La Sirène (p. 107-109).


XXII



IL n’y avait aucune raison pour courir ainsi la brousse. L’esprit de vagabondage dirige toutes les créatures animales de la forêt.

La prospection du plateau des Ananas était le prétexte de cette expédition. Cependant, nous étions simplement en voyage.

Pourquoi ?

C’était peut-être un caprice de Marthe… C’était peut-être un obscur pressentiment qui nous entraînait sur la grande route… C’était peut-être le besoin de fuir le camp hanté par la folie.

Toujours est-il que nous étions campés et équipés ainsi que des prospecteurs. Comme la pénombre était douce sous les arbres odorants…

Mais c’était peut-être pour fuir l’Indien et ses sortilèges.

Le forçat cuisinier, agenouillé sur le sol, ouvrait à la scie la carapace d’une tortue de terre. La bête suppliciée sortait et rentrait avec des mouvements convulsifs des pattes palmées et une tête pointue.

Lorsque la carapace fut ouverte, le forçat arracha les muscles à coups de sabre d’abatis.

Perché au sommet d’un palmier mince et nu comme un mât de cocagne, un mineur nous lança un cœur de chou palmiste tranché d’un seul coup de hache. Le chou palmiste a un goût de noisette. Il est formé par la tête du palmier qui meurt après ce sacrifice.

Marthe veillait aux soins du déjeuner.

Marcel Marcellin racontait je ne sais quelle histoire de chasse.

L’heure de la sieste venait dans l’engourdissement de l’ombre verte et torride, hachée par de violents éclats de soleil cru.

C’était un midi très doux, très calme. Sur nos têtes, une gerbe d’orchidées, accrochée par un fil à peine visible au toit de la jungle, était suspendue, comme un lampadère.

Tout près, au bord de la crique étroite, claire et silencieuse comme un ruisseau dans la plaine, un grand corps d’adolescent pendait, crucifié à un cèdre.

C’était un corps d’enfant mâle, robuste, aux muscles déjà puissants. La peau, d’un blanc laiteux, avait des reflets roses et nacrés qui la différenciaient tout de suite de la peau humaine.

Le cadavre du singe noir attaché aux poignets, les côtes disloquées, le ventre bombé et les jambes écartées, avait pris une attitude obscène. La tête penchée sur l’épaule portait encore un poil noir, comme une barbe souillée de sang. Les yeux bridés du visage fripé et grimaçant avaient un aspect asiatique et bestial.

Le forçat raclait au couteau la peau du grand singe dont la chair séchait au gibet pour le repas du soir. Les mains rouges de sang, il alluma un feu de bois vert et étendit sous le vent la fourrure qui devait ainsi sécher à la fumée.

L’heure lourde endormait les bêtes et les choses.

L’heure lourde…

Des bruits enveloppés de silence…

Il faut avoir vécu seul dans la jungle pour entendre ce silence vivant.

Il y a des solitudes qui sont peuplées comme des villes, et des jours plus chargés d’ombre que des nuits de printemps.

Il y a dans le silence de la forêt des voix toujours nouvelles : des sanglots, des cris étouffés d’enfants, des coups sourds, comme des coups de hache dans le lointain, et, tout proche, un froissement d’ailes, le tremblement du vent dans les cimes, et toujours un grondement comme le frottement de l’eau sur une plage.

Dans le clair-obscur de la forêt, le jour était humide et vitreux, semblable à celui des profondeurs marines.

Les hommes dormaient, couchés sur le dos, comme des moissonneurs au repos. Une odeur acide venait du corps écorché qui séchait au soleil.