La Sirène (p. 244-247).


LII



DES larmes, apportées par le soir tendre et fluide… des larmes, apaisantes, comme la vue d’une île après le typhon.

Et la solitude, lourde, muette et sereine… Les arbres recueillis vont dormir.

Quelques images passent encore dans les dernières heures du jour : des éclairs de couteaux ouverts ; une tache de sang sur le sable ; un corps convulsé par l’agonie… les dents serrées de Marthe, éclatantes dans la lumière qui éteint toutes les ombres du visage ; puis, la bouche béante d’horreur, puis les bras suppliants noués au cou de Pierre blessé.

Rien ne trouble plus la quiétude du soir.

Une odeur forte et pénétrante d’ozone remplit l’air.

Çà et là, des colonnes de vapeurs bleues apparaissent et s’enveloppent d’étranges lueurs phosphorescentes.

Des points lumineux, semblables à des vers luisants, voltigent autour du brouillard bleuâtre et vitreux. Et, les formes habituelles apparaissent : des mains et des visages humains, irradiant une clarté lunaire, qui flottent et se déplacent, comme des objets à la dérive sur une eau calme.

Je sens tout près de moi une présence invisible. Mais l’ombre qui se détache des vapeurs du fleuve a déjà pris la forme du fantôme. Il est là qui me frôle et cherche à prendre mes mains.

Je me dérobe… Je vais fuir…

le trouble magique m’envahit… Le regard du fantôme a pénétré jusqu’au fond de moi. Il me domine…

— Parle-moi… Mon âme fragile et malade chancelle. Tout est à jamais fini… Les hommes déments s’entretuent à nouveau.

Une obsession m’absorbe tout entier ; mes mains sont imprégnées de santal… Et l’odeur enivrante glisse à travers mes doigts comme une buée, monte en spirales, et dessine une fleur sauvage à longs pétales blancs, une orchidée languissante qui est la fleur que Marthe m’avait donnée.

Suivant à la file indienne le bord du fleuve, les hommes avancent. Ils courbent souvent la tête pour éviter les branches basses des palétuviers. Parfois, ils entrent dans l’eau jusqu’aux genoux, au croisement des criques. Les voici assemblés. Leur visage est calme ; la force qui est en eux se reflète dans leurs yeux apaisés. Ils préparent hâtivement, dans l’anse abritée où j’ai déjà tendu mon hamac, des carbets pour la nuit. Ils travaillent en silence, avec ardeur.

On entend la voix de Delorme qui se parle à lui-même et s’étonne :

— Quelle singulière idée d’accoster sur ce sable mouvant… Les Saramacas garderont les pirogues… Il faudra veiller à tour de rôle, car s’il a plu en amont, une crue soudaine peut venir… c’est une journée perdue…

Il parle avec lenteur, à la façon d’un homme désorienté, qui s’éveille après un cauchemar, et que la fatigue accable.

S’adressant au fantôme :

— Je me souviens à peine… Que s’est-il passé ? Le fantôme regarde sournoisement le fleuve.

Une secrète horreur l’empêche de parler. Il s’éloigne dans la nuit, revient à pas mesurés, s’intéresse un instant au repas du soir que les hommes préparent.

— Et Marthe ? et Pierre Deschamps ? dit une voix, où sont-ils ?

Delorme se retourne sur lui-même ; on dirait qu’un coup vient de le frapper.

La gorge oppressée, parlant précipitamment, et cependant avec effort, comme un homme qui fait un aveu :

— Elle est couchée sur le sable, dit-il… Il y a du sang sur sa robe ; Pierre Deschamps est auprès d’elle… Lui seul l’a frappée… lui seul… n’accuse personne.

— Voici l’heure du départ, dit l’Indien soudain apparu dans la pénombre d’un cacaoyer sauvage… les pagayeurs sont-ils prêts ?

Il est ruisselant de sueur ; la longue course qu’il a fournie a gonflé les veines de son cou, ses chevilles sont enflées. Il parle d’une voix sourde et haletante à la façon d’un coureur épuisé.

Aux questions de Delorme, il répond par un court récit : il y a quelque part à l’est, sur une crique, un abatis d’Indiens auquel il a rendu visite. Demain, une pirogue portant des vivres frais, de la cassave et du manioc, nous rejoindra au pied du grand saut. Les jeunes Indiens qui la monteront nous serviront de guides pour les jours à venir.