Un Collège barnabite aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Un Collège barnabite aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Revue pédagogique, second semestre 191261 (p. 442-454).

Un Collège barnabite
aux XVIIe et XVIIIe siècles.


Le 21 janvier 1556 mourait à Louvain Messire Eustache Chappuis, citoyen d’Annecy, docteur en droit, de son vivant ambassadeur de Charles-Quint auprès du roi d’Angleterre. Environ quatre ans auparavant, le 13 décembre 1551, ce personnage, très illustre en son temps, avait, par testament, fondé deux établissements d’enseignement au profit de la nation savoyarde : le premier à Annecy pour des études élémentaires et secondaires : le deuxième à Louvain, pour des études supérieures de droit et de théologie.

C’est du premier Collège que nous allons nous occuper. Il a eu une histoire assez mouvementée, qu’il est difficile et délicat de présenter en détails. Notre intention est seulement d’esquisser un sommaire tableau de la vie qu’on y menait aux XVIIe et XVIIIe siècles[1].

D’après la volonté du « très pieux fondateur » il devait y avoir entre les collèges d’Annecy et de Louvain une union étroite et intime. Si l’un d’eux venait à être détruit ou endommagé, les revenus de l’autre devaient servir à le restaurer. Les deux établissements sont considérés comme « nés d’un même père » codem parente nati, et unis par « des sentiments fraternels : fraterno affectu. Pour maintenir cette bonne entente entre eux deux il fut « statué, ordonné que de trois années en trois années les proviseurs et administrateurs du Collège d’Annecy manderaient un homme suffisant, qualifié et bien instruit », pour examiner les comptes et prendre une décision sur les réformes possibles ou nécessaires.

Que sont ces proviseurs et administrateurs ? Leur nombre est restreint, quatre en tout : le Doyen de l’église collégiale Notre-Dame, le Prieur du couvent Saint-Dominique et deux Syndics de la ville d’Annecy. On les appelle parfois superintendants, le plus souvent administrateurs. Leur fonction est de « faire observer, entretenir et garder » les statuts du collège. Le personnel enseignant leur est soumis entièrement, comme d’ailleurs tous ceux qui ont une fonction quelconque dans l’établissement. Ils « ont pleins pouvoir et autorité d’instituer et destituer, nommer les professeurs, économes et autres officiers et serviteurs tels que le besoin sera, corriger, réprimer les excès et abus », qui pourront se produire. Les administrateurs ont donc la haute main sur le fonctionnement de tous les services.

Pour rendre plus étroites encore les relations entre ses deux fondations, Eustache Chappuis avait créé au collège de Louvain un certain nombre de bourses destinées aux élèves de celui d’Annecy. Dès qu’une d’elles devenait vacante, les professeurs proposaient huit noms que ratifiaient la plupart du temps les proviseurs. « Un des enfants les plus innocents du Collège » tirait au sort parmi ces noms : et c’est ainsi le hasard qui désignait les boursiers savoyards au Collège de Louvain. Tout de même fallait-il, pour pouvoir être choisi, avoir atteint l’âge de quinze ans, étudié au moins deux années au collège d’Annecy, et s’y être révélé esprit solide dont « on puisse à l’avenir espérer quelque bon fruict ».

L’union intime des deux établissements avait été ainsi une des préoccupations essentielles d’Eustache Chappuis, et les rapports furent presque toujours corrects, parfois même cordiaux, jusqu’à ce qu’un jour un événement très important fit naître des dissentiments-fâcheux et gros de conséquences.

Cet événement fut le changement du personnel enseignant au Collège d’Annecy. Sur la demande de monseigneur François de Sales, l’auteur de l’ « Introduction à la vie dévote », alors évêque de Genève, soutenu par le « bon plaisir » de monseigneur le Duc de Genevois et de Nemours, la fondation chappuisienne fut remise, le à juillet 1614, entre les mains des « Révérends Pères de la Congrégation de Saint-Paul, vulgairement appelés Barnabites ». Tous les bâtiments et tous les biens du Collège leur furent concédés avec l’approbation des administrateurs, qui résolurent ainsi d’obéir à la « bonne volonté » du duc de Genevois.

Un contrat d’introduction fut passé, stipulant très soigneusement les obligations des nouveaux maîtres. Ils entretiendront les biens de l’établissement, donneront l’enseignement, instruiront les élèves de grammaire et de rhétorique dans la langue grecque, leur faisant lire « de bons livres et auteurs grecs, tant en vers qu’en prose » ; et enfin ils se soumettront à la juridiction de « Monseigneur le Révérendissime Évêque Prince de Genève ».

Mais les proviseurs de Louvain, arguant d’une violation du testament de Chappuis, refusèrent pendant très longtemps de reconnaître les nouveaux maîtres, d’approuver le changement tant souhaité par saint François de Sales, protecteur de la Congrégation de Saint-Paul. Toutes relations furent rompues. Il n’y eut plus de boursiers savoyards allant à Louvain. Et l’entêtement des deux parties fit durer la rupture jusqu’en 1662 où intervint une réconciliation au moins apparente.

Ces dissentiments troublent à peine la quiétude des Barnabites. Ceux-ci sont les maîtres à Annecy, et peu leur importe que d’une lointaine ville des Pays-Bas quelques Flamands grincheux viennent contester la validité de leur contrat d’introduction. « Les Révérends Pères se soucient médiocrement de ce que peuvent faire les Proviseurs de Louvain, pourvu qu’ils bâtissent et s’établissent à Annecy, » Et en effet, malgré toutes les récriminations venues de Flandre, ils sont restés les maîtres de la fondation chappuisienne, jusqu’à ce qu’elle ait disparu dans la tourmente révolutionnaire.

Leur principal souci est de donner l’enseignement qu’on leur a confié ; et en 1669 Charles-Emmanuel II parle avec éloges des services rendus à la ville d’Annecy par les Barnabites, et du « grand concours d’étudiants » qu’ils y élèvent « aux Sciences et à la vertu ». Onze ans plus tard, en 1680, la « duchesse de Savoie et reine de Chypre » les félicite de la bonne tenue de leur collège qu’ils « gouvernent avec tant de prudence », et qu’elle veut « proléger toujours par des marques particulières de son affection ». Un simple particulier, nommé Millot, les louant en 1615 de leur savoir et de leur mérite, est heureux de voir son neveu remis entre les mains de ces « sodales sancti formandæ juventutis artifices ». Ces éloges, pour réels qu’ils soient, sont cependant trop vagues pour que nous puissions porter un jugement certain sur la qualité de l’enseignement barnabite. Tout au plus sommes-nous renseignés avec assez de précision sur son organisation.

Il y a au Collège d’Annecy douze régents ou professeurs chargés d’instruire les élèves. Quatre d’entre eux sont préposés aux classes de grammaire, qui comprennent les sextani, quintani, quartani et tertiani, Les huit autres s’occupent des classes supérieures, auxquelles sont réservés les noms plus pompeux d’ « humanités », de rhétorique, de physique et logique, et enfin de théologie[2].

Dans les classes de grammaire, le principal de l’enseignement, ce sont les éléments de la langue latine : on passe la sixième à apprendre les genres, les déclinaisons, l’abrégé de la syntaxe ; on y fait quelques exercices de traduction avec un « Selectæ », et, à partir de la cinquième, on juge les jeunes élèves assez avancés pour les mettre en face de textes aussi variés et aussi difficiles que les « Lettres » de Cicéron et l’ « Histoire » d’Eutrope. L’intense culture latine qu’ils reçoivent leur permet d’avoir lu à la fin de la troisième Ovide, Térence, Justin, Virgile, et surtout — c’est l’essentiel pour les Pères Barnabites — les trois Évangiles selon saint Mathieu, selon saint Marc et selon saint Luc. C’est donc une éducation purement latine et ecclésiastique qu’on donne aux élèves du collège chappuisien.

En faisant leurs « humanités », ils continuent l’étude du latin, la rendant plus parfaite encore par les essais poétiques à la manière de Virgile ou d’Horace. Les « rhetori » sont ceux qui s’adonnent avec le plus d’ardeur à ces « carmina », vains et dénués d’intérêt. On leur enseigne alors avec une foule de détails l’art de bien parler et de bien écrire. En 1717, c’est le Père Mitonet qui en est chargé. Son cours, divisé en six livres, dicté « ad Majorem Dei beatæque Virginis Mariæ honorem », est un traité assez volumineux, dont les principes sont empruntés à Cicéron. Les vieilles divisions des rhéteurs latins y sont fidèlement observées, le premier livre traitant des idées générales qui concernent l’art de la parole, le second s’occupant de l’invention, le troisième du « développement », le quatrième de l’élocution, le cinquième de la mémoire et de la prononciation, enfin le sixième « des diverses espèces de discours ». Tout cela est écrit dans un latin clair et facile, que comprennent rapidement les jeunes « rhetori alacres et spe pleni ». Mais ces principes de bonne composition et d’ordonnance harmonieuse ont beau être empruntés aux auteurs profanes, aux meilleurs représentants de la littérature païenne, ils doivent servir avant tout à honorer Dieu, à aimer le Christ[3].

Cet amour de la Divinité, il est nécessaire de le fonder sur la Raison ; et une fois qu’on a appris aux élèves le beau langage, on étaye solidement leurs croyances. Durant leur dernière année d’études, les élèves ont quatre régents pour les instruire et les diriger en la matière philosophique et théologique : deux professeurs de scolastique, « soit spéculative, soit morale », un de « controverse », et un autre de « positive », chargé spécialement de l’explication et du Commentaire du Nouveau Testament.

Ces maîtres de théologie devaient tous s’attacher à enseigner la pure doctrine de la « Somme » de saint Thomas ; ils ne pouvaient s’en écarter sous aucun prétexte ; et si par hasard ils étaient en désaccord sur certains points avec la norme thomiste, ils devaient éviter d’aborder dans leurs cours ces questions brûlantes, susceptibles de « faire naître des disputes ». Sur ce point, les Pères Barnabites furent toujours intransigeants, quittes à se montrer d’une exemplaire sévérité.

En 1728 fut nommé « pour la lecture publique de la théologie à Annecy » le R. P. Droüin, qui avait le malheur de donner dans l’hérésie Janséniste. À cette époque, la chrétienté était troublée, surtout en France, par l’opposition faite à la Bulle Unigenitus qui condamnait la doctrine de l’évêque d’Ypres. Ceux qui étaient hostiles à la Bulle avaient fait appel de la décision pontificale et demandé la réunion d’un Concile œcuménique : le Père Droüin était un de ces appelants. Comme il ne cachait point ses sentiments, il apparut bientôt comme un dangereux hérétique ; il fut dénoncé à l’évêque de Genève et au roi Victor-Amédée ; l’affaire était grave : il ne fallait pas que le Piémont et la Savoie fussent troublés par les « matières qui désolaient la France » ; défense devait être faite de répandre le « feu de là division » ; bref, il importait de sévir au plus vite contre le Père Droüin. On commença par lui interdire la confession et la prédication ; le 22 septembre 1729, Victor-Amédée demanda de surveiller très soigneusement l’enseignement qu’il donnait, et toutes ses démarches dans la ville, aussi bien que dans le collège. Si la doctrine professée n’était pas « saine et solide », c’est-à-dire si elle n’était pas conforme à celle de saint Thomas, le roi se chargerait d’y mettre ordre. Et en effet, le 5 octobre 1729, pour que le collège d’Annecy gardât sa réputation de « pureté » doctrinale, le Père Droüin fut renvoyé et remplacé par le P. Buaz, docteur de Sorbonne, thomiste authentique, qui « se donna », selon l’évêque de Genève, « beaucoup de soins pour procurer le bien et avantage spirituel des étudiants ».

C’est donc la pure doctrine catholique qui est enseignée au collège chappuisien. On écarte avec le plus grand soin tout ce qui peut entacher d’hérésie les cours qui y sont faits. L’évêque de Genève, en 1732, se loue d’avoir éloigné de Savoie « les nouvelles et dangereuses théories qui ont causé tant de bruit en France ». « Grâce à Dieu, nous n’avons, dit-il, aucune dispute sur le jansénisme ni sur la Constitution Unigenitus, et j’ai encouragé mes diocésains à s’en tenir à ce qui est recommandé par saint François de Sales : « s’en rapporter à la simplicité de la foi de nos pères, sans entrer dans de nouvelles questions qui intéressent la foi ».

Outre les professeurs qui doivent donner cet enseignement thomiste, il y a pour la direction matérielle de la maison un préfet, chargé de veiller sur tout, et pour la direction spirituelle deux Pères ayant pour mission d’apprendre le catéchisme et d’administrer les sacrements. Établis en 1729 par le roi de Sardaigne, ces derniers étaient destinés, selon une formule pompeuse, à « insinuer la piété chrétienne dans les esprits des étudiants, et à la bien graver dans leurs cœurs ». Les « directeurs spirituels » sont soigneusement choisis et doivent offrir toutes les garanties de « probité », de « capacité » et de « prudence[4] ».

Tous ces pauvres régents ont des honoraires bien modiques. Seuls les professeurs de théologie et de philosophie reçoivent un traitement assez convenable : 1 200 et 1 000 livres. Mais à partir de la rhétorique jusqu’à la cinquième, le montant en diminue brusquement et va de 500 à 150 : le malheureux régent de sixième ne reçoit même aucun émolument. La situation de presque tous est si lamentable qu’ils réclament avec énergie des augmentations de traitements. Ils font valoir une série de raisons d’évidente justesse qui montrent bien qu’au xviie siècle l’enseignement ne nourrit pas son homme. Les régents sont obligés de payer 3 à 400 livres de pension, « outre la lumière, le feu, le blanchissage, l’habillement, les petites douceurs et les frais de maladie ».

Pour subvenir à tous ces besoins, leurs modiques appointements sont loin d’être suffisants. Ils le sont si peu qu’on trouve très difficilement de « bons sujets » disposés à « occuper les places des régents » ; ils préfèrent celles de simples vicaires, qui leur fournissent sûrement tout ce qui est nécessaire à leur entretien. Comme il faut cependant que ces pauvres Barnabites trouvent de quoi vivre, ils en sont réduits aux expédients : ils cherchent des places de précepteurs dans les familles de la ville, ou bien font payer à leurs élèves un droit de répétition ; pour que le profit soit plus grand, ils reçoivent dans leurs classes le plus d’élèves possible, tous ceux qui se présentent. Peu leur importe qu’ils soient capables ou non de suivre les cours, pourvu que la contribution apportée par chacun d’eux supplée à l’insuffisance des honoraires !

Voilà l’état de choses qui suffit à justifier les demandes d’augmentation de traitement pour tous les professeurs, jusqu’à ceux de rhétorique inclusivement.

Tout ce personnel enseignant, si mal payé, doit fournir un travail considérable. Qu’on songe seulement aux six heures de classe que chaque professeur de grammaire est obligé de faire tous les jours[5]. La fatigue qui résulte de la durée de ces heures de cours s’accroît par le nombre des élèves. À la fin du xvviie siècle, il y a environ 700 « étudiants », et au xviiie, malgré une grande diminution de l’effectif, la moyenne est encore respectable ; pour l’année 1732, la classe la moins nombreuse (philosophie) compte 30 élèves, la quatrième atteignant jusqu’au chiffre de 80. Et nous nous laissons quelque peu effrayer par ce travail assujettissant, auquel devaient se livrer les Barnabites, pour un salaire dérisoire.

Cette besogne, ils semblent l’avoir faite avec conscience et application. Les archives d’Annecy nous ont transmis un certain nombre de feuilles de notes où sont soigneusement appréciées la « capacitas », l’ « assiduitas », la « communio » et la « confessio » de chaque élève. Elles ont quelque analogie avec celles que les professeurs donnent aujourd’hui ; on y trouve la liste des examens ou « pericula », des compositions, des cérémonieuses soutenances de thèses ; les absences sont soigneusement indiquées, les places marquées avec précision ; et dans toutes ces appréciations on utilise une curieuse échelle de notes, n’allant pas comme aujourd’hui de 0 à 10 ou de 0 à 20, mais ayant pour base la suite des voyelles, a correspondant à très bien, e à bien, i à passable, et ainsi de suite.

À envisager d’une manière tout à fait générale l’éducation donnée par les Barnabites, on s’aperçoit de la part exclusive qui est faite par eux à l’enseignement purement formel et didactique. C’est la culture classique dans ce qu’elle a de plus sec et de plus aride ; rien n’est moins fécond que ce « bourrage » exclusif de matière latine ; jamais on n’ouvre les yeux des élèves sur ce qui se passe au dehors, sur le grand livre du monde : appesantis sur des traités de rhétorique, détaillant les genres et les déclinaisons, disséquant quelque syllogisme compliqué, ils n’acquièrent rien de ce qui est nécessaire à la formation positive de l’esprit. Leurs exercices, aussi vains que ceux des écoles de rhétorique de la décadence latine, les « controversiæ » ou les « suasoriæ », leurs acrobaties de style et de ratiocinations les rendent tout au plus capables de se retrouver dans le labyrinthe de la sacro-sainte théolozie. Le seul but des Barnabites est de former des croyants et surtout des théologiens. Dans les feuilles de notes, la place importante revient aux devoirs religieux, à la fréquence avec laquelle ils sont accomplis. Si l’on s’occupe du travail et de l’application des élèves, on ne fait qu’une place restreinte à l’intelligence et à la finesse de l’esprit.

En définitive, c’est un enseignement formel que donnent les Barnabites, ayant pour bases à peu près uniques la langue latine et le commentaire de l’Évangile ; enseignement qui, loin de développer les qualités intellectuelles, risque de les déformer et de les atrophier.

L’éducation, chez les Barnabites, se complète par une discipline assez sévère. Les statuts du collège de 1556 édictent que les « escholiers doivent tenir bon et honneste silence en tout temps, soit l’estude et récréation, parlant, sobrement, en latin et à basse voix ». Aussi est-ce un paragraphe important dans les notes données sur les élèves que celui concernant les mores, la conduite.

Rarement les élèves sont « très sages » ; la plupart, légers et bavards, sont qualifiés de « badi » ou de « très badi » ; on note soigneusement ceux qui « parlent à la messe » ; d’aucuns encourent même des reproches plus graves ; on fait grief à un jeune « quartanus », originaire de Saint-Pierre, de « jouer avec les rhétoriciens », et à un « humanus » d’ « aller avec la canaille ». La surveillance se fait avec soin, sans que jamais se rebelle le naturel un peu apathique des élèves savoyards. Il n’y a point de graves affaires disciplinaires. Une seule fit quelque bruit, qui nous donnera une idée des habitudes des Révérends Pères en matière d’éducation. Ses conséquences furent d’ailleurs inattendues ; un conflit s’éleva entre les Barnabites et les administrateurs ; les deux pouvoirs trouvèrent là un nouveau prétexte à chicanes et à controverses.

Le 26 février 1712, un « étudiant en philosophie », Maxime Crosaz, avait soupé au dehors avec des camarades ; ayant « un peu bu par excès », il fut « surpris de vin », et lorsqu’il rentra dans la maison où il était logé, celle de Me Charrière, procureur au Conseil, il y fit quelque peu scandale. La femme du propriétaire, lui ayant demandé d’aller avec un seau à la rivière, « prendre de l’eau pour son service », il refusa, s’emporta et menaça à tel point que Mme Charrière envoya en hâte une de ses voisines prévenir les maîtres du collège.

Ce fut alors un beau tapage : Crosaz redoubla d’emportements à l’égard de la commissionnaire qu’il « avait véritablement envie de faire sauter par les degrés » ; seule le dégrisa l’ample correction qui lui fut administrée par le P. Gribaldy, barnabite mandé pour le ramener à la raison. Revenu pour un moment à de meilleurs sentiments, le jeune élève supplia le Père, se jeta à ses genoux, l’accompagna jusqu’au collège, se lamentant, implorant sa grâce, voulant racheter sa très grande faute par une très grande humilité… Mal lui en prit… Il était à peine arrivé au collège qu’il trouva dans le corridor quatre Barnabites : l’un d’eux, le Père Dutour, prenant prétexte de ce qui venait de se passer, invoquant la nécessité d’une sanction très sévère, « le saisit par les cheveux fort violemment », le terrassa, et sans avoir quitté prise le traîna depuis le corridor jusque dans l’église du collège. Puis il le fouilla, le démunit de tout ce qu’il possédait dans ses poches et le mit tout simplement au cachot.

Passant alors par tous les sentiments de ceux qui sont « surpris de vin », Crosaz, loin d’être calmé, s’irrita, et, trépignant de colère, fit dans sa prison un bruit infernal ; dans un accès de rage, il alla jusqu’à lancer des pierres qui vinrent briser une vitre du corridor des Révérends Pères. L’affaire en resta là quelque temps ; mais au bout de huit Jours le jeune Crosaz, calmé et rasséréné, revint implorer le pardon de sa faute et essayer d’obtenir la grâce de ses maîtres ; il s’adressa surtout au Père Dutour, qui, pour bien lui montrer qu’il n’avait rien oublié, le fit à nouveau enfermer dans le cachot, et l’y laissa durant vingt-quatre heures sans boire ni manger.

Les autres professeurs se solidarisèrent avec leur collègue et firent renvoyer Crosaz ; c’était, disaient-ils, un écolier vicieux, qui, par ses récidives continuelles, « paraissait incorrigible et capable de corrompre à lui seul un établissement tout entier ». Cette décision radicale déchaîna un conflit aigu entre l’administration du collège et le personnel enseignant. Tandis que les professeurs invoquaient leur droit strict de mettre à la porte un élève qui leur semblait un danger pour ses camarades, l’administration réclamait le droit de juridiction qu’elle avait en la circonstance, d’après la volonté du « pieux fondateur ». Se prévalant de ce droit, elle ordonnait que Crosaz fût « rétabli et reçu dans sa classe, après toutefois qu’il aurait demandé pardon à genoux en présence de deux des Seigneurs administrateurs et des escholiers de sa classe, au Révérend Père Préfet, à son Régent, et après avoir reçu la correction qu’ils pourraient lui faire ». Discussions, entrevues, paroles acrimonieuses et véhémentes, froissements réciproques, tel fut le bilan de la querelle.

Bientôt elle dégénéra en conflit de pouvoirs ; elle fut portée sur le terrain purement théorique. L’administration ayant déclaré qu’elle demandait la réintégration de Crosaz non « comme suppliante, mais comme maîtresse du collège », les Barnabites ripostèrent en refusant de reconnaître sa compétence. S’ils consentaient à recevoir l’élève, ce serait « par amitié et recommandation », mais non « par autorité ». Au mois de juin, toute conciliation paraissant impossible, la question alla devant le Sénat de Chambéry ; et là il finit par y avoir un arrangement : le 2 juillet toute enquête était suspendue.

Dans tout cela il était intéressant de voir comment une pure affaire disciplinaire, de mince portée, était devenue, par l’amertume des deux parties intéressées, une lutte de principes, un conflit de pouvoirs. Elle laisse percer en outre un jour singulier sur les mœurs pédagogiques des Barnabites, qui semblaient faire trop souvent appel à la brutalité et à l’intimidation.

En dernière analyse, dans toute cette éducation donnée par les Révérends Pères, il y avait quelque chose de simpliste et de rigide qui enlevait à l’enseignement beaucoup de son intérêt et de son efficacité.

Or en 1729, par la volonté du roi Victor-Amédée II, l’instruction des jeunes Savoyards fut enlevée aux Barnabites pour être confiée à des prêtres séculiers. Les Révérends Pères restaient cependant les usufruitiers de la fondation d’Eustache Chappuis. Et n’ayant plus maintenant de soucis pédagogiques, ils allaient donner leur application au rendement de leurs biens. Ces biens accrus par une série de legs et de donations, étaient devenus considérables ; possédant de nombreux domaines dans les environs d’Annecy, les Pères apparaissaient comme de riches propriétaires fonciers. Mais tant qu’ils « avaient eu la direction des écoles », ils n’avaient pu « donner tous leurs soins » à leurs terres : la culture avait été négligée au profit de l’enseignement, donné avec conscience : aussi les vignes étaient presque ruinées, « les bâtiments en mauvais état, les prés sans haies et sans arbres ». Après 1729 ce fut tout le contraire : ils « réparèrent et augmentèrent les bâtiments, firent planter des arbres et des haies vives, porter la terre dans les vignes et dans les champs, achetèrent des marais pour faire du fumier », ils firent tant et si bien que la valeur de leur domaine s’en accrut dans de notables proportions.

Voilà qui explique qu’après 1729 les Barnabites aient mené une vie peu chargée de soucis ; ils cherchent tout simplement à tirer le meilleur parti de leurs revenus. Ils s’entourent d’un certain confort, et ne croyez pas qu’ils ignorent les règles de l’hygiène, comme bon nombre de communautés religieuses ; la question de la toilette est une de celles qui les intéressent le plus : « On doit avoir soin, est-il écrit en 1749, de fournir abondamment la lingerie, afin que les religieux puissent changer de linge ; c’est une économie, car on a remarqué que le linge enduit de”crasse périt après quatre ou cinq lessives, parce qu’on ne peut le décrasser et le blanchir qu’à force de le battre et de le frotter. » Mêmes soucis diligents pour la nourriture et la boisson : ils ont une cave bien garnie et, « pour avoir de la bonne viande », ils « donnent à dîner au boucher tous les samedis et une bouteille de bon vin le premier jour de l’année » ; ils ont leur réservoir peuplé de carpes et de brochets, tous les jours ils envoient un domestique faire des emplettes d’œufs, de « beurre frais », de lait, de fruits, de volaille, voire de « gibier ». Nous ne connaissons pas les menus quotidiens de ces heureux Révérends Pères ; mais, d’après les quelques renseignements qui viennent d’être donnés, nous pouvons en conclure que leur mode de vie n’était rien moins qu’ascétique.

Ils avaient bien de temps en temps l’inquisition des administrateurs pour venir les troubler dans leur quiétude. Mais les interventions venues du dehors les laissaient indifférents, car ils l’emportaient le plus souvent dans les querelles que leur cherchaient les proviseurs. Étant presque toujours soutenus par les Évêques de Genève, vivant largement et dans l’indépendance, ils craignaient peu les autorités séculières et se trouvaient délivrés des préoccupations matérielles.

Les Barnabites habitaient un local vaste, qui se composait de deux étages, donnant sur une cour assez grande. Si maintenant il vous prend fantaisie de revenir dans cet immeuble, vieux de trois et quatre siècles[6], vous n’en verrez plus que la structure, recouverte d’un badigeon uniforme : le badigeon des casernes. Aux vieilles pierres on n’a rien conservé de leur antique destination ; et au milieu de tout cet attirail des armées, il est bien difficile d’évoquer aujourd’hui les réunions des Pères de la congrégation de Saint-Paul, les controverses théologiques d’antan, le cérémonial des thèses, tout ce qui caractérisait la vie très curieuse des élèves savoyards et de leurs maîtres Barnabites.


  1. Cette esquisse rapide « été faite d’après des documents trouvés : 1° aux Archives municipales d’Annecy dans la série GG (1 A jusqu’à 84 A[illisible]. et 2° aux Archives de Turin (Archivio dello Stato-Torino).
  2. Les « humanités » sont analogues à notre « seconde » et la « physique et logique » à notre « philosophie ».
  3. Nous avons trouvé aux Archives municipales d’Annecy le texte complet du cours du Père Mitonet.
  4. Cf. Lettre de l’abbé de Vesolano à l’évêque de Genève : « Les obligations des Directeurs spirituels seront d’instruire, de diriger, d’administrer les sacrements, de tenir les congrégations, et d’avoir inspection sur la conduite et sur les mœurs des étudiants, avec l’autorité de les corriger, quand ils manqueront aux devoirs de religion et de piété, et de les chasser même du collège quand ils seront incorrigibles » (7 novembre 1729).
    Les « Directeurs spirituels » reçoivent un traitement annuel de 400 livres.
  5. En rhétorique, il y à quatre heures de cours par jour, en philosophie trois et en théologie cinq.
  6. L’ancien collège chappuisien se trouve aujourd’hui dans la « Rue du Collège », avec une plaque rappelant le souvenir du fondateur. Il est resté établissement d’enseignement secondaire jusqu’en 1888, époque où ont été inaugurés les nouveaux locaux du lycée Berthollet.