Un Méfait du déboisement

Un Méfait du déboisement
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 434-445).
UN MÉFAIT DU DÉBOISEMENT

Les forêts françaises ont subi depuis un siècle à peine deux terribles saignées. Elles ont été saccagées de 1791 à 1803, puis considérablement appauvries pendant la guerre 1914-1918. Avant de chercher les moyens de remédier à ces dévastations, il convient d’examiner un des contre-coups qu’a fait rejaillir sur notre génération la première saignée.


I. — LES DESTRUCTIONS FORESTIÈRES DU XVIIIe SIÈCLE

L’armure végétale de la France a été saccagée pendant les dernières années du XVIIIe siècle, principalement pendant la période 1791-1803, où nulle loi n’interdisait le défrichement. « Les uns, a dit Michelet, défrichèrent pour avoir des terrains à cultiver ; d’autres pratiquèrent des coupes inconsidérées où les troupeaux vinrent pâturer ; enfin, les plus pauvres brûlaient les arbres pour en lessiver les cendres, afin d’en extraire les sels de potasse impérieusement réclamés pour la fabrication de la poudre destinée aux armées défendant les frontières de la France. » Breynat estimait, dans les Annales forestières de 1851, qu’un tiers des forêts françaises avait alors disparu, et cette indication concorde avec celle de l’inspecteur des Forêts, Antonin Rousset, évaluant la diminution de l’aire forestière à cinq millions d’hectares.

D’après ces données, le taux général de boisement est descendu, pendant les huit années 1791-1803, de vingt-sept à dix-sept et demi pour cent. Il ne différait guère auparavant du taux normal de boisement, que les écrivains forestiers s’accordent à fixer au tiers de la superficie totale, ni du taux optimum pour l’élevage, auquel M. de Roquette-Buisson assigne le chiffre de trente pour cent, après avoir constaté, dans sa Statistique de la propriété communale dans la zone montagneuse des Pyrénées, que les vallées contenant une proportion moindre de forêt nourrissent par kilomètre carré d’autant plus de bétail qu’elles sont plus boisées.

L’effort forestier du XIXe siècle n’a réparé qu’un dixième de ce désastre. Malgré les reboisements d’utilité publique effectués sur plus d’un million d’hectares dans les dunes, les landes de Gascogne, la Sologne, les Dombes et les montagnes, l’augmentation de l’aire forestière, dont M. Daubrée a fait part en 1910 à la Commission des inondations, était seulement de 600 000 hectares. Dans les montagnes, il n’y avait encore en 1900 que 160 000 hectares rendus à la végétation forestière. « C’est bien peu, dit M. Cardot, vis-à-vis des deux ou trois millions d’hectares qui forment les bassins supérieurs de nos rivières torrentielles et des six à sept millions d’hectares de terres incultes qui, dans toutes nos régions de montagnes, concourent par leurs dénudations à leur donner un régime irrégulier. Et cette immense surface continue visiblement à se dégrader. Chaque jour les dénudations s’étendent, des forêts disparaissent, des ravinements se produisent, de nouveaux torrents se forment ou prennent une allure dangereuse et ainsi compromettent l’œuvre de régénération entreprise ! Au résumé, le mal grandit au lieu de se restreindre[1]. »

On n’avait pas fait en quarante ans le septième des reboisements prévus en 1860 par le ministre des Finances. Mais on ne se figurait pas alors l’énormité du dommage que les destructions forestières, remontant à plus d’un siècle, occasionneraient pendant la guerre en amenant la crise du charbon et la crise des transports, ralentissant la fabrication des munitions et prolongeant les hostilités. C’est un méfait du déboisement qui vient de coûter à la France plus de cinquante milliards et de trois cent mille vies humaines.


II. — LA CRISE DU CHARBON ET DES TRANSPORTS

Sans doute ce n’est pas au déboisement qu’on peut imputer le ralentissement de l’extraction dans nos houillères, ni de l’importation de charbons étrangers, dont la mobilisation générale et la piraterie sous-marine ont été les causes visibles ; mais il faut regarder de plus haut.

La France avait, pendant l’année 1913, consommé 63 310 000 tonnes de charbon, dont l’emploi de l’électricité pouvait économiser plus des deux tiers (45 500 000) pour les chemins de fer, les forces motrices, la métallurgie, les usines à gaz, l’électricité.

Elle n’a pu s’en procurer en 1916 que 40 955 211 tonnes (20 000 000 par extraction, 20 955 211 par importation), et les 22 354 789 qui lui ont fait défaut ne représentent pas la moitié du combustible remplaçable par la houille blanche ; elle n’aurait donc pas manqué de charbon, si la moitié seulement des services susceptibles de fonctionner électriquement avaient été préalablement équipés pour l’emploi de la houille blanche.

Les cours d’eau dont la France est superbement dotée pourraient lui fournir toutes les forces motrices dont elle a besoin s’ils avaient un débit plus régulier. Mais l’arbre, ce grand régulateur des eaux qui en est de plus un pourvoyeur incomparable, est devenu trop rare dans nos montagnes dont il devrait revêtir toutes les pentes abruptes où l’herbe ne suffit pas à maintenir la terre. S’il grimpait partout à l’assaut des rochers, son feuillage condenserait des rosées ou des gelées blanches, fixerait à sa surface les vésicules flottantes des brouillards, et soutirerait de la sorte à l’atmosphère des eaux dont l’abondance est bien supérieure à celle des pluies, ainsi qu’une communication du 8 décembre 1919 sur « le concours des arbres pour soutirer de l’eau à l’atmosphère » l’a fait connaître et l’Académie des sciences. D’après des expériences récentes, l’arbre reçoit en effet autant d’eau des rosées que des pluies ; et il en reçoit bien plus encore des brouillards, car le docteur Marloth a recueilli sur un petit arbre artificiel de trente centimètres quinze fois autant d’eau que dans un pluviomètre voisin. D’autre part, le docteur George V. Perez a publié de précieuses données sur le Garoë, l’arbre saint de l’Ile-de-Fer, dont le feuillage condensait assez d’eau pour abreuver les habitants et le bétail de cette île dépourvue de sources.

La plupart des bassins montagneux dont la houille blanche utilise les eaux étant malheureusement déboisés ou peu boisés, cette industrie rencontre pour son installation des conditions défavorables ; dans des montagnes suffisamment boisées, elle aurait, avec la même dépense, capté des eaux bien plus abondantes, mis en action des forces motrices bien plus considérables et obtenu le kilowatt a un prix de revient bien moins élevé. D’après ces considérations et celles publiées par l’Annuaire de la Société Météorologique de France, un inspecteur général des lignes télégraphiques auquel avait été confié pendant plus de dix ans le contrôle des installations électro-motrices dans vingt-six départements, a montré dans le Journal de la Houille blanche (mars 1910) combien l’insuffisance du revêtement végétal avait retardé les installations électriques : « Le prix de revient est l’ultima ratio de l’industrie, dit M. Durègne, et la Houille blanche avait avant la guerre équipé 750 000 chevaux-vapeur sans attendre ni sa loi organique, ni des armes contre les barreurs de chutes. Si des montagnes mieux boisées avaient donné deux fois autant d’eau à ses installations et des prix de revient trois fois moindres au kilowatt, c’est 2 250 000 H P qu’elle eût équipés avec le même capital ; et en produisant une énergie trois fois moins chère, elle y eût affecté certainement un capital au moins triple. La France aurait équipé pendant l’avant-guerre au moins 6 750 000 H P, plus des deux tiers de ses forces motrices. La Houille blanche se serait ainsi substituée aux deux tiers de la Houille notre qu’elle peut remplacer, et notre Pays n’aurait pas manqué de charbon. »

Il n’eût pas non plus manqué de transports, car le développement des installations aurait permis, dès avant la guerre, d’actionner la plupart des voies ferrées par la traction électrique, employée seulement alors sur quelques embranchements du Midi et pour laquelle on fait aujourd’hui sur les autres réseaux des devis de plusieurs milliards ; les entraves apportées à la défense nationale par la pénurie du charbon et des transports en eussent été considérablement atténuées.


III. — CE QU’ONT COÛTÉ LES HÉCATOMBES FORESTIÈRES

On ne saura jamais le nombre de milliards qu’ont coûté à la France les deux saignées forestières du XVIIIe siècle et de la guerre 1914-1918. Il est incalculable, mais on peut cependant déterminer pour la première un chiffre qui, tout en étant notablement au-dessous de la réalité, renseignera sur son énormité.

Si la France avait conservé son boisement de 27 pour 100 et les forêts dont ses montagnes étaient revêtues avant la première Révolution, les premières installations de houille blanche eussent été trois fois moins chères, elle aurait, dès avant la guerre, équipé les deux tiers de ses forces motrices et n’aurait pas manqué de charbon pendant les hostilités. Mais quand, dès le début de l’agression allemande, il lui fallut tout sacrifier aux fabrications de guerre, la houille noire lit immédiatement défaut pour les intensifier, et la production des munitions fut ainsi lamentablement retardée. Sans l’insuffisance du ravitaillement et des transports, la victoire aurait pu couronner l’effort de nos héroïques soldats pendant que la Russie leur donnait encore son concours, et la guerre aurait peut-être été raccourcie de moitié. La prolongation de la guerre peut être considérée comme un méfait du déboisement. Nous n’essaierons cependant pas de calculer ici ce qu’a coûté la seconde moitié de la guerre et ne ferons pas à nos vaillants poilus l’injure de convertir en or le sang qu’ils ont versé. Il faudrait d’ailleurs y ajouter, pour mesurer exactement ce méfait du déboisement, les répercussions économiques de cette prolongation sur la reconstitution industrielle et sur la cherté de la vie. Le ministre des Finances ayant fait connaître que la dernière année de guerre coûtait à son budget plus de cinquante milliards, nous nous contenterons d’adopter plus de cinquante milliards comme limite inférieure de ce qu’ont déjà coûté les déboisements commis à la fin du XVIIIe siècle. On est ainsi bien certain que cette mesure est au-dessous de la réalité.

L’hécatombe forestière de la guerre doit faire redouter des conséquences du même ordre, s’il n’y est promptement remédié.

La France, où la production des bois d’œuvre n’atteignait déjà pas la moitié de leur consommation, a sacrifié les réserves des forêts qui lui restaient et jusqu’aux arbres des routes pour repousser l’agression de la barbarie. La guerre, qui suspendait l’importation du bois, en a fait accroître l’emploi dans des proportions formidables pour édifier nos lignes de défense, nos abris, nos tranchées et des baraquements de toute espèce. Il est indispensable, dans ces conditions, de conjurer au plus vite l’extension des surfaces dénudées, qui diminuerait les ressources hydrauliques et aggraverait encore une situation dont nous avons vu les déplorables effets.

Le Directeur général des Eaux et Forêts a, dès 1918, exposé devant l’Académie d’Agriculture la nécessité d’y remédier. « Dès que les hostilités auront pris fin, disait M. Dabat, il conviendra non seulement de procéder à la reconstitution des forêts dévastées et à la restauration de celles qui auraient été appauvries, mais encore de donner à notre domaine forestier national une large extension par le boisement des landes et des terrains abandonnés. » Le problème est ainsi mis au point, mais l’Administration forestière ne peut opérer que dans les limites des crédits inscrits à son budget, dont la désignation archaïque : « Frais de régie, de perception et d’exploitation des impôts et revenus publics, » dissimule à bien des yeux l’absolue nécessité du reboisement. Si depuis la fin de la guerre notre situation financière oblige à comprimer sérieusement les dépenses, c’est précisément parce que l’insuffisance de l’armure végétale a fait sortir du Trésor plus de cinquante milliards. Il serait par suite complètement illogique de rogner aux Finances les crédits demandés par les Forêts. En ne dépensant pas assez pour le reboisement, parce que son ajournement a coûté trop cher, on tournerait indéfiniment dans un cercle vicieux. La faute serait impardonnable.


IV. — UN PROGRAMME DE RÉGÉNÉRATION FORESTIÈRE

Les programmes généraux de régénération forestière sont assez rares. Celui de l’ingénieur Monestier-Savignat prévoyait en 1856 une dépense d’environ deux milliards. Son chiffre diffère peu de celui qu’on obtiendrait en multipliant par cinq les 422 millions calculés par M. Daubrée pour le reboisement du seul bassin de la Seine, le moins déboisé de France, qui n’en forme pas la cinquième partie ; il est aussi du même ordre que celui de 1730 millions esquissé en 1907 par l’Association centrale pour l’aménagement des montagnes[2].

Ce programme se décompose ainsi qu’il suit :


millions de francs.
Le reboisement de 4 000 000 d’hectares 800
20 annuités d’un million pour encouragement. 20
Des achats conservatoires ou améliorations. 480
L’achèvement des travaux prévus dans les périmètres de montagne 115
L’aménagement intensif de la zone non péri métrée 300
L’arrêt de la dégradation en montagne 15
Total 1,730

Il est encore suffisant, malgré la saignée de la guerre, en modifiant seulement le nombre de francs d’après le changement de leur puissance libératoire, s’il s’applique à temps pour prévenir la disparition des massifs coupés à blanc. Sa réalisation dans un délai de vingt ans permettrait à la France de produire avant trois quarts de siècle tous les bois d’œuvre nécessaires à sa consommation, car les bois expédiés aux mines anglaises compensent approximativement les variétés étrangères dont l’importation pouvait être supprimée. L’achèvement en vingt ans de ce programme est d’ailleurs parfaitement réalisable, car il ne représente même pas 2 500 hectares reboisés par an et par département, tandis que le reboisement des landes de Gascogne a dépassé dans chacun des départements participants l’allure de plus de 10 000 hectares par an.

S’il est encourageant de savoir qu’un énergique effort suffit a la France pour mettre au pair sa production ligneuse en soixante-dix ans (temps nécessaire pour que les dernières plantations à faire dans vingt ans aient leur cinquantième feuille), il l’est plus encore d’être assuré qu’elle peut en quinze ans augmenter presque de moitié le rendement de toutes ses forces hydro-électriques installées ou en voie d’installation, et cette assurance ressort d’une communication faite le 8 décembre 1919 à l’Académie des Sciences. La Note sur le concours de l’arbre pour soutirer de l’eau à l’atmosphère indique en effet que l’apport des eaux atmosphériques au sol dénudé serait augmenté de 100 pour cent par le boisement normal, ou de 40 pour cent par l’embroussaillement d’une moitié de sa surface, et il suffit d’évincer pendant cinq ans les chèvres et les moutons étrangers, avec une dépense totale de cinq francs par hectare, pour faire reparaître des bois insoupçonnés comme pour embroussailler jusqu’aux rochers, sans privation ni gêne pour les habitants et leurs troupeaux. Si donc cet embroussaillement est achevé dans dix ans, toutes les forces hydrauliques de la France seront renforcées de 40 pour 100 quand arrivera la quinzième année, fixée par le traité de Versailles pour évacuer la rive gauche du Rhin.

Le délai de dix ans, pour l’embroussaillement imposé par le principe si vis pacem para bellum et par la date à laquelle la France doit être prête à repousser une nouvelle agression, pourrait paraître bien court si des expériences concluantes n’étaient déjà faites sur plusieurs milliers d’hectares dans les Alpes et les Pyrénées. Cette expérimentation sans précédent est l’œuvre de « l’Association Centrale pour l’Aménagement des montagnes. » Ses opérations et ses enseignements ont si pleinement réussi que l’Administration des eaux et forêts vient d’inviter par une circulaire du 3 avril 1920 tous les conservateurs des régions montagneuses a commencer dès cette année des améliorations pastorales du même genre, puis qu’une autre circulaire du 9 juin 1920 élargit les attributions du personnel forestier en lui donnant la mission de faire pénétrer dans le public et dans les écoles les notions trop peu connues de la sylviculture.

Tout en tenant compte de ces circonstances favorables, il faut un gros effort pour reboiser en vingt ans 400 000 hectares, pour ramener en dix ans la végétation sur les 3 221 360 hectares, dont Demontzy signalait en 1889 la dégradation et sur toutes les vastes étendues que la dévastation pastorale a dénudées depuis. C’est un effort qui pourrait sembler impossible, si le président Roosevelt n’en avait fait un plus gigantesque encore aux États-Unis, où huit ans de présidence lui ont suffi pour transformer la mentalité forestière. Grâce à son énergique action, intelligemment secondé par le forester Gifford Pinchot, ancien élève de l’Ecole de Nancy, et par l’Arbor-Day, il a augmenté les forêts domaniales de 70 millions d’hectares, porté de treize agents à plus de deux mille le personnel chargé de leur administration, et la génération actuelle apporte au reboisement des États-Unis la même énergie qu’avaient mise les précédentes à conquérir sur la forêt vierge l’emplacement de leurs cultures.

Il y faudra certainement affecter des sommes considérables, qui, loin de constituer une dépense réelle, représenteront une simple avance remboursée par les produits du sol en moins d’un siècle, avance dont l’ajournement reproduirait dans quinze ans l’angoissante situation de 1914 et toutes ses lamentables conséquences : crise du charbon et des transports, impossibilité de fabriquer les munitions assez rapidement, exagération des achats à l’étranger, dépréciation du change, et nouveau renchérissement de la vie.

La mauvaise volonté mise par l’Allemagne à remplir les conditions du traité doit ouvrir les yeux de nos alliés sur l’absolue nécessité de mettre la France, citadelle avancée et champ de bataille de la civilisation, en état de supporter dans quinze ans un nouvel assaut, sans que l’insuffisance de la houille blanche et noire crée de nouveau les terribles difficultés dont nous avons été témoins ou acteurs et dont il s’est bien peu fallu que nous fussions victimes.

« La France périra faute de bois, » disait Sully, et les enseignements de la guerre ont montré combien était génial cet avertissement, dont la réalisation ne put être conjurée que par la coalition des deux hémisphères. Si le ministre de Henri IV ne pouvait prévoir à quatre siècles de distance comment le manque de bois compromettrait l’existence de son pays, il suffisait à son patriotisme éclairé de savoir que toutes les civilisations oublieuses de l’arbre ont disparu, que Babylone, Suse et Persépolis sont ensevelies sous les sables du désert, pour le mettre en garde contre un péril dont nous connaissons tous maintenant la réalité.

En attendant que l’immense complexité des problèmes concernant la liquidation de la guerre mette les Alliés en situation de réaliser dans leur intérêt commun la régénération forestière de la France, il est indispensable d’en imputer les frais à l’emprunt, ainsi que l’Angleterre l’envisage pour elle-même et que le maréchal Lyautey en a déjà donné l’exemple au Maroc ; il est indispensable aussi d’inscrire des crédits pour le reboisement au budget extraordinaire, section des grands travaux. Car il faut commencer tout de suite, pour avoir fait dans dix ans la totalité de l’embroussaillement et la moitié des reboisements nécessaires. Et, si l’on veut alléger les charges du budget en développant l’essor du reboisement privé, il faut faciliter au plus vite l’orientation des capitaux vers le reboisement par l’adoption des lois qu’a déjà préparées l’Association Centrale pour l’aménagement des montagnes.


V. — L’ŒUVRE LEGISLATIVE NECESSAIRE

S’attachant à faciliter l’orientation des capitaux vers le reboisement, l’Association a fait aboutir la loi du 2 juillet 1913 tendant à favoriser le reboisement et la conservation des forêts privées. Elle développe dans ses publications, ses conférences, ses Congrès et dans son cours de sylvonomie à la Faculté des sciences de Bordeaux, les éléments d’une politique forestière s’harmonisant avec les particularités déconcertantes de la propriété sylvestre, pour supprimer les obstacles au reboisement.

Tout en connaissant la tendance législative à procéder par interdictions plutôt que par prescriptions, car il est bien plus simple de constater des délits que de vérifier la bonne exécution des mesures ordonnées, l’Association a préparé tout un ensemble de lois, développées dans notre livre de la Défense forestière et pastorale[3] pour permettre aux capitaux et aux initiatives de collaborer au reboisement.

La loi du 2 juillet 1913, tendant à favoriser le reboisement et la conservation des forêts privées, dont elle avait pris l’initiative dans son vœu du 4 mai 1905, autorise les propriétaires impérissables, associations et caisses d’épargne, à posséder des bois et des terrains à reboiser ; elle donne à tous les propriétaires forestiers la faculté de faire gérer leurs bois par l’Administration des Eaux et Forêts, déjà, chargée de la surveillance des bois communaux et d’établissements publics, et fait ainsi cesser des exclusions invraisemblables. Le règlement d’administration publique, prévu dans l’article 6 de cette loi pour son application, porte la date du 26 novembre 1918.

Une proposition de loi sur le crédit forestier, dont la présentation ne pouvait être faite avant que la loi du 2 juillet 1913 permît à la propriété sylvestre d’offrir des garanties comparables à celles des autres immeubles, est déposée sur le bureau de la Chambre depuis le 20 juillet 1916. Son adoption doit permettre aux communes montagnardes de se procurer les ressources nécessaires pour participer aux travaux facultatifs de reboisement en contractant auprès du Crédit forestier des emprunts à intérêts différés.

Les acquéreurs de terrains à reboiser étant souvent empêchés de réaliser leurs projets par l’existence de servitudes occultes, dépaissance, affouage, parcours, etc. qu’ils n’ont actuellement aucun moyen de connaître à l’avance, l’Association a fait déposer le 30 novembre 1920 une proposition de loi sur la déclaration des servitudes opposables au reboisement et au captage des eaux.

Une proposition de loi pour favoriser la création des Sociétés de reboisement prévoit, pour celles de ces Sociétés qui donneront les garanties de conservation prévues par la loi du 2 juillet 1913, les immunités de timbre et d’enregistrement concédées aux associations de construction par les lois du 30 novembre 1894 et du 30 septembre 1906.

L’enregistrement donnant involontairement une prime au déboisement en faisant payer par l’acheteur qui veut conserver les bois, des droits dont le spéculateur qui les coupe réussit généralement à s’exonérer, une autre proposition prévoit l’immunité d’enregistrement pour les acquisitions forestières donnant des garanties de conservation.

L’adoption de ces deux dernières propositions réaliserait l’exonération d’impôts indirects demandée par la Société forestière du Rouergue dans son vœu du 11 avril 1918, sur lequel l’Académie d’agriculture, consultée par le directeur général des Eaux et Forêts, a émis dans sa séance du 28 mai 1919 l’avis : « Que les Sociétés de reboisement constituées en vue de concourir à la rapide reconstitution de nos forêts soient exemptes pendant trente ans de tout impôt direct ou indirect. »

La régénération des forêts incendiées est l’objet d’une autre proposition interdisant pendant huit ans au moins le parcours du bétail dans les quartiers sinistrés, qui doit faire accourir les populations pastorales pour éteindre les incendies forestiers.

Une proposition distincte vise l’assurance des forêts contre l’incendie.

La fixation équitable de l’impôt forestier est indispensable à l’essor du reboisement. Le ministre des Finances a signalé son urgence à la Chambre, dans la séance du 16 mars 1908 : « Les bois, a dit le ministre, sont écrasés aujourd’hui par l’impôt. Il y a des propriétaires et des communes qui paient à l’Etat, du chef de l’impôt foncier, une taxe supérieure au revenu des bois. » Puton, Broilliard, M. Arnould, M. Guton, M. Roulleau de la Roussière ont publié sur cette question de remarquables études et l’Association lui a consacré de nombreux mémoires.

Enfin, l’Association a contribué à faire voter la loi du 19 juin 1918, relative à l’interdiction de l’abatage des oliviers, loi proposée à la suite d’un pétitionnement organisé par ses membres, et celle du 30 octobre 1919 ayant pour objet la domanialisation des préposés forestiers communaux.

Toutes les propositions formulées par l’Association sont conformes au programme de la politique forestière adopté par la Société nationale d’encouragement à l’agriculture, par la Société des agriculteurs de France et par le IXe Congrès international d’agriculture dans son vœu du 3 mai 1911 : « Que les États favorisent énergiquement, par leurs exemples, par leurs enseignements, par leurs appuis matériels et moraux, par leurs immunités fiscales et par l’adaptation de leur législation au concours des capitaux collectifs et particuliers, le maintien et l’amélioration des forêts existantes, l’aménagement sylvo-pastoral des montagnes et le reboisement des surfaces dénudées. »


VI. — CONCLUSION

Le devis de la Régénération forestière s’élève, comme nous l’avons vu, à 1 730 millions d’avant-guerre et l’application de la politique forestière libérale développée par M. le sénateur Chauveau, par M. Guton, ancien directeur de l’Ecole forestière et par l’Association centrale pour l’aménagement des montagnes, ferait participer les capitaux privés à la majeure partie de la dépense, ce qui réduirait aux environs d’un milliard l’avance à faire par l’État.

Nous savons aujourd’hui comment, pour avoir ajourné le reboisement, nous avons subi un allongement de la guerre qui coûte à l’État plus de cinquante milliards, de sorte que l’État a dû dépenser ainsi plus de cinquante fois ce qu’il avait cru économiser. Cet enseignement de la guerre ne saurait être perdu de vue, et un pareil genre d’économies à rebours ne peut pas être renouvelé.

La régénération forestière, indispensable pour conjurer l’inondation, pour alimenter les voies navigables, pour suppléer à l’insuffisance de nos gisements houillers, pour empêcher la dépopulation et pour produire les bois nécessaires à l’industrie, est indispensable aussi pour la Défense nationale ; et tout ajournement de l’énergique effort qu’il faut accomplir pour le réaliser serait le comble de l’imprévoyance.


PAUL DESCOMBES.

  1. E. Cardot, Manuel de l’arbre, p. 60, Paris, 1907. Au Touring-Club de France.
  2. Voir l’Économiste français du 16 novembre 1907.
  3. Paul Descombes, la Défense forestière et pastorale, chez Gauthier-Villars.