenait, quand on apprit que la retraite de d’Éon n’était qu’une feinte destinée à réserver ses moyens d’effet pour un plus grand théâtre. Peu de jours après, effectivement, l’infatigable intrigant rentrait en scène avec une nouvelle audace, et, sans sortir de sa cachette, il envoyait déposer en son nom, contre le comte de Guerchy, une plainte au criminel, pour tentative d’empoisonnement sur sa personne.

C’était la vieille et sotte histoire de l’année précédente, par laquelle il avait essayé de justifier, auprès du comte de Broglie, sa sortie de l’ambassade et qui n’avait trouvé créance auprès de personne. Il revenait à la charge cette fois, et publiquement, sur la foi d’un témoignage qu’il regardait comme décisif. Ce n’était rien moins que celui de ce sieur Treysac de Vergy, gentilhomme français assez obscur, avec qui il s’était pris de querelle violente, comme nous l’avons raconté, un soir chez lord Halifax. Vergy, littérateur manqué et intrigant de salon, était l’un de ces aventuriers de bas étage qui, mal vus chez eux, vont chercher fortune à l’étranger, errent autour des ambassades et eurent leurs services à tous les diplomates novices et nouveaux venus. Guerchy avait eu le tort de l’admettre dans son intimité, puis de l’employer à surveiller d’Éon, et enfin le tort plus grand encore de le mécontenter en ne payant pas suffisamment ses services. Éconduit de l’ambassade, Vergy alla trouver d’Éon et offrit de lui raconter toutes les manœuvres dont il avait été chargé pour venir à bout de ses résistances. Il ajouta même en confidence qu’il était venu de Paris, envoyé tout exprès par le duc de Praslin, afin de lui chercher querelle et de le tuer. D’Éon n’avait garde de négliger un si utile auxiliaire. Quelle bonne fortune ne serait-ce pas, par exemple, que de faire accuser M. de Guerchy par le témoignage d’un de ses commensaux habituels! L’histoire de l’empoisonnement par l’opium dénoncée, non par un ennemi connu, mais par un témoin, presque par un complice à qui on aurait proposé de s’y associer, et qui s’y serait seulement refusé à la dernière heure, prenait quelque vraisemblance. Il ne fallut pas beaucoup de temps à d’Éon pour imaginer cet artifice et pour dicter à Vergy, sous forme d’aveu et de pénitence, un récit de la tentative d’assassinat, horrible et piquant à la fois.

La dénonciation une fois rédigée, Vergy jura qu’il était prêt à l’affirmer sur l’honneur devant Dieu et devant les hommes, à la signer de sa main et à la sceller de son sang. Pour commencer, il en publia tous les détails, dans une lettre adressée au duc de Choiseul et qu’il envoya imprimer à Liège, de crainte d’un nouveau procès; puis ce fut lui qui vint en personne, de la part de d’Éon, répéter la même affirmation sous serment, devant le président de la cour du banc du roi et porter une accusation en forme.

L’imputation était si absurde qu’au premier moment Guerchy en éprouva plus d’horreur que d’émotion. « J’avais lieu de croire, écrivait-il, que d’Éon avait mis le comble à sa scélératesse par tous les traits de sa conduite passée ; mais rien de tout cela n’approche de ce qu’il vient de fabriquer et qui fait frémir d’horreur. » Il croyait même sincèrement tout arrêter en se rendant lui-même, malgré ses privilèges d’ambassadeur, devant le juge saisi de l’affaire, convaincu que la dénégation d’un honnête homme étoufferait à l’instant cette sotte affaire.

Mais d’Éon connaissait mieux la procédure et, jugeant aussi mieux l’état de l’opinion, se croyait au contraire sûr de son fait ; il écrivit à Paris un véritable chant de triomphe. « Enfin, monsieur, disait-il au comte de Broglie, voilà le complot horrible découvert. Je puis à présent dire à M. de Guerchy ce que le prince de Conti disait au maréchal de Luxembourg avant la bataille de Steinkerke : « Sangaride, ce jour est un grand jour pour vous, mon cousin. » Le roi ne peut s’empêcher maintenant de voir la vérité. Elle est mise au grand jour. J’agis de mon côté, j’ai instruit le duc d’York et ses frères de la vérité et des noirceurs du complot contre vous, le maréchal de Broglie et moi. Ceux-ci instruisent le roi, la reine et la princesse de Galles ; M. de Guerchy est dans la plus grande confusion... Agissez de votre côté, monsieur le comte, ne m’abandonnez pas, ainsi que vous paraissez le faire. Je me défendrai jusqu’à la dernière goutte de mon sang, et, par mon courage, je servirai votre maison malgré vous : car vous m’abandonnez, vous ne m’envoyez point d’argent, tandis que je me bats pour vous; ne m’abandonnez pas, monsieur le comte, ne me réduisez pas au désespoir. » En même temps qu’au comte, d’Éon écrivait au maréchal de Broglie pour implorer sa protection. Mais le vieux soldat, aussi intraitable sur les droits de l’autorité royale que fier dans sa conduite personnelle, s’indigna à la seule pensée de recevoir une lettre d’un rebelle. Il la renvoya sans y répondre et fit avertir du fait le duc de Choiseul afin d’éviter de nouvelles accusations.

Quant au comte, il n’avait pas le même droit de tenir le langage de l’innocence calomniée, mais il n’avait nulle envie de se mettre aux yeux du public de moitié dans une équipée qui tournait au tragique, et de se rendre complice d’une aussi grande énormité diplomatique que la citation d’un ambassadeur devant le tribunal de sa résidence. Seulement, plus le scandale croissait et plus la certitude que d’Éon, poussé à bout, ne reculerait devant aucune extravagance, le remplissait de terreur. Le roi lui-même commençait à trouver que les choses passaient le jeu. Dans cette alarme commune, ils en vinrent à former un dessein qu’ils auraient eu assurément beaucoup de peine à réaliser. Le comte offrit de partir, de sa personne, pour Londres, afin de mettre à la raison d’Éon et Guerchy lui-même. Le roi avait accepté déjà le projet et ne cherchait plus qu’une manière (à la vérité assez difficile à trouver) de le faire admettre par Praslin. Le comte, en attendant, rédigeait lui-même ses instructions, quand un nouvel incident (comme il en arrive à point nommé, dans un roman d’aventure, qu’un auteur habile sait nouer) vint mettre le comble à la confusion générale.

Un courrier de la correspondance secrète, nommé Hugonnet, valet de chambre de d’Éon, fut arrêté à Calais par la police, portant des dépêches écrites tout au clair de la main bien connue de Drouet, secrétaire du comte de Broglie. La trouvaille était d’autant plus précieuse qu’il y avait déjà plus de six mois que ledit Hugonnet était soupçonné de faire ce métier et qu’on avait mis à ses trousses, pour le surveiller et l’arrêter au besoin, toute la police de Calais. Cette fois tout semblait dit, et le secret du roi paraissait enfin tomber entre les mains de son ministère.

Parvenu à ce moment critique, où l’imbroglio, que nous avons à raconter, atteint son point culminant d’intérêt et de complication, le lecteur me permettra de m’arrêter un moment pour lui remettre sous les yeux, comme je l’imagine, l’état d’esprit et la situation réciproque des divers acteurs qui y figuraient.

Ils étaient six, bien comptés, qui en suivaient le développement avec une anxiété égale, quoique avec des mobiles et des sentimens bien divers; à Londres, Guerchy et d’Éon; en France, le roi, le comte de Broglie et le duc de Praslin, ce dernier n’étant lui-même que l’instrument du duc de Choiseul. Les deux premiers, tout entiers à leurs ressentimens personnels, semblaient avoir entièrement perdu de vue, dans l’ardeur de leurs récriminations réciproques, le grand intérêt d’état dont ils étaient dépositaires. Guerchy, toujours bonhomme, mais outré, oubliait la confidence qu’il tenait du roi, et pressait d’Éon, l’épée dans les reins, jusqu’à rendre un éclat inévitable. D’Éon, plus maître de lui, et chez qui la malice dominait encore la folie, bien que décidé à vendre aussi cher que possible, à la dernière heure et au plus offrant, son secret et sa peau, n’était pas pressé d’en finir et s’amusait du jeu pervers qu’il jouait, riant aussi bien de l’exaspération de son chef que de l’embarras de son souverain. Quant au roi, je crains qu’il ne fût plus dépité encore qu’alarmé, sûr qu’il était de se tirer toujours d’affaire en lâchant ses complices, mais confus comme un vieil enfant du mauvais quart d’heure qu’il aurait à passer quand il faudrait avouer à ses ministres l’acte étourdi auquel il s’était livré à leur insu. Chez les deux ministres, la curiosité était sans doute vivement excitée au moment de mettre la main sur une découverte depuis longtemps soupçonnée et poursuivie. Ils étaient pourtant trop vieux et trop fins courtisans pour ne pas comprendre que leur intérêt n’était pas de mettre le roi dans son tort et de le faire rougir devant eux : blesser ainsi au vif l’orgueil du souverain, c’eût été peut-être le seul moyen de le piquer d’honneur et de le décider à soutenir ses agens. Leur tactique, au contraire, devait être d’isoler complètement ces instrumens inférieurs, de paraître croire qu’ils avaient agi sans ordre, afin que le roi, libre de les désavouer, fût aussi obligé de les punir. Aucun de ces jeux divers n’échappait aux yeux exercés du comte de Broglie, qui connaissait par expérience la faiblesse de son maître et la finesse de ses ennemis, et qui voyait sonner l’heure fatale où il serait livré au courroux ministériel, dénoncé à l’indignation de la France, comme le seul auteur et le bouc émissaire d’une odieuse intrigue. C’était bien le sort qui devait l’atteindre un jour : il eut, encore cette fois, la bonne fortune d’y échapper.

Ce fut le 10 janvier 1765 qu’eut lieu à Calais l’arrestation du courrier. Le fait de correspondre avec un criminel d’état étant par lui-même délictueux, l’arrestation de Drouet suivit à l’instant d’office, et les deux agens furent immédiatement transférés à la Bastille, sous la garde du lieutenant de police, M. de Sartine. Le roi fut le premier à être informé de l’arrestation par ses ministres, qui, en lui annonçant la nouvelle, durent jouir un peu de son embarras.

Le pauvre monarque ne trouva cette fois encore qu’un expédient à son service, c’était de se recommander à la discrétion des agens subalternes et d’acheter leur silence par une marque précieuse de sa confiance. Comme il avait tout révélé à Guerchy, il fit venir aussi Sartine, pour lui tout avouer et le prier de s’arranger de manière à soustraire les preuves du secret à la connaissance des ministres. Sartine parut très ému de la révélation, mais touché de la confidence. « Je me suis ouvert et confié à lui, écrivait tout de suite le roi un peu soulagé à Tercier, il me paraît que cela lui a plu. » Parole d’une humilité étrange, qu’un auteur de comédie hésiterait peut-être à placer dans la bouche d’un souverain absolu traitant avec un simple officier de police.

Mais comment s’y prendre? L’affaire était entre les mains de la justice ; il n’y avait guère moyen d’e l’étouffer. Il y avait des papiers à examiner et des inculpés à interroger. Praslin voudrait certainement être présent à l’une et à l’autre épreuve. Comment faire pour soustraire avant l’examen officiel les papiers les plus compromettans et empêcher qu’aucune question trop pressante ne fût posée aux prisonniers, de crainte que des réponses indiscrètes ou contradictoires ne s’échappassent de leurs lèvres? Le comte de Broglie consulté ouvrit l’avis que Tercier, de concert avec Sartine, devrait procéder à un récolement préalable des papiers saisis. Introduits ensuite ensemble à la Bastille, ils conviendraient avec les deux agens d’un thème préparé d’avance, qui servirait de base à la fois à l’interrogatoire et aux réponses.

C’était entrer franchement dans la haute comédie. Sartine à première vue s’en épouvanta. Il voulait bien être confident, mais le rôle de complice, ou, si l’on veut, de compère, dépassait son dévoûment et son courage. « J’ai peur, écrivait le roi, que notre affaire ne s’embrouille un peu... Il est impossible que vous puissiez aller à la Bastille avec M. le lieutenant de police, ce serait tout découvrir.» Puis il convenait que, dans un premier interrogatoire, au moment de son arrestation, Brouet s’était un peu compromis ; mais il se remettra, disait-il, et il terminait par cet aveu singulier mis entre parenthèses : « Je sens un peu que je m’embrouille un peu. »

Heureusement le comte de Broglie ne s’embrouilla pas et redoubla d’énergie. Il fit honte à Sartine, en termes très vifs, de sa froideur pour son maître, et au maître lui-même du peu de confiance qu’il inspirait à ses serviteurs. « Je trouve ce magistrat bien timide, écrivait-il au roi ; je ne vois cependant pas ce qu’il peut craindre avec les ordres de son maître. » Mis ainsi au pied du mur, le lieutenant de police s’exécuta en tremblant, et, en compagnie de Tercier, il passa au crible non-seulement les papiers saisis, mais aussi ceux qui furent trouvés chez Drouet, où les scellés avaient été apposés, et moyennant ce triage adroitement fait, tout le venin de la découverte fut enlevé. Après tout, le mal n’était pas si grand qu’on avait cru. Drouet avait écrit en son propre nom, et il n’avait pas écrit à d’Éon lui-même, mais à son cousin du Mouloize. Le comte de Broglie n’était pas nommé, le nom de Tercier seul apparaissait dans quelques endroits, et les mots énigmatiques de l’avocat et du substitut indiquaient un chiffre suspect. En faisant disparaître habilement ces passages, les documens ne présentèrent que l’acte assez inoffensif de deux serviteurs d’ordre inférieur, innocens tous deux, et correspondant pour engager un criminel à se soumettre aux ordres du roi.

Restait l’examen oral, où la moindre inadvertance pouvait tout perdre. Il fallut cette fois mettre encore un tiers de plus dans la confidence. Ce fut M. de Jumilhac, le gouverneur de la Bastille, qui, violant le secret judiciaire, consentit à mettre Tercier en communication avec les prisonniers; tout étant ainsi facilité, les rôles furent préparés et distribués d’avance. Il fut convenu que Drouet déclarerait avoir agi seul, spontanément, sans consulter personne, dans l’intérêt d’un ancien ami, et qu’Hugonnet soutiendrait aussi qu’il n’avait reçu de mission d’aucune autre personne que de ce secrétaire; en outre, que les protecteurs inconnus dont il était question dans les lettres étaient les amis de la famille de d’Éon, le marquis d’Osembray, le marquis de l’Hôpital, et enfin que M. de Sartine se prêterait à ces artifices et n’insisterait pas dans l’interrogatoire sur les points trop délicats.

« J’ai travaillé quinze heures de suite, écrivait le comte de Broglie au roi, le 25 janvier, à arranger des plans d’interrogatoire, de mémoire, de réponse à donner par le sieur Drouet, de dépositions à faire par Hugonnet, dont l’ensemble puisse cadrer avec ce qui a déjà été dit et vu, et j’ai fait une espèce d’instruction pour M. de Sartine. Le tout m’a été remis hier au soir. »

La pièce était trop bien préparée pour manquer à la représentation. Le duc de Praslin y assista aux premières loges, mais n’y comprit pas autre chose, excepté que les acteurs s’étaient entendus, sans qu’il sût comment, pour se jouer de lui. « Ces gens-là se moquent de moi, » dit-il en sortant avec humeur à M. de Sartine, et le lendemain il faisait au conseil un rapport dont le roi rendait compte à Tercier en ces termes : « M. de Praslin a rapporté dimanche l’affaire du sieur Drouet; il persiste toujours à croire qu’il n’a pas dit tout à fait la vérité, et cela est un peu vrai... il sera mis hors de prison à la fin de cette semaine. Hugonnet y restera un peu plus, mais j’espère que voilà cette affaire finie. Tout s’est bien passé au conseil, et l’on ne s’y est douté de rien. » Par précaution cependant, Praslin garda le pauvre Hugonnet sous les verrous, et le roi, avec l’indifférence qui n’appartenait qu’à lui, ne s’informa pas de ce que devenait l’obscure victime de sa fantaisie. Quant à Drouet, il avait pris le bon moyen pour ne pas être oublié, car il avait, dès le premier jour, déclaré qu’il dirait tout si on ne s’arrangeait pas pour le mettre en liberté.

Chacun sentait au fond que ce n’était que partie remise : aussi, plus l’alarme avait été chaude, plus le comte de Broglie se montra pressé de prévenir à tout prix le retour inévitable de pareilles complications. Non-seulement il offrit encore au roi de partir sur-le-champ lui-même pour retirer des mains de d’Éon le fatal document autographe, mais il y joignit l’offre plus étrange encore d’hypothéquer sur ses propres biens la promesse, qui serait faite en échange, d’une pension annuelle de 12,000 francs. On se refuse presque à croire (et pourtant le fait est certain) que le monarque eut le triste courage d’accepter une telle proposition, et de laisser sans rougir un de ses sujets engager sa propriété à un autre en nantissement de la parole royale.

Ce n’est pas tout : le marché fut communiqué à d’Éon, qui ne manqua pas de l’accepter en principe, sauf à en discuter les clauses. En particulier, acceptant le gage offert par le comte, il insista pour que l’hypothèque fût étendue aux biens de la comtesse, qui étaient beaucoup plus considérables que ceux de son mari. Louis XV enfin n’eut pas même le courage de donner suite à l’affaire. L’embarras de motiver aux yeux de ses ministres le départ d’un personnage aussi important et aussi suspect que le comte de Broglie le fit ajourner de semaine en semaine, et on atteignit ainsi le jour où le grand jury d’accusation, réuni à Old-Bailey, devait se prononcer sur le fait odieux, ridiculement imputé à l’ambassadeur de France.

On ne comprend guère aujourd’hui, et dès lors on ne comprenait guère en Europe, que l’accusation pût même être admise à l’honneur d’un examen. Mais, en matière juridique, les choses ne se passaient pas en Angleterre comme ailleurs, et, à Londres même, la jurisprudence n’était pas encore fixée comme aujourd’hui. On peut lire dans l’érudit commentateur des lois anglaises, Black stone, une dissertation en règle sur la nature et l’étendue des privilèges diplomatiques en matière criminelle. On y voit que, de son temps même, on discutait le point de savoir si cette immunité était absolue. De bons auteurs soutenaient qu’un ambassadeur n’échappait à la justice nationale que pour les actes du ressort de la politique, comme la conspiration, ou même le crime de fausse monnaie, mais que, pour les attentats de droit commun et les infractions à la morale naturelle, il demeurait justiciable des tribunaux ordinaires. Et l’on citait, comme précédent en faveur de cette doctrine, le jugement prononcé sous Cromwell contre un frère de l’ambassadeur de Portugal, faisant partie de sa légation, qui fut convaincu d’un meurtre atroce et qu’aucune réclamation de son gouvernement n’avait pu dérober à l’exécution capitale.

A la vérité, si le droit donnait matière à discussion, le fait n’en supportait guère, car, parmi ceux qui connaissaient Guerchy, il n’y avait qu’un cri en sa faveur. Mais tout le monde ne le connaissait pas. Dans la bourgeoisie de Londres, qui composait le grand jury, d’Éon était populaire, parce qu’il s’était fait reconnaître pour un des siens et invoquait à tout propos les libertés britanniques. D’ailleurs, au lendemain d’une guerre sanglante qui avait ravivé tous les préjugés nationaux, les Anglais étaient disposés à croire un Français capable de tout, et aucun n’était insensible à l’insolente gloriole de faire sentir la force du peuple anglais en humiliant les représentans des lys vaincus. Le résultat de ces sentimens combinés fut que, le 1er mars 1765, le grand jury prononça un indictment longuement motivé, par lequel il déclarait que « Claude-Louis-François-Régnier, comte de Guerchy, étant un homme d’un esprit cruel, n’ayant pas la crainte de Dieu, mais suivant l’instigation du démon, avait contre lui des témoignages assez graves pour qu’il fût convenable de le poursuivre comme ayant méchamment sollicité et tâché de décider le nommé Pierre-Henry Trayssac de Vergy à assassiner et à tuer Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée d’Éon de Beaumont! »

Cet audacieux verdict fut accueilli à Londres avec une sorte de stupeur. Le maître d’hôtel du comte de Guerchy, celui qu’on avait accusé d’avoir versé le vin maléficié dans le verre du chevalier, saisi de peur, prit la fuite la veille du jour où il devait se marier, sans même prévenir sa fiancée. Guerchy lui-même perdait l’esprit, croyant à toute heure qu’on allait venir le chercher dans l’hôtel de l’ambassade pour le mettre entre deux constables sur le banc des accusés et ne sachant pas si son gouvernement et ses concitoyens, abattus et intimidés comme ils l’étaient par leurs derniers revers, ne le laisseraient pas sacrifier sans mot dire. Walpole ne le rassurait que médiocrement en lui disant, sur son ton de raillerie habituel, de ne rien craindre parce que l’accusation ne se tenait pas sur ses pieds, et qu’il n’aurait qu’à répondre que, si on avait offert à Vergy de l’argent pour commettre un meurtre, ce drôle ne l’aurait certainement pas refusé.

Quant à d’Éon, il ne parlait plus qu’en maître et en vainqueur. « Dans la position où sont les choses, écrivait-il au comte, il faut absolument que l’arrangement que vous m’avez fait proposer soit fini incessamment et que vous arriviez au premier jour sans perdre de temps, au 20 de ce mois... Ceci est la dernière lettre que j’ai l’honneur de vous écrire au sujet de l’empoisonneur et du scélérat Guerchy, qui serait rompu vif en France, s’il y avait de la justice. Mais, grâce à Dieu, il ne sera que pendu en Angleterre, comme le fut le comte de Saa sous le règne de Cromwell... Toute la puissance intrigante de la France ne pourra prévaloir en faveur de Guerchy contre la puissance des lois anglaises, lorsque leur exécution sera confiée à des arbitres libres... Je vous donne ma parole d’honneur que sous peu le Guerchy sera arrêté au sortir de la cour et conduit dans la prison des criminels à la Cité de Londres. Son ami Praslin viendra l’en tirer, s’il le peut; vraisemblablement l’ami qui l’en tirera sera le bourreau. »

A Versailles, la rumeur était grande, et cette face inattendue, presque sauvage, des libertés britanniques embarrassait un peu les philosophes qui s’en étaient faits les preneurs. L’historien Hume, qui était en visite à Paris et à la mode dans les meilleurs cercles, était assailli, dans les salons où il entrait, de questions et de reproches auxquels il ne savait que répondre. « Nous nous sommes égosillés toute la soirée, M. de Beauvau et moi, écrivait le comte de Broglie au roi, pour lui faire sentir qu’outre l’espèce des accusateurs et le peu de vraisemblance de leurs dépositions, il était inimaginable qu’un ambassadeur pût être soumis à d’autre justice que celle de son maitre; il nous a toujours dit que les lois d’Angleterre étaient invariables à cet égard et que l’autorité de Sa Majesté britannique ne suffirait pas pour y rien changer. »

Le moyen se trouva cependant, car il n’est rien, on le sait, qu’on ne puisse trouver dans les arcanes et les détours des lois anglaises. Le cabinet britannique, qui ne pensait pas qu’une si ridicule affaire valut la peine de mettre en péril la paix du monde, inventa de faire appel du verdict du grand jury à la cour du banc du roi, en vertu d’un writ d’error ou d’acertiorari. C’est la formule employée pour dessaisir une cour de justice inférieure qui excède sa compétence, et la cour du banc du roi exerce alors une attribution assez analogue à celle qui est déférée à notre cour de cassation pour un règlement de juges. La cour fit défense à l’attorney général de poursuivre l’affaire par la voie que le grand jury avait ouverte (noli prosequi), et comme elle n’en indiqua aucune autre, l’affaire resta en suspens, et Guerchy se trouva par le fait hors de cause.

Mais cette intervention de l’autorité ministérielle en matière judiciaire, toute raisonnable qu’elle était dans l’espèce, ne fit qu’enflammer l’opinion publique. On accusa plus que jamais la faiblesse du cabinet, qui se prêtait à toutes les extensions illégitimes de la prérogative royale et ne savait pas imiter Cromwell dans sa fière défense des lois anglaises contre les prétentions de l’étranger. L’attorney général protesta contre l’ordonnance qui le dessaisissait. La foule arrêta en pleine rue le carrosse de l’ambassadeur, et il ne put échapper à des violences sur sa personne qu’en cachant son cordon bleu sous son habit et en déclarant qu’il n’était pas M. de Guerchy, mais son secrétaire. On ne l’en suivit pas moins, en grand tumulte, jusqu’à la porte de son hôtel, où les séditieux auraient pénétré sans une forte grille de fer, qui fut fermée dès que le carrosse fut entré dans la cour et dont la résistance laissa le temps à la force publique d’arriver. Les vitres de la chapelle et celles des appartemens qui donnaient directement sur la rue furent brisées à coups de pierres. Pendant plusieurs jours, ni Guerchy ni sa famille n’osèrent mettre le pied dehors. Les journaux de l’opposition retentissaient d’invectives contre le criminel illustre qui avait su se soustraire à la justice, dont il n’osait braver les regards.

Le séjour de Londres devenait à peu près impossible pour un ambassadeur traité ainsi publiquement d’assassin, et, d’un autre côté, après l’issue de tous ces débats, et dans l’irritation où était tout le monde judiciaire, les tribunaux n’offraient plus aucun recours contre la calomnie. Guerchy, découragé et désorienté, ne songea plus qu’à quitter la partie. Dès le commencement de l’été, il prenait un congé qu’il prolongea plus que de coutume, et d’Éon resta ainsi maître du terrain avec tous les honneurs de la guerre.

Son triomphe fut bien plus complet encore lorsqu’il reçut peu de temps après une proposition nouvelle du comte de Broglie plus avantageuse encore que les précédentes. Celui-ci en effet, lassé aussi de la lutte, qu’il n’avait jamais été du reste (on l’a vu) d’avis de poursuivre à outrance, et désespérant de faire tenir au roi une conduite tant soit peu énergique et suivie, capitulait à son tour. Il offrait à d’Éon de laisser tomber, de part et d’autre, tous les griefs du passé, de ne plus parler ni en bien, ni en mal, ni de Guerchy, ni de l’ambassade, ni du libel, ni de l’assassinat, et, à cette condition, de lui faire reprendre, avec l’autorisation du roi, la correspondance secrète, pour rendre régulièrement compte de l’état de l’opinion publique en Angleterre et de ce qui se passait dans le sein de l’opposition anglaise, où il avait pu se faire des amis.

D’Éon fit quelques difficultés, bien qu’au fond il n’eût garde de refuser un arrangement qui, outre les avantages pécuniaires dont il voyait la perspective, n’était autre chose que cette amende honorable de la puissance royale, que son orgueil avait toujours désirée. Il marchanda pourtant son consentement : « Votre amitié pour moi, répondait-il au comte de Broglie, est aussi grande que ma hardiesse à entretenir une correspondance secrète dans la position où je suis. Vous ne risquez rien d’engager mon zèle, et moi je risque beaucoup en suivant les mouvemens naturels de ma fidélité inviolable pour la personne sacrée de Sa Majesté. Mais il est aussi triste qu’inconcevable que vous me défendiez, au nom du roi, de me plaindre d’avoir été empoisonné ou assassiné. » Il insistait ensuite pour que le départ de Guerchy fût définitif, et qu’à sa place un nouvel ambassadeur fut envoyé, entre les mains de qui il pût avec confiance remettre le dépôt dont il était encore chargé.

Pendant que cette triste négociation allait son train et que le roi traitait ainsi de puissance à puissance avec un fou, connu pour tel dans toute l’Europe, survint une nouvelle alerte. Une Française d’assez mauvaise vie, nommée Dufour, qui tenait un garni à Londres, vint révéler au duc de Praslin qu’elle avait caché pendant plusieurs jours le chevalier d’Éon, sous un déguisement de femme. C’était, suivant toute apparence, au moment où il avait disparu, entre sa propre condamnation pour calomnie et sa plainte au criminel. Pendant les quelques jours qu’il avait passés chez elle, elle l’avait vu, disait-elle, correspondre avec des personnages de distinction dont il recevait de l’argent, parmi lesquels elle nomma le comte et même le maréchal de Broglie. Tout fier de ce nouvel indice, et croyant tenir de quoi se venger de ceux qui l’avaient joué, Praslin voulut à l’instant reprendre l’enquête. Il tenait encore Hugonnet sous les verrous; Drouet n’était pas loin. Il donna ordre à Sartine de procéder à une nouvelle confrontation, dans laquelle la femme Dufour comparaîtrait et où cette fois, lui dit-il, on n’omettrait pas l’essentiel.

Le comte de Broglie était absent quand Tercier lui fit savoir, de la part du roi, que tout était encore une fois remis en question. Il entra dans une violente colère. Pour la première fois, l’envie de jeter tout là et d’étaler aux yeux du monde l’ignominie de son souverain sembla près de l’emporter sur toute considération de respect, de devoir ou d’ambition. — « Il faut avouer, écrivait-il à Tercier, que nous éprouvons, dans l’exécution des ordres qu’il plaît au roi de nous envoyer, les contrariétés les plus imprévues et les plus embarrassantes. Au surplus, ce secret que nous gardons est celui de Sa Majesté; si elle désire qu’il soit connu, rien de plus facile. Un mot de sa bouche fera finir l’inquisition de ses ministres, inquisition dont elle connaît non-seulement le détail, mais les motifs. Eh bien ! quand M. de Choiseul saurait demain que nous entretenons une correspondance avec d’Éon !.. quand il saurait que j’ai rédigé, par ordre du roi, un projet de descente en Angleterre, qu’arriverait-il autre chose, sinon que Sa Majesté leur défendrait d’en parler? Ils seraient, à la vérité, jaloux et inquiets de la confiance dont elle a l’air de nous honorer ; mais je ne vois pas le mal que cela pourrait faire ? » Et, quelques jours après, Tercier lui écrivant que les choses en étaient toujours au même point : « Je vois bien, ajoutait-il, l’enchaînement de tout ce qui se fait en conséquence de ce projet ; je suis sûr que le roi le voit encore mieux que moi ; il lui plaît de le souffrir, et, comme je vous l’ai déjà mandé, je le soupçonne fort de s’en divertir. » Et finalement il refusait cette fois à peu près complètement de donner aucun conseil.

Je ne sais si ce fut ce ton peu respectueux et qui laissait entrevoir la résolution de casser les vitres qui fit effet sur le roi, ou si ce fut Sartine lui-même qui, compromis dans l’issue de la première enquête, ne voulut à aucun prix en laisser ouvrir une seconde ; toujours est-il que ce magistrat parla au duc de Praslin avec une force inattendue, qui fit reculer le ministre. Il représenta que la Dufour était une femme de mauvaise vie (une salope et une malheureuse) au témoignage de laquelle on ne pouvait prêter aucune confiance, — qu’après tout, ce qu’elle disait n’apprenait rien à personne, puisque le maréchal de Broglie lui-même avait averti le gouvernement des efforts que d’Éon faisait pour l’engager dans ses intrigues, et que, pour mettre en cause sur de tels indices des gens aussi considérables que MM. de Broglie, il lui faudrait un ordre écrit du roi qui mît à couvert sa responsabilité. Praslin, n’étant pas sûr d’obtenir un ordre de cette nature, jugea plus prudent de ne pas le demander, et tout se borna à des interrogatoires nouveaux, dans lesquels Hugonnet affirma (ce qui était probablement très vrai) qu’il n’avait jamais vu la Dufour, et celle-ci à son tour ne put rien ajouter au vague de ses premières assertions. « Ils ont pleuré, dit Tercier, et se sont dit des injures. » Après quoi Praslin, haussant les épaules, se borna à dire : « Je ne suis pas dupe de tout cela, mais au fond cela ne m’embarrasse guère ; ce n’est pas d’Éon qui perdra l’état. »

Il est probable que c’est dans un moment de découragement de cette nature que le ministre se prêta à laisser faire au roi la dernière concession qu’exigeait l’audacieux chevalier. Guerchy ne voulant plus retourner en Angleterre, on lui nomma non pas un successeur, mais un remplaçant provisoire avec ce même titre de ministre plénipotentiaire qui avait été l’origine de toute la querelle, mais qui était cette fois nécessaire, puisque l’intérim menaçait de se prolonger assez longtemps ; et on fit choix, non pas du comte de Broglie, comme d’Éon l’avait demandé, mais de quelqu’un qui lui ressemblait fort et qui était bien connu pour avoir vécu dans son intimité et partagé sa disgrâce. Ce n’était autre qu’un sieur Durand, résident de Varsovie pendant que le comte de Broglie était ambassadeur, et que Choiseul avait relevé de ce poste, précisément parce qu’il le soupçonnait de s’entendre avec son ancien chef. Quand d’Éon vit arriver ce vétéran de la correspondance secrète qui lui était bien connu, il comprit que son succès était complet et il ne jugea pas nécessaire de pousser le combat plus loin. Aussi, le 11 juillet 1766, une transaction intervenait entre le ministre de France et le secrétaire rebelle dans des formes qui revêtirent quelque chose de la solennité diplomatique. « En conséquence des ordres du roi, disait le procès-verbal dressé par M. Durand, dont je me suis muni, M. d’Éon, ci-devant ministre plénipotentiaire de France en cette cour, m’a ce jourd’hui remis en mains propres l’ordre particulier et secret du roi, écrit et signé de sa main, en date du 5 juin 1763, adressé au sieur d’Éon. Je certifie de plus que ledit ordre m’a été remis en bon état, couvert d’un double parchemin à l’adresse de Sa Majesté, et qu’il m’a été représenté renfermé et mastiqué dans une brique cousue à cet effet, prise dans les fondemens des murailles de la cave et remise ensuite à sa place. »

En échange du document ainsi remis, d’Éon en reçut immédiatement un autre, également de la main royale et ainsi conçu : « En récompense des services que le sieur d’Éon m’a rendus tant en Russie que dans mes armées, et d’autres commissions que je lui ai données, je veux bien lui assurer un traitement annuel de 12,000 livres, que je lui ferai payer exactement tous les trois mois en quelque pays qu’il soit, sauf en temps de guerre chez mes ennemis, et ce jusqu’à ce que je juge à propos de lui donner quelque poste dont les appointemens seraient plus considérables que le présent traitement. LOUIS. » Et au-dessous M. Durand ajoutait : « Je soussigné, ministre, plénipotentiaire du roi en cette cour, certifie sur mon honneur et serment que la promesse ci-dessus est véritablement écrite et signée de la main du roi, mon maître, et qu’il m’a donné l’ordre de la remettre à M. d’Éon. DURAND. »

Le roi était hors de cause, mais le comte de Broglie ne l’était pas; ses correspondances, ses papiers, le plan détaillé du projet d’invasion qu’il avait rédigé lui-même, d’Éon gardait tout cela; de tout cela le roi n’avait eu cure. Le comte cependant eût été bien aise de retirer, lui aussi, des mains qui le détenaient, le témoignage écrit de son imprudence compromettante. Il en fit à d’Éon l’insinuation dans une lettre pleine d’une douceur persuasive et en y joignant des conseils d’une bienveillance paternelle. « Vous observerez, lui écrivait-il, que la preuve qu’il a plu à Sa Majesté de vous donner elle-même et qui restera entre vos mains sera un titre à jamais glorieux pour vous. La lettre, que je vous trouve heureux d’avoir la permission d’écrire, doit être très courte, point mêlée d’aucun détail. Conduisez-vous ensuite avec modestie et sagesse, ramenez les esprits les plus prévenus, ne soyez plus ni ministre, ni capitaine de dragons; abandonnez le romanesque, prenez l’attitude et les propos d’un homme tranquille et sensé; avec cela et un peu de temps on se ressouviendra de vos talens : vos anciens amis pourront se rapprocher de vous, vos ennemis vous oublieront et votre maître retrouvera un sujet digne de le servir et des grâces dont il l’a comblé. J’ai, comme vous et plus que vous, essuyé des revers ; j’ai senti que, dans le tourbillon général, un particulier peut être sacrifié ; je n’ai jamais imaginé que cela emportât le souverain malheur, qui serait le mécontentement fondé de Sa Majesté. J’ai toujours eu confiance dans sa justice et dans sa bonté, et j’ai le bonheur d’en éprouver aujourd’hui les effets... Quand on a le cœur droit, l’âme un peu courageuse, mais point féroce ni violente, on peut espérer de l’emporter sur la haine et sur l’envie de tout l’univers. »

D’Éon remercia avec effusion du bon conseil, mais ne fit absolument aucune réponse à la réclamation qui y était jointe. Au contraire, et comme s’il eut voulu faire entendre que c’était lui qui aurait, le cas échéant, une réclamation à faire, il saisit l’occasion de rappeler l’offre que le comte lui avait faite dans le cours de la négociation de garantir, en cas d’événemens, sur son propre bien le paiement de la pension stipulée : « J’espère, dit-il, que vous aurez la bonté de me l’assurer contre les événemens ainsi que vous me l’avez promis. » Après quoi, comme supplément d’hypothèque, il fit un paquet soigneusement cacheté de tous les papiers qu’il gardait encore, et le remit à un des principaux membres de l’opposition anglaise, M. Cotes, avec qui il était en relation intime et qui ne cessait, dit-il, de l’engager à se faire Anglais et citoyen, et à quitter la France, cette patrie où personne n’est jamais sûr de coucher dans son lit.

Le comte sentit l’insolence, mais n’osa pas se plaindre. Quel moyen aurait-il eu d’insister? D’ailleurs, après trois ans écoulés dans des tracasseries répugnantes, qui l’avaient fait vivre d’humiliations et d’alarmes, il avait hâte de respirer au moins quelques jours et de se plonger dans des vues de politique générale, où il trouvait un emploi de son activité, sinon plus utile, au moins plus attrayant. Quant au chevalier, il avait trop joui du plaisir d’occuper de lui toutes les voix de la presse anglaise et toutes les chancelleries d’Europe pour se résigner longtemps à l’obscurité. L’histoire ne prend congé de lui que pour le retrouver plus tard engagé dans de nouvelles intrigues moins compromettantes pour la paix du monde, mais non moins singulières ni moins divertissantes. Mais elle ne retrouvera plus M. de Guerchy, qui se démit de son poste dès le commencement de 1767, par raison de santé, et, à peine rentré en France, y mourut des suites, disent les mémoires contemporains, des tracas qu’il avait éprouvés dans sa malencontreuse ambassade.


DUC DE BROGLIE.

  1. Voir la Revue du 15 mai, du 15 juin et du 15 juillet 1870.
  2. La correspondance de Russie contient plusieurs lettres de d’Éon à Tercier, où il se plaint de ne pas savoir le russe et se propose de l’apprendre, ce qui suppose qu’il n’avait jamais été à Saint-Pétersbourg avant d’y être envoyé comme secrétaire. De plus il est une de ces lettres où il raconte l’impression que lui produit sa présentation à l’impératrice, « environnée de la troupe brillante de ses filles d’honneur, véritable troupe de nymphes, dit-il, très-digne de la curiosité des étrangers. » Comme Tercier avait été au courant de tous les incidens de la mission secrète de Douglas, d’Éon n’aurait pu essayer de le tromper par ce langage. Nouvelle preuve que le fait du déguisement de d’Éon et de son introduction parmi les filles d’honneur de l’impératrice sont de pures inventions sans ombre de fondement.