Un Prince allemand du XVIIIe siècle d’après des mémoires inédits/02

Un Prince allemand du XVIIIe siècle d’après des mémoires inédits
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 891-925).
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UN
PRINCE ALLEMAND
DU XVIIIe SIECLE
D'APRES DES MEMOIRES INEDITS

II.
CHARLES DE HESSE ET LES ILLUMINES.

Il y a dans les mille et une scènes de Gil Blas un personnage trop peu remarqué, chez lequel on voit les hardiesses de la libre pensée unies de la façon la plus singulière aux niaiseries de la superstition. Vous rappelez-vous l’histoire de la marquise de Chaves ? On dirait un pressentiment des dernières aventures du XVIIIe siècle, on dirait l’image anticipée de cette fièvre de mysticisme ou du moins de ce besoin de thaumaturgie qui saisit la société européenne entre la mort de Voltaire et les premiers jours de la révolution. La marquise de Chaves vit entourée des plus beaux esprits du monde, poètes, savans, philosophes, disputeurs à outrance. « Et Dieu veuille que la religion ne soit pas intéressée dans la dispute ! » Sa maison est appelée par excellence « le bureau des ouvrages d’esprit ; » son nom, répété en tout lieu, « emporte l’idée d’un génie supérieur. » Notez pourtant le trait final : aux heures où la marquise est seule, on voit souvent entrer chez elle un petit homme contrefait, bossu, et d’une assurance imperturbable. « Je viens parler à M’ne la marquise. — De quelle part ? — De la mienne, » Et il passe. Gil Blas, qui l’introduit, est tout stu péfait de son aplomb et plus stupéfait encore des succès qu’il obtient. Chaque fois que le bossu reviendra, on devra le faire entrer dans la chambre de la marquise aussi secrètement que possible. Quel était donc ce visiteur mystérieux, et pourquoi ces longues conférences avec la reine des philosophes ? On le sut bientôt ; la reine des philosophes avait ses superstitions cachées, elle croyait à la magie, à la cabale, aux sciences hermétiques, et le petit bossu venait lui révéler les secrets du monde invisible. Voilà tout le fruit que la marquise de Chaves avait retiré de son commerce avec les premiers génies de son siècle ! Cette brillante dame qui a passé sa vie à écouter les entretiens des philosophes et des gens de lettres, n’est-ce pas la société européenne vers l’année 1780 ? Le soir vient, l’assemblée se disperse, Fontenelle et Montesquieu sont partis les premiers, Rousseau a disparu, Voltaire a quitté la place ; Buffon, Diderot, d’Alembert ne sont plus là… Tout à coup, dans le silence du salon désert, une porte s’ouvre mystérieusement, et nous voyons entrer un hôte inconnu qui s’installe comme chez lui ; c’est Cagliostro ou le comte de Saint-Germain.

Cette fine peinture de la marquise de Chaves est bien plus significative que ne l’a soupçonné l’auteur de Gil Blas. Complétée par des événemens que Le Sage n’a pu connaître, elle devient pour nous un symbole, et un symbole qui exprime de la manière la plus vive une des lois fondamentales de l’esprit humain. Au lendemain de la mort de Voltaire et avant que le soleil de 89 se lève sur une nouvelle humanité, l’apparition des mystiques et des thaumaturges n’est pas une chose fortuite, c’est une conséquence nécessaire. Quand les croyances saines et pures ont disparu, l’heure de la superstition n’est pas loin, tant il y a au fond du cœur de l’homme, suivant l’expression des Allemands, un instinct de l’au-delà, une aspiration vers les réalités idéales, un besoin d’échapper aux entraves de notre condition d’ici-bas ! « Captif dans les bornes du monde, a dit M. Edgar Quinet, l’infini s’agite pour en sortir. » Qu’arrive-t-il donc si on lui fait obstacle ? Plutôt que de renoncer à son espérance, il s’agite à l’aveugle, et, rejeté hors de la lumière, il s’enfonce dans les ténèbres ; c’est l’heure malsaine des sciences occultes. Ce fait, selon les temps et les lieux, peut se produire sous les formes les plus diverses, il est impossible qu’il ne se produise pas. Les lois morales, régissant des êtres libres, ne donnent pas des résultats perpétuellement semblables, comme font les lois du monde physique ; on ne saurait pourtant y échapper, et cette sanction inévitable se manifeste à l’heure même où l’on y songe le moins. Ainsi s’explique trop bien l’apparition des thaumaturges à un certain moment du XVIIIe siècle. A la défense des droits les plus sacrés on a mêlé les erreurs les plus funestes ; on a dégradé l’humanité en combattant pour elle ; on a insulté le ciel en affranchissant la terre ; on s’est moqué du christianisme, du spiritualisme, de la philosophie de l’esprit et de l’idéal, c’est-à-dire qu’avec une légèreté hautaine on a fermé toutes les voies ouvertes à nos légitimes élans. Qu’arrive-t-il encore une fois ? L’élan se détourne, l’instinct sublime dévie, et l’esprit qui aspirait à Dieu devient la dupe du premier charlatan qui passe.

Non pas, certes, qu’il faille confondre dans une même accusation de charlatanisme tous les personnages extraordinaires qui composent l’étrange et ténébreuse mêlée du XVIIIe siècle à son déclin. C’est en cela que l’histoire de la marquise de Chaves cesse d’être un symbole complet. Il y a autre chose que les tireurs d’horoscopes et les montreurs de fantômes parmi ces visiteurs inattendus. Les contemporains, amis ou ennemis, ont rangé sous le même drapeau les rêveurs et les insensés, les mystiques et les fourbes ; mieux placés à distance pour discerner les masques des figures, nous reconnaissons aujourd’hui trois catégories très distinctes au milieu de cette confuse assemblée. Ce sont d’abord les fourbes, les jongleurs, ceux qui, exploitant les dispositions crédules de l’esprit public et mettant à profit les découvertes mal connues des sciences non constituées encore, ont fait un si grand nombre de dupes dans toutes les classes de la société européenne : tels sont l’Allemand Schrepfer, le Hongrois Saint-Germain, le Sicilien Cagliostro. Bien au-dessus d’eux ou plutôt dans un ordre d’idées tout différent viennent les mystiques, les rêveurs inspirés, âmes tendres et un peu folles, mais de cette folie qui est souvent l’exaltation de la sagesse, âmes profondes à coup sûr, car elles ont senti avant toutes les autres le besoin de se soustraire aux sèches doctrines d’un siècle épuisé, et, prenant leur vol les premières, elles ont cherché à travers mille dangers les rivages inconnus. Il n’y a pas de rapprochement à faire entre ces élans désordonnés et le spiritualisme viril qui demeurera l’honneur de notre siècle ; avons-nous tort pourtant de rendre hommage, comme l’a fait si éloquemment Mme de Staël, à ceux qui ont protesté contre des doctrines funestes et rouvert aux âmes les perspectives infinies ? Trois hommes, un Suédois, un Suisse, un Français, composent ce mystique cénacle ; il suffit de nommer l’enthousiaste et poétique Svedenborg, l’ingénieux et ardent Lavater, le doux et subtil Saint-Martin. Le troisième groupe enfin est celui des mystiques révolutionnaires. Sont-ce bien des mystiques ? Eux-mêmes le disent, puisqu’ils se nomment les illuminés ; il semble pourtant que ce soit là une simple prétention accommodée à l’esprit du temps et du pays où la secte a pris naissance. A vrai dire, ce sont, des hommes d’action, et ils se proposent bien moins de pénétrer les mystères du monde idéal que de re nouveler la face de la terre : secte bizarre, mal connue, difficile à connaître, bien que deux ou trois de ses chefs appartiennent à J’histoire de la littérature allemande. Que de physionomies diverses dans cette assemblée ! À côté de l’ardent Weisshaupt, le jurisconsulte d’Ingolstadt, j’aperçois ici le baron de Knigge, gentilhomme démocrate, romancier populaire, cœur et tête à l’évent, ainsi que le candide Wilhelm Bode, un des collaborateurs de Lessing.

Telles sont à grands traits, et sans tenir compte des particularités sans nombre, les trois classes de personnages confondus par l’imagination effarouchée des contemporains. Cette confusion même et l’effroi qui en fut la suite sont un des signes de l’époque. Ces hommes n’ayant de commun que leurs mystérieuses allures, il fallait qu’il y eût dans l’air un singulier besoin de merveilleux pour qu’un Saint-Germain par exemple ou un Cagliostro fût nommé par les publicistes à côté de Saint-Martin ou de Lavater. Or il se trouve que le prince dont nous interrogeons les mémoires inédits a connu fort intimement des personnes appartenant à ces trois classes[1] ; il a vu, il a aimé l’un des principaux mystificateurs du XVIIIe siècle, il a été en relations directes avec l’école des rêveurs inspirés ; enfin il a été initié à l’illuminisme et revêtu même d’un commandement occulte pour l’Europe du nord. S’il ne parle que des mystificateurs et des révolutionnaires, des fourbes et des illuminés, c’est là déjà une assez bonne part dans la mêlée qui nous occupe. Écoutons les confidences du prince Charles en les contrôlant au besoin par le témoignage des contemporains.


I

Le premier de ces coureurs d’aventures que nous présente le landgrave Charles est le comte de Saint-Germain en personne. N’allez pas vous méprendre ; il ne s’agit point ici de ce Saint-Germain général disgracié sous Louis XV, organisateur et commandant de l’armée danoise sous Frédéric V, ministre de la guerre sous Louis XVI, qui devint le collaborateur des réformes de Turgot après avoir été trente ans auparavant l’élève du maréchal de Saxe. Celui-là, victime de l’insolent hasard, n’avait fait que remplir avec honneur des fonctions éminentes, et, après une vie toute de labeurs et de disgrâces, il lui arrive encore d’être confondu sans cesse avec l’aventurier qui lui a pris son nom. L’autre, j’allais dire le vrai Saint-Germain, pour me conformer à l’ironie de la destinée, l’homme dont ce nom évoque ordinairement le souvenir, le favori de Louis XV et l’hôte du landgrave Charles, c’est celui qui se mêlait, disait-il, au train des choses humaines depuis deux ou trois sicles, qui représentait la tradition vivante, qui avait vu la cour de France sous François Ier, qui racontait aux Bourbons les anecdotes intimes des Valois, qui pouvait enfin, grâce à des secrets magiques, défier la vieillesse et vaincre la mort. Les rose-croix du XVIIe siècle, nous dit la Logique de Port-Royal, prétendaient être parvenus à l’immortalité, « ayant trouvé le moyen, par la pierre philosophale, de fixer leur âme dans leur corps. » Le difficile n’est pas d’imaginer ces choses-là, mais de les faire accepter aux autres. Des chercheurs de pierre philosophale, il y en a dans tous les temps et sous tous les costumes ; un homme d’esprit qui prend le rôle d’un fou et qui le joue avec assez d’adresse pour mystifier la plus brillante société du monde, voilà une curiosité plus rare. Tel était le personnage sur lequel les mémoires du landgrave nous apportent des renseignemens nouveaux.

S’il est souvent question du comte de Saint-Germain chez les écrivains du XVIIIe siècle, presque tous se bornent à répéter ce qu’en en ont dit les premiers témoins oculaires. « Je l’ai vu plusieurs fois, écrit Mme du Hausset ; il paraissait avoir cinquante ans, il n’était ni gras ni maigre, avait l’air fin, spirituel, était mis très simplement, mais avec goût ; il portait aux doigts de très beaux diamans ainsi qu’à sa tabatière et à sa montre. Un jour où la cour était en magnificence, il vint chez madame avec des boucles (de souliers et de jarretières) de diamans fins si belles que madame dit qu’elle ne croyait pas que le roi en eût d’aussi belles. Il passa dans l’antichambre pour les défaire et les apporter pour les voir de plus près[2], et, en les comparant à d’autres, M. de Gontaut, qui était là, dit qu’elles valaient au moins deux cent mille francs. Il avait ce même jour une tabatière d’un prix infini et des boutons de manche de rubis qui étaient étincelans. On ne savait pas d’où cet homme était si riche, si extraordinaire, et le roi ne souffrait pas qu’on en parlât avec mépris et raillerie. » Ainsi s’exprime la confidente de Mme de Pompadour. Le roi permettait si peu la raillerie sur le compte du mystérieux personnage qu’il l’employa bientôt à sa diplomatie secrète. Le 14 mars 1760, M. de Kauderbach, ministre de Saxe à La Haye, écrivait à son gouvernement cette curieuse dépêche, que l’Allemagne vient de nous révéler. M. de Kauderbach est encore un des témoins qui ont vu et pratiqué le comte de Saint-Germain ; son rapport nous fera mieux apprécier la conduite et les paroles du prince Charles :

« Nous avons actuellement ici un homme très singulier et des plus extraordinaires, qui se nomme le comte de Saint-Germain. Il a l’air tout au plus d’un homme de quarante-cinq ans, et cependant on prétend prouver qu’il en a cent dix bien comptés. M. d’Affry[3] m’a assuré qu’il avait beaucoup plus d’années que lui et moi ensemble, et cependant nous avons passé l’un et l’autre le demi-siècle. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’un membre des états-généraux qui approche de soixante-dix ans m’a dit avoir vu cet homme extraordinaire dans la maison de son père lorsqu’il était encore enfant, et l’avoir vu à peu près tel qu’il est aujourd’hui. Cependant il a l’air leste et dégagé comme un homme de trente ans. Il a la jambe comme faite au tour, porte ses propres cheveux, noirs et bien plantés, et n’a pour ainsi dire pas une ride au visage. Il ne mange presque jamais de viande, excepté un peu de blanc de poulet, et borne sa nourriture aux gruaux, aux légumes et aux poissons. Il prend de grandes précautions contre le froid, mais il ne se ménage pas excessivement pour les veilles, et il nous a tenu compagnie jusqu’à une heure après minuit par une espèce de complaisance, sans qu’il s’en soit ressenti le lendemain. Si je peux escamoter à ce bon vieillard son secret, je croirai rendre au roi un service essentiel en vous le communiquant, monseigneur, pour conserver à sa majesté une vie si précieuse et si utile à son service. Cet homme possède des richesses immenses. A l’en croire, il est au fait des plus beaux secrets de la nature ; il en parle savamment sans affecter aucun mystère, et tâche de convaincre par ses démonstrations les plus incrédules sans qu’il paraisse avoir aucun dessein. Ses richesses sont constatées et connues de toute la France. Il est dans la plus haute faveur auprès du roi très chrétien, qui lui a donné le château de Chambord pour sa vie[4]. Il nous a étalé des pierreries d’un prix inestimable, toutes d’une grandeur et d’une beauté incomparables. Je joins ici, pour la curiosité de votre excellence, la dimension de l’une de ses opales, qui a toutes les perfections et est d’une beauté ravissante. Il soutient qu’aucun monarque au monde ne possède les trésors qu’il prétend avoir en pierreries. Il se déclare indifférent pour toutes les grandeurs du monde et n’aspire qu’au titre de citoyen. Touché des malheurs de la France, il s’est offert au roi très chrétien pour le sauver, et c’est dans ce dessein qu’il est venu en Hollande. Il ne fait pas mystère de sa commission ou du moins de son objet. Nous sommes curieux de voir ses moyens, qui, à l’en croire, ne peuvent pas manquer, parce qu’ils dépendent de lui seul. Il est grand apologiste de Mme de Pompadour et tâche d’effacer le vernis qu’on lui a donné dans ce pays-ci. Il lui attribue le meilleur cœur, les intentions les plus droites, un désintéressement, sans égal. J’ai eu avec lui une longue conversation sur les causes du malheur de la France et sur les variations dans le choix des ministres de cette couronne. Voici, monseigneur, ce qu’il m’a dit à ce sujet : — « Le mal radical est le manque de fermeté du monarque. Ceux qui l’entourent, connaissant l’excès de sa bonté, en abusent, et il n’est entouré que de créatures placées par les frères Pâris, qui seuls font tout le malheur de la France[5]. Ce sont eux qui ont tout corrompu et traversé les dispositions du meilleur citoyen qui soit en France, le maréchal de Belle-Isle. De là la désunion et la jalousie parmi les ministres, qui semblent tous servir un monarque différent. Tout est corrompu par les frères Pâris : périsse la France, pourvu qu’ils parviennent à leur objet d’acquérir huit cent millions de bien ! Malheureusement le roi n’a pas autant de sagacité que de bonté pour apercevoir la malice des gens dont ils l’environnent, et qui, connaissant son peu de fermeté, ne sont occupés qu’à flatter son faible, et par là même sont écoutés de préférence. Le même défaut de fermeté se trouve dans la maîtresse. Elle connaît le mal et n’a pas le courage d’y remédier. » — C’est donc lui, M. de Saint-Germain, qui veut entreprendre de le guérir radicalement ; il se fait fort de mettre à bas par ses opérations en Hollande deux hommes si nuisibles à l’état et qu’on a regardés jusqu’ici comme indispensablement nécessaires. A l’entendre parler avec tant de liberté, on doit le considérer comme un homme sûr de son fait, ou bien comme le plus grand étourdi qu’il y ait au monde. Je pourrais entretenir votre excellence bien plus longtemps sur cet homme singulier et sur ses connaissances physiques, si je ne craignais de la fatiguer par des récits qui doivent paraître plus romanesques que réels, et sur lesquels cependant je suspens encore mon jugement. M. d’Affry a pour lui les plus grandes attentions et semble le considérer comme un prodige. Ce M. de Saint-Germain a voyagé par tout le monde et parle la plupart des langues connues. Il a été plusieurs fois à Dresde, et il m’a dit qu’il était bien connu du feu roi. Il excelle encore dans la musique, joue en perfection du violon et du clavecin, et chante à ravir. Il est couru ici comme une merveille, et il est en effet d’une société très agréable[6]. »


Ainsi à La Haye comme à Paris, dans toutes les cours, chez les diplomates de toute contrée, le comte de Saint-Germain fascinait les esprits par les agrémens de sa conversation, la singularité de son savoir, l’éclat de ses pierreries, et j’e ne sais quoi de mystérieux attaché à sa personne. Il avait trop de tact assurément pour essayer de faire croire à tout le monde qu’il avait « fixé son âme dans son corps » depuis les commencemens de l’ère chrétienne ; son art était de choisir ses dupes et de donner à chacune d’elles ce qu’elle pouvait supporter. Peut-être même n’était-il pas l’auteur de ces fourberies grossières ; il suffisait que son air de jeunesse, ses cheveux noirs, bien plantés, sa jambe faite au tour, toute sa personne si habilement conservée grâce à la sobriété de son régime dans une époque de plaisirs fiévreux et de précoce épuisement, il suffisait, dis-je, que ce privilège éveillât l’idée de quelque secret de jouvence ; là-dessus l’imagination de la foule se donnait carrière, et Saint-Germain laissait dire. « Je laisse dire, je laisse croire ; » il explique ainsi lui-même à Mme de Pompadour les prétentions extravagantes que lui attribuait la renommée. Il savait d’ailleurs en profiter à propos : quand le désir du merveilleux s’est emparé des intelligences, c’est à l’homme d’esprit d’en varier les doses. Une fois maître de la confiance de Louis XV, admis dans la familiarité de la marquise de Pompadour, installé à Chambord avec ses alambics, employé dans la diplomatie secrète, il ajoutait aux prestiges de sa petite sorcellerie le prestige d’une position considérable. Le diplomate saxon dont nous venons de citer la singulière dépêche est manifestement sous le charme. Il est vrai que la faveur de Louis XV est changeante et que le jour où elle manquera au brillant sorcier, celui-ci sera exposé à de cruelles mésaventures. Dès lors, adieu le laboratoire de Chambord ! adieu les missions secrètes au nom du roi très chrétien ! Saint-Germain était l’homme du maréchal de Belle-Isle dans ses négociations souterraines à La Haye ; le comte de Choiseul déjoue ses intrigues, le dénonce au roi, et obtient du gouvernement hollandais un ordre d’arrestation qui doit le livrer à la France. Si des amis ne préviennent le coup, le mystificateur ira loger à la Bastille. Dès lors aussi un diplomate qui se respecte peut-il parler autrement qu’avec mépris de l’homme qu’il vantait la veille comme un prodige ? Ce revirement est des plus comiques, et nous en devons encore la révélation aux archives saxonnes. M. de Kauderbach, celui-là même que Saint-Germain avait si complètement fasciné, écrit tout à coup cinq semaines après (24 avril 1760) :


« J’apprends dans ce moment que le courrier que le comte d’Affry reçut lundi dernier lui a apporté un ordre de demander à l’état l’arrêt et l’extradition du fameux Saint-Germain comme d’un esprit dangereux et dont sa majesté très chrétienne a lieu d’être mécontente. M. d’Affry ayant communiqué cet ordre au pensionnaire, ce ministre d’état en a fait rapport au conseil des députés commissaires de la province de Hollande, collège dont M. le comte de Bentinck est le président. Ce dernier a averti l’homme et l’a fait partir pour l’Angleterre… La veille de son départ, Saint-Germain a été quatre heures avec le ministre anglais. Il s’est vanté d’être autorisé à faire la paix. J’ai vu cependant les papiers dont il voudrait se prévaloir pour se faire regarder comme un homme de confiance, et je n’y ai rien trouvé qui autorise à le croire effectivement tel. M. de Belle-Isle est coutumier d’entretenir correspondance avec les plus vils nouvellistes et faiseurs de projets, et de payer leurs almanachs fort cher. Ce Saint-Germain nous a fait tant d’autres contes si grossiers et si misérables qu’on est rebuté de l’entendre à la seconde vue, à moins qu’on ne veuille s’amuser à ces sortes d’impostures. Il n’est pas possible que cet homme puisse tromper un enfant de dix ans et encore moins des personnes éclairées. Je le regarde comme un aventurier de premier ordre qui est au bout de ses ressources, et je serais bien trompé, s’il ne finit tragiquement. Parmi les officiers anglais qui ont passé ici, il y en a qui l’ont connu à Londres il y a vingt ans, et qui parlent de lui avec le plus grand mépris. Ils le croient un simple joueur de violon. »


Quinze jours plus tard, dans une dépêche en date du 2 mai 1760, le diplomate saxon, revenant encore à la charge contre le spirituel aventurier qu’il avait eu le tort d’admirer à cœur ouvert, ajoutait ces paroles :


« L’aventurier s’était donné ici les airs de négociateur secret détaché par M. le maréchal de Belle-Isle, dont il a montré des lettres où il y avait en effet quelques traces de confiance. Il a voulu faire entendre que les principes du maréchal, différens de ceux de M. de Choiseul et plus conformes au goût de Mme de Pompadour, tendaient ardemment à la paix ; il a rembruni le tableau en peignant des couleurs les plus fortes les cabales, les nécessités et la zizanie qu’il prétend qui règnent en France, et par ces flatteries il a cru captiver la confiance du parti anglais. Il avait écrit d’un autre côté au maréchal de Belle-Islé que M. d’Affry ne savait ni apprécier ni ménager les dispositions de M. le comte de Bentinck-Rhoon, qui était l’homme du monde le mieux intentionné et ne désirait que se rendre utile à la France pour faire réussir ses négociations avec l’Angleterre. Ces lettres ont été renvoyées à M. d’Affry avec ordre de défendre à Saint-Germain de se mêler d’aucune affaire sous peine d’expier sa témérité le reste de ses jours dans une basse-fosse à sa rentrée en France. Malgré cette défense, Saint-Germain a continué de tenir des propos et de faire des démarches pour soutenir les airs d’un homme important. Il a vu assidûment le ministre anglais, qui cependant a paru le mépriser. M. de Rhoon l’a protégé, caressé, fêté par pique, et lorsque M. d’Affry l’a réclamé, il l’a fait partir à la face de tout La Haye pour Londres. Je crains que ce misérable ne cause bien des piquanteries et des histoires. Il a dit qu’il publiera toutes les pièces avec un mémoire justificatif. C’est un misérable qui veut s’illustrer. »


Ces dépêches si plaisamment contradictoires du diplomate saxon de La Haye nous préparent à mieux apprécier l’attitude du comte de Saint-Germain auprès du prince de Hesse. Il est évident que Saint-Germain a été victime de ses prétentions à un rôle politique. Le jeu du brillant aventurier, c’était d’entraîner l’imagination des hommes dans les domaines du rêve, non pas de se laisser conduire par eux sur le terrain des affaires et de l’action. Même dans un temps où la folie du merveilleux commence à devenir une sorte d’épidémie, les politiques sont les derniers à se laisser prendre. Je suis persuadé que M. de Belle-Isle n’était pas dupe du comte de Saint-Germain, de celui que Frédéric II, en ses lettres à Voltaire, appelait un conte pour rire ; je suis persuadé qu’il l’a employé seulement à titre d’homme d’esprit et de personnage à la mode. M. de Choiseul n’était pas sa dupe non plus, puisqu’il l’a démasqué si vite et si vigoureusement désarçonné. Quant au diplomate, saxon, acteur en cette comédie qu’il nous raconte lui-même avec une si parfaite candeur, j’ai oublié de dire que son correspondant, M. le comte Wackerbarth, ministre du roi de Pologne Auguste III, l’arrêtait dès ses premières confidences et modérait ainsi son enthousiasme : « Prenez garde ! Votre tableau du comte de Saint-Germain est fort intéressant… à distance ; il faudrait examiner de près si toutes les figures sont correctes. J’en doute fort. J’ai connu, il y a une cinquantaine d’années, certain personnage qui jouait le même rôle ; il s’appelait Huldashop, prétendait avoir quatre-vingts ans passés, et trente ans après il épousa une princesse de Holstein qui le tua pour lui dérober ses secrets. Ces sortes de phénomènes éblouissent quelque temps, on les perd de vue quand on y pense le moins. » Ces simples mots avaient rendu M. de Kauderbach plus circonspect. Ainsi, des divers personnages politiques avec lesquels le comte de Saint-Germain s’était trouvé en contact, un seul, l’envoyé saxon à La Haye, avait subi le charme de ses mensonges ; encore l’avait-il subi en homme de salon et pour un temps bien court. Décidément le théâtre de la politique ne lui convient pas. S’il recommence à essayer de son prestige dans quelque autre contrée, il fera sagement de s’en tenir à l’alchimie, aux diamans, aux couleurs, aux choses éblouissantes et même aux choses utiles. Telle a été précisément sa ligne de conduite auprès du prince de Hesse ; mais aussi quelle page nouvelle dans sa vie ! quel succès inattendu ! Grâce à cette discrétion, fruit d’une expérience amère, le comte de Saint-Germain ne sera plus seulement un homme d’esprit comme l’a dépeint Mme du Hausset, un homme d’une société prestigieuse tel que nous l’a montré M. de Kauderbach ; le landgrave Charles saluera en lui un grand homme, un homme de génie, capable d’arracher à la nature quelques-uns des secrets de la puissance créatrice.

La rencontre du prince Charles et du comte de Saint-Germain eut lieu une vingtaine d’années après les événemens qu’on vient de raconter. Saint-Germain, chassé de La Haye, avait vécu en Angleterre, en Allemagne, en Russie[7], et, courant de ville en ville, avait fini par se fixer aux portes de Hambourg, dans Altona. Le prince Charles, outre ses services en Norvège et en Prusse, qui avaient fait de lui un des personnages considérables de l’Europe du nord, devait avoir une réputation d’affabilité cordiale et de curiosité scientifique, car nous voyons Saint-Germain se jeter pour ainsi dire en ses bras, s’attacher, s’imposer à lui, comme si un ordre exprès du ciel lui eût envoyé ce disciple attendu depuis des années. Le vieux comédien se retrouve tout entier dès cette singulière entrée en matière.


« Je vis à mon retour à Altona le fameux comte de Saint-Germain, qui parut se prendre d’affection pour moi, surtout lorsqu’il apprit que je n’étais point chasseur, ni n’avais d’autres passions contraires à l’étude des hautes connaissances de la nature. Il me dit alors : « Je viendrai vous voir à Slesvig, et vous verrez les grandes choses que nous ferons ensemble. » Je lui fis comprendre que j’avais bien des raisons pour ne point accepter dans le moment la faveur qu’il voulait me faire. Il me répondit : « Je sais que je dois venir chez vous et que je dois vous parler. » Je ne sus aucun autre moyen pour éluder toute autre explication que de lui dire que le colonel Koeppern, qui était resté en arrière malade, me suivrait dans une couple de jours, et qu’il pourrait lui en parler. J’écrivis alors une lettre à Koeppern pour lui dire de prévenir et de dissuader au possible le comte de Saint-Germain de venir ici. Koeppern arriva à Altona et parla avec lui, mais le comte lui répondit : « Vous pouvez dire ce que vous voudrez ; je dois aller à Slesvig, et je n’en démordrai point. Le reste se trouvera. Vous aurez soin de me tenir un logis préparé. » Koeppern me dit ce résultat de leur conversation, que je ne pus approuver. Au reste, je m’étais beaucoup informé de cet homme extraordinaire à l’armée prussienne, où j’avais parlé de lui particulièrement avec le colonel Frankenberg, mon ami. Celui-ci me dit : « Vous pouvez être persuadé que ce n’est pas un trompeur, et qu’il possède de hautes connaissances. Il était à Dresde ; j’y étais avec ma femme. Il nous voulait du bien à tous deux. Ma femme désirait vendre une paire de boucles d’oreilles. Un joaillier lui en offrit une bagatelle. Elle en parla devant le comte, qui lui dit : « Voulez-vous me les montrer ? » Ce qu’elle fit. Alors il lui dit : « Voulez-vous me les confier pour une couple de jours ? » Il les lui rendit après les avoir embellies. Le joaillier, auquel ma femme les montra ensuite, lui dit : « Voilà de belles pierres ; elles sont tout autres que les précédentes que vous m’avez montrées ! » et lui en paya plus du double.

« Saint-Germain arriva peu après à Slesvig. Il me parla des grandes choses qu’il voulait faire pour le bien de l’humanité. Je n’en avais aucune envie, mais enfin je me fis un scrupule de repousser des connaissances très importantes à tout égard par une fausse idée de sagesse ou d’avarice, et je me fis son disciple. Il parlait beaucoup de l’embellissement des couleurs, qui ne coûtait presque rien, de l’amélioration des métaux, ajoutant qu’il ne fallait absolument point faire de l’or, si même on le savait, et resta absolument fidèle à ce principe. Les pierres précieuses coûtent l’achat, mais quand on entend leur amélioration, elles augmentent infiniment en valeur. »


Ainsi voilà le prince de Hesse devenu le disciple du comte de Saint-Germain. Est-ce donc une dupe que le prince Charles ? Serait-il exposé par sa loyauté candide, comme d’autres par leur superstition, à être le jouet des mystificateurs ? Je suis obligé de convenir que sa crédulité est grande, et que, même dans les circonstances où il condamne les artisans de magie, il est soutenu par les scrupules de sa foi religieuse bien plus que par la vigueur de sa raison. On a dit spirituellement que la religion chrétienne était souvent un garde-fou ; le christianisme un peu enfantin du prince Charles ne remplit pas chez lui cette fonction virile. Le prince de Hesse n’est pas absolument défendu contre les superstitions de son temps, puisque certaines jongleries lui apparaissent comme des pratiques infernales. Il les repousse, non comme des sottises qui révoltent le sens commun, mais comme des maléfices qui alarment sa foi. N’est-ce pas encore une façon d’y croire ? Qu’il me soit permis d’ouvrir ici une parenthèse. Au moment où le comte de Saint-Germain attirait l’attention de l’Allemagne après avoir occupé longtemps la France et l’Angleterre, il y avait dans les contrées saxonnes un personnage qui évoquait les esprits et les faisait parler. Il s’appelait Jean-George Schrepfer. Ce nom, aujourd’hui si peu connu en France, y était fort célèbre il y a quatre-vingts ans. Les écrivains qui se sont occupés du désordre intellectuel de l’Europe avant 89, depuis Mirabeau jusqu’au marquis de Luchet, ne manquent jamais de le citer pêle-mêle avec les Lavater et les Saint-Martin, avec les Mesmer et les Cagliostro. Schrepfer, ancien garçon de salle dans une auberge de Leipzig, avait réussi, à force d’adresse et d’audace, à fasciner les personnages les plus considérables de la société allemande. Des hommes d’état, des diplomates, des ministres, des princes, des savans lui reconnaissaient je ne sais quel pouvoir surnaturel. A ses opérations thaumaturgiques se joignirent bientôt de véritables escroqueries ; au moment de se voir démasqué, il prévint par le suicide l’ignominie qui allait succéder à ses triomphes, et se fit sauter la cervelle aux portes de Leipzig, dans les jardins de Rosenthal. Or le prince Charles, tout en éprouvant une profonde horreur pour la thaumaturgie de Schrepfer, y croit encore à sa façon, puisqu’il y voit une œuvre démoniaque.


« A Leipzig, dit-il, je pris des informations exactes chez plusieurs personnes sur le fameux Schrepfer, entre autres les professeurs Eck et Marche, qui me racontèrent les détails de ses ouvrages magiques, auxquels ils avaient été présens et où il citait des esprits qui non-seulement se montraient, mais parlaient même aux spectateurs. J’en avais déjà beaucoup entendu parler par le prince Frédéric de Brunswick et Bischofswerder[8], et aussi par le digne colonel Frankenberg, qui ne l’avait point vu, lui, mais un de ses principaux disciples, Frœlich, à Goerlitz. Je conseillai très vivement à celui-ci d’abandonner cette liaison dangereuse et de s’en tenir uniquement à Notre Seigneur ; en quoi il me suivit fidèlement… » On voit que le prince Charles demande un refuge à sa foi contre la puissance diabolique de Schrepfer. Il est dupe par conséquent. N’y a-t-il pas ici néanmoins une différence essentielle ? Au milieu de ses crédulités, le prince sait distinguer entre Schrepfer et Saint-Germain, ce que ne font ni Mirabeau, ni le marquis de Luchet, ni aucun des écrivains de l’époque. « À Schrepfer, dit Mirabeau, succéda Saint-Germain. » Ce rapprochement est inexact, et le prince Charles l’a bien senti. Maintenant que des documens nombreux permettent de discerner les physionomies, les rangs s’établissent d’eux-mêmes dans l’armée des mystificateurs. Schrepfer est un fourbe, Saint-Germain est un comédien. Schrepfer est un escroc, Saint-Germain un artiste. Schrepfer ne songe qu’à exploiter les superstitions de son temps ; Saint-Germain ne se refuse pas à employer au bien de l’humanité ses connaissances en chimie, en minéralogie, en thérapeutique, et bien que cette idée soit encore pour lui un moyen d’assurer son crédit auprès d’un honnête homme, elle met pourtant une grande distance entre l’ami du prince de Hesse et le suicidé de Leipzig.

Après les renseignemens moraux viennent aussi les renseignemens biographiques. D’où était-il sorti, ce comte de Saint-Germain ? Était-ce bien son nom qu’il portait ? Quel était son père, sa race, son pays ? Là-dessus, on le sait trop, l’aventurier avait trompé tout le monde. Ni Mme du Hausset, ni le diplomate saxon que nous citions tout à l’heure ne donnent de réponse précise à ces questions. « C’est un homme qui ne meurt point, » écrivait un jour Voltaire à Frédéric le Grand. Un homme qui ne meurt point serait sans doute un peu embarrassé de sa personne, s’il n’avait soin de changer de nom de siècle en siècle. Celui-ci en avait changé du moins de pays en pays. D’abord marquis de Montferrat, il était devenu comte de Bellamare à Venise, chevalier Schœning à Pise, chevalier Welldone à Milan, comte Soltikof à Gênes, comte Tzarogy à Schwalbach, et finalement en France le comte de Saint-Germain. Quant à ses origines, s’il en parlait quelquefois, c’était pour décrire les splendeurs au milieu desquelles s’était écoulée son enfance, et ces vagues descriptions semblaient indiquer tantôt l’Italie, tantôt l’Espagne du XVe siècle, Florence ou l’Alhambra. Il n’était pas fâché que l’imagination des dupes soupçonnât en lui un héritier des Médicis ou des rois de Grenade. Au milieu de ces obscurités que le mystificateur combinait avec art, il y a peut-être quelque intérêt à recueillir ses déclarations au moment où le goût et le besoin démentir semblent avoir disparu chez lui. Si le comte de Saint-Germain a jamais dit la vérité, on peut croire qu’il s’y est décidé enfin à ses derniers jours sous l’influence du prince de Hesse. Il honorait la loyauté de son hôte ; quoique matérialiste et anti-chrétien, il avait été presque ramené par lui au respect des choses divines ; enfin l’heure de la mort allait bientôt sonner ; on peut l’écouter, ce semble, avec une certaine confiance. Voici donc ce qu’il affirmait au prince Charles et ce que nous révèlent aujourd’hui les mémoires du prince :

« On sera curieux peut-être de connaître son histoire ; je la tracerai avec la plus grande vérité, selon ses propres paroles, en y ajoutant les explications nécessaires. Il me dit qu’il était âgé de quatre-vingt-huit ans lorsqu’il vint ici. Il en avait quatre-vingt-douze ou treize quand il mourut. Il me disait être fils du prince Rakozky de la Transylvanie et de sa première épouse, une Tékély. Il fut mis sous la protection du dernier Médicis, qui le faisait coucher encore enfant dans sa propre chambre. Lorsqu’il apprit que ses deux frères, fils de la princesse de Hesse-Rheinfels ou Rothenbourg, si je ne me trompe, s’étaient soumis à l’empereur Charles VI et avaient reçu les noms de Saint-Charles et de Sainte-Elisabeth, d’après l’empereur et l’impératrice, il se dit : « Eh bien ! je me nommerai Sanctus Germanus, le saint frère ! » Je ne puis, à la vérité, garantir sa naissance ; mais qu’il fût protégé prodigieusement par le dernier Médicis, c’est ce que j’ai aussi appris d’autre côté. Cette maison possédait, comme il est connu, les plus hautes sciences, et il n’est pas étonnant qu’il y ait puisé les connaissances premières ; mais il prétendait avoir appris celles de la nature par sa propre application et ses recherches. Il connaissait les herbes et les plantes à fond, et avait inventé les médecines dont il se servait continuellement, et qui prolongeaient sa vie et sa santé. J’ai encore toutes ses recettes, mais les médecins se déchaînèrent fort contre sa science après sa mort. Il y avait un médecin, Lossau, qui avait été apothicaire, et auquel je donnais douze cents écus par an pour travailler les médecines que le comte de Saint-Germain lui dictait, entre autres et principalement son thé[9], que les riches achetaient et que les pauvres recevaient pour rien… Après la mort de ce médecin, dégoûté des propos que j’entendais de tous côtés, je retirai toutes les recettes, et je ne remplaçai point Lossau.

« Saint-Germain voulait établir la fabrique des couleurs dans ce pays. Celle de feu Otte, à Eckernfoerde, était vide et délaissée ; j’eus l’occasion d’acheter ces bâtimens à bon marché et j’y établis le comte de Saint-Germain. J’achetai des soies, des laines, etc. Il y fallut avoir bien des ustensiles nécessaires à une fabrique de cette espèce. J’y vis teindre (selon la manière dont je l’avais appris et fait moi-même dans une tasse) quinze livres de soie dans un gros chaudron. Cela réussit parfaitement. On ne peut donc dire que cela n’allait point en grand. Le malheur voulut que le comte de Saint-Germain, en arrivant à Eckernfoerde, y demeurât en bas, dans une chambre humide où il prit un rhumatisme très fort, et dont malgré tous ses remèdes il ne se remit jamais entièrement. J’allais souvent le voir à Eckernfoerde, et je n’en repartais jamais sans de nouvelles instructions fort intéressantes.

« Dans les derniers temps de sa vie, je le trouvai un jour très malade et se croyant sur le point de mourir. Il dépérissait à vue d’œil. Après avoir dîné dans sa chambre à coucher, il me fit asseoir seul devant son lit et me parla alors bien plus clairement sur bien des choses, m’en pronostiqua beaucoup et me dit de revenir le plus tôt possible, ce que je fis ; je le trouvai moins mal à mon retour, cependant il était fort silencieux. Lorsque j’allai en 1783 à Cassel, il me dit qu’en cas qu’il mourût pendant mon absence, je trouverais un billet fermé de sa main qui me suffirait ; mais ce billet ne se trouva point, ayant été peut-être confié à des mains infidèles. Souvent je l’ai pressé de me donner encore pendant sa vie ce qu’il voulait laisser dans ce billet. Il s’affligeait alors et s’écriait : « Ah ! que je serais malheureux, mon cher prince, si j’osais parler ! »

« C’était peut-être un des plus grands philosophes qui aient existé. Ami de l’humanité, ne voulant de l’argent que pour le donner aux pauvres, ami aussi des animaux, son cœur ne s’occupait que du bonheur d’autrui. Il croyait rendre le monde heureux en lui procurant de nouvelles jouissances, de plus belles étoffes, de plus belles couleurs a bien meilleur marché, car ses superbes couleurs ne coûtaient presque rien. Je n’ai jamais vu un homme avoir un esprit plus clair que le sien, avec cela une érudition, surtout dans l’histoire ancienne, comme j’en ai peu trouvé. Il avait été dans tous les pays de l’Europe, et je n’en sais aucun presque où il n’eût fait de longs séjours. Il les connaissait tous à fond. Il avait été souvent à Constantinople et dans la Turquie. La France paraissait pourtant le pays qu’il aimait le plus. Il fut présenté à Louis XV chez Mme de Pompadour et était des petits soupers du roi. Louis XV avait beaucoup de confiance en lui. Il l’employa même sous main pour négocier une paix avec l’Angleterre et l’envoya à La Haye. C’était la coutume de Louis XV d’employer des émissaires à l’insu de ses ministres ; seulement il les abandonnait dès qu’ils étaient découverts. Le duc de Choiseul eut vent des menées de Saint-Germain et voulut le faire enlever, mais il se sauva encore à temps. Il quitta alors le nom de Saint-Germain et prit celui de comte Welldone.

« Ses principes philosophiques dans la religion étaient le pur matérialisme, mais qu’il savait représenter si finement qu’il était bien difficile de lui opposer des raisonnemens victorieux ; j’eus pourtant le bonheur de confondre souvent les siens. Il n’était rien moins qu’adorateur de Jésus-Christ, et comme il se permettait des propos peu agréables pour moi à son égard, je lui dis : « Mon cher comte, vous êtes libre de croire ce que vous voulez sur Jésus-Christ ; mais je vous avoue franchement que vous me faites beaucoup de peine en me tenant des propos contre lui, auquel je suis si entièrement dévoué. » Il resta pensif un moment et me répondit : « Jésus-Christ n’est rien, mais vous faire de la peine c’est quelque chose ; je vous promets donc de ne vous en reparler jamais. » Au lit de mort, pendant mon absence, il chargea un jour le docteur Lossau de me dire, quand je reviendrais de Cassel, que Dieu lui avait fait la grâce de lui faire changer, d’avis avant sa mort ; il ajouta qu’il savait combien cela me ferait plaisir et que je ferais encore beaucoup pour son bonheur dans un autre monde. » Telle fut la fin de ce personnage, qui avait occupé si longtemps l’imagination de ses contemporains. A l’époque où il faisait merveille à la cour de France, le charlatan chez lui dominait l’homme d’esprit et méritait peu les regards. Le moment où il disparaît de la scène du monde est celui où il est le plus digne d’attention et même d’une certaine estime. Savez-vous comment Mirabeau résume la fin de sa vie ? « Il s’attacha, dit-il, au prince Charles de Hesse et oublia, comme ses prédécesseurs, de ne pas mourir. » Pas un mot de plus ; le mystificateur est relégué chez un petit prince allemand crédule et débonnaire ; l’obscurité d’où il n’aurait pas dû sortir recouvre à jamais ses derniers jours ; laissons-le mourir dans l’ombre ; voilà ce que signifient les paroles de Mirabeau. Eh bien ! c’est précisément à cette heure d’abandon et d’oubli qu’il me paraît le plus intéressant comme phénomène psychologique. Le masque tombe, un homme reste, un homme qui semble vouloir racheter ses fourberies, qui est charitable, humain, et dont la conscience même, si longtemps engourdie par l’habitude du mensonge, se réveille à la pensée d’une vie future. On hésite pourtant, et c’est la punition de l’imposteur, on hésite à croire ces novissima verba, on craint encore d’être mystifié, on se demande si la dernière parole du mourant n’est pas une comédie dernière, on résume enfin ses impressions par ces mots qui ne s’appliquent pas seulement au XVIIIe siècle et au comte de Saint-Germain : Il y a des temps où l’effronterie est dans l’air, il y a des hommes qui ont besoin de frapper les esprits, d’étonner l’opinion, de changer sans cesse de costume, de faire dire à tout propos : Qui est-il ? d’où vient-il ? Vraies natures d’histrions, méchans poseurs d’énigmes ! N’est-ce donc pas une dernière énigme qu’il jette à son hôte lorsqu’il s’écrie avant de mourir : « Ah ! mon cher prince, que je serais malheureux si je parlais ! » A tout prendre, et malgré la curiosité qu’inspirent les révélations du landgrave, le personnage le plus intéressant ici, c’est le prince lui-même, le prince humain et simple que sa cordialité livre si naïvement aux chercheurs de trésors et aux confréries mystérieuses.


II

« Au printemps de l’année 1774, je fus reçu maçon dans la loge de Slesvig, alors assez peu nombreuse. Ce pas a eu sur le reste de ma vie une plus grande influence qu’on ne saurait le croire, en partie par les liaisons intimes que je fis dans cette société, en partie par les connaissances que j’y acquis. » C’est en ces termes que le prince Charles ouvre le récit de ses rapports avec les francs-maçons et les illuminés. On ne retrouvera plus dans ce récit le tableau continu de sa vie active, comme au temps de son séjour à Copenhague, de son commandement en Norvège et de son amitié avec Frédéric le Grand. Par bonheur, une tradition vivante encore vient s’ajouter aux Mémoires. De nombreux écrits nous représentent le prince Charles comme le protecteur des mystiques de toute nature à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du nôtre. C’est ainsi que le désigne l’historien Schlosser chaque fois qu’il le rencontre sur sa route ; c’est ce caractère que lui attribue le docteur Vehse dans sa minutieuse peinture des cours allemandes[10]. Si Schlosser et le docteur Vehse n’ont pas eu entre les mains assez de documens pour établir avec précision le rôle du prince au milieu de ces étranges aventures, du moins la tradition qu’ils constatent, et dont il y a beaucoup d’autres témoignages dispersés çà et là, prouve bien que le cabinet du prince de Hesse a été un des centres de ce mystérieux mouvement. Quel rôle y a-t-il joué ? On l’ignorait. Or les mémoires inédits dont nous consultons les pages ont beau ne pas satisfaire complètement sur ce point notre curiosité, ils nous indiquent pourtant certains traits que n’ont pas connus les écrivains allemands et qu’il est nécessaire de recueillir. Ils nous fournissent surtout l’occasion d’étudier le bizarre épisode des illuminés plus sûrement qu’on ne l’a fait jusqu’ici parmi nous. Il y avait en cette matière tant de secrets à pénétrer, tant de fables à éclaircir, tant de pièces enfouies à mettre en évidence que l’historien ne pouvait prendre avec certitude la place du romancier. Pendant bien des années, c’est à l’auteur de Consuelo et de la Comtesse de Rudolstadt qu’il a fallu demander l’image de cette fermentation mystique. Aujourd’hui d’excellens travaux publiés en Allemagne, entre autres un mémoire très curieux dans l’Encyclopédie d’Ersch et Gruber, et l’étude si nette, si philosophique, de M. Hermann Hettner dans sa récente Histoire du dix-huitième siècle, nous permettent de nous orienter au milieu des ténèbres. Profiter de ces recherches, y ajouter les nôtres, détacher des mémoires du prince Charles quelques pages qui sont des traits de lumière, voilà notre tâche. Qu’importe que la figure du prince s’efface par momens dans ce tableau, si nous éclairons, grâce à lui, quelques fragmens d’une histoire où règnent encore toutes les obscurités de la légende ?

Dès le premier trait de son récit, le prince Charles nous donne une vue assez juste de tout ce mystérieux épisode du XVIIIe siècle. Le jour où il fut reçu franc-maçon, il avait dîné à Louisenlund, au bord de la mer, avec le colonel Koeppern, qui devait être admis dans l’ordre en même temps que lui, et plusieurs autres personnes sur les instances desquelles il s’était décidé à cette démarche. Or la mer forme une baie assez large aux environs de Louisenlund, et la maison où devait se faire la cérémonie était située sur le rivage opposé, en face du château où le repas avait eu lieu ; pour aller de l’un à l’autre, il fallait suivre les contours du rivage ou traverser la baie. On était convenu de partir après le dîner et de faire la route à cheval. Je ne sais quel obstacle imprévu empêcha de réaliser ce projet ; nos voyageurs n’eurent d’autre ressource que de monter dans une barque. On avait perdu beaucoup de temps, le jour baissait, les brouillards commençaient à s’épaissir, et la barque, à peine en mouvement, alla donner dans des filets de pêcheurs dont on eut toutes les peines du monde à la débarrasser. La voilà dégagée pourtant ; les rameurs ont repris leur poste, et l’esquif léger glisse sur les eaux : nouvel obstacle, on est pris une seconde fois dans les mailles des filets. La baie en était couverte ; un pêcheur de la côte aurait pu seul trouver son chemin au milieu de ces embûches, et, faute d’un pilote initié aux habitudes du lieu, la barque imprudente eut encore plus d’un démêlé avec les sentinelles invisibles. Enfin, après un trajet laborieux, on aperçoit une faible lumière sur une sorte de promontoire ; on se dirige vers ce phare incertain, on touche le rivage, on aborde ; est-ce le terme ? Pas encore ; on s’est trompé de route, et il faut traverser un marais avant d’entrer par derrière dans la maison de la loge. « Si je voulais, dit le prince, tirer un horoscope, ce voyage figurerait assez exactement la route tortueuse et difficile que je fus obligé de suivre dans la maçonnerie, ainsi que l’état où je la trouvai alors. »

Ceci se passait en 1774, au moment où Lessing, reçu franc-maçon lui-même en 1771, allait écrire cette spirituelle comédie intitulée : Ernst et Falky dialogues pour les francs-maçons. Ernst et Falk sont deux amis qui conversent en souriant sur les matières les plus graves comme des personnages de Platon. Falk est franc-maçon depuis quelques jours ; Ernst l’interroge à ce sujet, et l’initié, au lieu de le satisfaire, porte le trouble dans son esprit par des réponses ingénieusement équivoques. « Est-il vrai, ami, que tu sois franc-maçon ? — La question est d’un homme qui ne l’est pas. — Sans doute, mais réponds, je te prie : es-tu franc-maçon ? — Je crois l’être. — La réponse est d’un homme qui n’est pas sûr de son fait. — Oh ! pardon ; j’en suis passablement sûr. — Alors tu dois savoir si tu as été reçu, où, quand, par qui. — Je pourrais le dire assurément, mais cela ne signifierait pas grand’chose. — Pas grand’chose ? — Qui donc ne reçoit pas et qui donc n’est pas reçu ? — Explique-toi. — Je crois être franc-maçon, non parce que des francs-maçons, mes aînés, m’ont reçu dans une loge officielle, mais parce que je vois, parce que je comprends ce qu’est la franc-maçonnerie et pourquoi elle existe, en quel temps, en quel lieu elle a existé, comment et par quels moyens elle a été suscitée ou entravée. » Ainsi commence cette comédie philosophique à deux personnages, et Falk, passant de l’ironie à l’enthousiasme, de l’enthousiasme à l’ironie, irritera si bien la curiosité de son interlocuteur que celui-ci, après le troisième dialogue, ira se faire admettre dans la confrérie mystérieuse. Il faut l’entendre alors exprimer son désappointement. « Quoi ! c’est là cette terre promise ! c’est là cette société idéale où s’effacent toutes les distinctions, toutes les inégalités de la société civile ! Des fous, des maniaques, des aveugles, l’avidité la plus grossière et la superstition la plus crasse ! Celui-ci veut faire de l’or, celui-là prétend évoquer les esprits, un troisième s’est mis en tête de restaurer l’ordre des templiers. Ah ! quelle sotte démarche ai-je faite en me laissant prendre à tes discours ! » Cette critique amère de l’initié ne trouble pas l’initiateur ; il sourit, car la contemplation de l’idéal qu’il aperçoit dans l’avenir le console assez des misères et des inepties du présent : vrais enfantillages que tout cela, mais l’enfant deviendra un homme. La franc-maçonnerie, de quelque nom qu’on l’appelle, n’est-elle pas cette idée de fraternité humaine qui corrige les inconvéniens inévitables de toute société civile ? Si elle n’est point cela, elle n’est rien. Le XVIIIe siècle a vu des tribuns éloquens maudire la société pour les maux qu’elle engendre et s’efforcer de ramener les hommes à je ne sais quelle condition primitive ; Falk ou plutôt Lessing, réfutant ici les erreurs de Jean-Jacques, affirme énergiquement que le progrès est devant nous et non pas en arrière. La société civile est nécessaire à l’homme, elle le protège, elle développe ses facultés, elle est à la fois le produit et le complément de la nature, elle contribue au perfectionnement et au bonheur de chaque individu. Seulement, en réunissant les hommes que l’isolement eût dégradés, la société civile établit entre eux de nouvelles barrières, car dans la voie du progrès le bien conquis entraîne toujours quelque mal à sa suite, la lutte ne cesse jamais, et ce n’est point ici-bas que l’humanité peut espérer le repos. Le mal que la société civile, au milieu de tous ses bienfaits, ne peut pas ne pas enfanter, ce sont les séparations inévitables qui rendent les hommes étrangers ou hostiles les uns aux autres. Comme il est impossible qu’une même société embrasse tous les enfans de la terre, des sociétés particulières se forment, et chacune d’elles a ses mœurs, ses principes, ses intérêts distincts ; de là les antagonismes de patrie, de religion, c’est-à-dire autant d’obstacles au principe de la solidarité humaine. Faut-il cependant, comme Rousseau, maudire une institution qui a trompé l’espoir de l’homme ? Faut-il rompre avec elle et retourner en arrière ? Non certes ; le progrès est devant nous. Gardons les avantages que nous devons à la société civile et corrigeons les inconvéniens qui s’y mêlent. Au-dessus des barrières civiles qui parquent les individus, établissons le domaine de la fraternité. Qu’il y ait un lieu où l’on ne soit plus ni Français ni Anglais, ni chrétien ni bouddhiste, où l’on soit fils de l’homme.

Telle est la doctrine que Lessing expose en ses jolis dialogues avec un mélange de chaleur cordiale et de socratique ironie. Il est évident que par cette conception idéale Lessing supprime la maçonnerie au moment même où il paraît la glorifier. Cet idéal n’est en effet ni une chose nouvelle, ni la propriété d’une secte particulière. De tout temps, les grandes âmes ont eu l’instinct de la fraternité humaine, et cet instinct est devenu une lumière qui brille à chaque page de l’Évangile. Celui qui a raconté l’histoire du voyageur frappé par le bandit, dédaigné par le prêtre et secouru par le Samaritain, celui qui a mis l’hérétique charitable et cordial au-dessus de l’orthodoxe indifférent et sec, celui-là nous a divinement enseigné, il y a deux mille ans, que l’humanité domine tout aux yeux du père commun. Si les hommes ont peu profité de l’enseignement, c’est que l’esprit d’égoïsme et d’orgueil, impossible à déraciner, renaît à mesure qu’on l’extirpe. Si nulle institution n’est venue réaliser dans toute son étendue la merveilleuse doctrine de la parabole, cela prouve seulement que le christianisme est loin d’avoir épuisé ses trésors et terminé sa tâche. Lessing, je le sais, ne croit pas faire une œuvre chrétienne, mais certainement il conçoit une idée très haute quand il se préoccupe de la solution d’un tel problème. Seulement ce qui est un trait d’exquise ironie chez l’écrivain ami de la lumière, c’est de proposer ce problème à une confrérie ténébreuse et de confronter son idéal sublime avec l’indigence morale des francs-maçons. Dialogues pour les francs-maçons, ce second titre de la comédie en explique le véritable sens : Lessing s’amuse à indiquer aux francs-maçons les principes élémentaires de la science qu’ils croient posséder et dont ils ne se doutent pas. C’est comme s’il leur disait : « Vous avez des secrets, des rites, des cérémonies, toutes formes absolument vides ; voulez-vous une idée pour les remplir ? En voici une. Prenez garde pourtant : elle est si grande et si lumineuse qu’elle fera voler en éclats vos machines vermoulues. » La dédicace rend l’ironie plus sensible encore et plus directe. A qui sont dédiés ces Dialogues pour les francs-maçons ? Au duc Ferdinand de Brunswick, grand-maître des francs-maçons d’Allemagne.

Ainsi le premier tirait que nous offre l’histoire des sociétés secrètes dans l’Allemagne du XVIIe siècle, c’est le contraste si ingénieusement signalé par Lessing entre la mystérieuse solennité des formes et la nullité absolue du fond. Goethe à décrit en souriant le même caractère dans les deux sociétés dont il fit partie pendant ses années d’études à Wetzlar, car tous les rangs de la société allemande présentaient alors un spectacle analogue : partout des confréries occultes, partout des rites singuliers éveillant l’idée de quelque secret considérable. Et qu’y avait-il sous ces voiles ? Le néant[11]. Le second trait à mettre en lumière, c’est l’apparition subite d’une légion d’hommes d’intrigue qui essaient de s’approprier ces cadres et de les utiliser à leur profit. Une chose certaine, c’est que les confréries dont nous venons de parler, francs-maçons et autres, ces confréries si nulles, si vides au moment où le prince Charles de Hesse y est introduit pour la première fois, deviennent quelques années après le théâtre du plus étrange vacarme. Tout à l’heure, comme Lessing en ses dialogues, le prince trouvait la franc-maçonnerie germanique singulièrement insignifiante ; à présent il en a peur. Que s’est-il donc passé ?

L’événement décisif en cette affaire, c’est la suppression de l’ordre des jésuites. Lorsque le bref pontifical du 21 juillet 1773 eut supprimé la fameuse compagnie, les jésuites d’Allemagne se montrèrent les plus impatiens à ressaisir sous une autre forme la domination qui leur était enlevée. Ne pouvant plus s’immiscer dans les affaires temporelles sous le masque des intérêts religieux, l’idée leur vint de prendre le masque de la franc-maçonnerie. En peu de temps, les jésuites bavarois (j’entends les hommes d’action et d’intrigue, non pas les âmes religieuses assurément) eurent pied dans toutes les loges. Insensiblement la franc-maçonnerie de l’Allemagne du sud se serait transformée en une vaste association jésuitique, si l’Allemagne du nord n’avait poussé un cri d’alarme à réveiller les morts. Son principal interprète fut Nicolaï, écrivain médiocre, mais tenace, qui appelait les choses par leur nom. Nicolaï parcourut la Bavière, l’Autriche, le Wurtemberg, démasquant l’ennemi en toute rencontre et disant aux siens : Défiez-vous ! Qu’il y ait beaucoup d’exagérations, d’erreurs, de fantômes, qu’il y ait des alarmes niaises et de niaises platitudes dans les dix volumes où est consignée son enquête, il serait difficile de le nier ; comment ne pas reconnaître pourtant la gravité de cette crise singulière ? Dans l’affai l’affaiblissement des croyances chrétiennes, au milieu de ces ardeurs superstitieuses qui là comme en France et bien plus encore succédaient naturellement à la sécheresse d’une philosophie sans idéal, les intrigans de toute robe avaient beau jeu à exploiter la folie humaine. Si les francs-maçons, avertis à temps, ne se laissaient pas envahir par les jésuites de Bavière, ceux-ci ressuscitaient les vieux ordres du moyen âge, templiers, rose-croix, et c’était une mêlée de confréries occultes à dérouter l’observateur le plus clairvoyant. Telle était la manie des sociétés secrètes, tel était le goût des cérémonies ténébreuses, que plus d’un membre du clergé protestant se faisait affilier aux rose-croix, et insensiblement devenait catholique ou à peu près sans y avoir songé. Étrange catholicisme en vérité ! les évocations théurgiques, les folles promesses, les espérances fiévreuses, avaient remplacé les dogmes. « Voyez, s’écriait Mirabeau sous le coup des révélations de Nicolaï, voyez en Allemagne tant de princes, ivres de l’espoir et de l’attente de moyens surnaturels de puissance, évoquer les esprits, explorer l’avenir et tous ses secrets, tenter de découvrir la médecine universelle, de faire le grand œuvre, et, pour étancher leur soif insatiable de domination et de trésors, ramper à la voix de leurs thaumaturges que dirige un sceptre inconnu ! Voyez des ministres protestans, oubliant tous les motifs qui les séparent du catholicisme, leur antagoniste éternel, louer, prôner, colporter des livres de religion imbus de toute la mysticité du XVIe siècle, publier eux-mêmes des écrits pour proclamer les rites du catholicisme, recevoir les ordres sacrés tout en restant ministres protestans, ou du moins en être publiquement accusés sans pouvoir s’en défendre nettement et sans ambages ; voyez toutes ces choses, et tremblez sur les dangers des associations secrètes[12] ! »

Au milieu de cette mêlée, un ancien disciple des jésuites, devenu, comme cela s’est vu tant de fois, leur implacable ennemi, conçut le projet de déjouer à jamais leurs manœuvres. Il connaissait à fond le système de la célèbre compagnie supprimée par Clément XIV ; il avait vu de près sa discipline et sa tactique. « Le moment est venu, se dit-il, d’organiser une milice du même genre pour le triomphe des doctrines philosophiques et morales du XVIIIe siècle. Gouvernement des âmes au moyen d’une hiérarchie puissante, voilà le programme à réaliser. » Là-dessus notre homme médite, combine, dresse ses plans, et après deux ans de réflexions il décrète en son cabinet solitaire, le 1er mai 1776, l’établissement de la société des illuminés. Quel est ce personnage qui se propose avec une telle confiance la conquête du monde spirituel ? Un jeune jurisconsulte, professeur de droit canonique à l’université d’Ingolstadt. Il s’appelait Adam Weisshaupt et n’avait pas plus de vingt-huit ans.

Adam Weisshaupt, né à Ingolstadt le 6 février 1748, avait fait toutes ses études chez les jésuites de sa ville natale, et il y avait déjà plusieurs années qu’il s’était détourné d’eux avec une répugnance invincible, lorsque, vers la fin de 1773, quelques mois après la suppression de l’ordre, il fut nommé professeur de droit ecclésiastique à l’université. Cette chaire appartenait depuis quatre-vingt-dix ans à la compagnie de Jésus. Il n’est pas nécessaire pourtant de rappeler cette circonstance pour expliquer les projets de Weisshaupt. Que le jeune jurisconsulte libéral, succédant aux jésuites dans une chaire de droit ecclésiastique, ait été en butte à des perfidies de toute sorte, personne n’en sera surpris ; mais ces tracasseries particulières ne suffiraient pas à justifier l’étonnante conception du fondateur des illuminés. Il y a ici une cause qui domine tout, c’est l’agitation subite, immense, mystérieuse, produite dans les sociétés secrètes de l’Allemagne par les jésuites supprimés à Rome, et l’effroi que cette agitation, fort exagérée sans doute par la rumeur publique, inspirait à un homme qui connaissait bien leur pouvoir. A jésuite jésuite et demi ; Weisshaupt voulut être un nouvel Ignace de Loyola, le Loyola de la philosophie et des lumières du XVIIIe siècle. « Étrange et folle pensée ! nous dit-il en ses confidences. Un homme sans nom, sans expérience, sans connaissance du monde, sans relations ni appui d’aucune sorte, en rapport seulement avec quelques étudians de sa petite ville, aurait-il bien la prétention de poser à lui seul les fondemens d’une telle œuvre ! » Il hésitait quand un aiguillon douloureux le fit bondir. Un officier, nommé Ecker, venait d’établir une loge de francs-maçons dans une ville du voisinage, et l’alchimie, les miroirs magiques, les évocations de fantômes, y opéraient des merveilles. Ecker cherchait des collaborateurs, ou, comme on disait, des adeptes ; il vint à Ingolstadt et recruta quelques jeunes gens de l’université. C’étaient précisément ceux à qui Weisshaupt avait pensé tout d’abord, ceux qui devaient être ses premiers disciples. Ainsi on lui prenait ses enfans dans les bras, et que voulait-on en faire ? Des maniaques ou des charlatans, des chercheurs de pierre philosophale. Destinés par lui à combattre l’influence des jésuites, ils allaient appartenir à cette œuvre des francs-maçons bavarois où tant de pratiques insensées offraient si beau jeu aux intrigues de l’ennemi ! Dès lors Weisshaupt n’hésita plus ; il dévoila son secret, son plan, ses espérances à ces enfans qu’on voulait lui ravir et la société fut fondée. Les membres devaient s’appeler les perfectibles ; mais, ce nom lui ayant paru un peu bizarre, il le remplaça comme nous avons dit. Les premiers illuminés furent donc ces étudians d’Ingolstadt, vrai symbole d’avenir pour l’imagination confiante de Weisshaupt : de même qu’il les avait arrachés et aux superstitions de la franc-maçonnerie et aux séductions du jésuitisme, il espérait aussi affranchir toute l’Europe de ce double péril.

Pendant quatre ans environ, la société des illuminés ne se recruta guère que parmi les étudians d’Ingolstadt ou leurs amis des villes voisines. C’est la première période, la période de préparation, ce que Goethe appelle les années d’apprentissage. Au mois de juillet 1780, un jeune gentilhomme hanovrien, le baron Adolphe de Knigge, se fait admettre parmi les initiés, et dès lors tout change de face. On ne sera plus enfermé dans de petites villes de Bavière, ni réduit au cercle restreint des écoles ; le monde s’ouvre aux conquérans. Knigge était une tête légère et folle, toujours prête à prendre feu. Longtemps occupé de songeries cabalistiques, associé au thaumaturge Schroeder, dévoué à la franc-maçonnerie, désolé, comme Lessing, de la voir si dépourvue d’idées et rêvant pour elle une transformation radicale dont il aurait la gloire d’être le chef, il rencontra dans ses courses vagabondes un des initiés de Weisshaupt, le marquis de Gostanza, qui lui dit en confidence : « Cette transformation que vous souhaitez si fort, elle est faite. La société existe, et votre place y est marquée. » Knigge devient donc le grand auxiliaire de Weisshaupt ; il remanie avec lui toute l’organisation de la secte, il institue les degrés, règle les cérémonies, établit les rapports des membres selon le rang qu’ils occupent, détermine pour chacun d’eux la série des droits et des devoirs. Illuminatus minor, illuminatus major, illuminatus dirigens, voilà les trois grandes divisions. Quand ces cadres seront remplis, quand des princes souverains y auront accepté un rang sans connaître l’esprit qui les mène, une révolution immense s’accomplira insensiblement. C’est la révolution célébrée dans les livres saints et que le Christ a commencée : deposuit de sede potentes et exaltavit humiles. Elever les petits, abaisser les grands, créer l’humanité nouvelle, telle est l’ambition des deux chefs.

Des prétentions comme celles-là sont chose si extraordinaire que l’esprit français se refuse à les comprendre. Les écrivains de l’Allemagne, tout en blâmant l’entreprise de Weisshaupt au nom des principes de notre siècle, admettent sans difficulté que les conspirateurs d’Ingolstadt, si le temps ne leur eût manqué, auraient pu exercer une action considérable sur la société de leur temps. Pour nous, à chaque ligne de leur programme, les objections se dressent. Ce qu’ils veulent, on le voit bien ; ce qu’ils rêvent, on peut se le figurer ; mais où puisent-ils leur autorité ? où est la sanction des lois qu’ils établissent ? Il ne suffit pas de constituer une hiérarchie secrète et de faire parvenir à tel membre de l’association un ordre mystérieux qu’il est tenu d’accomplir ; s’il refuse, comment le contraindre ? Le punira-t-on de sa révolte en le frappant dans l’ombre ? osera-t-on bien lui tendre des embûches, lui susciter des ennemis, l’attaquer dans son honneur ou dans ses intérêts ? Les tribunaux vehmiques avaient le poignard, les sociétés jésuitiques avaient l’arme non moins terrible de l’intrigue et de la calomnie ; voudra-t-on recourir à de tels moyens ? Assurément tout cela est possible dans une société secrète, si les adhérens sont disséminés du haut en bas de l’ordre social et qu’une direction énergique fasse mouvoir à propos ces instrumens divers ; mais que devient alors l’ambition de régénérer le monde par la morale ? Quelle contradiction entre le but et les moyens ! prêcher l’égalité, l’humanité, vouloir transformer en une sorte de religion pratique les doctrines du XVIIIe siècle, et aboutir aux institutions barbares du fanatisme !

C’est sans doute sur ce point que les deux premiers organisateurs de l’illuminisme, Weisshaupt et Knigge, eurent dès le commencement beaucoup de peine à se mettre d’accord. Weisshaupt comptait avant tout sur les générations futures, et c’était par un système nouveau d’éducation qu’il voulait mener son œuvre à bonne fin. Des livres de morale où le stoïcisme et l’Évangile se mêlaient aux doctrines de Jean-Jacques Rousseau, tels étaient les àgens de la révolution que méditait le professeur d’Ingolstadt. M. Hermann Hettner, qui a pris la peine de débrouiller le fatras de ses écrits, a parfaitement analysé ce singulier amalgame[13]. Il résulte de cette enquête que Weisshaupt, sans la moindre originalité de pensée, avait une foi ardente dans la morale du XVIIIe siècle pratiquement et religieusement enseignée. Chaque affilié, d’après son plan, devait être l’apôtre de cette foi : Ire et docete. Le visionnaire était persuadé que, dès la seconde génération, une armée de disciples serait constituée, et qu’un grand chef, un grand pontife, lui-même ou son successeur, posséderait bientôt avec l’empire des âmes la direction des choses temporelles. Tandis que Weisshaupt ajourne ainsi ses espérances, Knigge, plus impatient, veut utiliser au plus tôt cette manie de sociétés secrètes et de pratiques mystérieuses qui agitent l’Allemagne entière. De là, entre les deux chefs, des causes de défiance qui menacent de les séparer dès le premier jour. Les rêveries de Weisshaupt paraissent un peu timides au jeune baron hanovrien ; les précipitations de Knigge semblent bien légères et bien indiscrètes au professeur d’Ingolstadt. Il est facile de deviner que les deux chefs ne pourront vivre longtemps sous le même toit. Cependant l’heure du conflit n’est pas encore venue. Knigge, toujours plein de zèle, s’en va de ville en ville, de loge en loge, et bientôt presque tous les francs-maçons, ceux-là du moins qui ne subissent pas l’influence des thaumaturges ou des jésuites bavarois, ont pris rang parmi les illuminés. Des princes même, en haine du jésuitisme, n’hésitent pas à se faire inscrire. En quelques mois, la propagande fait des progrès inouïs, car une recrue en amène une autre, et toutes les causes que nous venons d’expliquer se réunissent pour accélérer le mouvement. Si l’on ne tenait compte ni de la fièvre générale des esprits, ni de l’agitation des jésuites de Bavière, ni du besoin de résistance provoqué par ces menées occultes, ni de la pauvreté doctrinale des francs-maçons signalée par Lessing, ni enfin de ces cadres vides qui attendaient une âme, comment comprendre qu’une société organisée par un penseur médiocre et un gentilhomme vaniteux ait pu, en si peu d’années, couvrir l’Allemagne du nord, se répandre dans les pays Scandinaves, pénétrer au sein même de la Russie ?

Une des plus utiles recrues du baron Knigge fut Bode, un libraire alors célèbre, éditeur et ami de Lessing, écrivain lui-même, à qui l’on doit une bonne traduction allemande des Essais de Montaigne. Bode était un parfait honnête homme ; il jouait depuis longtemps un rôle considérable dans la franc-maçonnerie de l’Allemagne du nord quand le baron Knigge le décida, en 1781, à devenir un des directeurs de la société nouvelle. Or les francs-maçons devaient tenir une assemblée générale à Wilhelmsbad en 1782. Gagner un tel personnage à la veille de la grande réunion, c’était une victoire qui en promettait beaucoup d’autres ; Bode n’était-il pas un des meilleurs auxiliaires du grand-maître, le prince Ferdinand de Brunswick ? Sa franc-maçonnerie, n’était-ce pas celle de Lessing, — un sentiment idéal de l’humanité ? S’il prenait en main la cause des illuminés, quel succès pour l’œuvre de Weisshaupt ! Il s’en occupa en effet, mais dans un tout autre sens qu’on ne l’avait cru jusqu’ici. C’est sur ce point que les mémoires du prince de Hesse donnent des renseignemens inattendus.


« L’année 1782 fut fixée pour la convention maçonnique de Wilhelmsbad. Le duc Ferdinand, grand-supérieur de l’ordre, m’en avait parlé déjà une couple d’années auparavant et la désirait avec empressement. J’avoue que je ne la désirais point, au moins de si tôt ; mais après beaucoup d’écritures et de correspondances de toute espèce elle fut décrétée et rassemblée dans l’été à ce bain. Nous y fîmes la connaissance de bien des personnes fort intéressantes, et qui possédaient beaucoup de science. J’étais dans ce temps-là grand-maître provincial des deux provinces allemandes, — et de l’Italie, mais que je cédai alors pour faire une province séparée. Je ne puis me permettre de parler des ouvrages qui s’y firent. Il suffit de dire qu’on améliora infiniment cet ordre, et qu’une tendance religieuse remplaça les buts précédens.

« Dans ce même temps, une nouvelle société s’était formée en Allemagne, surtout en Bavière, qui se nommait les illuminés. Plusieurs de ses inventeurs se tenaient à Francfort ou se montraient aussi, sans qu’on les connût pour tels, à Hanau. Ils tâchaient de gagner plusieurs des députés à ce système inique qui avait beaucoup de rapports dans son principe avec le jésuitisme et surtout avec le jacobinisme. Ils firent bien quelques prosélytes parmi les députés, mais sans y gagner beaucoup. Ce n’est que l’année d’après que l’un d’eux, M. Bode, vint chez moi à Cassel pour me parler de ce nouvel ordre, qui se masquait sous les premiers degrés de la maçonnerie. Le commencement paraissait mener au bien, la fin était le renversement de l’église et des trônes. M. Bode était un fort honnête homme et très bien intentionné. Il me remit les cahiers en me disant : « Voici un système qui peut faire le malheur de l’humanité, s’il tombe en de mauvaises mains ; mais, gouverné par un homme qui pense sagement, il peut aussi faire beaucoup de bien. Je remets ceci dans vos mains en ayant les pleins pouvoirs de l’ordre, et vous voudrez bien en être un des chefs. C’est le nord de l’Allemagne, le Danemark, la Suède et la Russie qui dépendent entièrement de vous. » Il me laissa les papiers et me dit qu’il reviendrait prendre mes ordres dans quelques heures. Je les parcourus le plus promptement que je pus, priant Dieu du fond de mon cœur de me guider dans une affaire d’une importance aussi majeure pour le bien du monde. Je vis bientôt de quoi il s’agissait, et mon premier mouvement fut de témoigner combien je repoussais les horreurs qui s’y trouvaient ; mais bientôt je sentis, comme Bode, le mal qui en pouvait résulter dans des mains ambitieuses, égoïstes et se mettant au-dessus des lois de la religion et de la morale. Je ne balançai point et je répondis à Bode, quand il revint chez moi, sur la question qu’il me fit : « Eh bien ! avez-vous lu les papiers ? Comment les trouvez-vous ? Acceptez-vous la charge qui vous est offerte ? — Je n’ai point lu encore jusqu’à la fin, mais j’accepte la charge, avec la condition coutumière dans les hauts grades de l’ordre de la maçonnerie, que personne ne puisse être reçu qu’avec ma permission. — Cela s’entend, répondit-il, et vous pouvez être sûr de pouvoir tout arranger comme vous le trouverez bon. »

« Le nom de la charge s’appelait le national du Nord. C’était un plan parfait de l’introduction du jacobinisme. Je reçus les listes des membres déjà existans ; elles n’étaient heureusement pas fortes, et lorsque je retournai en Danemark, je parlai à plusieurs des premiers, prenant chacun d’eux séparément, — des premiers, dis-je, mais qui n’avaient pourtant pas encore les hauts grades et ne connaissaient aussi point l’abîme où on les entraînait. Je les en instruisis en leur disant que je n’avais accepté d’être le chef du Nord que pour arrêter les progrès de cette monstrueuse société. Dieu soit loué ! elle ne fit plus un pas dans le nord, au moins de mon su-Les persécutions commencèrent en Bavière, et le jacobinisme ne put prendre racine en Allemagne, comme il le fit en France, où j’appris déjà à Wilhelmsbad qu’on préméditait une révolution. » Qu’est-ce à dire ? La société qu’on a vue se former contre les jongleries des thaumaturges et les menées occultes des jésuites bavarois a donc bien dévié de ses principes ? Quand on l’étudié aujourd’hui sur les documens authentiques, quand on interroge les actes, les règles, tout ce qui a été saisi chez Weisshaupt et ses amis après la dissolution de l’ordre, on la trouve en vérité plus niaise que redoutable. Weisshaupt est un médiocre élève de Rousseau ; il veut réformer l’éducation, développer les sentimens naturels et ramener les hommes à une sorte de christianisme pastoral. Knigge, en sa mobile ardeur, n’a guère de vues plus précises ; toute la révolution qu’il espère se borne à un enseignement moral, banal, sans nulle hardiesse comme sans élévation, — l’enseignement qu’il continuera plus tard dans ses romans diffus, dans l’histoire de sa vie, dans ses honnêtes et triviales peintures de mœurs destinées au peuple, dans ces prétendus Gil Blas germaniques où il croit représenter son époque, enfin dans ses règles si sages, si correctes, mais si peu nouvelles, sur l’art de converser avec les hommes. Désabusé des sociétés secrètes, le baron Knigge deviendra tout naturellement un instituteur populaire ; il fera aux yeux de tous ce qu’il aurait fait dans l’ombre, il fera de sa plume de conteur ce qu’il aurait fait orgueilleusement avec un mystérieux appareil. Voilà, il faut en convenir, d’étranges destructeurs de l’église et des trônes ! Quant à Bode, dont le nom a été injurié dans des centaines de pamphlets comme ceux de Weisshaupt et du baron Knigge, on vient de voir par les confidences du prince Charles si c’était un homme de sang et de ruines. Weisshaupt, Knigge, Bode, sont les trois chefs de l’illuminisme, et si l’on regarde au fond des choses, leur doctrine est la même : désir de propager une religion morale à la Jean-Jacques, rien de plus.

En ce cas, dira-t-on, le prince Charles a grand tort de tenir ce langage, et son imagination est obsédée de fantômes !… Je ne le pense pas. Fantômes, si l’on veut ; en cette circonstance, le prince ne se trompe guère. Remarquez d’abord que son épouvante lui est inspirée par Bode lui-même, un des trois chefs de la secte. C’est que Bode était clairvoyant, tandis que Weisshaupt et Knigge, aveuglés tous les deux, l’un par sa candeur enthousiaste, l’autre par son étourderie vaniteuse, ne soupçonnaient pas tous les périls de l’œuvre qu’ils avaient fondée. Imposer la vertu aux hommes et l’imposer au moyen d’une dictature, quelle source de fanatisme ! On a trop vu quelques années plus tard, avec les Robespierre et les Saint-Just, ce qu’une telle entreprise pouvait produire dans des têtes étroites et médiocres. Et s’il ne s’agit pas, comme en 93, d’une dictature agissant du moins au grand jour, s’il s’agit d’une dictature occulte, inconnue, irresponsable, que d’horreurs ! Quels abîmes ! le despotisme assuré de l’impunité, la terreur sans le 9 thermidor ! Je ne sais pas, on ne saura peut-être jamais si Bode avait soupçonné parmi les hauts dignitaires de la secte quelque Robespierre naissant ; il suffit que la chose fût possible pour que ses craintes soient justifiées. Les révélations du prince Charles sur les alarmes prévoyantes de Bode nous expliquent même la conduite du baron Knigge. En 1784, quelques mois seulement avant que la société des illuminés, circonvenue par les jésuites, trahie par un de ses membres, devînt l’objet d’une proscription violente au nom de l’électeur de Bavière, Knigge s’était séparé de Weisshaupt. Était-ce simplement une dispute de prééminence entre les deux chefs, comme on l’a cru généralement ? Était-ce une trahison, comme l’ont affirmé de graves historiens ? Il semble aujourd’hui très naturel de croire que Knigge ouvrit enfin les yeux, comme Bode lui-même, sur les dangers d’une telle corporation. Bode s’était contenté de chercher pour la société des chefs honnêtes, comme le prince Charles de Hesse ; Knigge se retira, rendit ses titres, ses papiers, ses secrets, rentra dans le sein de la vie civile, et traça d’une plume tremblante ce curieux livre de morale sociale où il condamne, en homme qui s’y connaît, l’établissement de toute société occulte. Des trois fondateurs primitifs, Weisshaupt resta seul, et quand l’orage éclata en 1785, quand ses associés furent en butte aux plus odieuses persécutions, il trouva un asile chez un des membres de la secte, le duc Ernest de Saxe-Gotha.


III

Les craintes si vivement ressenties dès le congrès de Wilhelmsbad par Bode et le prince de Hesse nous expliquent la terreur universelle que causa bientôt ce nom d’illuminés. Quand deux personnages si haut placés dans la hiérarchie mystérieuse ne peuvent y penser sans frémir, comment s’étonner qu’en dehors de la secte les imaginations travaillent, s’exaltent, dénaturent toutes choses, et, de méprises en méprises, de confusions en confusions, arrivent à composer un tissu d’erreurs inextricable ? De 1785 (je prends cette date, parce que c’est le moment où la secte des illuminés est révélée au public par les proscriptions qui la détruisent), de 1785 à 1816 et au-delà, presque tous les publicistes qui s’occupent des illuminés ne cessent de voir derrière ce nom aboli une effroyable conspiration perpétuellement renaissante. On ignore que la société n’a duré que neuf ans, de 1776 à 1785 ; on lui attribue des événemens qui ont précédé sa naissance et des événemens qui ont éclaté longtemps après sa ruine. Les choses les plus opposées, catastrophes révolutionnaires ou réactionnaires, on la rend responsable de tout. Ici, qui le croirait ? Mirabeau lui impute le coup d’état par lequel Gustave III a détruit l’oligarchie féodale et donné à la royauté un pouvoir absolu. « Quand on réfléchit, s’écrie-t-il en 1788, que c’est par une association secrète que la Suède a su renverser sa constitution (car c’est sous le voile de cette association que s’est tramé le projet qui a mis le pouvoir absolu entre les mains du roi, et, quoi qu’en dise la flatterie, quoi qu’on raconte même des désordres du gouvernement précédent, depuis quinze ans que cette révolution a eu lieu, le royaume en est-il devenu plus florissant ?), on frémit à l’idée des associations secrètes. » Un an plus tard, en 1789, le marquis de Luchet, un des amis et le premier biographe de Voltaire, publie à Paris tout un livre sur la secte des illuminés, où il jette ce cri d’épouvante : « Peuples séduits, ou qui pouvez l’être, apprenez qu’il existe une conjuration en faveur du despotisme contre la liberté, de l’incapacité contre le talent, du vice contre la vertu, de l’ignorance contre la lumière ! Il s’est formé au sein des plus épaisses ténèbres une société d’êtres nouveaux qui se connaissent sans s’être vus, qui s’entendent sans s’être expliqués, qui se servent sans amitié. Cette société a le but de gouverner le monde, de s’approprier l’autorité des souverains, d’usurper leur place en ne leur laissant que le stérile honneur de porter la couronne. Elle adopte du régime jésuitique l’obéissance aveugle et les principes régicides du XVIIe siècle ; de la franc-maçonnerie, les épreuves et les cérémonies extérieures ; des templiers, les évocations souterraines et l’incroyable audace. Elle emploie les découvertes de la physique pour en imposer à la multitude peu instruite, les fables à la mode pour éveiller la curiosité et inspirer la vocation, les opinions de l’antiquité pour familiariser les hommes avec le commerce des esprits intermédiaires. Toute espèce d’erreur qui afflige la terre, tout essai, toute invention, servent aux vues des illuminés[14]… » Ces accusations si vagues se précisent de plus en plus. Un officier polonais de l’armée suédoise qui s’était trouvé au bal masqué où Gustave III tomba sous le pistolet d’Ankarström publie à Paris, en 1797, une histoire de l’assassinat du roi son maître, et ne manque pas d’attribuer le crime des nobles aux illuminés, ces assassins des rois, ces destructeurs d’empires[15]. L’officier polonais, en s’exprimant de la sorte, invoquait tacitement une opinion fort répandue alors parmi les gens de son parti, et qui trouva le plus étrange des interprètes l’année suivante. Si l’on veut savoir quelles hallucinations hantaient certaines cervelles incapables de rien comprendre au renouvellement du monde, il faut lire les cinq volumes de l’abbé Barruel sur le jacobinisme. Après Voltaire, après Rousseau, qui ont préparé la grande conspiration, ce sont les illuminés d’Allemagne qui ont mis le feu aux poudres ! Ce sont les illuminés qui ont fait la révolution française ! C’est Weisthaupt, c’est Knigge, c’est Bode, qui ont organisé le jacobinisme et institué la terreur ! Et pourtant, en ce qui concerne les illuminés, l’auteur des Mémoires sur le Jacobinisme avait puisé aux sources ; il connaissait les écrits de Weisshaupt, il avait lu les souvenirs du baron Knigge, il avait consulté la correspondance de Bode. Vaines recherches ! tout cela s’était confondu dans son imagination effarouchée, et le savoir sans lumière avait produit le chaos.

Pour mettre un terme à ces épouvantes, il fallut que le grave et timide Mounier, l’homme du jeu de paume si vite désarçonné dès les journées d’octobre, réfutât tous ces sophismes dans un livre ex professo et prouvât que la révolution française n’était pas l’œuvre des illuminés d’Allemagne. Singulière thèse vraiment ! Eh bien ! cette démonstration était nécessaire pour un grand nombre d’esprits. Et quoique Mounier l’ait faite avec une autorité pé-remptoire, on aurait pu répéter dans les premières années de la restauration ce qu’il écrivait à Weimar en 4801 : « À ce mot d’illuminé, les personnes crédules sont saisies d’effroi ; il rappelle aussitôt à leur imagination une puissance secrète qui frappe dans les ténèbres, pour qui les massacres, les pillages et la désolation ne sont que des jeux, et dont il est impossible de se garantir. En effet, quel terrible pouvoir que celui d’une société qui, du fond de l’Allemagne, a fait tomber une grande monarchie et ébranlé toute l’Europe[16] ! »

Quand on interroge l’histoire des illuminés à la lumière de la critique, on s’aperçoit bientôt que cette idée de renouveler le monde au moyen d’une société secrète est une idée tout allemande qui ne pouvait réussir parmi nous. Quels sont les hommes qui se sont laissé prendre à ces amorces ? Des philanthropes comme Pestalozzi, des âmes généreuses comme llerder, des curieux de toute espèce comme le grand Goethe[17] et l’évêque catholique Dalberg, des princes débonnaires comme le landgrave Charles de Hesse, d’autres princes à la fois rêveurs et rusés, enfin, du haut en bas de la société, cette multitude d’esprits mécontens, inquiets, avides, qui se consolaient des misères du présent par de vagues appels à l’inconnu. Nos Français au contraire, même au XVIIIe siècle, n’ont accepté la franc-maçonnerie qu’à cause de son insignifiance ; quand l’heure de la lutte a sonné, ils ont agi à visage découvert. Je sais bien que Mirabeau a dit : « Peut-être aussi longtemps que les associations secrètes dureront avec une importance comparable à celle qu’elles ont aujourd’hui, les bonnes têtes et les cœurs généreux doivent-ils y entrer et même chercher à y jouer un rôle actif. C’est le plus sûr moyen d’en éventer les machinations souterraines, d’en faire avorter les infâmes complots et même de les détruire. Je ne saurais agir là où je ne suis point, disait un homme sage, vertueux, profondément versé dans ces matières. » Étranges paroles sous la plume d’un Mirabeau ! Ce n’est là pourtant qu’une concession de l’éloquent écrivain à l’esprit germanique ; on devine aisément qu’il trace ces lignes à Berlin sous l’influence de son ami M. de Mauvillon, le secrétaire du duc Ferdinand de Brunswick. Redevenu lui-même, il maudira dans ce même livre toutes les sociétés occultes. Il conclura par cette sentence, véritable jugement en dernier ressort sur toutes ces confréries équivoques : « Le temps des associations secrètes et vertueuses est passé. » Voilà le cri de la révolution : plus de secrets, plus de ténèbres, plus d’embûches ! Que la lumière soit ! nous combattrons en présence de Dieu !

Le prince Charles de Hesse, qui certainement avait vu sans peine la disparition des illuminés, est resté franc-maçon jusqu’à la fin de sa vie. Avec cela, on s’en souvient, il était chrétien fidèle, ami de l’humanité, pénétré du sentiment de l’égalité moderne, curieux d’innovations bienfaisantes et accessible par bonté d’âme à tous les nobles rêves. Peut-être, en se rappelant ce mélange de candeur et de curiosité, ne trouvera-t-on pas inadmissible qu’il soit venu à Paris dès 1790 et se soit fait inscrire aux jacobins. Les mémoires inédits que nous avons sous les yeux s’arrêtent malheureusement quelques années avant cette date, à la mort de Frédéric le Grand. Toutefois, au milieu même du grand remue-ménage, se pouvait-il que la présence d’un prince allemand parmi les jacobins restât inaperçue ? Nous en trouvons la trace dans une brochure fort curieuse de l’un de ses compatriotes publiée le 6 octobre 1790, — Anacharsis à Paris ou Lettre de Jean-Baptiste Clootz à un prince d’Allemagne. — Arrivez, prince, s’écrie le célèbre baron prussien, arrivez sans crainte, puisque « votre passion est d’assister au grand spectacle que nous donnons à l’univers. » Arrivez au plus tôt ; Paris est plein « de singularités sublimes ! » Et après avoir indiqué ces merveilles avec le délire de la joie, il termine par ce trait qui couronne tout : « Vous irez aux Jacobins, où votre cousin le prince de liesse, que nous appelons monsieur. Hesse, est assis entre son tailleur et son cordonnier. » Ce monsieur Hesse, c’est bien le landgrave Charles, le gouverneur de la Norvège, le beau-frère de Christian VII et de Gustave III, celui qui avait reçu les dernières confidences de Frédéric le Grand, le protecteur et Tarai du comte de Saint-Germain, le directeur national du Nord dans la phalange des illuminés. Que faisait-il aux Jacobins ? Quelles étaient ses impressions pendant que Duport, Barnave, les deux Lameth, l’œil fixé sur Mirabeau, l’empêchaient d’arrêter le mouvement qui devait les briser tous ? Ah ! c’était autre chose que le congrès de Wilhelmsbad et les conciliabules des illuminati dirigentes ! Il semble que le prince ait eu peur de remuer ces souvenirs ; il clôt son livre brusquement, il s’arrête en-deçà de 89, et, réfugié dans ses récits du vieux monde, il disparaît de l’histoire nouvelle.

Il a beau s’effacer pourtant, il tient encore sa place avec honneur. En interrogeant les petites cours allemandes depuis 1815, je vois que le landgrave Charles continue d’y représenter avec bonhomie le libéralisme humain et confiant de certains princes du XVIIIe siècle. En 1821, un écrivain de la Hesse, M. Gerber, propagateur des idées de Benjamin Constant, écrit un livre sur la réforme de la franc-maçonnerie et le dédie au landgrave Charles, qui accepte cet hommage avec la sympathie la plus vive[18]. Il paraît bien toutefois qu’il finit par se désabuser complètement des sociétés secrètes ; la religion chrétienne, dont il ne s’était jamais séparé, attira de plus en plus son attention. L’ancien ami de Lavater et de Jung-Stilling voulut être un réformateur du luthéranisme. Il établit une petite église qui compte encore des adhérens en Angleterre et aux États-Unis. Son symbole était une interprétation mystique de la Bible, aussi éloignée, dit le docteur Vehse, du rationalisme protestant que de l’absolutisme catholique. Il voulait, sous la protection de l’Évangile, poursuivre en liberté les rêveries qui avaient été une des grandes occupations de sa carrière. Comme les millénaires du moyen âge, il attendait, il annonçait la prochaine arrivée d’une période merveilleuse qui devait durer mille ans et précéder la fin du monde. Mille ans de bonheur, de paix, d’égalité, avant le jugement dernier du genre humain, tel était le songe de ce visionnaire. Il rattacha même ses prophéties à une explication fort singulière d’un monument fameux de l’astronomie antique ; lorsque le zodiaque du temple de Denderah, acheté par la France en 1822, fut déposé au musée du Louvre, de vives discussions s’élevèrent entre les savans sur la date et le sens des figures. Le landgrave Charles prit la parole, et ce débat, qui inspirait à M. Letronne des œuvres d’une science si magistrale, ne fut pour lui que l’occasion de déployer ses rêveries[19]. M. Letronne, dans cette discussion mémorable, avait en face de lui les derniers représentans de l’archéologie du XVIIIe siècle, les disciples attardés de l’auteur de l’Origine des cultes, il ignorait sans doute que parmi ses contradicteurs se trouvait aussi le dernier représentant du mysticisme au temps de Voltaire.

Ce dernier des mystiques du XVIIIe siècle était en même temps une intelligence active, généreuse, amie de toutes les causes libérales. Ses superstitions n’avaient pas engourdi la curiosité de son esprit. Il travaillait sans cesse, et comme sa devise était : omnia cum Deo, cette piété même l’enhardissait à s’occuper de toutes choses. Il passait de l’Évangile à l’alchimie, comme il était allé de Frédéric le Grand au comte de Saint-Germain et des lacs de la Norvège aux jacobins de Paris. Illuminé candide, il voyait partout la main de Dieu. Ce fut là sa force dans certaines circonstances critiques où son grand âge aurait pu le dispenser des devoirs de l’action. En 1831, après la révolution qui oblige son neveu Guillaume II à prendre la fuite, il paraît à la chambre des députés, prête serment à la constitution nouvelle, et la présence de l’excellent vieillard est une sauvegarde pour son petit-neveu, héritier du souverain détrôné. Une de ses filles était mariée au roi de Danemark Frédéric VI. Partageant sa vie entre les contrées danoises, pleines pour lui de vivans souvenirs, et le duché de Hesse, où se perpétuaient contre son gré des traditions illibérales, il paraît bien qu’il empêcha beaucoup de mesures funestes. Il s’éteignit doucement le 17 août 1836, à l’âge de quatre-vingt-douze ans. Ce fut seulement après sa mort que commencèrent entre un gouvernement provocateur et le loyal peuple de la Hesse ces luttes douloureuses, scandaleuses, où l’Autriche et la Prusse blessèrent également tous les cœurs germaniques, la première en écrasant le bon droit, la seconde en le protégeant si mal[20].

Je ne puis terminer cette étude sans songer au rôle actif du prince de Hesse en des circonstances dignes d’être mentionnées par l’histoire, à cette curiosité tour à tour hardie ou timide, crédule ou défiante, mais toujours honnête, qui le porte vers les mystiques de son temps, et il m’est impossible de ne pas signaler en lui un type très particulier au XVIIIe siècle. Les phénomènes de ce genre n’ont pas échappé à Goethe, le grand observateur des singularités de l’espèce humaine. Les aventures du landgrave Charles m’ont rappelé souvent un épisode du Wilhelm Meister que Schiller admirait comme une révélation. Confessions d’une belle âme, tel est le titre de ces pages. On a dit que cette belle âme était une jeune fille de noble race, très pieuse, très mystique, enthousiaste de Lavater, affiliée à la communauté des moraves qui exerça une vive influence sur la jeunesse du poète de Faust, Mlle de Klettenberg ; d’autres souvenirs que celui-là ont dû entrer dans la combinaison de son héroïne, car il est certain que Goethe, si intimement mêlé à l’élite sociale de son temps, si curieux de toutes les bizarreries psychologiques, avait rencontré sur sa route plus d’un esprit de cette famille. Il conserva toute sa vie un tendre respect pour Jung-Stilling, qu’il avait connu dès ses années d’études à Strasbourg, et qui devint plus tard un des confidens du prince de Hesse. Bien plus, ce n’est pas seulement chez Goethe que se trouvent ces sympathies pour les mystiques du XVIIIe siècle ; les meilleurs de ses disciples, par conséquent les moins mystiques des hommes, ont éprouvé la même curiosité bienveillante. Il suffit de citer ici M Varnhagen d’Ense et ses études sur le théosophe Saint-Martin. Pourquoi donc l’auteur de Wilhelm Meister, pourquoi M. Varnhagen d’Ense à son exemple, ont-ils écouté si attentivement de tels songeurs ? Parce que ces songeurs étaient sincères et qu’en eux se révèle tout un aspect de la société européenne au XVIIIe siècle. Le prince curieux, candide, qui rêve pour le genre humain une sorte de paradis sur terre, qui, partagé entre la soumission chrétienne et les espérances des philosophes, cherche à les unir sous les voiles d’une doctrine mystérieuse, c’est bien là un des types de l’Allemagne à la veille de la révolution. Les vœux, les songes que Bernardin de Saint-Pierre adressait à Louis XVI dans les dernières pages des Études de la nature étaient familiers de l’autre côté du Rhin à plus d’un prince désœuvré, avec cette différence toutefois que la philosophie de Jean-Jacques suffisait au rêveur français, tandis que le rêveur allemand avait besoin de mysticisme. Ce sont tous ces motifs qui recommandent le souvenir du prince de Hesse : avec sa candeur et ses contradictions, il représente tout un groupe de belles âmes, comme dit Goethe, il ajoute du moins une figure de plus à cette galerie singulière. On peut sourire en l’écoutant ; comment ne pas s’intéresser à un homme qui, de Struensée à Gustave III, des illuminés aux jacobins, de Frédéric le Grand à la révolution de 1830, a pris part à tant d’événemens et traversé tant de couches sociales sans désespérer jamais ni de la religion, ni de la philosophie, ni de l’avenir du genre humain ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1865,
  2. Mme du Hausset était femme de chambre de Mme de Pompadour. On voit qu’elle se préoccupe fort peu de la correction du langage.
  3. M. d’Alfry était chargé d’affaires de France à La Haye, et c’est à son insu que le comte de Saint-Germain avait une mission de Louis XV auprès du gouvernement des Pays-Bas.
  4. C’est trop dire. Louis XV n’avait fait que mettre à sa disposition une aile du château pour qu’il y établit son laboratoire de chimie ; il s’agissait surtout de la préparation de certaines couleurs dont on se promettait des merveilles en vue des soieries et des étoffes françaises.
  5. Les frères Pâris-Duverney, les grands financiers, les souverains de la banque au temps de Louis XV.
  6. Voyez le recueil publié par M. Charles de Weber, directeur des archives saxonnes : Aus vier Jahrhunderten, Ier volume, pages 306-323.
  7. Il était à Saint-Pétersbourg en 1762 et il paraît bien qu’il joua un rôle dans la tragédie qui donna le trône à Catherine II.
  8. M. de Bischofswerder, entré plus tard au service de la Prusse, devint un des favoris de Frédéric-Guillaume II ; il fut général, ministre et ambassadeur à Paris.
  9. Mirabeau, parlant des miracles de Saint-Germain, mêle dans sa vigoureuse ironie les prétentions dont se targuait l’aventurier et celles que lui attribuait le vulgaire. « Ce Saint-Germain, dit-il, avait vécu des milliers d’années ; il avait découvert un thé devant lequel disparaissaient toutes les maladies ; il faisait, en se jouant, des diamans gros comme le poing. » Voyez De la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, par le comte de Mirabeau ; Londres, 1788, t. V, p. 69.
  10. Geschichte der deutschen Höfe, von Dr Edouard Vehse ; t. XXVII, Hambourg 1853.
  11. Un des deux ordres institués le plus sérieusement du monde par les jeunes juristes de Wetzlar était à la fois si prétentieux et si nul qu’on eût dit vraiment une parodie ; organisée tout exprès pour justifier l’opinion de Lessing. La confrérie n’avait pas de nom, excellent moyen, pensait-on, de se rendre insaisissable et de défier tous les ennemis. Les différens degrés de l’initiation étaient également anonymes, c’est-à-dire qu’ils étaient représentés par des désignations abstraites. Le premier, à partir du bas de l’échelle, c’était la transition, puis venait la transition de la transition, puis la transition de la transition vers la transition… Mais la langue française ne se prête pas plus que l’esprit de la France à ces subtilités puériles, et c’est dans le charmant récit de Goethe qu’il faut lire cet exposé cabalistique.
  12. De la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, par le comte de Mirabeau ; Londres, 1788. t. V, pages 86-87. Ces rapports des jésuites et des francs-maçons d’Allemagne paraîtraient une invention ridicule ou haineuse, s’ils n’étaient attestés sur mille points par l’impartiale histoire. Schiller n’a pas dédaigné de peindre cette situation dans son roman du Visionnaire.
  13. Literaturgeschichte des achtzehnten Jahrhunderts, von Hermann Hettner. Voyez la seconde partie du tome III, p. 333. Brunswick, 1864.
  14. Essai sur la Secte des Illuminés, Paris 1789, in-8o ; ch. v, page 46.
  15. Histoire de l’assassinat de Gustave III, roi de Suède, par un officier polonais témoin oculaire. In-8° ; Paris, 1797.
  16. De l’Influence attribuée aux philosophes, aux francs-maçons et aux illuminés sur la révolution de France, par J.-J, Mounier. In-8°, Tubingue, 1801, page 183.
  17. Un homme qui connaît parfaitement la tradition du XVIIIe siècle, M. Perthès, dans un livre très curieux sur la vie publique en Allemagne avant la révolution (Das deutsche Staatsleben vor der Révolution), a prouvé sur pièces authentiques, sans laisser prise au moindre doute, que Herder et Goethe avaient fait partis de la société des illuminés.
  18. Voyez le recueil intitulé : Grundlage zu einer hessischen Gelehrten, Schriftstellerund Kunstler-Geschichte vom Jahre 1806 bis zum Jahre 1850, von Karl Wilhelm Justi ; Marburg, 1831. — M. Gerber, dans une autobiographie intéressante, y publia lui-même la lettre du landgrave.
  19. Une de ces études de M. Letronne a paru ici même le 15 août 1837 : De l’origine grecque des zodiaques. Le mémoire du prince porte ce titre : La pierre zodiacale du temple de Denderah expliquée par S. A. le landgrave Charles de Hesse.
  20. Nous avons exposé dans la Revue ce triste épisode en dessinant la figure du général de Radowitz ; voyez la livraison du 15 avril 1851.