La Sirène (p. 259-262).


LVI



C’ÉTAIT un matin miraculeusement rose, une aurore sur la montagne. Au loin, les arbres étages vers le bas étaient poudrés de brume et ressemblaient à des vergers en fleurs. Toutes les feuilles étaient rouges, toutes les branches étaient blanches.

Tout au fond, le soleil levant agitait à la brise des rubans bariolés et diaprés, changeant à chaque instant comme un décor sous des feux de projecteur… des rubans lilas et mauves, violets et pourpres, rose-chair et capucine, orange et blonds, gris-cendrés et fauves et tendres.

La terrasse, où ils avaient passé la nuit, était encore grise des ombres étirées. L’air, entre les branches, avait une teinte cuivrée, brunâtre et rousse.

Sur le monde épanoui du matin, il y avait ce qui tue : la solitude qui pénètre le sang de l’homme, son âme et sa chair… la désolation qui s’étend sur des centaines de milles plus loin que l’horizon… il y avait la désolation affolante du silence sur la plaine verte et diaprée.

Lorsque la lumière du soleil eut éclairé l’abri, l’Indien vit que Pierre Deschamps et Marcel dormaient, la tête enfouie dans les cendres froides du foyer éteint.

Alors, il réveilla Marthe qui, dans l’enveloppement floconneux de la laine végétale, ressemblait à une momie sous la neige.

L’Indien prit dans la pirogue des vivres dont il fit une charge.

— Regarde, dit-il, encore quelques collines… Le lac est là… Nous trouverons du miel au parfum d’anis dans les bambous. J’ai pour toi des œufs d’iguanes. Si ton cœur bat plus lentement, je couperai pour toi une liane enivrante, et tu boiras la drogue au goût d’éther.

Ils partirent, marchant entre les aloès et les figuiers épineux. Dans les clairières, le soleil dessinait sur le sol l’ombre de Marthe en forme d’amphore.

— Bientôt, nous verrons les toits d’or étages, escaladant la falaise. Nous verrons les coupoles, les aiguilles et les pylônes luisants.

— …

— Nous verrons les avenues tendues de façades miroitantes, les plaques de métal des terrasses, les colonnades et les balcons, et toute l’architecture d’or gris, d’or vert, d’or rouge. Les palais, les maisons, et tout l’or qu’ils supportent… je te les donnerai.

— …

— Les femmes sont vêtues de brocarts chamarrés. Sur leurs seins battent des colliers de corindons, d’hyacinthes, de saphirs et de perles. Les traînes et les plis de leurs manteaux s’agrafent avec des diamants. Les étoffes précieuses, les gemmes et les joyaux… je te les donnerai.

— …

— Il y a, dans le palais d’El Dorado, un lit merveilleux, un lit très bas soutenu par des torsades de cristal. Sur les coussins de duvet de cygne, dans la fraîcheur des jets d’eau voisins, tu dormiras… tu dormiras…

Marthe et l’Indien s’acheminaient vers la Ville.

— Et toi ? dit-elle, tu seras là… pour toujours…

— Pour toujours…

Assise sur un tronc d’arbre mort, Marthe, la tête appuyée à l’épaule de l’Indien, écoutât encore les paroles magiques. Ses yeux brillaient d’orgueil et d’espoir.

Une voix retentit au bas du chemin.

— Marthe, ne m’abandonne pas…

Pierre Deschamps, mourant d’épuisement, se traînait, suppliant :

— Ne m’abandonne pas… Ah ! ne plus te voir jamais…

Marthe, à cet appel, se retourna. Le soleil luisait dans ses cheveux ; ses yeux bleus se levèrent vers lui ; elle sourit.

— Ne m’abandonne pas.

Elle tendit les mains vers l’homme couché sur le sol, les bras en croix. Elle hésita… Et, ramenant sur ses épaules ses cheveux dénoués que le vent agitait, elle appuya, en frissonnant, son bras sur le bras de l’Indien. Elle s’approcha, câline et tendre, plus près encore du magicien aux yeux phosphorescents :

— Partons, dit-elle, je veux voir la Ville, l’or des murailles, les bijoux et les brocarts, et le lit aux balustres de cristal.