Un Congrès de la Paix il y a cent ans

Un Congrès de la Paix il y a cent ans
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 671-688).
UN CONGRÈS DE LA PAIX
IL Y A CENT ANS [1]

Depuis que l’Europe est constituée en grands États, c’est une loi de son évolution, ou au moins un fuit d’expérience, qu’au début de chaque siècle elle a été amenée par une longue suite de bouleversements a tenter en commun une réorganisation générale de ses territoires et un essai de perfectionnement de son droit public. Sans remonter jusqu’au « Grand Dessein » de Henri IV, les conférences de Paris, où elle vient de chercher à fixer les conditions nouvelles de son existence, ont pour précédents naturels le Congrès d’Utrecht (1713), qui mit fin aux longues guerres de la Succession d’Espagne et le Congrès de Vienne (1815), qui liquida l’héritage de l’époque révolutionnaire et impériale. DJ ces grandes assises diplomatiques, destinées à modifier si profondément l’ordre européen, ce sont les dernières dont l’histoire, renouvelée par une récente publication, nous est le plus exactement connue ; ce sont celles aussi qui, par la similitude de certaines situations, appellent les plus instructifs rapprochements avec les événements auxquels nous assistons aujourd’hui.


I

C’est le 11 avril 1814 que les représentants des puissances coalisées avaient pris acte de l’abdication de Napoléon ; dès le 23, ils signèrent avec la France un armistice dont les principales dispositions passèrent dans un traité définitif conclu moins de cinq semaines après (30 mai).

Comme celui du 11 novembre dernier, l’armistice du 23 avril avait pour objet avoué de mettre fin aux hostilités ; en réalité, il préjugeait déjà les stipulations de la paix future, car la ligne de démarcation qu’il traçait entre les armées belligérantes avait un caractère beaucoup plus politique que militaire. Les unes et les autres devaient se retirer en deçà des limites de l’ancien royaume de Louis XVI, telles qu’elles existaient au 1er janvier 1792. Par cet arrangement, la France renonçait sans doute aux places fortes et aux territoires où flottait encore son drapeau au-delà des Alpes et du Rhin ; mais elle en voyait revenir les garnisons et les troupes, et achetait à ce prix, avec la libération de ses prisonniers des précédentes guerres, l’évacuation immédiate par les Alliés de sa capitale et de ses provinces de l’Est : avantage inappréciable, lorsqu’on se rappelle les douleurs prolongées de l’occupation prussienne après 1871, et dont le bénéfice fait honneur à l’habileté de Talleyrand, qui l’avait obtenu.

Les négociations de paix ne semblaient plus désormais devoir soulever de difficultés, puisque cet accord préliminaire venait d’en fixer avec précision les bases territoriales. Elles donnèrent lieu pourtant à des discussions propres à montrer avec quelle élasticité un peuple vaincu peut se ressaisir et en imposer à ses adversaires, s’il garde lui-même l’état d’âme d’un vainqueur. Les Alliés avaient invoqué avec tant de solennité contre Napoléon le principe de l’équilibre européen que, pour paraître le respecter, ils se défendaient de vouloir anéantir la France et s’étaient même laissés entraîner à des déclarations répétées, quoique assez vagues, sur l’opportunité de lui accorder un léger arrondissement de territoire comme compensation aux larges annexions projetées par eux-mêmes. Dans une première entrevue avec leurs représentants (9 mai), les plénipotentiaires français, d’Osmond et Laforest, s’en prévalurent pour réclamer au nom de leur pays une large bande de territoire située au Sud d’une ligne tirée d’Ypres à Spire, et englobant les villes de Courtrai, Mons, Namur, Arlon, Luxembourg, Sarrelouis, Karserslautern et Landau ; elle comprenait, avec une population d’un million d’âmes, une barrière de forteresses dont de récents événements ont démontré la valeur pour la sécurité de la France. Si modérée que nous paraisse cette revendication, elle a été qualifiée d’impudente (unverschämt) et d’inouïe (unerhört) par les historiens allemands qui l’ont relatée ; lorsqu’ils l’entendirent formuler pour la première fois, les plénipotentiaires prussiens levèrent les bras au ciel, en protestant qu’elle dépassait de beaucoup l’étendue des dédommagements promis à la France. On finit par transiger en lui accordant quelques acquisitions partielles au-delà des frontières de 1792 : en Belgique, les sources de l’Oise (Philippeville et Marienbourg) ; en Allemagne, Sarrelouis et Landau, avec une partie du bassin de la Sarre ; dans le Jura, le pays de Gex ; sur les Alpes, les arrondissements de Chambéry et d’Annecy. L’Angleterre, de son côté, se taillait sa part dans le domaine colonial qu’elle avait conquis. Un congrès général devait enfin se réunir à Vienne dans un délai de deux mois pour compléter les dispositions du traité, mais sur les bases qu’arrêteraient entre elles les puissances coalisées contre la France.

L’on aperçoit au premier coup d’œil l’étendue des sacrifices auxquels celle-ci devait consentir, a la suite de ses défaites. Elle voyait sa situation territoriale définitivement réglée, sans espoir de l’améliorer dans un congrès où elle assisterait passivement au partage de ses dépouilles, en vertu d’accords conclus sans elle et contre elle. — Si la haine de ses adversaires n’avait été que trop prévoyante sur ce point, elle semblait en revanche être restée en défaut lorsqu’ils avaient négligé de faire figurer la levée d’une contribution de guerre et la nécessité d’une occupation militaire parmi les garanties nécessaires à prendre contre le pays vaincu. Ce n’était point toutefois la faute des Prussiens accourus à la curée, et dont les représentants présentèrent à leurs collègues français une note de 160 millions, pour fournitures de guerre impayées entre 1807 et 1812. Ils en furent pour la honte de leur rapacité. Leurs prétentions rencontrèrent d’abord la répugnance d’Alexandre et échouèrent ensuite devant l’insurmontable résistance de Louis XVIII : ce dernier déclara que plutôt que d’y céder, il se laisserait interner aux Tuileries, comme autrefois Pie VII au Vatican ; il ajouta même que, tous comptes faits, il aimerait mieux dépenser 300 millions pour combattre les Prussiens que 100 pour les satisfaire. Quant à [a question de l’occupation militaire, l’armistice du 23 avril l’avait déjà résolue par la négative.

Lorsque les souverains de Prusse et de Russie rentrèrent en vainqueurs dans leurs capitales, après la campagne, ils y trouvèrent un accueil dont la froideur fut attribuée à leur faiblesse envers la France. Quelques semaines après, quand leurs ministres se rendirent à Vienne, ils recueillirent sur leur passage à travers l’Allemagne les mêmes marques de désapprobation. On ne leur pardonnait pas d’avoir compromis par leurs ménagements la victoire que les militaires avaient gagnée par leur valeur, et de laisser debout la puissance qu’ils auraient dû abattre et enchaîner pour toujours.


II


L’ouverture du Congrès avait été primitivement fixée au 1er juillet 1814 ; des ajournements successifs en firent retarder la convocation jusqu’au 1er octobre. Contrairement à une thèse communément acceptée, et reprise tout récemment par la presse américaine, jamais assemblée représentative des intérêts européens ne se réunit sous de plus favorables auspices, n’éveilla de telles espérances et n’invoqua d’aussi nobles principes. Jamais les expressions de « paix durable » ou de « paix de justice » ne revinrent plus fréquemment dans les documents diplomatiques. D’autre part, l’opinion ressentait une telle lassitude de la guerre, un tel désir de voir substituer le régime du droit à celui de la force qu’elle faisait un crédit illimité aux hommes d’État investis de la mission de le fonder.

Cet élan d’optimisme général devait vile faire place à un désenchantement croissant. Le Congrès se laissa peu à peu entraîner du terrain des principes sur celui des intérêts, des projets de réorganisation générale aux disputes particulières de territoire, de la recherche des solutions définitives aux compromis temporaires ; il se sépara, alors qu’il était déjà regardé comme « une source d’embarras et d’amertume pour tout le monde, » sans laisser, au témoignage de Gentz, « aucun acte d’un caractère plus élevé, aucune grande mesure d’ordre et de salut public qui put dédommager l’humanité d’une partie de ses longues souffrances. » Comment expliquer ce contraste entre ses prétentions et ses résultats ?

La demi-faillite de son œuvre tient peut-être à ce qu’on lui demandait une perfection qui se rencontre rarement dans les affaires humaines ; mais on peut en trouver des causes plus immédiates dans l’insuffisance de ses méthodes de travail, — dans l’influence de certaines personnalités dominantes, — et enfin dans les dissentiments profonds des grandes Puissances.

La première de ces faiblesses tenait à la composition même du Congrès. Comme il avait pour objet de réviser tous les changements survenus en Europe pendant vingt ans de bouleversements, tous les États étaient intéressés à ses décisions et s’y étaient fait représenter : les plus puissants par leurs souverains en personne ou leurs premiers ministres, les plus petits par un plénipotentiaire commun à plusieurs. Au total les missions des maisons souveraines comprenaient 90 membres, celles des médiatisés allemands, 53 : et ce chiffre, déjà si élevé, ne comprenait pas les nombreux avocats officieux des princes dépossédés, dont la présence faisait comparer Vienne à « une espèce de port franc où l’on accordait entrée libre à toutes les maisons qui avaient fait faillite. »

Paralysés d’abord par leur nombre, les membres du Congrès l’étaient également par l’étendue du programme soumis à leurs délibérations. Ils n’avaient point seulement à soutenir des revendications particulières, mais à résoudre des questions de droit public ou parfois d’ordre humanitaire, telles que celle de la traite des noirs, soulevée par l’Angleterre. Plusieurs d’entre eux les abordaient sans la liberté d’esprit nécessaire pour les résoudre, se trouvant liés par un véritable mandat impératif, représenté en l’espèce par des traités particuliers passés en 1813 entre la Prusse, la Russie, l’Autriche, la Bavière, et le Wuremberg, coalisés contre Napoléon. Les arrangements territoriaux que préjugeaient ces accords conserveraient-ils leur valeur lorsque le moment serait venu de procéder au remaniement général de la carte de l’Europe ? Ce point soulevait les mêmes controverses que plus tard à la Conférence de Paris les conventions conclues en 1915 et 1916 pour l’attribution des côtes de l’Adriatique ou le partage de l’Asie-Mineure en zones d’influence.

Cette complexité d’intérêts et de composition rendait fort malaisée la tâche du Congrès, lorsqu’il eut à régler la procédure de ses travaux. Tous les États représentés, auraient-ils, comme semblait l’exiger le droit public, une part égale à ses délibérations ? C’eût été introduire la confusion dans ses séances, en donnant aux plus petits une importance légale disproportionnée à leur force réelle. Il fallut, pour parer à ce danger, se résigner à ne leur laisser qu’un rôle consultatif, confier aux grandes puissances les solutions qui intéressaient toute l’Europe et enlever au Congrès le caractère d’assemblée délibérative, pour en faire un simple lieu de rendez-vous destiné à faciliter les échanges de vues entre les divers plénipotentiaires. Restait à déterminer quelles seraient ces Puissances directrices. Les Alliés de Çhaumont (Angleterre, Russie, Prusse, Autriche) prétendaient faire survivre leur ligue au détrônement de Napoléon et prendre à eux seuls des décisions auxquelles les autres États n’auraient plus qu’à souscrire. On sait comment Talleyrand sut déjouer ce calcul, et les amener au cours de deux séances orageuses (30 septembre-8 octobre) à s’adjoindre les quatre autres signataires du traité de Paris (France, Suède, Espagne et Portugal) pour former une « commission préparatoire, » chargée d’ailleurs de rédiger de simples propositions.

Cette dernière concession ne représentait guère pour Talleyrand qu’une satisfaction de forme. En fait, le Congrès ne se réunit jamais en assemblée plénière ; secondé seulement par quelques commissions spéciales, le. « Comité des Huit » prit aussitôt et garda la haute main sur ses délibérations, comme le « Comité des Dix » à la Conférence de Paris. Lorsqu’en janvier 1815 l’urgence de certaines affaires lui eut imposé la nécessité de promptes décisions, il se concentra, par l’exclusion de la Suède, de l’Espagne et du Portugal, en un « Comité des Cinq, » dont l’activité rappelle celle du récent « Conseil des Quatre » chefs de gouvernement. Il reprit ensuite sa composition primitive, et ses membres signèrent seuls l’ « Acte final » du Congrès, formé d’ailleurs de la simple juxtaposition de traités particuliers. Ces tâtonnements successifs avaient eu pour effet de sensiblement ralentir l’activité de l’assemblée.

Les suites auraient pu peut-être en être évitées, ou au moins atténuées, par l’autorité morale d’un homme d’État assez qualifié pour remplir cet office de « dictateur diplomatique » dont nous avons vu récemment l’institution recommandée comme aussi utile que celle d’un généralissime militaire. L’idée en fut agitée à Vienne même. Metternich, le plus en vue des ministres dirigeants de la coalition, semblait au premier abord destiné par l’autorité de son titre comme par sa réputation d’adversaire heureux de Napoléon. Malheureusement, son prestige, grandi dans le mystère des chancelleries, s’évanouit bientôt au grand jour des discussions publiques.

A défaut d’un ministre, la direction morale du Congrès aurait-elle pu être prise par l’un des chefs d’Etat venus en personne à Vienne ? L’opinion se félicitait à l’avance, comme d’une heureuse innovation, de l’impulsion que leur influence ne manquerait pas d’imprimer aux travaux de l’assemblée. Parmi eux, elle espérait beaucoup d’Alexandre, qui y arrivait avec l’auréole de libérateur de l’Europe, en était resté l’idole et aspirait à en devenir le restaurateur. A l’épreuve, sa présence à Vienne apparut bientôt comme un embarras plutôt que comme un stimulant. Il y apportait, en effet, la prétention d’avoir été le seul souverain de la coalition à faire la guerre pour une idée, puisqu’il l’avait prolongée deux ans après avoir repoussé l’invasion et épuisé ainsi son unique grief contre Napoléon. Il s’en prévalut pour afficher à Vienne des exigences dont l’étendue ne tarda pas à contraster trop visiblement avec l’insuffisance des titres personnels qui auraient pu les justifier.

Il avait sans cesse à la bouche les expressions d’ « idées libérales » ou de « lumières du Siècle ; » mais il hasardait en même temps des déclarations comme celle-ci : « Les convenances de l’Europe sont le droit ; » ou encore : « Vous me parlez toujours de principes ; je ne sais ce que c’est. » A l’entendre, son unique préoccupation eût été le « bonheur des peuples, » au moins des peuples d’Occident ; mais, séparé d’eux par la largeur de l’Europe comme par la distance d’une civilisation, il ne connaissait leurs besoins qu’à travers des rapports intéressés ou des idées préconçues. Il affectait un caractère chevaleresque, une fidélité à toute épreuve à sa parole, un dédain profond pour les « scribes » ou les « diplomates » et répétait volontiers : « Je ne suis qu’un soldat et je n’entends rien à la politique. » Cette profession de foi lui servait tour, à tour à se dérober aux argumentations trop pressantes et à justifier un entêtement qui n’excluait, ni un sens très averti de ses intérêts, ni même des volte-faces utiles à ses projets. Aussi sa popularité subit-elle une éclipse dont la soudaineté contraste singulièrement avec l’enthousiasme qui l’avait d’abord accueilli. Pendant les derniers temps de son séjour, le gouvernement autrichien se vit forcé, pour lui épargner les insultes de la foule, de tripler la garde de police qui protégeait ses promenades.

La considération qui échappait à Metternich et à Alexandre devait aller à un troisième personnage dont son habileté finit par faire l’arbitre du Congrès. Le plénipotentiaire français, le prince de Talleyrand, avait rencontré à son arrivée toutes les préventions qui s’attachaient à son passé d’ancien serviteur de Napoléon et à sa situation de représentant d’un pays vaincu ; il eut l’art d’imposer à la fois sa personne et sa mission par le désintéressement et par la logique de sa politique. Alors qu’on dénonçait autour de lui les désirs de revanche de la France, il proclama son intention de ne rien réclamer pour elle en dehors des limites du traité de Paris. Aux convoitises particulières dont l’ouverture du Congrès avait signalé le déchaînement, il fut le seul à opposer une doctrine cohérente, propre à résoudre toutes les questions en litige et à concilier tous les intérêts en présence. A la distance d’un siècle, cette doctrine apparaît sans doute comme dépassée par les événements ; elle n’en garde pas moins une valeur pratique qui tient au sens bien français de la mesure dont elle était inspirée, à son caractère de compromis entre les excès de la force et les exagérations d’un idéalisme outré.

Elle reposait sur le double principe de la « légitimité » et de l’ « équilibre. » La légitimité, c’était le droit pour les princes dépossédés de recouvrer leur couronne ou leurs Etats, s’ils n’avaient pas souscrit aux violences dont ils avaient été les victimes ; il en résultait que l’Europe devait être reconstituée, au moins dans ses grandes lignes, sur les bases de son état territorial avant les bouleversements révolutionnaires. — Quant au principe de l’équilibre. Talleyrand lui-même le définissait comme « le rapport entre les forces de résistance et les forces d’agression des divers corps politiques. » En termes moins abstraits, il conduisait à combattre en Europe les progrès des grandes puissances, dont la force représentait une tentation inconsciente pour elles-mêmes et une menace permanente pour leurs voisins ; à tenter de les neutraliser les unes par les autres, en établissant entre elles une certaine balance de forces ; à favoriser enfin la formation à leurs côtés de petits États, qui pussent servir de barrières aux débordements de leurs ambitions. Ce principe avait inspiré en France toute la politique de l’ancien régime et rempli longtemps en Europe cet office de régulateur qu’on voudrait attribuer aujourd’hui à la « Société des Nations. » L’avenir seul montrera s’il présentait moins de garanties pour le maintien de la paix.

Tandis que Talleyrand annonçait son intention sincère de le défendre, les Alliés de Chaumont ne l’avaient proclamé que pour servir des intérêts égoïstes. Peut-être d’ailleurs seraient-ils parvenus, en raison de leur prépondérance, à imposer leurs vues, s’ils n’avaient été eux-mêmes profondément divisés. Ils ne s’étaient entendus à Paris que contre un retour offensif de la France, en plaçant sur ses flancs un Royaume des Pays-Bas grossi de la Belgique, une Suisse neutralisée, un Piémont agrandi de Gênes, avec l’Autriche comme arrière-garde ; mais leurs ambitions particulières devaient se heurter sur la plupart des autres questions territoriales à résoudre.

Pour empêcher ces divergences de vues de dégénérer en onflit, les Alliés de Chaumont auraient eu intérêt à consentir dès le début aux sacrifices auxquels ils devaient se résigner par la suite, à aborder avec décision les questions en litige, pour les trancher avec promptitude par des concessions réciproques : ils se seraient ainsi présentés au Congrès avec un programme commun, auquel Talleyrand n’aurait eu qu’à souscrire. Faute de résolution, ils préférèrent suivre d’autres voies. Eviter de s’expliquer dans l’illusion de mieux arriver à s’entendre, effleurer tous les problèmes sans les résoudre, ajourner au lendemain ou laisser au hasard la solution des plus importants, placer au premier plan ceux dont l’étude devait couronner et non inaugurer leurs travaux, telles furent les méthodes dilatoires par lesquelles ils se flattèrent longtemps de tromper à la fois l’activité du Congrès et l’attente du public. Tandis que le pays vaincu allait en profiter pour prendre une revanche diplomatique de ses désastres militaires, l’opinion devait s’en montrer profondément découragée.


III

Les Viennois croyaient en septembre, sur la fois d’un propos prêté à Metternich, que le Congrès serait aussitôt convoqué et terminerait ses opérations en quatre semaines. Leur confiance reçut de sérieuses atteintes quand ils en virent l’ouverture nominale reportée du 1er octobre au 1er novembre ; quand ils eurent vent des discussions qui avaient marqué l’introduction de Talleyrand dans le concert européen ; quand surtout d’inévitables indiscrétions leur eurent révélé la profondeur des dissentiments qui séparaient les Alliés de Chaumont. Dès le mois de septembre, c’était une opinion assez répandue dans les salons politiques que ceux-ci « feraient comme les pères du Concile de Nicée, qui décidèrent la question de la Trinité à coups de poing ; » ou en d’autres termes que cette assemblée de la paix aurait pour résultat immédiat une nouvelle guerre. Les plus optimistes prévoyaient qu’elle se séparerait très prochainement, après avoir constaté son impuissance à rien conclure : « Le Congrès n’est pas autre chose, déclarait un témoin, qu’un entr’acte dans la grande tragédie de l’histoire universelle, qu’un armistice dans le bellum omnium contra omnes. » C’est une mauvaise pièce dont l’auteur est sifflé, ajoutait crûment un confident de l’envoyé prussien, Humboldt. » Loin de se calmer en novembre, les inquiétudes publiques se trouvèrent entretenues par le mystère impénétrable qui entourait les séances des Huit et qui faisait dire à un plaisant : « Rien ne transpire. Ces messieurs ont honte de laisser voir qu’on ne fait rien. »

Au mécontentement causé par ces lenteurs s’ajoutaient des récriminations inspirées au public par le trouble croissant que la présence de tant d’illustres personnages apportait dans son existence matérielle. On se plaignait alors à Vienne, autant qu’à Paris un siècle plus tard, du renchérissement de la vie et des difficultés financières. L’argent jeté dans la circulation par des hôtes opulents et généreux faisait monter le prix de tous les objets de première nécessité. Les fêtes continuelles données en leur honneur entraînaient pour les dames des frais de toilette dont elles se plaignaient moins vivement encore que leurs maris. Pour couvrir enfin les frais de la somptueuse hospitalité qu’elle offrait aux souverains et à leurs ministres, la Cour avait dû recourir, soit à une contribution qu’on appelait ironiquement Burgeinquartierungssteuer (Impôt du casernement au Palais impérial), soit à une émission nouvelle, ajoutée à tant d’autres, de 500 millions de papier-monnaie, et dont tous ressentaient les inconvénients.

En décembre, la nécessité apparut à tous d’aboutir enfin, en liquidant les questions de Saxe et de Pologne, les plus importantes et les plus épineuses de celles qui restaient en suspens. Gardant jusqu’au dernier moment l’espoir de les résoudre sans la France, et de rompre à cet effet l’union intime de la Russie et de la Prusse, Castlereagh, premier plénipotentiaire anglais, et Metternich s’adressèrent confidentiellement, le premier à Alexandre pour le faire renoncer à ses projets sur la Pologne, le second à Hardenberg pour les lui faire combattre, en offrant à tous deux le sacrifice de la Saxe comme prix de leur complaisance. Ces tentatives maladroites ayant eu pour unique résultat de découvrir les intentions secrètes de leurs auteurs et de resserrer les liens qu’elles avaient pour objet de relâcher, il fallut en finir par où on aurait dû commencer, et remplacer les échanges de vue partiels par des négociations en règle.

Elles devaient être facilitées par le rapprochement que les circonstances imposèrent alors aux adversaires du bloc russo-prussien. Indifférent jusqu’alors au sort de la Saxe, Castlereagh se joignait désormais à l’Autriche, peut-être sur des instructions venues de Londres, pour en soutenir le maintien. De son côté, Talleyrand multipliait ses efforts pour dissiper les dernières préventions inspirées par son pays, renouvelait ses protestations de désintéressement territorial, développait les principes généraux qui servaient de règle à sa conduite, et ralliait les petits États autour de la cause de l’équilibre, qu’il déclarait représenter. Quand il eut suffisamment avancé ce travail de préparation morale et surmonté les dernières répugnances qu’on éprouvait à le mêler aux grandes affaires du Congrès, les puissances se trouvèrent rangées en deux camps bien tranchés, et aussi unies dans l’un que dans l’autre.

À partir de ce moment, les événements devaient se précipiter pour les entraîner à une rupture ouverte. Annoncée par deux notes (10-19 décembre), où l’Autriche et la France affirment à nouveau le droit pour le roi de Saxe de conserver son trône ; rendue probable par une contre-note (20) où la Prusse persiste à réclamer sa dépossession, sauf à l’indemniser sur la rive gauche du Rhin, cette rupture devient un fait accompli quand se réunit pour la première fois (31) une « commission de statistique » chargée d’examiner de plus près le nombre d’habitants des territoires contestés et de tenter un dernier effort de conciliation. Les militaires prussiens y montrent une telle intransigeance, y tiennent un langage tellement agressif que Castlereagh court exhaler son indignation chez son collègue de France, auquel il déclare fièrement que l’Angleterre ne recevra de lois de personne. Saisissant avec empressement une occasion attendue avec impatience, ce dernier lui persuade qu’une alliance de leurs deux pays avec l’Autriche rabattra promptement les prétentions russo-prussiennes : le projet en est aussitôt dressé, soumis à l’approbation de Metternich, augmenté d’une clause qui oblige les puissances contractantes à mettre 150 000 hommes au service de la cause commune, et transformé le 3 janvier 1815 en traité définitif.

Aussitôt après y avoir apposé sa signature, Talleyrand laissa éclater sa joie dans une lettre où il en expliquait au Roi les avantages : « Maintenant, Sire, s’écriait-il, la coalition est dissoute, et elle l’est pour toujours ; non seulement Votre Majesté n’est plus isolée en Europe, mais Elle a déjà un système fédératif tel que cinquante ans de négociations ne sembleraient pas pouvoir parvenir à le lui donner. Elle marche de concert avec deux des grandes puissances… Elle sera bientôt le chef et l’âme de cette union formée pour la défense des principes qu’elle a été la première à proclamer. » Pour apprécier si ce chant de triomphe était justifié, il suffit de s’imaginer un instant quelle impression profonde produirait actuellement en Europe une alliance de l’Allemagne écrasée avec l’une des Puissances de l’Entente contre les autres. Lors de l’ouverture du Congrès, la France se trouvait isolée, traitée en vaincue, presque en pestiférée ; Talleyrand avait réussi, non seulement à forcer le blocus diplomatique formé autour d’elle, mais à dissocier la coalition sous laquelle elle avait succombé. Ce résultat faisait ressortir, en même temps que son habileté, les maladresses et les fautes auxquelles il en était redevable. Pour ne rien vouloir céder de leurs prétentions respectives, ses partenaires au Congrès n’avaient pu l’empêcher de profiter de leurs discordes et de les opposer les uns aux autres ; aggravant leur imprudence par leur irrésolution, ils avaient compté sur le temps pour résoudre des questions qui exigeaient une action énergique et de prompts sacrifices. L’égoïsme de leurs convoitises et les atermoiements de leur politique portaient les fruits qu’on en pouvait attendre : trois mois après avoir proclamé l’éternité de leur union, ils se voyaient acculés à un conflit ouvert et conduits à deux doigts d’une guerre entre alliés


IV

Ils n’eurent pas besoin toutefois d’en venir à cette extrémité, car aucun d’eux ne voulait prendre la responsabilité d’une conflagration générale au moment où ils prétendaient apporter à l’Europe les bienfaits de la paix ; de leur côté, les Russes et les Prussiens se montrèrent plus accommodants en voyant leurs adversaires devenir plus résolus. Le différend fut apaisé, comme il aurait dû l’être dès le début, au moyen d’un compromis. La Prusse se contenta des deux tiers de la Saxe, après en avoir réclamé la totalité, la Russie, de son côté, lui abandonna quelques morceaux de la Pologne, en gardant tout le reste. — Quelques marchandages de détail retardèrent jusqu’au milieu de février la répartition définitive des territoires en litige. Presque à la même date, la question de Naples, la dernière qui parût de nature à susciter de sérieuses difficultés, se trouva résolue par un coup de tête du principal intéressé. Croyant sa cause perdue devant le Congrès, Murat préféra recourir aux armes pour sa défense, appela l’Italie à l’indépendance, et provoqua contre lui une exécution militaire qui aboutit au rétablissement des Bourbons sur leur ancien trône. Après avoir ainsi traversé la crise décisive de son existence, le Congrès n’eut plus à régler que des affaires qui exigeaient plus de patience que de décision. Avant d’en finir avec son histoire, il convient toutefois de rappeler comment il a résolu deux questions destinées à engager l’avenir pour plus d’un siècle, et auxquelles de récents événements ont prêté un singulier intérêt d’actualité.

La première avait été soulevée par les discussions relatives au sort de la Saxe. La Prusse attachait un tel prix à l’annexion de ce pays qu’elle proposait d’en indemniser le Roi avec une souveraineté nouvelle, formée de territoires disponibles sur la rive gauche du Rhin, et comprenant tout le Luxembourg, l’ancien évêché de Trêves, la région de Malmédy et enfin Bonn comme capitale. Dans la pensée de Hardenberg, cette création, qui englobait 700 000 habitants, aurait dû être complétée par celle d’un autre État, d’importance moitié moindre (276 000 âmes), constitué plus au Nord entre la Meuse et le Rhin, et destiné à la maison de Nassau en échange de ses possessions westphaliennes. De cette manière, la Prusse aurait été séparée de la frontière française par deux petits États intermédiaires.

Si elle renonçait à s’étendre sur la rive gauche du Rhin, elle tenait toutefois à en occuper solidement la vallée, et Hardenberg motivait ce désir sur des considérations utiles à retenir à l’heure actuelle : « Il est essentiel pour la sûreté de la Prusse, écrivait-il, que le Rhin lui soit donné. Mais rien ne me semble plus fâcheux que de faire une frontière du cours d’un fleuve : c’est là un principe de division militairement insuffisant, politiquement dangereux. Les deux rives doivent appartenir à la même puissance. C’est pourquoi la Prusse réclame formellement, à gauche du Rhin, entre Mayence et Wesel, une « lisière » de largeur variable, mais comprenant environ 422 000 habitants. »

Malgré cette dernière précaution contre une invasion possible, on peut s’étonner de voir la Prusse renoncer d’elle-même, lors de sa recomposition, à ce rôle de « Sentinelle du Rhin » qu’elle devait revendiquer plus tard avec tant d’âpreté. C’est en France surtout que nous nous sommes habitués à soutenir la nécessité de ne pas laisser son territoire en contact immédiat avec notre frontière : il est curieux de constater que ce soit là une idée d’origine toute prussienne, professée par toute une école de publicistes et d’hommes d’État. Dès 1813, dans un mémoire sur la future constitution allemande, le baron de Stein préconisait la formation sur le Rhin d’ « un nouvel État intermédiaire, qui serait le bastion de l’Allemagne contre son ennemie naturelle. » Un peu plus tard, à Francfort (décembre), après un entretien avec lui, Humboldt fondait la même thèse sur une théorie complète des « États-tampons » destinés à prévenir par leur interposition les chocs possibles entre les grandes nations militaires. Après la victoire enfin, les principaux ministres et généraux prussiens, réunis à Paris pour délibérer en commun sur la reconstitution de leur monarchie (29 mai 1814), résumèrent dans un mémoire officiel des conclusions partant de ce principe « qu’il était préférable de ne pas laisser la Prusse en contact immédiat avec la France. » En réalité, ainsi qu’ils eurent mainte occasion de l’expliquer, ils tenaient moins à l’extension qu’à la consistance de leurs territoires et à l’augmentation qu’à l’homogénéité de leurs populations. A ce double point de vue, pouvaient-ils hésiter entre les provinces saxonnes et les provinces rhénanes : les unes voisines du cœur de la monarchie, dont elles auraient porté la frontière jusqu’à la limite naturelle des Monts de Bohème ; les autres séparées de la capitale par une longue distance comme par une solution de continuité, difficiles à défendre en raison de leur éloignement et de leur situation excentrique ; les premières, protestantes de religion, purement allemandes de race et d’esprit ; les secondes, catholiques, voisines de la France, pénétrées par son influence comme par les souvenirs de sa domination et par cela même plus difficiles à assimiler ? On s’explique donc que l’annexion en ait eu pour partisans principaux les plénipotentiaires anglais, désireux par-dessus tout de confier à une Puissance militaire la garde d’une solide barrière stratégique contre la France.

Si on n’avait accepté à Berlin cette solution que comme un pis-aller, n’était-elle pas également contraire à l’intérêt de notre pays, et Talleyrand, en repoussant la combinaison qu’avaient voulu y substituer à la dernière heure les ministres prussiens, n’a-t-il pas commis une faute destinée à peser pendant un siècle sur notre politique extérieure ? Ne valait-il pas mieux en effet placer entre la Sarre et le Rhin, à quelques marches de notre capitale, un petit État qu’un grand, un souverain nécessairement inoffensif qu’une Puissance de premier ordre, qui servait alors d’avant-garde à l’Europe ? Ne valait-il pas mieux la Prusse sur les flancs de la Bohème, dans une situation qui aurait accru sa rivalité avec l’Autriche, que sur les frontières de la France ? Telle est la question dont le débat a longtemps divisé les divers historiens du Congrès. La lumière qu’y projettent les événements actuels semble permettre de la résoudre définitivement dans un sens favorable à Talleyrand. Il a pu prêter à la critique par le retard et l’insuffisance des informations qu’il a transmises à Louis XVIII sur les propositions prussiennes ; il n’a pas manqué de prévoyance en les repoussant. Consentir au transfert forcé du roi de Saxe sur le Rhin, c’était d’abord pour lui renoncer au bénéfice de ce principe de légitimité à la défense duquel il devait toute l’autorité morale si péniblement acquise au Congrès. Satisfaire les convoitises de la Prusse dans l’Allemagne centrale, c’était en former une monarchie compacte, au lieu d’un État coupé en deux tronçons, dont Voltaire comparait plaisamment la forme à celles d’une « paire de jarretières ; » c’était enfin favoriser la réalisation de ses rêves anciens de suprématie germanique, et avancer peut-être d’un quart de siècle son œuvre de 1866. Sur ce point, l’ardeur sincère que ses ministres mettaient à préférer la Saxe au Rhin représentait pour un adversaire clairvoyant la plus instructive des contre-indications.

Cet inconvénient du moins n’aurait-il pas été compensé par la sécurité qu’eût donnée à la France la constitution sur ses frontières du Nord-Est d’un État-tampon destiné à se mouvoir dans son orbite ? Le sort du Luxembourg, et même, de la Belgique, dans la dernière guerre, vient de montrer quels faibles obstacles des créations de ce genre peuvent opposer à l’offensive déterminée d’une puissance envahissante. Il ne faut pas oublier d’autre part que Talleyrand avait pris la précaution d’empêcher toute contiguïté immédiate entre les territoires de la France et de la Prusse ; c’est un fait trop peu connu, et qui resterait oublié, si lui-même ne l’avait pas relevé, qu’ils ne sont devenus limitrophes que par le second traité de Paris (20 novembre 1815) : d’après l’acte final du Congrès de Vienne, ils devaient être séparés par une zone rectangulaire de terrain, étendue entre Sarrebrück et Trêves sur la rive droite de la Sarre, peuplée de 70 000 âmes et dévolue à l’Autriche pour compléter les dédommagements promis à certains princes allemands. En toute impartialité, la politique suivie sur ce point par Talleyrand semble donc, avant d’être justifiée par l’avenir, avoir répondu à la fois à la logique de sa situation et aux intérêts de son pays.

Après avoir tracé les frontières des divers États allemands, il restait à leur donner une organisation commune. Ce fut le rôle d’une commission spéciale, dont les travaux remplirent les dernières semaines du Congrès. À l’heure actuelle, son œuvre n’est plus qu’un souvenir, mais conserve pourtant cet intérêt d’avoir représenté, dans un cadre restreint et avec des peuples de même râpe, un essai de « Société des Nations, » c’est-à-dire une tentative pour unir des souverainetés distinctes en un seul corps politique, au moyen d’obligations et de garanties réciproques. Selon que l’on avait surtout en vue les intérêts communs du corps germanique ou les intérêts particuliers de ses membres, on pouvait le reconstituer d’après deux types, que les théoriciens du droit public désignaient par les appellations de Staatenbund (Confédération d’Etats) ou de Bundesstaat (Etat fédératif). La première conception ne répondait guère qu’à une alliance permanente, conclue contre les agressions du dehors et les discordes intérieures, entre des États qui gardaient la plénitude de leur souveraineté, et dont l’organe commun était réduit à un titre honorifique et à une influence morale. D’après la seconde, réalisée par la Prusse après 1866, ils abdiquaient une partie de leurs droits entre les mains d’un pouvoir central, supérieur et distinct, possédant des institutions et des ressources propres, disposant d’une force légale pour trancher leurs différends et d’une force armée pour leur imposer ses décisions.

De ces deux solutions, la première était celle des patriotes allemands, et le plus autorisé d’entre eux, le baron de Stein, comptait la réaliser en restituant à l’Autriche l’ancienne dignité impériale, accompagnée d’attributions plus étendues que par le passé. Insensible à l’éclat d’un titre dont il était déjà revêtu dans ses domaines héréditaires, l’empereur François en redoutait surtout les obligations et les responsabilités. Il déclina donc l’offre qu’il avait reçue, mais avec la ferme intention d’empêcher qu’elle pût profiter à d’autres. Par un appel habile aux sentiments particularistes des petits États allemands, il réussit donc à faire échouer les diverses combinaisons successivement proposées pour partager le pouvoir suprême, soit avec la Prusse par la formation de deux Confédérations du Nord et du Sud, soit avec les royaumes secondaires par la division de l’Allemagne en cinq cercles, ayant chacun à sa tête un État dominant. — Le résultat de ces manœuvres apparut dans l’Acte constitutif de la Confédération germanique (8 juin) : le texte en portait qu’un lien permanent unirait à l’avenir les princes « souverains » de l’Allemagne. L’adjonction de cette simple épithète avait une portée que précisaient deux articles subséquents. L’un (3) assurait une complète égalité de droits à tous les membres de la Confédération ; l’autre (7) exigeait l’unanimité des suffrages pour le règlement des questions les plus importantes qu’ils pussent avoir à résoudre.

Ces restrictions rendaient impossible en fait l’exercice de l’autorité fédérale. Les conséquences devaient s’en dérouler au cours du siècle, aussi favorables à la France que désastreuses pour l’Allemagne : c’étaient, pour l’une, la sécurité de ses frontières assurée jusqu’à la réalisation de l’unité germanique ; pour l’autre, trente années d’impuissance et de stagnation (1815-1848), deux d’anarchie (1848-1849), et pour terminer une crise organique aboutissant à une guerre fratricide. Considérée comme expérience de droit public, cette tentative apparaît à distance comme moins heureuse qu’instructive ; elle montre qu’une société d’Etats ne peut s’établir et fonctionner avec tous ses avantages que si chacun d’eux se dépouille au profit de tous d’une partie de ces droits de souveraineté que les nations modernes considèrent comme l’attribut le plus précieux et la garantie de leur indépendance.

S’il fallait chercher une excuse aux fautes commises par les auteurs de la constitution germanique, on la trouverait dans les circonstances au milieu desquelles ils durent en achever l’élaboration. Le débarquement de Napoléon à Fréjus, dont ils apprirent la nouvelle le 6 mars, les força de précipiter la marche de leurs travaux et de les achever au bruit des armes.

Si leur œuvre de réorganisation européenne a été condamnée par le temps, les utiles sujets de réflexion qu’elle nous offre nous enlèvent pourtant le droit de la considérer comme entièrement stérile. Les désillusions même auxquelles elle a donné lieu sont de nature à nous mettre en garde contre l’exagération d’espoirs fondés sur la méconnaissance des imperfections inhérentes à toute œuvre humaine. Des compromis auxquels elle a abouti ressort cette évidence qu’un principe unique est impuissant, si général soit-il, à résoudre la diversité des problèmes internationaux et que l’application théorique doit en être tempérée par une conciliation opportune entre les intérêts en présence. Enfin, les difficultés auxquelles le Congrès a été exposé par suite de ses lenteurs mettent en relief cette vérité, trop souvent méconnue, que les mêmes qualités de décision font les succès diplomatiques et les victoires militaires ; et que c’est une périlleuse méthode de s’en remettre au temps pour terminer des différends qu’il est souvent plus propre à envenimer qu’à apaiser.


ALBERT PINGAUD.

  1. Commandant M.-H. Weil, Les Coulisses du Congrès de Vienne ; 2 vol. in-8, Paris, Pavot, 1917.