La Sirène (p. 116-119).


XXIV



JE te parlerai, dit Marcellin, cette vie m’étouffe… Viens ce soir sur la crique… il faut que je te parle.

Marcellin, les bras nus, la poitrine noire, ouverte et débraillée, parlait en évitant mon regard. Il se balançait avec gaucherie. Sa poitrine bombée soufflait pesamment.

— Tu prendras ton fusil, dit-il, en dardant sur moi des yeux d’acier.

Les cocotiers, girafes du monde végétal, pleins de grâce, élégants et souples, étaient alignés devant nous au bord du marais.

Derrière, s’étendait la plaine immense sur quoi tombait le jour coutumier du matin, rose, vaporeux.

Sur la solitude éperdue, de la plaine verte, quelques partis d’aigrettes blanches volaient au ras des herbes de Para.

Devant le grand silence, il n’y avait plus que les mâts dressés des cocotiers, debout dans l’éclat radieux du matin.

La vraie vie était là-bas, au delà de la plaine.

Ah ! partir, voir l’autre lumière… aller, l’esprit en joie, l’esprit libre dans une contrée nouvelle… entendre d’autres voix, des chants d’hommes inconnus, entendre des cloches, voir des jardins en fête…

Lorsque les hommes, chargés de pelles et de pioches, eurent disparu sur la colline, Marthe descendit, les pieds nus, vers la crique. On entendit l’éclaboussement de l’eau, de jeunes rires et les ébats familiers du bain.

Comme elle remontait le sentier, elle s’arrêta, interdite :

— Pourquoi n’avez-vous pas suivi les hommes ? dit-elle. Vous n’êtes bon à rien.

— …

— C’était pour moi une grande journée de repos. J’étais heureuse d’être seule tout un jour… Et vous voilà…

Elle fit la moue, sourit, et secoua au soleil ses cheveux mouillés.

— La prospection est une passion comme la chasse… Vous ne chassez pas, vous ne savez pas prospecter l’or… Peut-être avez-vous l’intention de m’aider à préparer le repas du soir ?…

Ses paroles blessantes entraient en moi comme des flèches.

Je lui rapportai les menaces de Marcellin.

Elle haussa les épaules et poursuivit sa route vers le camp.

Ainsi, c’était là tout ce qui restait en elle des heures divines, des serments et des caresses, et de mon âme qui s’était donnée à elle et qui ne vivait plus que dans la lumière de ses yeux.

Pour elle, d’autres étaient morts, d’autres souffraient une vie de tortures. Et pour moi, comme pour tous, elle n’avait que sarcasmes et dérision.

Je revoyais Delorme, les coudes appuyés sur la table où s’était penché le fantôme ; il cachait son visage dans ses mains que les sanglots secouaient.

Tour à tour, séduits et trahis, les hommes du camp devaient-ils tous disparaître ?

Elle était, comme toutes les femmes, frivole, perverse et cruelle.

Une impression de fatigue et de satiété m’était venue dans un abattement qui me laissait las comme si toute ma vie était brisée.

Ma pensée allait, malgré moi, à l’Indien.

Je ne sais pourquoi j’attribuai mon désespoir à son absence. Je l’invoquais, mon esprit ne rencontrait que le vide et le découragement.

Le jour, plus robuste, fondait les teintes tendres du matin ; les brouillards du marais se confondaient avec les moutonnements de l’herbe drue et s’élevaient en larges nappes blanches et transparentes. La plaine, sous ce dais immatériel, scintillait comme une mer lointaine et semblait s’élever avec les ombres qui montaient lentement vers le ciel.

Il n’y avait pas d’autre issue, pour échapper à la détresse de mon âme, que cette plaine qui m’attirait comme un mirage.

La vraie vie était là-bas, au delà de l’immense plate-forme verdoyante.

Ah ! partir…

Ce soir, j’irai sur la crique… C’est un ruisseau qui chante gaiement sur un lit de gravier entre deux murailles de lianes vertes. Il forme çà et là de petites îles. L’air qui glisse avec lui tremble du tonnerre lointain d’une cascade.

Ce soir, la chaude odeur de l’homme emplira la pénombre.

Marcel Marcellin m’attendra dans la nuit lumineuse ; les ombres penchées des bois de rose et les étoiles hautes palpiteront au souffle de son âme en feu.