Un Diplomate anglais de la fin du siècle dernier, souvenirs sur les cours du nord

Un Diplomate anglais de la fin du siècle dernier, souvenirs sur les cours du nord
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 81 (p. 406-440).
SOUVENIRS
D'UN
DIPLOMATE ANGLAIS

A Memoir of the right honourable Hugh Elliot, by the countess of Minto. Edinburgh 1868.

Il est de mode aujourd’hui dans une certaine école politique de répéter que la diplomatie a fait son temps, que le droit nouveau ne s’accommode plus de son intervention, que d’ici à peu les plus grandes affaires seront traitées directement et par le télégraphe de ministre à ministre. C’est là certes aller un peu vite en besogne. N’eussent-ils pour se défendre d’autre appui que celui de la tradition et de la routine, les diplomates pourraient compter sur de longs jours. A plus forte raison le peuvent-ils, si, comme il y a lieu de le croire, leur assistance dans les momens de crise est encore nécessaire. Ce qui cependant ne saurait être mis en doute, c’est que les conditions d’existence de la diplomatie se sont profondément transformées. Autrefois il n’y avait qu’une porte par où l’on put entrer dans la carrière, celle de la faveur ; mais une fois qu’elle s’était ouverte, on n’avançait point comme aujourd’hui à pas comptés. Qu’un homme fût de bonne compagnie, qu’il eût de l’esprit avec du savoir-faire, et d’emblée on l’envoyait, quel que fût son âge, dans un poste où son mérite pouvait se déployer, à l’aise. Là, autant pour prendre pied que pour faire honneur au souverain qu’on représentait, la première condition était de tenir un grand état de maison, et comme il n’y avait aucune proportion entre la rétribution et les charges, on ne connaissait point de moyen plus sûr et plus expéditif pour ruiner un homme que deux ou trois ambassades. On envisageait pourtant de bonne grâce cette extrémité, dont nos pères prenaient leur parti avec plus de gaîté que nous, et on allait bravement jusqu’au bout de ses ressources. Le service du roi l’exigeait ainsi. On eût trouvé pédant d’écrire de trop longues et trop fréquentes dépêches ; mais on aurait cru manquer aux devoirs de son emploi, si l’on n’avait mené grand train et galante vie. Tout cela était beaucoup moins frivole et beaucoup plus calculé qu’on ne pourrait le croire. Au XVIIIe siècle principalement, presque tous les pays de l’Europe étaient ainsi gouvernés, que les conseils des ministres se tenaient dans les salons. C’était donc là qu’il fallait avant tout acquérir de l’influence, du prestige, et comment y prétendre, si dans ces salons on ne faisait soi-même brillante figure ? Les événemens n’avaient point alors cette brusquerie qui de nos jours déconcerte l’attente et déjoue les prévisions. Au lieu d’éclater comme des coups de théâtre, ils se dégageaient d’une situation donnée comme d’une pièce bien conduite se dégage le dénoûment. Aussi, sous peine de se trouver surpris, fallait-il suivre d’un œil vigilant la marche de la pièce, attentif à s’éclairer des moindres indices, prompt à saisir, dès qu’on le voyait apparaître, le fil le plus ténu d’une trame qui s’ourdissait peut-être devant vous et contre vous. Pour s’aider dans cet art véritablement divinatoire, rien de ce qui fait le succès de l’homme du monde ne demeurait absolument inutile au diplomate, pas même le don de plaire et d’inspirer, de tendres sentimens. Si la main d’une femme avait noué la chaîne de quelque intrigue, quel triomphe plus grand que de ravir au désordre d’un entretien passionné la révélation d’un secret d’état ?

Il ne faudrait pas cependant s’imaginer que l’observance de ces faciles préceptes remplît tout entière la vie d’un diplomate. Cette vie avait aussi ses jours de crise et de bataille. Parfois un accident imprévu troublait l’ordre et la succession naturelle des événemens. Il fallait alors prendre un parti, et le prendre avec rapidité. La rareté des communications laissait souvent sans instructions récentes ; l’éloignement empêchait d’en recevoir à temps de nouvelles. Agir toutefois était urgent, et c’est ainsi que les décisions les plus graves se trouvaient prises, les affaires irrévocablement engagées, par le fait et sous la responsabilité d’un seul homme s’aventurant au loin sans ordres et sans conseils. C’étaient là de grandes et fortes émotions qui devaient retremper les âmes, et dont la seule attente suffisait à prévenir l’insouciance ou l’affaissement.

Les habitudes de la société moderne tendent de plus en plus à modifier ce régime. De nos jours, la diplomatie est devenue une carrière ouverte à tous, avec ses places, ses règles d’avancement, ses salaires et jusqu’à ses pensions de retraite. On y fait son chemin lentement, sûrement, moins au choix qu’à l’ancienneté. C’est une filière qu’on suit, et le jour où l’on s’y engage on est assuré que moyennant un peu de persévérance on arrivera au rang le plus honorable. En un mot, les diplomates sont aujourd’hui de véritables fonctionnaires publics, ils en ont la dépendance et un peu la raideur. Ajoutons à leur louange qu’ils en ont pris aussi les mœurs graves et dignes. Ils sont moins hommes de plaisir et plus hommes d’affaires : avec le temps, ils ont perdu de leurs grâces ; mais ils se sont rangés.

A un autre point de vue, ce qui doit troubler un peu les diplomates, c’est la diminution de leur influence et de leur responsabilité. L’indiscrète ingérence des assemblées délibérantes dans la conduite des affaires, en élargissant le cercle où se débattent les grands intérêts publics, affaiblit d’autant leurs moyens d’action personnelle sur les hommes. L’ascendant s’acquiert plus facilement sur les habitués d’une coterie que sur les membres d’un parlement, et les salons sont un théâtre plus favorable à l’intrigue que les couloirs d’une chambre. D’un autre côté aussi, tout chemin de fer qui s’ouvre, toute ligne télégraphique qui s’établit, raccourcissent encore de quelques anneaux la chaîne qui entrave leur liberté d’allures. Sorte de préfets à l’étranger, c’est aux circulaires ministérielles qu’ils doivent demander leurs inspirations ; à chaque courrier, ils sont tenus de rendre leurs comptes, et, si quelque difficulté surgit, la prudence et l’habitude les portent à s’en référer sur-le-champ au supérieur hiérarchique. Le plus souvent c’est au-dessus de leurs têtes que se passent les événemens ; au lieu de les préparer comme autrefois ; il les reçoivent tout faits, et leur seul privilège demeure d’être les premiers et les mieux renseignés. Si les circonstances n’ont point permis qu’il en fût ainsi, ou si par manque d’égards on ne les a point tenus au fait, leur habileté consiste à ne jamais témoigner la moindre surprise, et à conserver toujours, quoi qu’il leur en puisse coûter, l’apparence de l’homme bien informé. Autrefois c’étaient les ambassadeurs qui compromettaient leurs gouvernemens, aujourd’hui ce sont les gouvernemens qui compromettent leurs ambassadeurs.

Ces réflexions nous venaient à l’esprit en parcourant un livre récent où la comtesse de Minto nous a raconté la vie de son grand-père, l’honorable Hugh Elliot, ministre d’Angleterre à Munich, à Berlin, à Copenhague, dans les dernières années du XVIIIe siècle. Ce qui distingue avant tout ce livre, c’est la bonne grâce et la liberté parfaite avec lesquelles il est écrit. Certains traits du caractère d’Elliot et certains détails de sa biographie auraient rendu la tâche assez délicate, si l’on avait expressément tenu à ne pas dépasser les bornes de ce respect un peu conventionnel dans lequel les enfans se plaisent à envelopper comme en un suaire la mémoire de leurs aïeux. Pour se tirer d’affaire, il a fallu un tact et un art infinis. Point de dissimulations inutiles et point non plus de ces détails trop précis qui sont toujours malséans sous la plume d’une femme. Rien de trop explicite, rien de trop clair, et rien non plus qui défende de supposer que les choses aient pu aller parfois un peu plus loin qu’on ne l’indique. Ajoutez à cela une pointe de malice, beaucoup de finesse dans la peinture des caractères, beaucoup de vivacité dans la mise en scène des personnages, et vous aurez l’idée d’une œuvre très agréable. Lady Minto avait à sa disposition des matériaux précieux, et elle a fort bien su en tirer parti.

La vie de ce diplomate de l’ancien régime est en effet curieuse à plus d’un titre, et, à la voir se dérouler devant soi, on goûte un peu le même genre de plaisir et d’attrait qu’on éprouverait à feuilleter un recueil d’estampes qui reproduirait fidèlement les modes et les costumes d’un autre âge. Les anecdotes piquantes du livre de lady Minto, complétées par le témoignage des documens contemporains, vont nous initier à l’existence dissipée et brillante qu’on menait dans les principales villes de l’Europe à la veille du grand ébranlement de la révolution française. C’est d’ailleurs un caractère intéressant à étudier que celui de ce ministre anglais, fier et flegmatique comme les enfans de sa race, brillant et léger comme les enfans de la nôtre, auquel les entraînemens du plaisir n’ont jamais fait oublier les devoirs de sa charge, et qui s’est toujours tiré à son honneur des situations les plus délicates en sachant appeler à son aide l’esprit et la dignité. Ce sont là deux armes dont la trempe est toujours bonne, et dont sous tous les régimes devraient bien se munir les diplomates.


I

Par une faveur exceptionnelle en tout temps et en tout pays, Hugh Elliot, qui n’était que cadet d’une bonne famille écossaise, fut nommé ministre plénipotentiaire à Munich à l’âge de vingt-deux ans. Engagé volontaire dans l’armée russe, il s’était illustré sous les murs de Silistrie par un brillant fait d’armes qui avait attiré sur lui l’attention de George III. Pour l’en récompenser, et pour le dédommager de ce qu’une lieutenance dans l’armée anglaise lui avait été autrefois refusée, ce souverain capricieux en fit du jour au lendemain un diplomate, sans consulter ses aptitudes ni son inclination. La famille d’Elliot dut peser lourdement sur lui pour le déterminer à accepter cet emploi inespéré, et à partir pour Munich, où l’Angleterre se trouvait depuis longtemps sans représentant. Il s’en fallait de beaucoup alors que les chancelleries fussent encombrées de ce personnel passablement oisif et inutile qui y végète aujourd’hui. Le ministre composait souvent à lui seul toute la légation, et, s’il jugeait à propos d’emmener avec lui quelque auxiliaire, c’était à son choix et à ses frais. C’est ainsi que le prédécesseur d’Elliot à Munich n’avait auprès de lui qu’un petit garçon qui lui servait de copiste. Elliot lui-même s’adjoignit comme secrétaire un certain M. Liston, son ancien précepteur. C’est dans les lettres de ce serviteur dévoué, auquel il laissait volontiers la tâche de correspondre avec sa famille, que nous allons trouver le journal fidèle de la vie de son maître. Avant d’ouvrir cette correspondance, jetons d’abord un coup d’œil sur l’intérieur de cette cour où Elliot allait faire ses débuts diplomatiques.

L’ennuyeux baron de Pöllnitz, dans les lettres sèches et pédantesques qu’il a laissées, signale déjà en 1728 la cour de Munich « comme étant sans contredit la plus galante et la plus polie de l’Allemagne, » et il s’appesantit longuement sur les plaisirs qu’il y a goûtés. Les années n’avaient pas amendé cette cour, et au moment où Elliot y fit son apparition, c’est-à-dire en 1774, elle avait encore en Europe renom d’élégance et de joyeuseté. L’électeur Maximilien était un prince cultivé et d’humeur agréable, mais d’une frivolité incurable pour tout ce qui concernait le gouvernement de ses états. Comme Louis XV, il nourrissait deux passions dominantes, la chasse et la galanterie, et aussi bien à l’une qu’à l’autre il ne se faisait point faute de donner ouvertement satisfaction. Mme de Torring-Seefield, femme d’un des plus grands seigneurs du pays, était l’objet de son culte assidu. C’était elle qui régnait véritablement à la place de l’électrice, princesse disgraciée de la nature, à laquelle son mari ne témoignait qu’indifférence et dédain. Cela n’empêchait pas du reste qu’on ne lui rendît extérieurement les plus grands honneurs. Sa suite ne comprenait que des demoiselles de noble maison, qui, n’étant point surveillées de près, ne se montraient pas toujours très soucieuses de leur vertu, et conservaient souvent leur titre de filles d’honneur longtemps après qu’elles avaient perdu tout droit à cette dénomination. L’électeur n’ayant pas d’enfans, l’héritier présomptif était le prince Maximilien de Deux-Ponts, qui n’aspirait nullement comme Louis XVI à être appelé le Sévère. Sa passion pour une belle jeune femme de la cour et les traverses que lui opposait un mari jaloux étaient le sujet de toutes les conversations. On peut penser que le reste de la société ne se faisait pas faute de se régler sur l’exemple que donnait la famille princière. Le lieu où se nouaient et se dénouaient les intrigues était le palais de Nymphembourg, dont Pöllnitz nous vante avec emphase les agrémens. Trois fois par semaine, durant l’été, l’électrice y recevait grande compagnie. Pendant que des tables dressées dans les galeries du palais retenaient les joueurs autour de leurs tapis verts, d’autres divertissemens étaient offerts à ceux qu’attirait dans ces mêmes lieux l’attente d’émotions plus douces. Des gondoles pavoisées d’étoffes brillantes étaient amarrées au bord d’un lac que la main de l’homme avait creusé. Parfois l’une de ces gondoles se détachait du rivage et glissait silencieusement sur l’eau, entraînant au loin un couple amoureux de la solitude. De légères voitures, disposées pour recevoir seulement deux dames et deux cavaliers, attendaient aussi tout attelées, et deux poneys emportaient bientôt dans les profondeurs obscures du parc ceux et celles qui y avaient pris place. Gondoliers et promeneurs se réunissaient pourtant à heure fixe autour d’un magnifique souper. Souvent la nuit se terminait dans les danses, et suivant une mode alors très en faveur on continuait sous le masque le roman commencé sur les eaux du lac ou à l’ombre des bosquets.

Pendant qu’on se divertissait ainsi à la cour, les misères et les souffrances du peuple étaient poussées à la dernière extrémité. De fréquentes famines dévastaient le territoire ; mais le gouvernement de l’électeur s’en inquiétait peu, et ne prenait, de son propre aveu, aucune précaution pour en prévenir le retour. On avait découvert un moyen radical de combattre le fléau. On construisait de grands radeaux sur le Danube, et on y embarquait de gré ou de force un nombre plus ou moins grand d’habitans, puis on les abandonnait au fil de l’eau ; l’Autriche recueillait ces malheureux et les incorporait dans ses armées, où il y avait, disait-on, plus de soldats bavarois qu’il n’en fallait pour conquérir tout l’électorat. Le ministre des finances ne s’en applaudissait pas moins d’avoir trouvé cet ingénieux expédient. Des réformes que les états voisins se préoccupaient déjà d’introduire dans leurs lois et leurs institutions, il n’était pas question à Munich. La torture, qu’on était à la veille d’abolir en France, demeurait encore l’unique moyen d’instruction criminelle. Qu’un philanthrope étranger recommandât au premier ministre la lecture du chapitre de l’Esprit des lois où Montesquieu s’élève contre cette coutume barbare, le ministre répondait qu’il avait bien entendu parler de ce livre, mais qu’il n’aimait pas les « esprits forts. » On n’était en effet rien moins qu’esprit fort en Bavière. Pendant qu’il n’était bruit dans le peuple que d’un certain Gassner, qui exorcisait le diable pour le plus grand bien des sujets de l’électeur, les personnes réputées savantes s’occupaient encore à chercher la pierre philosophale et à découvrir le moyen de produire de l’or à volonté. Qui n’avait besoin d’or en effet ? Il en fallait pour le jeu, il en fallait pour les toilettes, il en fallait pour payer jusqu’aux valets de chambre de l’électeur. Il y avait cependant à la cour un petit parti de réformateurs ; mais tous leurs efforts venaient se briser contre le mauvais vouloir des courtisans. « On fait des projets d’économie, écrivait une des filles d’honneur de l’électrice. M. de Bercheim les conduit tant bien que mal à leur fin. Tout le monde se borne à le maudire et à désirer le voir pendre, et nous autres, femmes de la cour, nous sommes de ce nombre. » Désordre, frivolité, ignorance, corruption, telle était à cette époque la devise de la cour de Bavière.

Au fur et à mesure que, grâce aux indiscrétions de la correspondance d’Elliot, le voile qui recouvrait ce petit coin assez obscur de l’Europe se soulève à nos yeux, une réflexion vient assaillir et embarrasser l’esprit. Combien de fois n’a-t-on pas déclamé contre les scandales que présentait le spectacle de l’ancienne cour de France et contre les mœurs dissolues de notre ancienne société ! Combien de fois n’a-t-on pas voulu chercher dans ces scandales l’explication et l’excuse des excès de la révolution ! Voici cependant une cour et une société qui certes n’étaient pas moins profondément gangrenées, et qui présentaient avec la cour et la société françaises plus d’une frappante ressemblance. Cet électeur qui étale effrontément au grand jour ses amours adultères, n’est-ce pas Louis XIV ou Louis XV ? Cette épouse trahie et délaissée, n’est-ce point Marie-Thérèse ou Marie Leckzinska ? Mme de Torring, n’est-ce pas Mme de Montespan ou la duchesse de Châteauroux ? Ces fragiles filles d’honneur ne nous remettent-elles pas en mémoire ces suivantes d’Anne d’Autriche, les La Mothe-Houdancourt, les Pons, les Mortemart, dont la maréchale de Navailles jugeait prudent de faire griller les fenêtres ? Ces ministres frivoles qui prennent des expédiens pour des remèdes ne nous font-ils pas penser aux Maurepas et aux Calonne, tandis que ces réformateurs qu’on désire voir pendre nous rappellent les Turgot et les Necker. Eh bien ! en dépit de ces scandales, la Bavière n’a point vu le sang de ses souverains couler sur la place publique, ni l’échafaud, dressé en permanence, moissonner la fleur de sa noblesse. Elle n’a point eu ses révoltes, ses guerres civiles, ses proscriptions. Elle n’a ressenti que le contre-coup affaibli du grand ébranlement dont le sol de la France tremble encore. Qu’en faut-il conclure, sinon que dans les affaires humaines il y a toujours un inattendu qui déjoue les calculs, et une disproportion entre les effets et les causes qui déconcerte la raison ? Sachons nous en convaincre, et n’essayons pas après coup de prévoir l’imprévu, et d’expliquer l’inexplicable.

Assurément la cour de l’électeur Maximilien, telle que nous venons de la dépeindre, était un dangereux séjour pour un ministre de vingt-deux ans ; ajoutons que le caractère d’Elliot en augmentait pour lui les périls. Romanesque et inconstant, énergique et entraînable, indolent et chevaleresque, voilà comment il nous est représenté par sa petite-fille, et comment il nous apparaît dans les lettres de M. Liston. Ainsi nous apprenons que dès son arrivée il fut en butte « aux obsessions brutales et véritablement masculines de toutes les femmes de la cour, » et Liston lui fait compliment, non point d’avoir résisté à toutes, mais d’avoir su ménager la vanité de celles dont il avait repoussé les avances. Il ne faudrait donc pas trop se fier à ce qu’Elliot écrivait à la même date. « Il est fort heureux, disait-il, qu’il n’y ait pas en Bavière une seule femme un peu passable, sans quoi j’aurais dû apprendre à parler en pastor fido ; ici c’est la langue de tout le monde. » Jolies ou non, une volumineuse correspondance avec les dames de la cour paraît avoir principalement rempli les journées d’Elliot durant les trois années qu’il passa en Bavière. De dépêches, peu ou point. Il est vrai de dire que cette oisiveté diplomatique avait son excuse dans le calme qui régnait alors en Europe au lendemain et à la veille des plus violentes tempêtes. Parmi ces lettres que le hasard a conservées, et qui certes n’étaient point faites pour la publicité, il en est beaucoup signées d’un nom mystérieux, Delta, qui servait, à ce qu’il paraît, à cacher une des filles d’honneur de l’électrice. Elles sont toutes en français et du tour le plus agréable. On regrette que lady Minto n’en livre pas davantage à notre curiosité. Les commérages y tiennent naturellement une grande place. La belle Adélaïde (c’est ainsi qu’on appelait Mme de Torring) était alors malade et triste à mourir ; on commençait à parler de sa retraite. Delta s’indigne à cette pensée, et jure qu’elle est encore bien trop jolie pour cela. Les liaisons royales ne sont pas les seules qui la préoccupent. « Les amours de B… et de C… sont finies quant à l’extérieur ; ils s’aiment encore, mais n’osent le dire. Le directeur de C… la porte à renoncer à son inclination pour M…, qui la demande en mariage. Elle déclare qu’elle renonce à lui ; la bouche le dit, le cœur ne le pense pas ; ils s’aiment toujours, et n’en sont que plus malheureux. Les amours du gros L… et d’Y… sont finies, mais assez mal, car ils n’ont pu venir à l’amitié après leur rupture ; ceux de M… et de R… sont plus tranquils… »

Cet usage constant des initiales produit un effet assez singulier. On dirait, remarque spirituellement lady Minto, que les lettres de l’alphabet se sont mises à mener tout à coup une vie désordonnée. Il paraît cependant que l’abondance des documens permet de trouver la clé de ces hiéroglyphes ; mais lady Minto s’est fait scrupule d’en trahir le secret. Les divertissemens de la cour tiennent aussi une grande place dans les lettres de Delta. Ils étaient des plus variés. On s’occupait beaucoup de musique en Bavière. De même qu’à Paris, où les querelles des gluckistes et des piccinistes divisaient si bien la société, il y avait à la cour deux partis, le parti des étrangers, des Italiens, qui étaient en possession d’une faveur séculaire, et le parti des patriotes, qui « brûlaient, pour emprunter les expressions du plus illustre d’entre eux, d’aider la musique nationale allemande à prendre son essor sur la scène. » A la tête de ces patriotes était Mozart, alors chef d’orchestre du prince-archevêque de Salzbourg aux gages de 27 francs par mois. A force de protection, il parvenait à faire représenter à la cour un opéra, la Finta Giardiniera, dont le succès était si grand qu’Elliot, jusque-là rebelle à la musique, sortait du théâtre converti, et dès le lendemain commençait de s’exercer sur la flûte ; mais lorsque Mozart demandait comme récompense une place de chef d’orchestre à la cour on lui répondait : « C’est trop tôt. Vous êtes trop jeune. Allez en Italie. »

Parfois on passait des plaisirs à la pénitence. Bon gré mal gré, il fallait prier : ordre de l’électeur. L’électrice parcourait à pied en procession les rues de la ville, suivie de toutes ses dames, qui, ce jour-là, s’habillaient à la mode des religieuses, mais tout en blanc, et sans négliger de combattre par un peu de rouge l’effet fâcheux que cet ajustement aurait pu produire sur leur teint. Puis la scène change de nouveau, et nous trouvons la cour tout en émoi de l’apparition inopinée d’une comédie où les scandales du palais et les vices de la noblesse étaient audacieusement flagellés. Cette comédie, dont le nom même est oublié aujourd’hui, atteignait du premier coup à une popularité que le Mariage de Figaro devait à peine obtenir en France quelques années plus tard. L’enthousiasme croissait à chaque représentation. Le parterre interpellait les acteurs. « C’est vrai, s’écriait l’un. — On m’a fait cela, » disait l’autre, et les applaudissemens suspendaient la marche de la pièce. On prenait bien le parti de défendre toute nouvelle représentation ; mais le coup était porté. Aussi pendant quelque temps les réformateurs recouvraient crédit. Delta tombait dans le désespoir. « Des réformes, grands dieux ! écrivait-elle ; mais que fera-t-on de nous ? »

Au sein de cette vie agitée et brillante, le dégoût envahissait cependant l’âme d’Elliot, et ses regards, ses pensées, se tournaient vers la mère-patrie. Tantôt il formait avec quelques-uns de ses jeunes compatriotes, qui se trouvaient de passage à Munich, une sorte de société secrète dont le but était d’introduire d’importantes réformes dans la constitution de l’Angleterre ; tantôt il demandait instamment l’autorisation de s’engager comme volontaire dans l’armée que le ministère se préparait à envoyer en Amérique avec l’espoir d’écraser la colonie rebelle. Pour mettre obstacle à son dessein, il ne fallait rien moins qu’un refus formel de lord Suffolk, le chef du foreign office. Les jours où le jeune ministre se sentait le plus particulièrement mélancolique, c’étaient ceux où il était serré de trop près par ses nombreux créanciers. Les embarras d’argent furent toujours pour Elliot une plaie secrète que des habitudes incorrigibles de jeu et de prodigalité rendaient chaque jour plus cuisante. Ces divers soucis, se joignant peut-être à des mécomptes d’une autre nature, furent cause que durant tout l’hiver de l’année 1776 il demeura en proie aux accès de la plus sauvage misanthropie. Lui, l’homme à la mode dont les dames de la cour se disputaient les vieux habits pour en garder des lambeaux, il abandonna Munich, et, laissant à Liston le soin d’expédier les affaires courantes, il alla se fixer à Ratisbonne, dont le séjour n’avait pourtant rien d’attrayant. Il choisit pour retraite une petite maison située dans une île au milieu du Danube, et il se mit à mener la vie sauvage et frugale d’un ermite, partageant ses journées entre la lecture, l’étude et de solitaires promenades sur les collines boisées qui couronnent le fleuve. Cette disparition, comme on peut penser, fit grand bruit, et on ne manqua pas de l’attribuer à quelque chagrin d’amour. Le ton ordinaire des lettres qu’Elliot écrivait du fond de sa solitude donnait beaucoup de crédit à cette explication. Elles n’étaient remplies que de déclamations sur la perfidie et la fragilité des femmes. Quelle était l’ingrate qui avait porté le trouble dans ce cœur, jusque-là si peu fait aux dédains ? N’en accusons point Delta, car Elliot ne cessait de correspondre avec elle, et il lui écrivait de longues lettres où il développait avec feu la supériorité de l’amitié sur l’amour. « Tout cela est fort bon à dire, fait remarquer lady Minto ; mais il n’y en a pas moins des minutes où, pour ne pas oublier tout à fait la distinction, il faut avoir la tête bien solide. » C’était aussi l’avis de Delta, du moins à en juger par sa réponse.. « Vous êtes vraiment bien singulier ! Bien éloignée de vous taxer d’impolitesse, votre lettre et la belle franchise qui y règne m’ont fait beaucoup de plaisir ; du reste, j’oubliais de vous faire des remercîmens des conseils que vous me donnez. Je les trouve grands et beaux, et vous avez raison ; mais on s’ennuie parfois avec toutes ces combinaisons. Que je voudrais vous entendre discourir ! quelles réflexions ! Et tout cela avec Liston et votre chien pour seuls auditeurs. » D’autres femmes se mêlaient aussi de le moraliser. « Je suis résolue de vous gronder, et cela tout de bon, lui écrivait une de ses belles correspondantes. Allons ! justifiez-vous. Pourquoi fuyez-vous le monde ? pourquoi vivez-vous comme une taupe dans un trou ? pourquoi maltraitez-vous les femmes ? Que vous ont-elles donc fait, ces pauvres femmes ? Vous ne les haïssiez pas trop autrefois ! Si c’est humeur, il ne faut pas se la passer ; si c’est mélancolie, il faut faire effort pour s’en tirer ; si c’est chagrin, il faut se dissiper ; si c’est une passion tendre, c’est trop, fi ! Je ne veux pas le croire ; il faut une raison plus essentielle et plus sérieuse pour un changement comme celui-là… Quand on ne trouve rien dans ce globe digne de la peine de l’étreindre, quand on laisse éteindre ses passions plutôt que de les diriger, et qu’alors on manque de l’aiguillon que la nature nous a donné pour nous faire agir, on reste dans une oisiveté qui finit par nous rendre coupable. Quant aux femmes, j’en demande pardon à mon sexe, mais j’aime bien mieux qu’on ne parle à aucune que de s’occuper uniquement de toutes. Je ne connais rien dans la nature de plus méprisable qu’un homme qui en fait son unique affaire. »

L’humeur sombre d’Elliot devait pourtant se dissiper avec le printemps, mais non pas uniquement sous l’influence des beaux jours qui renaissaient. La tenue de la diète fit venir à Ratisbonne les représentans de toutes les puissances germaniques et parmi eux le comte Neipperg, envoyé d’Autriche. Sa femme était sœur de la belle princesse d’Auersperg, qui fut pendant de longues années la rivale heureuse de Marie-Thérèse, et c’est elle probablement qui a donné le jour à ce comte Neipperg dont la séduisante figure devait frapper l’imagination de Marie-Louise enfant et lui faire plus tard oublier Napoléon. Le hasard ou les devoirs de sa charge amenèrent Elliot en présence de la comtesse Neipperg. Adieu projets de réforme, studieuse retraite, promenades solitaires ! Celui qu’on n’appelait déjà plus que le sauvage Elliot devint le commensal de la maison Neipperg, et l’on peut penser si la médisance eut beau jeu. Pas de fêtes dont il ne fût l’ordonnateur ou le héros. Dans l’une de ces fêtes, on organisa un tir à l’arc, et pour complaire à Elliot on disposa en guise de cible un mannequin qui représentait l’Amérique. Ce fut une des flèches lancées par la comtesse Neipperg qui vint frapper en pleine tête l’effigie grossière par laquelle on avait voulu personnifier une puissance alors ennemie de l’Angleterre. La belle comtesse fut transportée de plaisir, et son adresse provoqua, nous dit-on, les applaudissemens malins de ses hôtes.

Ce fut au milieu de ces occupations agréables qu’Elliot reçut l’ordre de revenir en Angleterre. Croyant que son rappel était une mesure provisoire, il laissa derrière lui le fidèle Liston, qui devait veiller à l’expédition des affaires. Liston était chargé en outre d’une mission plus délicate, celle de remettre en mains propres à Munich les lettres qui lui seraient expédiées de Londres et de recevoir des mêmes mains des lettres qu’il ferait parvenir en Angleterre. L’échange ne s’opérait pas toujours régulièrement. Pas un courrier ne partait de Munich sans qu’on vînt en cachette apporter au secrétaire d’Elliot une volumineuse enveloppe qu’on recommandait expressément à ses soins ; mais il arrivait fréquemment que deux ou trois courriers de Londres se succédaient sans que Liston eût à effectuer en retour la remise d’aucune lettre. Son embarras était grand quand à chaque fois il lui fallait forger un nouveau prétexte pour excuser la coupable négligence de son chef. Là ne se bornaient pas seulement les services qu’on réclamait de lui ; pour tromper les ennuis de l’absence, et plus encore pour ménager au retour une tendre surprise, on résolut d’apprendre l’anglais, et ce fut encore à l’inépuisable bon vouloir de Liston qu’on eut recours. « Je ne m’en plaindrais pas trop, disait-il, si le mari n’était toujours là, prenant intérêt à la leçon, et me poussant de questions sur la grammaire anglaise. »

Heureux encore si ces seules amours eussent réclamé son entremise ; mais les plus hauts personnages sollicitaient de lui la continuation des bons offices qu’avant son départ Elliot leur avait prêtés. « Voilà, s’écriait Liston avec un désespoir comique, la dix-neuvième lettre que le prince me charge cette semaine de remettre à sa chère Caroline. » Parfois au contraire les lettres du prince se faisaient attendre, et c’était alors la chère Caroline qui venait en personne importuner Liston, beaucoup plus embarrassé qu’elle de se trouver ainsi dans la confidence. Ce n’eût été rien encore, si certaine duègne dont la belle se faisait accompagner ne s’était avisée d’essayer sur Liston le pouvoir de ses charmes surannés, et n’avait entrepris de lui persuader que le rôle d’entremetteur n’était pas le seul auquel il pût prétendre. « Je ne suis pas aussi dédaigneux que vous, écrivait-il alors à son ministre ; mais cela, c’est par trop fort. » Si bon que fût le cœur de Liston, on peut donc supposer qu’il vit sans trop de regrets la catastrophe à la suite de laquelle d’un côté le mari jaloux emmena sa femme à la campagne, et de l’autre le prince, après avoir menacé plusieurs fois de se percer de son épée, partit finalement pour rejoindre son régiment. Plus satisfait encore dut-il être, selon toute apparence, quand il apprit qu’Elliot venait d’être nommé ministre à la cour de Frédéric II. On ne nous dit point l’impression causée à Munich par cette brusque nouvelle ; mais ce que nous savons, c’est que plusieurs années après on reprochait encore à Elliot d’avoir proclamé bien haut avant son départ que le jour où il quitterait définitivement Munich serait le plus heureux de sa vie.


II

Autant la cour de l’électeur Maximilien paraissait à Pöllnitz galante et polie, autant les amis du plaisir avaient toujours dû trouver celle de Frédéric le Grand triste et maussade. Même au temps de sa jeunesse, ce roi philosophe avait toujours manifesté une horreur profonde pour les fêtes et pour les dépenses dont elles étaient l’occasion. S’il répandait l’argent à pleines mains quand il était question de pourvoir à l’entretien de son armée ou aux travaux du nouveau Sans-Souci, en revanche il se montrait d’une avarice sordide quand il s’agissait de faire face aux moindres frais de représentation, mesurant lui-même la quantité d’huile et de chandelles qui devait être employée, et s’emportant contre les domestiques qui allumaient trop tôt les lumières. L’âge, la sauvagerie croissante et par-dessus tout la nécessité de combler les vides faits dans le trésor par les dépenses excessives de la guerre de sept ans n’avaient pas médiocrement contribué à augmenter ses habitudes parcimonieuses. Rien n’égalait la tristesse et l’abandon du palais de Schönhausen, où la reine de Prusse, épouse négligée et docile du plus impérieux des maris, attendait les rares visites dont son seigneur et maître voulait bien l’honorer. Durant l’ambassade d’Elliot, il n’y avait qu’une fois par an grande réception à Schönhausen ; c’était le jour de naissance de la reine. Ce jour-là, Frédéric quittait par extraordinaire ses bottes et son uniforme pour chausser des bas de soie noire qui, n’étant pas attachés au genou, formaient des bourrelets autour de ses jambes, et pour endosser un habit de cérémonie bleu de ciel ou rose tendre. Dans cet accoutrement, il se tenait debout auprès de la reine, et voyait défiler devant lui les femmes de la cour, faisant à haute voix des réflexions sur les ravages plus ou moins grands dont le temps avait offensé leurs charmes. Ce jour excepté, bien peu de visiteurs venaient troubler la solitude de Schönhausen. Parfois la reine faisait à quelques habitans de Berlin l’honneur de les convier à s’asseoir à sa table ; mais, grâce à l’exiguïté des sommes allouées au grand-maître de sa maison, l’ordinaire du dîner royal, bien différent de ceux que Frédéric se faisait servir à lui-même, était si modeste que les invités avaient soin de commander à Berlin un bon souper, pour apaiser au retour leur appétit mal satisfait. Sur la fin même, ces invitations étaient devenues si rares qu’un Français qui séjournait à Berlin en même temps qu’Elliot pouvait dire : « Il doit y avoir grand gala à Schönhausen ce soir. J’ai vu une vieille lampe allumée dans l’escalier. »

Ils étaient loin aussi, ces jours Milans de Potsdam, dont, au plus fort de son irritation contre Frédéric, Voltaire parlait parfois avec regret, et ces petits soupers durant lesquels un feu croisé de reparties s’échangeait entre ces deux rois, dont aucun ne pouvait souffrir de rival. Un temps bien long s’était écoulé depuis que Voltaire et Frédéric, également las l’un de l’autre, s’étaient séparés, on sait avec quel éclat, si long qu’ils s’étaient même réconciliés depuis, et que, peu après l’arrivée d’Elliot à Berlin, Frédéric jugeait convenable ou plaisant de faire célébrer une messe pour le repos de l’âme de Voltaire. C’était en vain que, cherchant à combler le vide laissé par Voltaire à sa cour, Frédéric avait pressé d’Alembert de remplacer Maupertuis à la tête de l’académie de Berlin. D’Alembert, un instant séduit, fasciné, n’avait pu se résoudre à abandonner définitivement le petit entre-sol de Mlle de Lespinasse pour entrer en possession de cet héritage lointain, C’était vainement aussi qu’il avait offert à Rousseau une petite maison près de Schönhausen, « avec un jardin et un pré, de quoi nourrir une vache et quelques volailles. » Rousseau avait répondu à ses offres par cette boutade de fierté républicaine : « vous me parlez de liberté ; oubliez-vous donc que vous êtes roi et que vous avez une épée ? » D’un autre côté, comme les goûts et l’on peut dire les manies littéraires de Frédéric ne l’avaient pas abandonné, il vieillissait entouré d’écrivains ou de savans de second ordre, qu’il prenait plaisir à écraser de sa supériorité. « Les anciens amis de Frédéric avaient disparu de ce monde les uns après les autres, nous dit Thiébault dans ses mémoires sur la cour de Berlin. Il n’était entouré que de souvenirs, et n’avait plus que la société de quelques plastrons, sur lesquels il avait usé tous ses bons mots depuis longtemps, et celle de quelques anciens serviteurs, moins intéressans par eux-mêmes que par les souvenirs que leur présence semblait rappeler. » Dans quelle catégorie faut-il ranger Thiébault, dont les mémoires vont nous être d’un fréquent secours, Thiébault que, dans son histoire de Frédéric, Carlyle traite tout uniment de stupide, et. que M. Sainte-Beuve, moins dédaigneux avec plus de droits de l’être, qualifie d’estimable et de bon grammairien ? Ancien serviteur ? il n’y pouvait prétendre ; plastron ? il ne paraît pas qu’il se soit jamais abaissé jusqu’à ce rôle. Occupait-il donc une place à part ? Oui, il faut bien le dire, celui qu’on pourrait appeler d’un commun accord l’insignifiant Thiébault fut l’oracle littéraire de la cour durant les dernières années de Frédéric le Grand. C’est avec Thiébault que se plaisait de préférence à converser ce prince qui avait tenu tête à Voltaire et séduit d’Alembert. C’était Thiébault qu’il faisait venir alors que, couché sur un grabat et en proie aux plus atroces souffrances, les bottes aux jambes, un mouchoir noué sous son chapeau, avec son manteau pour toute couverture, il cherchait à tromper les longueurs de l’insomnie par des entretiens sur la littérature ou la métaphysique. Thiébault avait acquis sur son esprit une si grande autorité qu’il ne réclamait pas quand, pour la correction du langage, l’inexorable grammairien mettait l’abbé d’Olivet au-dessus de Voltaire !

Heureux encore ceux qui pouvaient approcher d’aussi près le capricieux monarque, et qui avaient la bonne fortune de le trouver en belle humeur. Les gens de lettres étaient sous ce rapport plus favorisés que les ministres étrangers. Le corps diplomatique résidait à Berlin, où Frédéric ne faisait que de rares et solennelles apparitions. Autant le roi de Prusse était spirituel et gracieux dans les conversations familières, autant il était terne et maussade dans les réceptions d’apparat. Il s’amusait par exemple à demander pendant douze années de suite au ministre de Hollande des nouvelles d’un accès de goutte que celui-ci avait eu le lendemain de son arrivée. A Berlin même, il n’y avait ni mouvement ni élégance. L’aristocratie, généralement pauvre et de plus ruinée par la guerre de sept ans, vivait à part. Les ministres étrangers étaient traités, disait un ami d’Elliot, à la vénitienne, et les maisons qui s’ouvraient à eux devenaient suspectes au gouvernement. Du reste, ils n’avaient pas grand’chose à regretter, s’il faut du moins en croire le jugement singulièrement sévère d’un diplomate qui a laissé dans son pays une haute réputation de sagacité, sir James Harris, premier comte de Malmesbury, le prédécesseur immédiat d’Elliot à Berlin. « Berlin, écrivait sir Harris en 1770, est une ville où je ne crois pas qu’on puisse trouver ni un homme honnête ni une femme chaste. La corruption morale la plus profonde règne dans toutes les classes de la société. Les hommes ne pensent qu’à trouver des ressources pour subvenir aux extravagances de leur vie. Les femmes sont des harpies débauchées qui prostituent leurs personnes au plus offrant. Tout ce qu’on peut dire pour les excuser, c’est que le roi lui-même leur a enseigné l’irréligion et le mépris de tous les devoirs. C’est son exemple qui les a perdus. » Qu’aurait dit Frédéric, s’il avait appris que le représentant d’une puissance détestée parlait aussi irrévérencieusement de ses sujets et de lui-même ?

Elliot arrivait à Berlin au printemps de l’année 1777. Thiébault nous signale en ces termes son apparition. « Après la mort de Mitchell (il aurait dû dire après le départ d’Harris), l’Angleterre nous envoya M. Elliot, homme d’esprit et délié, de plus assez bel homme, très vif et très aimable, original sans doute, on n’est point Anglais sans cela. Un jour que nous dînions chez lui, il nous soutint que Shakspeare était vraiment sublime bien plus souvent que Corneille, et que Racine ne l’était jamais. » Carlyle de son côté nous apprend que, comme homme du monde et comme original, on parle encore d’Elliot à Berlin, où, ajoute-t-il, il a laissé meilleure réputation que dans son propre pays. C’est donc l’originalité d’Elliot qui le fit d’abord remarquer, et nous craignons fort qu’il ne se soit rendu coupable d’excentricités plus fortes que celle de préférer Shakspeare à Racine. Quant à lui, il semble dès le début avoir pris en assez bonne part sa nouvelle existence. « On n’est pas du tout obligé d’être aimable, écrit-il, et rien n’est plus commode pour un Anglais. De temps en temps, un officier français nous arrive la jambe en l’air, chantant, voltigeant, contant toutes les plaisanteries de l’année passée à Paris. Nous en sommes ravis. Nous chantons, nous voltigeons et nous contons à notre tour, un peu moins légèrement il est vrai ; mais on est assez bon pour nous trouver charmans ce jour-là et pour en citer l’agrément le reste de l’année. » Cette facilité d’humeur de la part du capricieux Elliot aurait lieu de nous étonner, si lady Minto ne se hâtait de nous donner le véritable mot de l’énigme.

Assez froidement accueilli par Frédéric, Elliot avait trouvé dès son arrivée un protecteur et un ami dans la personne du prince Henri de Prusse. Homme de guerre et homme d’esprit tout à la fois, plus artiste, plus rêveur, plus Allemand que son frère, ce prince tenait au château de Rheinsberg une petite cour où l’on prenait volontiers le contre-pied de ce qui se faisait à celle de Frédéric. L’embellissement de ses jardins, où il élevait des monumens en l’honneur des guerriers qu’il aimait, le dessin, la peinture, la poésie, occupaient les momens du prince Henri, et il s’étudiait à rendre le séjour de Rheinsberg aussi agréable que possible. Tandis qu’à Sans-Souci Frédéric parlait tout seul, on causait à Rheinsberg, on y philosophait même, ou bien on y représentait des comédies dont le prince était l’auteur et des opéras dont il avait fourni les motifs. En un mot, il menait une existence « à la Conti, » comme a dit encore de lui M. Sainte-Beuve, et l’on venait à Rheinsberg pour fuir Sans-Souci, comme on venait autrefois à Chantilly pour se délasser de la contrainte de Versailles. Il y avait là un petit coin favorisé et comme une verte oasis au milieu des landes sablonneuses de la Poméranie. Or il advint que durant l’été de l’année 1777, Elliot se rencontra sous le toit du prince Henri avec une Mme de Verelst, veuve d’un ancien ministre des Pays-Bas, qui avait d’un premier mariage une fille unique, héritière de sa beauté. Charlotte de Krauth, bien qu’à peine âgée de seize ans, avait déjà, par une coïncidence singulière, fait une vive impression sur sir James Harris, le prédécesseur d’Elliot. L’austère et caustique censeur de la société de Berlin avait su cependant se dérober à ses séductions, et peut-être l’expérience d’un amant désabusé lui avait-elle dicté l’avertissement laconique qu’en partant il avait donné à Elliot : fuyez toutes les femmes en général. Quoi qu’il en soit, l’avis fut perdu pour son successeur, qui, à peine installé à Rheinsberg, tomba éperdument amoureux de Mlle de Krauth. Au début de cette inclination, Elliot s’imaginait peut-être qu’il serait question d’une liaison fugitive, comme s’il s’était encore agi d’une fille d’honneur de l’électrice de Bavière. Il dut bientôt s’apercevoir de son erreur. C’était au mariage que l’on tendait. Naguère encore, Elliot y répugnait autant qu’homme du monde. « Il n’y a, écrivait-il au marquis de Bombelles, que deux métiers dans ce monde : détruire ou procréer. Les deux ont leur danger ; mais il est vrai que, si nous sommes malheureux dans le second, ce sont du moins nos amis qui en profitent. » Pour l’amener à cette extrémité redoutable, il fallut donc de la part de Mme de Verelst des prodiges d’habileté, prodiges d’autant plus grands qu’Elliot opposa une belle résistance. Dans cette lutte de deux années engagée entre l’adresse d’une femme et la perspicacité d’un diplomate, ce fut naturellement la femme qui triompha. Pour forcer la main à Elliot, il fallut cependant recourir au dernier moment à un expédient suprême ! , celui de tout rompre en déclarant que l’honneur de Charlotte était compromis par d’aussi longues hésitations. Le mariage fut enfin conclu dans le courant de l’année 1779. Nous aurons plus tard à en raconter les fâcheuses conséquences. Pour le moment, nous allons laisser de côté l’homme privé, et c’est le diplomate qui va entrer en scène.

Les débuts d’Elliot à Berlin n’avaient pas été très heureux. Il s’était mis dans le cas d’être accusé d’une violation brutale du droit des gens et presque de la probité. Voici le fait, qui en son temps a fait du bruit en Europe. Les colonies d’Amérique, en guerre avec l’Angleterre, avaient envoyé en Prusse deux délégués chargés de solliciter une alliance. Durant leur séjour, on pénétra dans leur chambre, on força leur secrétaire, et on leur enleva leurs papiers les plus secrets, qui le lendemain furent trouvés dans les mains d’Elliot. Celui-ci fut naturellement accusé d’avoir été l’instigateur du vol, et il est certain qu’il avait dans cette affaire sa part de responsabilité. Cependant il est assez difficile d’en déterminer l’étendue en présence de la différence des versions. S’il fallait en croire Thiébault, le rôle joué par Elliot serait véritablement odieux. Il aurait accueilli à bras ouverts les deux envoyés américains, affectant de les traiter comme des compatriotes malgré la guerre qui séparait les deux pays. Il se serait peu à peu insinué dans leur familiarité, les suivant partout comme leur ombre, et aurait profité pour faire exécuter le vol de ce qu’ils étaient retenus à une soirée où lui-même les avait conduits. Au dire de Carlyle, le vol aurait bien été commandé par Elliot, dont, ajoute-t-il, « un peu d’espionnage était la principale occupation diplomatique ; » mais il ne s’y serait résolu qu’avec répugnance et sur les ordres exprès de son gouvernement. Pour assurer le succès de l’entreprise, il aurait donné commission à un voleur de profession, et il aurait eu en même temps la prudence de faire disparaître au lendemain de l’attentat un serviteur de l’ambassade, afin de pouvoir en attribuer la responsabilité à l’excès de zèle d’un subalterne. Enfin, suivant lady Minto, une troisième explication, donnée par Elliot au gouvernement prussien, serait la véritable, et son unique tort aurait consisté dans une imprudence. Il aurait dit légèrement à table qu’il paierait son pesant d’or la cassette qui contenait les papiers des envoyés américains, paroles irréfléchies qui auraient déterminé un de ses domestiques à tenter l’aventure dans l’espoir d’une bonne récompense. Quelle que soit la version qu’on veuille adopter, il est certain que l’aventure avait produit à Berlin un déplorable effet. Frédéric essaya d’étouffer l’affaire ; mais depuis lors il fit toujours mauvais visage à Elliot.

C’était là au reste le moindre des soucis du ministre anglais, et il était homme à prendre légèrement son parti de la mauvaise humeur du roi. Ce qui le préoccupait bien autrement, c’était l’état embarrassé et par instans critique des affaires de son pays. Jamais en effet l’Angleterre n’avait traversé une crise aussi menaçante que durant les quelques années du séjour d’Elliot en Prusse, alors qu’elle était seule à lutter contre les efforts réunis de l’Amérique et de la France. Les nouvelles les plus fâcheuses se répandaient sur le continent, et arrivaient à Berlin, colportées et grossies par la malveillance de l’opinion publique, alors déchaînée contre l’Angleterre. Toujours impassible et confiant, Elliot faisait tête à l’orage. Quelque désastre qu’on vînt lui annoncer, il déconcertait par la fierté de son attitude l’attente des malveillans qui épiaient sur son visage le moindre signe de trouble. Il devait lui en coûter d’autant plus de conserver cette apparence inébranlable, qu’au fond du cœur il croyait l’Angleterre sur le penchant de sa ruine, et qu’il était en proie à de véritables angoisses. Ce qui rendait de plus son rôle véritablement pénible, c’était que les gazettes du continent reproduisaient à l’envi les discours des membres de l’opposition, où la situation était peinte sous les plus noires couleurs. Les embarras de la politique anglaise y étaient révélés, commentés, amplifiés même parfois pour les besoins de la polémique quotidienne, et les ennemis de l’Angleterre triomphaient de ces révélations. Rien n’égalait alors la rage d’Elliot contre ces orateurs indiscrets, et dans ces momens-là il aurait fait volontiers bon marché des vieilles franchises et libertés de sa patrie. Il ne faut pas oublier que, la Grande-Bretagne offrant alors le spectacle unique en Europe d’un gouvernement dont les affaires étaient publiquement discutées, cette particularité glorieuse condamnait Elliot à une sorte d’infériorité vis-à-vis de ses collègues en diplomatie. Aussi ne faut-il pas trop s’étonner s’il expliquait le langage de l’opposition par l’ardeur aveugle de gens du dehors (outs) qui voudraient bien être gens du dedans (ins). Il ne se doutait guère qu’aux yeux de l’histoire les efforts patriotiques de cette même opposition transformeraient presque en une période de gloire cette période de revers, et que la postérité oublierait les faiblesses de North et les défaites de Burgoyne pour ne plus se rappeler que les discours des Burke, des Fox, des Chatham.

Elliot ne savait pas seulement opposer à la joie triomphante des ennemis de sa nation l’attitude impassible, d’un homme qui excellait à ne rien laisser paraître sur son visage de ce qu’il éprouvait au fond de son cœur. Quand on le serrait de trop près, il devenait agresseur à son tour, et par la vivacité de ses ripostes faisait souvent repentir ceux qui l’avaient provoqué. Qu’à la nouvelle du traité conclu entre le gouvernement de Louis XVI et les colonies d’Amérique un Français mal appris vînt lui dire avec un rire méprisant : « Voilà un fameux soufflet que la France donne à l’Angleterre, » Elliot le frappait en plein visage, et ajoutait tranquillement : « Voilà le soufflet que l’Angleterre rend à la France. » Qu’un Prussien officieux s’inquiétât devant lui du renfort que cette alliance apportait à l’Amérique et de l’abaissement que ferait éprouver à l’Angleterre l’établissement d’une grande puissance indépendante de l’autre côté de l’Atlantique, Elliot ne se troublait pas et répondait : « Le pis qui puisse nous arriver, c’est de n’être plus que la seconde puissance du monde après avoir été la première. » Et la Prusse, quel rang cet orgueilleux Anglais lui assignait-il donc ? Parfois même Elliot avait à porter plus haut ses coups. Alors que les hostilités étaient imminentes entre la France et l’Angleterre, la reine, personne ordinairement bien inoffensive, s’étonnait avec insistance qu’il eût osé revenir de Londres en passant par Paris sans crainte d’y être arrêté. « Oh ! madame, disait négligemment Elliot, il y a longtemps que la France est un pays civilisé où l’on n’arrête plus personne. » Adressée à l’épouse du souverain qui avait fait arrêter Voltaire avec tant de fracas, la repartie était piquante, et le trait fut vivement senti.

De tous les adversaires d’Elliot, celui avec lequel les escarmouches lui semblaient le plus redoutables, c’était le roi lui-même. Frédéric, qui n’avait jamais pardonné à l’Angleterre son abandon au cours de la guerre de sept ans, était de plus très mal disposé pour Elliot. Il n’y avait donc à attendre de lui ni bonne grâce ni courtoisie. Ce philosophe, qui ne savait pas résister au plaisir de diriger une épigramme contre les gens dont il faisait profession de cultiver l’amitié, qui se moquait de Maupertuis avec Voltaire et de d’Alembert avec Thiébault, n’était assurément pas homme à ménager un ennemi, fût-il à terre, à plus forte raison s’il avait la hardiesse de lever la tête. Il avait feint d’abord avec Elliot de porter à l’Angleterre un prodigieux intérêt. — « Eh bien ! monsieur, lui disait-il quelque temps après son arrivée, voilà donc l’Angleterre aux prises avec ses colonies. — Sire, il y a encore lieu d’espérer que nous nous raccommoderons. — Je le souhaite sincèrement, monsieur ; mais c’est un terrible moyen de se raccommoder que de se faire la guerre. » D’autres fois, sous forme de conseils et de recommandations, il prenait un malin plaisir à lui énumérer toutes les difficultés que présentait l’entretien d’armées considérables par-delà les mers. « Monsieur, ajoutait-il, croyez-en un vieux praticien qui par malheur a tant eu à s’occuper de guerre qu’il lui peut-être permis d’avoir à ce sujet des opinions bien prononcées. Pourvoir une armée de tout ce qu’il lui faut, quand cette armée est au bout du monde, c’est le chef-d’œuvre de la prudence humaine. » Frédéric ne se tenait pas toujours dans les bornes de cette ironie, qui du moins n’avait rien de blessant. A mesure qu’il avançait en âge, son humeur s’aigrissait, et dans ses dernières années il était sujet à de véritables colères séniles. Aussi s’abandonnait-il de plus en plus à son mauvais vouloir contre l’Angleterre. Pour témoigner de ses rancunes, il s’avisa de rappeler de Londres son ministre, le comte Maltzahn, qui y était fort aimé, et de le remplacer par un certain comte Lusi, homme perdu de réputation. Quelque temps après, il demandait à Elliot : « Eh bien ! monsieur Elliot, que pense-t-on à Londres de mon nouveau ministre ? — Sire, répondait immédiatement Elliot en s’inclinant jusqu’à terre, on pense que c’est un digne représentant de votre majesté. » Frédéric avait l’épiderme trop sensible pour ne pas sentir vivement de pareilles blessures ; mais il savait dissimuler et remettre sa vengeance à un instant plus propice. Il se contentait de témoigner à Elliot sa mauvaise humeur en passant et repassant plusieurs fois devant lui aux réceptions officielles sans paraître l’apercevoir. Il attendait avec impatience que quelque nouveau revers de l’Angleterre lui fournît l’occasion désirée. Cela ne tardait jamais bien longtemps. « Monsieur Elliot, demandait un jour Frédéric à brûle-pourpoint, qui donc est cet Hyder-Ali qui arrange si bien vos compatriotes aux Indes ? — Sire, c’est un vieux despote qui a beaucoup pillé ses voisins ; mais heureusement qu’il commence à radoter. » — « Monsieur, disait le lendemain Elliot à l’un de ses collègues, j’ai goûté là une vengeance que Satan aurait enviée. » Elliot n’avait pas toujours aussi beau jeu, et parfois, quand il venait imprudemment provoquer le vieux lion, celui-ci lui faisait sentir sa griffe à son tour. Hyder-Ali ayant été mis en déroute par sir Eyre Coote, Elliot ne manqua point d’apporter au roi le rapport envoyé par ce général à son gouvernement. Dans ce rapport, suivant une habitude très respectable des documens officiels anglais, il était rendu grâces à Dieu et à la Providence. Frédéric, après avoir parcouru le rapport, le rendit à Elliot en disant : « Il est beaucoup question de Dieu là dedans ; je ne vous connaissais pas cet allié-là. — Nous comptons cependant beaucoup sur lui, sire, bien que ce soit le seul que nous n’ayons jamais payé[1]. — Aussi vous en donne-t-il généralement pour votre argent, » rétorquait sur-le-champ Frédéric.

Il y avait plus de cinq années qu’Elliot s’escrimait ainsi de son mieux pour l’honneur de la vieille Angleterre quand, à la suite d’une crise ministérielle amenée par la chute du cabinet de lord North, il reçut ses lettres de rappel. Quelques mois après, en septembre 1782, il fut nommé ministre à Copenhague. Cette nomination, qui au point de vue de l’ambition diplomatique le satisfaisait médiocrement, eut la plus funeste influence sur son bonheur domestique. Un peu par sa faute, la lune de miel n’avait pas été de longue durée, et maintes fois déjà il avait eu à souffrir des violences et des légèretés de sa femme. Au moment de partir pour Copenhague, Charlotte Elliot invoqua le mauvais état de sa santé et la saison avancée pour demeurer à Berlin avec son enfant, s’engageant à rejoindre son mari au retour de la belle saison. Durant l’hiver, la volage Charlotte ne prenait que rarement la peine d’écrire, et c’était à Mme de Verelst qu’Elliot était réduit à s’adresser pour avoir de ses nouvelles. Les lettres qu’il recevait de sa belle-mère n’étaient pas de nature à lui laisser beaucoup d’illusion sur le sort qui l’attendait. « Ma fille se porte bien, s’occupe de sa musique et bien plus longtemps de sa toilette. Je ne crois pas qu’elle vous aime comme par le passé. Non, mais je me flatte qu’elle a de l’amitié pour vous. Elle sentira qu’une femme n’est estimée qu’autant qu’elle est bien avec son mari. »

Le printemps étant arrivé, Elliot pressa sa femme d’accomplir sa promesse. La réponse à ses sollicitations fut une lettre par laquelle non-seulement elle déclarait ouvertement qu’elle ne s’expatrierait pas, mais encore elle inaugurait la guerre en se livrant à une série de récriminations dont le peu de fondement égalait la violence. Cette lettre donna fort à réfléchir à Elliot. « Sachant bien, dit Thiébault, que sa femme n’était pas capable d’en rédiger une où il y eût tant d’ordre, de suite et de développement, il fut dès lors convaincu qu’elle avait un aide. » Cette conjecture se trouvant encore fortifiée par divers avertissemens qu’un ami fidèle lui faisait parvenir, Elliot prit un parti énergique. Il quitta Copenhague sur un petit bâtiment marchand et se fit débarquer sur la côte de Prusse. De là, il partit seul à cheval pour Berlin, et descendit en secret chez l’ami dont les avertissemens l’avaient fait entrer en campagne. Celui-ci le mit au courant de la situation, et, gardant moins de ménagemens qu’il n’avait fait jusque-là, il alla jusqu’à lui donner le nom de l’homme que la chronique scandaleuse de Berlin accusait d’avoir pris sur Charlotte Elliot un ascendant illimité. C’était un de ses cousins, aide-de-camp du prince Henri, connu dans le monde sous le nom du beau Kniphausen. Il n’y avait pas de temps à perdre. Elliot songea d’abord à son enfant. Profitant de ce que sa femme avait été invitée à souper à la cour, il s’établit aux alentours de sa maison pour y guetter le retour de la voiture qui allait revenir vide. Il s’en empare malgré la résistance du cocher. Des chevaux de poste y sont attelés ; un domestique de confiance y monte avec l’enfant, et l’équipage ainsi, transformé prend à toute vitesse la route du petit port où Elliot était venu débarquer.

Cette première partie de l’entreprise heureusement terminée, Elliot entra dans la maison. Il commença par enfermer tous les domestiques dans une chambre, avec menace de traverser de son épée celui qui serait assez hardi pour aller donner l’alarme ; puis, pénétrant dans les appartemens de sa femme, il força son secrétaire et emporta tous ses papiers, qu’il passa la nuit à dépouiller. Une des premières pièces qui tomba sous ses yeux fut, écrit tout entier de la main du beau Kniphausen, le brouillon de la dernière lettre qu’il avait reçue de sa femme. Cette pièce convaincante et quelques autres billets fort tendres ne laissèrent à Elliot aucun doute sur l’outrage qu’avait subi son honneur. Sur-le-champ il écrivit à Kniphausen une lettre des plus hautaines où il prenait soin de l’avertir qu’obligé de retourner à Copenhague pour veiller à l’installation de sa fille il ne serait pas longtemps sans lui donner de ses nouvelles. Cette même nuit, Elliot franchissait de nouveau les portes de Berlin. Au chef du poste qui, refusant de le laisser sortir, lui demandait son nom, il répondit à haute voix : Elliot, ministre plénipotentiaire de sa majesté le roi d’Angleterre à la cour de Copenhague, et il profita de la stupéfaction de l’officier pour s’éloigner à toute bride.

L’aventure, comme on peut penser, fit du bruit. Le prince Henri, sous le toit duquel cette intrigue s’était probablement nouée, essaya de s’interposer ; mais la belle, irritée des procédés d’Elliot, déclara qu’elle n’aspirait qu’à une chose, divorcer avec lui pour épouser son cousin, ajoutant que, si le divorce n’était pas prononcé, il n’en serait ni plus ni moins qu’auparavant, et qu’au surplus Elliot n’avait depuis longtemps rien à perdre. Pendant ce temps, Kniphausen faisait le glorieux, hantait les salles d’armes, et ne parlait que de pourfendre ce mari importun. Néanmoins, quand au bout de quinze jours Elliot reparut à Berlin, Kniphausen jugea prudent de prendre la route du Mecklembourg. Elliot s’élança immédiatement sur ses traces. Après plusieurs jours de poursuites infructueuses, il s’arrêta un soir dans une auberge isolée au bord d’une grande route. L’hôte lui fit assez mauvais accueil et lui dit qu’il n’avait qu’à s’en aller, toutes les chambres ayant été retenues par un grand seigneur qui voulait être seul. Un secret pressentiment indique à Elliot qu’il a trouvé son homme. Il prend une canne d’une main, un pistolet de l’autre, une épée sous son bras, et se présente inopinément à la porte de la chambre où le beau Kniphausen se délassait des fatigues du voyage. Celui-ci refuse d’accorder sur-le-champ satisfaction à Elliot, qui, perdant patience, casse sa canne sur le dos de Kniphausen et se met ensuite à sa disposition pour le lendemain matin. Vain espoir : Kniphausen repart dans la nuit pour Berlin, où il va partout jetant les hauts cris et déblatérant contre Elliot, qui, dit-il, l’a fait tomber dans un guet-apens. Il faut les menaces d’un des parens de Kniphausen, qui parle de lui brûler la cervelle, pour le déterminer à affronter le combat. Sur le terrain, il pose une condition : si au cours de l’engagement, l’un des deux champions se tient pour satisfait, il aura le droit de le témoigner en portant la main à son chapeau. Kniphausen tire et manque. La balle d’Elliot effleure au contraire l’oreille de Kniphausen et va se loger dans un arbre à la hauteur de sa tête. Aussitôt Kniphausen porte la main à son chapeau. Il est satisfait, très satisfait. Elliot proteste qu’il ne l’entend point ainsi, à moins que Kniphausen ne consente à signer une lettre où il lui adressera des excuses de ses impertinences, et déclarera calomnieux les bruits par lui répandus au sujet du prétendu guet-apens. Après deux heures de pourparlers, le combat recommence. Cette fois Elliot est blessé. Avant qu’il n’ait eu le temps de riposter, Kniphausen s’écrie qu’il signera tout ce qu’on voudra. Elliot ne permet point qu’on examine sa blessure avant que tout soit terminé. Kniphausen signe, et veut ensuite embrasser Elliot. « Monsieur, lui dit celui-ci, je vous souhaite toute sorte de bonheur ; mais d’amitié entre vous et moi, il ne saurait y en avoir. » De retour à Berlin, on examine la blessure d’Elliot, qui ne laisse pas d’être assez grave, et le retient plusieurs jours au lit. « N’avais-je pas dit, s’écria le roi en apprenant cette histoire, qu’il ferait un excellent soldat. » Quelques semaines après, le divorce entre Elliot et sa femme était prononcé, et il reprenait seul la route de Copenhague.

Cette affaire si gaillardement menée lui fit en Europe beaucoup d’honneur. De nos jours, si galamment qu’un mari se fût conduit en pareille occurrence, l’idée ne viendrait assurément à personne d’aller lui faire compliment. On tiendrait que ce sont là de ces sujets délicats sur lesquels, si le silence est d’or, on ne peut même pas dire que la parole soit d’argent. On n’en jugeait pas ainsi au XVIIIe siècle, où la vie était aussi peu murée que possible. Les témoignages de sympathie et les félicitations vinrent chercher Elliot au fond du Danemark. Princes et princesses du sang lui écrivirent à l’envi les lettres les plus flatteuses, et ses amis lui faisaient savoir qu’il était pour la garnison de Potsdam l’objet d’un véritable enthousiasme. Quelque consolation qu’Elliot dût puiser dans cette sympathie et dans cet enthousiasme, les premiers temps de son séjour en Danemark n’en furent pas moins assez mélancoliques. Il fallut, pour dissiper sa tristesse, l’attrait d’événemens importans qui devaient bientôt passer sous ses yeux.


III
Something is rotten in the state of Danmarck[2]

dit un vers célèbre de Shakspeare. Si jamais ces sombres paroles exprimèrent fidèlement l’état de cette intéressante et malheureuse contrée, c’est bien durant le règne du roi Christian VII, l’époux de l’infortunée Caroline-Mathilde, le bourreau de Struensée. Ce prince imbécile a gouverné despotiquement le Danemark pendant plus de vingt années sans que le secret de sa démence ait été ouvertement connu par d’autres que par ses familiers. Les historiens, qui font volontiers de lui un monstre, attribuent le désordre de ses facultés aux excès dans lesquels il se jeta dès son plus jeune âge. La vérité est que l’intelligence de ce malheureux, plus digne de pitié que de haine, était profondément altérée bien avant qu’il ne fût parvenu à l’âge de mal faire. On ne peut conserver aucun doute sur ce point quand on a lu les mémoires de Reverdil, de ce Suisse honnête, ancien précepteur de Christian, dont Voltaire disait : On peut avoir autant d’esprit que Reverdil, mais pas davantage. La pitié saisit quand on lit dans ces mémoires les détails de l’éducation qui fut donnée à Christian VII. Il avait pour gouverneur un certain comte de Reventlow, homme fantasque et bizarre, qui, s’étant avisé de demander à Rousseau de composer une série d’instructions en vers à l’usage du jeune prince, s’attira de lui cette réponse hautaine, « que, n’ayant pas fait de vers depuis longtemps, il avait complètement oublié cette petite mécanique, et que d’ailleurs il n’avait point l’art de mettre en chansons ce qu’il fallait dire aux princes. » M. de Reventlow croyait probablement se conformer aux préceptes que lui aurait donnés Rousseau en surchargeant de travail son malheureux élève, en l’accablant de coups et de mauvais traitemens, de même qu’il se flattait d’abaisser son orgueil en l’appelant sa royale poupée. Cette éducation à l’Emile pratiquée par un Scandinave n’avait pas seulement fait de Christian VII un enfant maladif et sournois, elle avait porté atteinte à son intelligence débile et développé en lui les germes d’une folie précoce. L’esprit troublé par une croyance superstitieuse qu’il avait puisée dans les légendes de la féerie allemande, ce malheureux prince s’était imaginé qu’avec le temps son corps acquerrait la dureté du diamant, et qu’une fois arrivé à ce bienheureux état il deviendrait insensible aux coups de verges qui formaient le principal moyen d’éducation du comte de Reventlow. Dans cette persuasion, il tâtait fréquemment sa personne pour s’assurer « s’il avançait vers la dureté. » En même temps, par un instinct de révolte contre les formalités de l’étiquette dont on opprimait son enfance et contre la morgue empesée des courtisans qui l’environnaient, il caressait un certain idéal de vie libre, gaie, brillante, que dans son langage incohérent il désignait par ces mots : être leste. Être dur, être leste, voilà quelles étaient les préoccupations quotidiennes du prince qui, en 1766, à l’âge de dix-neuf ans, devait être appelé à monter inopinément sur le trône de Danemark. Devenu l’époux de la sœur de George III, de la belle et gracieuse Caroline-Mathilde, dont il s’était follement épris sur la vue de son portrait, Christian s’était dégoûté d’elle au bout de quelques mois de possession, et il était tombé aux mains des plus obscurs favoris. Le seul d’entre eux qui ait laissé un nom dans l’histoire, c’est le malheureux Struensée. On connaît l’aventure de ce médecin du Holstein dont une cure heureuse opérée sur la personne de la comtesse de Rantzau fit la fortune, et qui durant deux années, maître de l’esprit du roi et du cœur de la reine, se servit de son immense pouvoir moins pour travailler à sa fortune personnelle que pour réaliser un peu au hasard en Danemark les réformes dont il avait puisé l’idée dans les ouvrages de Mably et de Montesquieu. On connaît aussi sa fin tragique et la mélancolique destinée de la jeune reine qu’il entraîna dans sa ruine, de cette Marie Stuart du nord dont le théâtre et le roman ont poétisé l’existence sans que l’histoire ait pu en toute sûreté de cause donner raison à ses adversaires ou tort à ses défenseurs. Le contre-coup de cette double catastrophe se faisait encore ressentir à Copenhague au moment où Elliot y fit son apparition. Incapable de se gouverner lui-même, le roi Christian VII n’avait échappé à la domination de Struensée que pour tomber sous la main de fer de sa belle-mère, la princesse Julie de Brunswick. Cette princesse, par un souvenir de haine contre Mathilde l’Anglaise, avait jeté le Danemark dans les voies d’une politique tout opposée à celle de la Grande-Bretagne. C’était grâce à elle que, durant la guerre d’Amérique, le Danemark était entré, avec la Suède et la Russie, dans cette grande ligue des neutres fondée sous les auspices de Catherine II, qui est demeurée célèbre dans l’histoire pour avoir proclamé la première, à l’encontre des tyranniques prétentions de l’Angleterre, les véritables principes du droit international des mers. Le Danemark, ouvertement hostile à l’Angleterre, formait avec les deux grandes puissances du nord une triple alliance dont le résultat pouvait être de fermer d’un jour à l’autre aux Anglais l’entrée de la Baltique. Dénouer les liens de ce faisceau redoutable était donc l’objet des recommandations pressantes que l’Angleterre adressait à ses représentons, et les dépêches qu’à une époque correspondante Fox, alors chef du foreign-office, échangeait avec lord Malmesbury, nous montrent qu’il considérait une alliance de l’Angleterre avec le Danemark et la Russie comme un des événemens les plus favorables à la politique qu’il dirigeait.

Depuis que l’autorité de la princesse de Brunswick avait succédé à celle de Struensée, l’aspect de la cour n’était pas moins profondément changé que celui des affaires. Durant le temps que Struensée avait passé au pouvoir, on eût dit qu’un rayon de la gaieté française, dissipant les brouillards du nord, était venu éclairer le ciel sombre de Copenhague. Struensée voulait tout réformer, jusqu’aux divertissemens. Aussi avait-il créé un département des menus-plaisirs dont il avait confié la direction à son compagnon de fortune, le comte de Brandt. De concert avec lui, il s’étudiait à introduire sans cesse à la cour de nouveaux amusemens ou à renouveler l’aspect des anciens. La chasse, cet antique divertissement des adorateurs d’Odin, n’avait jamais cessé d’être en honneur à la cour de Danemark ; mais Struensée avait augmenté l’éclat des chasses royales en déterminant la reine à monter à cheval, chose inconnue jusque-là pour les femmes, et à y prendre part. On vit l’imprudente Mathilde, revêtue d’un habit d’homme, galoper côte à côte avec Struensée dans les allées des bois. En même temps on faisait venir des acteurs de France et des chanteurs d’Italie. A la cour, on jouait Zaïre. Christian représentait Orosmane. On affublait Reverdil du rôle de Nerestan, et quand il s’agissait ensuite de tramer la perte du seul favori honnête que Christian ait jamais eu, on persuadait à Orosmane que Nerestan s’était raillé de son jeu. On introduisait également à la cour l’usage italien des bals masqués, qui faisaient fureur en Europe, et, mêlant les affaires aux plaisirs, on se servait de la liberté qui régnait dans ces bals pour ourdir mystérieusement des complots. Struensée ne négligeait pas de faire participer le peuple à ces divertissemens : divertir les sujets du roi et, suivant ses ennemis, les corrompre était un des principes de sa politique. Pour y parvenir, il obtenait qu’à certains jours les jardins royaux fussent illuminés et ouverts à tous ceux qui voudraient y entrer en masque. On établissait aussi dans ces jardins une banque de pharaon dont les profits devaient, il est vrai, revenir à l’hospice des enfans trouvés ; objet de la sollicitude constante de Struensée, mais où le menu peuple n’en venait pas moins perdre en quelques minutes le fruit de ses épargnes. Aussi la misère la plus profonde régnait-elle à Copenhague, et le spectacle de cette misère, dont on se plaisait à rendre Struensée responsable, paraissait encore plus choquant à côté des folles prodigalités de la cour. Rien ne pouvait cependant enlever à Christian l’admiration de Voltaire, qui, s’il aimait fort les rois qui font des vers, aimait encore davantage ceux qui débitaient les siens. Aussi Christian, lui ayant envoyé quelque argent pour les Calas, recevait-il de lui les vers suivans :

Pourquoi, généreux prince, âme tendre et sublime,
Pourquoi vas-tu chercher dans nos lointains climats
Des cœurs infortunés que l’injustice opprime ?
C’est qu’on n’en peut trouver au sein de tes états.

La catastrophe de Struensée transforma subitement l’aspect de la cour de Copenhague. Le même mouvement de haine aveugle qui renversa les meilleures de ses réformes s’attachait à proscrire tous les plaisirs qu’il avait inaugurés. On remettait en honneur les rigueurs pesantes de l’étiquette allemande, dont, sous l’influence de Struensée, on avait commencé à s’affranchir. Pour donner une idée de ce que ces rigueurs pouvaient être, il suffira de dire qu’en vue de régler l’ordre des préséances une ordonnance royale avait autrefois divisé les gens titrés en catégories au nombre de cent et une. On désignait toujours les gens non par leur nom, mais par leur titre ; on était M. le conseiller, M. le chambellan, M. le fournisseur des provisions de terre et de mer. Naturellement les membres de chaque classe avaient un secret mépris pour ceux de la classe inférieure. On comprend qu’une société ainsi réglementée ne dût pas facilement ouvrir son sein aux étrangers. Un des prédécesseurs d’Elliot, le colonel Keith, assure dans ses mémoires que chaque grande famille danoise, après avoir invité une fois à dîner les ministres étrangers, se croyait dispensée de toute autre politesse, et qu’il n’était plus possible de remettre les pieds dans la maison où l’on avait été engagé. La cour était donc le seul lieu de réunion. Keith nous dit que de son temps il était d’étiquette de rassembler deux fois par semaine au palais d’Hirscholm les membres du corps diplomatique et de leur offrir un magnifique repas, auquel le roi et la reine assistaient en personne. Cet usage, dernier souvenir de l’antique hospitalité Scandinave, était tombé en désuétude au temps d’Elliot. Le palais d’Hirscholm lui-même, magnifique demeure où les tableaux et les glaces étaient encadrés d’argent massif, de cristal de roche et de perles, avait été abandonné au lendemain de la mort de Struensée. Ses jardins, qui rivalisaient en magnificence avec ceux de Versailles, étaient devenus déserts, et le voyageur Coxe, qui visitait le Danemark durant le séjour d’Elliot, nous parle du lierre qui grimpait aux murailles et de l’herbe qui poussait dans les allées des parterres. La désolation de la royale demeure n’était que l’emblème de la tristesse de Copenhague sous la domination de l’austère et vindicative Julie de Brunswick.

Lors de l’arrivée d’Elliot à Copenhague, il y avait plus de dix ans que cette princesse ambitieuse et son favori Guldberg tenaient d’une main ferme les rênes du pouvoir. Il existait cependant un parti de mécontens, à la tête duquel était le comte de Bernstorff, de cette grande famille des Bernstorff dont le nom revient si souvent dans l’histoire des cours du nord. Tenu systématiquement à l’écart, le parti Bernstorff avait ajourné ses espérances jusqu’à l’époque où le prince royal, fils de Caroline-Mathilde, serait appelé par son âge à siéger dans le conseil des ministres. Ce prince, qui devait régner plus tard sous le nom de Frédéric VI, avait, comme son père, expérimenté les bienfaits de cette éducation facticement rustique dont grâce à Rousseau la mode s’était établie jusque dans ces contrées lointaines. Par application des principes de l’Emile, on tenait toute l’année le pauvre enfant sans bas ni souliers ; on le forçait par les plus grands froids à se précipiter dans une cuve d’eau glacée. On ne le nourrissait que de légumes, d’eau et de laitage. On lui laissait pour unique compagnon un enfant de son âge qu’on instruisait à le traiter d’égal à égal, et on s’applaudissait que le prince fût battu et maltraité par lui. Qu’il faille ou non en attribuer le mérite à ce singulier système d’éducation, le prince royal était à quatorze ans un enfant d’une intelligence et d’une vigueur de caractère peu communes, en état d’entretenir avec Bernstorff une correspondance secrète sur les sujets les plus graves. A seize ans, la loi constitutionnelle du Danemark lui donnait le droit de siéger au conseil ; mais ses partisans redoutaient que les favoris de la reine-mère n’allassent jusqu’à la violence pour l’en écarter. Ils s’adressèrent à Elliot. Celui-ci avait ordre du cabinet britannique de se tenir à l’écart et de ne se mêler de rien ; mais il n’était pas homme à s’embarrasser des instructions de ses chefs quand il les croyait contraires aux véritables intérêts de son pays. Aussi ne se fit-il pas scrupule de promettre son appui aux conjurés. Quelques jours avant sa majorité, le jeune prince reçut le sacrement de confirmation dans la chapelle royale. Publiquement interrogé sur les articles de sa foi, il étonna tous les assistans par la fermeté et la lucidité de ses réponses. La gravité de sa contenance, son air doux et recueilli, attirèrent tous les regards. On fut frappé de sa ressemblance avec sa mère, la belle et infortunée Caroline-Mathilde, dont on avait oublié les torts, et dont on ne se rappelait plus que la bonté. Les larmes coulaient de tous les yeux, et les partisans de la reine-mère eurent le pressentiment que leur règne touchait à sa fin. Quelques jours après, le prince royal s’asseyait pour la première fois à la table du conseil. Sans laisser à personne le temps de prendre la parole, il donna lecture d’un mémoire où l’administration de la reine-mère était vivement critiquée, et il présenta au roi un projet de décret d’après lequel tous les ministres étaient congédiés, et tous les ordres devaient être désormais contre-signés par le prince royal. Ce fut une scène curieuse. Le roi, surpris, hébété, confondu qu’on lui demandât une détermination quelconque, regardait de tous les côtés comme pour demander conseil. Guldbefg, en joueur avisé qui sent la partie perdue, gardait un profond silence. Les autres ministres s’agitaient. « Votre altesse n’entend certainement pas, s’écria l’un d’eux, que le roi accepte une si grave résolution sans prendre conseil, » et en même temps il s’efforça d’arracher aux mains du prince le projet de décret qu’il tenait déplié devant le roi. « Monsieur, s’écria fièrement ce conspirateur de seize ans, ce n’est pas à vous à donner des conseils au roi, c’est à moi, qui suis l’héritier du trône, et responsable devant la nation. » Vaincu par ce ton d’autorité, le roi signa. Les ministres se retirèrent, au comble de la colère, et sans la fermeté d’Elliot le sang aurait coulé le lendemain. Par une heureuse coïncidence, quelques vaisseaux de guerre anglais se trouvaient à l’ancre dans le port de Copenhague. Elliot déclara publiquement que, s’il y avait du trouble dans la ville, il ferait prendre terre aux équipages de ces vaisseaux, et que, se mettant à leur tête, il marcherait au secours du prince royal. La reine-mère comprit qu’elle avait affaire à trop forte partie. Elle, abandonna Copenhague et se retira dans son palais de Frederiksborg, dont elle ne devait plus sortir. Guldberg fut éloigné et Bernstorff mis à la tête des affaires. L’entreprise terminée, Elliot écrivit à son gouvernement pour lui rendre compte de sa conduite. Tout était pour le mieux. Le prince royal avait publiquement remercié Elliot, et il avait déclaré qu’il était à moitié Anglais. Elliot ne reçut donc que des éloges. Les choses eussent-elles tourné autrement, il aurait probablement subi l’affront d’un désaveu public. Il n’aurait pas été en droit de se plaindre, puisqu’il avait agi à l’encontre de ses instructions ; mais par sa hardiesse à les enfreindre il avait rendu à son pays un service signalé. Nous croyons les diplomates de notre âge trop bien dressés pour se rendre aussi utiles.

Cette promptitude de décision et cette indépendance d’allures qui marquaient l’originalité d’Elliot devaient, à quelques années de là, le signaler de nouveau à l’attention européenne, et nous allons admirer une seconde fois la façon singulièrement libre dont les diplomates de l’ancien régime en usaient avec leurs gouvernemens. En 1788, l’aventureux Gustave III, qui troublait le nord de l’Europe par ses manies guerrières et conquérantes, avait imprudemment tenté de profiter des embarras que des démêlés avec les Turcs causaient à la Russie pour reprendre sur elle les provinces anciennement ravies à la Suède. Un traité secret obligeant le Danemark à soutenir la Russie dans ses guerres avec la Suède, une armée danoise était entrée immédiatement dans les états de Gustave du côté de la Norvège. La situation du malheureux roi était critique. Le démembrement de la monarchie suédoise allait ravir à l’Angleterre un utile allié. Elliot vit le péril et résolut de le conjurer. Ses instructions portaient qu’il devait par tous les moyens s’appliquer à tenir égale dans le nord la balance des pouvoirs, rien de plus. Par le vague même de ces instructions, il se crut autorisé à tenter une démarche singulièrement hardie. Il quitta furtivement Copenhague, et, traversant la Baltique, vint aborder à Stockholm. Il trouva la ville en révolution. On ne savait où était Gustave, qui, voyant le sénat et la noblesse mal disposés à la guerre, s’était mis à parcourir les campagnes en appelant les paysans aux armes. De village en village, Elliot partit à sa recherche, et finit par le rejoindre au fond de ces mêmes contrées sauvages de la Dalécarlie où le héros légendaire de la Suède, Gustave Wasa, avait jadis cherché un refuge. Gustave était là, seul, sans escorte, haranguant les ouvriers des mines. On peut juger quelle fut sa surprise en voyant apparaître Elliot, et la vivacité des propos qui s’échangèrent entre eux. Elliot le pressait d’accepter la médiation de l’Angleterre, qu’il prenait sur lui d’offrir. Le roi refusait de croire à ses assurances et parlait de se jeter dans les bras de la France. « Sire, s’écria Elliot, prêtez-moi votre couronne, et je vous la rendrai avec éclat. » Le ton convaincu d’Elliot triompha des hésitations du roi, et tous deux, retournant sur leurs pas, se prirent à courir la poste à cheval pour aller se jeter dans la ville de Gothenbourg, que l’armée danoise se préparait à investir. En quelques jours, la place fut mise en état de défense, grâce à l’activité d’Elliot, qui, rappelant ses souvenirs du siège de Silistrie, visitait les remparts en compagnie du roi et surveillait les travaux des fortifications comme s’il n’eût fait autre chose de sa vie. Quelques jours après, l’armée danoise déployait ses rangs au pied des murailles de Gothenbourg. Le moment était venu pour Elliot de s’interposer, et assurément le prince royal, qui se trouvait dans l’armée danoise, eût été en droit de faire un singulier accueil à ses offres de médiation. Sans ordres, sans instructions, il avait quitté la cour du souverain auprès duquel il était en mission pour se mettre au service d’un prince ennemi. Il ne s’était pas contenté de prendre moralement fait et cause pour lui, il s’était enfermé dans la place assiégée, et il avait paru dans les rangs des troupes chargées de la défendre. Aussi lady Minto se fait-elle quelques illusions quand elle attribue uniquement à l’habileté, à l’influence, à l’autorité morale de son grand-père l’heureuse issue de l’étrange et délicate mission dont il s’était chargé. Si les mémoires du général danois Falckenskiold lui étaient tombés sous la main, elle y aurait vu que les fatigues d’une longue marche, les rigueurs de la saison, la maladie, la famine, avaient réduit l’armée des assiégeans à une position non moins critique que celle des assiégés. Aussi, quand Elliot apparut inopinément dans les rangs des Danois, un projet d’armistice à la main, il fut salué par eux comme un dieu sauveur tout comme il l’avait été par Gustave au fond de la Dalécarlie. Durant les lenteurs de la négociation, Elliot entretint habilement chacune des deux armées dans l’erreur où elle était plongée au sujet des véritables ressources de l’autre, persuadant tantôt à Gustave et tantôt au prince royal qu’un armistice était leur unique moyen de salut, et, tandis qu’en réalité il travaillait uniquement dans l’intérêt de son pays, parvenant à leur faire croire à tous les deux, qu’il n’avait d’autre objet en vue que le bien de la Suède et celui du Danemark. Un traité fut signé en sa présence, sous ses auspices ; mais il dut avoir quelque peine à réprimer un sourire quand dans l’effusion de leur reconnaissance les deux princes lui donnèrent solennellement le titre « d’ami commun du nord. » Ajoutons cependant qu’Elliot profita de son crédit momentané sur l’esprit de Gustave pour lui adresser une lettre dans laquelle il l’exhortait, dans le style un peu ampoulé du temps, « à prendre désormais pour guide son cœur noble, généreux, sensible, et à faire le sacrifice de cette malheureuse gloire, qui ne s’écrit qu’en lettres de sang et ne s’éternise que par le souvenir de la dévastation des provinces et de la désolation des peuples. » La récompense d’Elliot ne se borna pas aux remercîmens chaleureux de Gustave et aux éloges qu’il reçut après coup du cabinet anglais. Le bourgmestre de Gothenbourg fit tout exprès le voyage de Copenhague pour lui apporter une médaille accompagnée d’une lettre en latin qui débutait ainsi : « La postérité, monsieur, se ressouviendra toujours avec admiration du rôle glorieux que vous avez joué au siège de Gothenbourg. » La postérité oublieuse a singulièrement trompé l’attente du brave bourgmestre. Que ce soit du moins notre excuse pour nous être arrêté si longtemps sur ce singulier épisode.

Elliot quitta Copenhague en 1790. Nous ne le suivrons pas plus loin dans sa carrière diplomatique, et nous ne l’accompagnerons ni à Dresde, où il passa obscurément dix années, ni à Naples, où il s’efforça vainement de faire passer dans l’âme de la reine Caroline et du pusillanime Ferdinand quelque chose de son indomptable énergie. Avant de prendre congé de lui, il faut qu’on nous permette de revenir ici un peu en arrière pour donner tout son développement à l’un des épisodes les plus curieux du livre de lady Minto, celui des relations de Hugh Elliot et de son frère aîné Gilbert avec Mirabeau.

Ces relations remontaient pour tous trois jusqu’aux jours de leur enfance. Hugh et Gilbert avaient été élevés en France dans une pension semi-militaire, semi-ecclésiastique, tenue par un certain abbé Choquart, où le marquis de Mirabeau avait fait enfermer « son rude fils » sous le pseudonyme de Pierre Buffière. C’est cependant sous son véritable nom que Mirabeau, trop vain sans doute pour garder le secret de sa naissance, est désigné dans les lettres des deux jeunes Elliot. Ils ont de l’amitié pour lui, bien qu’ils le trouvent suffisant, et bien que ses intolérables prétentions fassent naître parfois des querelles entre Hugh et lui. Leur éducation terminée, les deux Elliot retournèrent en Angleterre, et toute relation entre eux et Mirabeau demeura interrompue jusqu’au jour où, ses fautes, ses malheurs et l’éclat de ses procès ayant valu à ce dernier les prémices d’une réputation européenne, Hugh Elliot, alors ministre à Copenhague, saisit l’occasion du passage d’un voyageur français pour faire parvenir à son ancien condisciple l’assurance de sa sympathie et des offres de service assez vagues. Mirabeau s’enflamme, et écrit à Elliot une longue lettre que nous voudrions pouvoir citer ici en entier. Après s’être écrié en commençant : « Croyez, homme noble et généreux, que je ne prendrais pas encore le nom sacré de votre ami, si j’en étais indigne, » il raconte à sa manière toute son histoire, attribuant ses malheurs à « une aventure honorable et d’éclat, mais qui heurtait le gouvernement dans son opération favorite, la révolution parlementaire » (l’enlèvement de Mme de Monnier, sans doute). Il demande ensuite conseil à Elliot sur la direction qu’il convient de donner à sa vie, et déclare en terminant qu’il ne lui serait point agréable de vivre en Angleterre, parce que, son nom y étant déjà connu, « il y sera nécessairement un homme de convention, et qu’il ne lui sera point permis d’y être l’homme de la nature, ce qui est un grand malheur pour quiconque se sent un peu au-dessus des rêves de la vanité humaine. » Nous l’y trouvons néanmoins quelques mois après, et cette fois c’est à l’amitié de Gilbert Elliot qu’il fait appel. Dans les lettres écrites par Mirabeau à cette date, il parle avec emphase de l’intérêt touchant que lui porte Gilbert Elliot et de son dévoûment vraiment fraternel. Il eût été assez médiocrement flatté, s’il avait pu lire ce que de son côté Gilbert écrivait à son frère Hugh. « Mirabeau est aussi tranchant en conversation, aussi étrange dans ses manières, aussi laid, aussi sale, et avec tout cela aussi suffisant qu’il l’était il y a vingt ans, lorsque nous l’avons connu. Je l’ai amené ici avec moi l’autre jour. Aussitôt arrivé, il s’est mis à faire la cour à Henriette comme s’il s’attendait à lui tourner la tête en huit jours ; il a clos la bouche de ma femme, qui, en vraie John Bull, ne comprend rien au caractère français ; il a fait crier mon petit garçon en voulant le caresser, il s’est emparé de moi depuis le déjeuner jusqu’au souper, il a jeté tous nos amis dans la stupéfaction ; en un mot, il s’est comporté de telle sorte que j’ai eu de la peine à faire prendre patience à tout le monde. Fort heureusement il a été rappelé à Londres ce matin, car ma femme était à bout, non pas seulement d’amabilité, mais de politesse. » Combien lady Elliot n’eût-elle pas été plus scandalisée, si elle avait su que ce qui rappelait probablement son hôte à Londres, c’était la présence de Mme de Nehra, cette gracieuse et fidèle compagne des mauvais jours de Mirabeau, à laquelle M. de Loménie a consacré ici même une étude que les lecteurs de la Revue n’ont assurément pas oubliée. »

En 1790, Hugh Elliot fut envoyé par Pitt en mission auprès de Mirabeau. Ici, tout est obscur, la nature, la durée, le résultat de la mission. Nous savons cependant qu’elle eut une heureuse issue, à en juger par cette phrase extraite d’une lettre adressée à Elliot : « si vous pouvez conduire cette entreprise avec autant de bonheur que votre mission auprès de Mirabeau… » Lady Minto déclare que les papiers de son grand-père ne lui ont appris rien de plus que le simple fait de cette mission. C’est vainement que de notre côté nous avons cherché à nous éclairer ailleurs. Le nom de Hugh Elliot est bien cité deux fois dans la correspondance de Mirabeau avec La Marck, mais sans commentaires. Nous ne l’avons point rencontré ailleurs, et nous prenons ici la liberté de recommander ce point de recherches à plus habile et plus érudit que nous. Si l’on parvenait à établir qu’au moment où Mirabeau entretenait des intelligences avec la cour il avait noué d’un autre côté des relations avec l’Angleterre, ce serait une révélation historique qui ne manquerait certes pas d’intérêt. Elliot était assurément l’homme qu’il fallait pour entamer une négociation de ce genre. A l’appui de cette conjecture, nous avons relevé les deux indices suivans. Dans les premières notes rédigées par Mirabeau à l’adresse de la cour, il attire souvent l’attention sur les armemens de l’Angleterre et dénonce avec chaleur ses desseins hostiles ; mais dans une note qui porte la date du 28 octobre 1790, et qui est postérieure de quinze jours seulement à un billet où le nom d’Elliot se trouve mentionné pour la première fois, il affirme péremptoirement « que l’Angleterre et surtout le cabinet de Saint-James ne veulent point la guerre,… que cette pensée vague a été réchauffée par quelques circonstances particulières qu’il serait trop long de déduire, mais qu’au fond ils ne sont point décidés à la guerre, et que même ils penchent fortement à la paix. » En second lieu, Dumont, dans ses souvenirs, s’est fait évidemment l’écho d’un bruit du temps lorsque après avoir cherché à défendre Mirabeau contre le reproche de vénalité, il ajoute : « Si l’Espagne et l’Angleterre l’ont acheté, que sont devenues les sommes qu’il a reçues ? » Nous donnons cette conjecture pour ce qu’elle vaut, et nous laissons aux panégyristes ou aux détracteurs du grand tribun le soin de poursuivre l’enquête. La seconde moitié de l’existence si brillamment commencée d’Elliot s’écoula dans l’obscurité et dans une sorte de disgrâce dont il n’est point aisé d’expliquer l’origine. Il avait épousé après son divorce une ravissante jeune fille d’humble naissance, dont lady Minto ne nous donne ni le nom ni la nationalité. Peut-être cette mésalliance eut-elle pour résultat de lui rendre peu agréable le séjour de l’Angleterre et celui du continent. Quoi qu’il en soit, à son retour de Naples, il accepta le gouvernement d’un petit groupe des Antilles, et plus tard celui de la ville de Madras. Elliot passa onze ans sous ces climats meurtriers, et, quand il en revint, ce fut pour vivre dans une retraite absolue jusqu’à sa mort, qui arriva au mois de décembre 1830. Il avait vu mourir Louis XV, et Louis-Philippe monter sur le trône.

Ce fut une génération singulièrement vivace et féconde par toute l’étendue de l’Europe que celle dont les premières années de notre siècle ont marqué l’âge mur. Cette génération n’a pas produit seulement des hommes de guerre et des hommes d’état tels que peut-être le monde n’en avait point encore vu ; elle a enfanté aussi une race de politiques qui, sans s’imposer de si haut à l’admiration de la postérité, soutiennent aujourd’hui la comparaison avec les plus grandes figures de leur temps, de même qu’autrefois ils ont soutenu sans faiblir la lutte de l’esprit avec le génie. Elliot appartenait à cette race dont les Talleyrand, les Metternich, ont été les types les plus brillans, et bien que ce soit peut-être singulièrement le grandir, nous lui trouvons avec M. de Talleyrand de frappantes ressemblances : même esprit, même sang-froid, même détermination, même ténacité patriotique dans les momens de crise diplomatique. Un tact moins sûr, une volonté moins ferme, une vue moins perçante, ont empêché Elliot de s’élever aussi haut que l’ancien ministre de Napoléon. Peut-être aussi faut-il tenir compte de ce qu’en Angleterre la constitution se prête assez mal à l’emploi de ces talens moins vigoureux que déliés, en même temps que l’opinion publique ne voit pas de très bon œil leur élévation. Cependant cette opinion se laisse parfois fléchir, et la longue domination de lord Palmerston est un exemple de ses rares indulgences. Ajoutons qu’en parcourant l’étude complaisante consacrée naguère à la mémoire de M. de Talleyrand par un diplomate de l’école de lord Palmerston, on arrive bien vite à se convaincre que la race des Elliot n’est pas encore perdue en Angleterre.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.


  1. Cette réponse est prêtée par Thiébaut à Mitchell, le prédécesseur d’Harris à Berlin. Lady Minto affirme de son côté qu’elle l’a toujours entendu attribuer à son grand-père. En général, nous croyons lady Minto mieux informée que Thiébault, qui, rassemblant des souvenirs déjà lointains, est tombé parfois dans des erreurs faciles à relever. Nous devons dire cependant que Harris fait également honneur à Mitchell de cette réponse.
  2. Il y a quelque chose de pourri dans l’état de Danemark.